Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1916

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Chronique n° 2022
14 juillet 1916


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




C’est elle, cette fois, nous ne disons pas précisément : « la grande offensive, » nous n’en savons rien, mais l’offensive générale, l’action concertée. Car, cette fois, les choses se passent presque comme si le commandement était unique, et il n’y a pas de doute que l’action n’ait été concertée entre les Alliés. Est-ce à la Conférence même de Paris, et dès le mois de mars, puisqu’il faut à ces vastes mouvemens de longues préparations ? Est-ce depuis lors, en quelque réunion moins exposée aux regards ? Il n’importe qu’à la curiosité, heureusement rétrospective, des journaux de la Mitteleuropa. L’essentiel, pour le présent et pour l’avenir, est que ce qui est déjà fait, ce qui se fait et ce qui va suivre ait été délibéré, arrêté, préparé, exécuté, d’un seul mot voulu en commun. S’il n’y a pas eu une concordance mathématique entre l’offensive russe, la contre-offensive italienne, l’offensive anglo-française, la raison en est qu’à de telles distances, sur une ligne qui couvre plusieurs milliers de kilomètres, de Nieuport à Belfort, du val Lagarina à Monfalcone, puis à Vallona, puis à Salonique et à la Strouma, de Riga au bas Danube, puis au Caucase, puis à l’Euphrate, puis au golfe d’Aden, il est impossible que le déclenchement soit absolument simultané. Comme l’incendie, cette bataille, où l’univers brûle, gagne de proche en proche.

La quinzaine précédente avait appartenu encore à la coalition de l’Europe centrale, qui, dès le début de la guerre, avait pris l’initiative de la manœuvre, et qui, sauf accident, n’avait cessé de la garder. Nous avions vu de nouveau des assauts furieux, et plus furieux que jamais, poussés alternativement de droite et de gauche contre les avancées de Verdun ; l’armée du Kronprinz tâchant de s’ouvrir un chemin à grands coups d’épaules, tantôt l’une, tantôt l’autre, vers le cœur de la place emphatiquement proclamé « le cœur de la France; » s’interrompant, non pas pour réparer des pertes qui ne se répareront plus, mais pour combler les vides, boucher les fissures dans les rang» serrés, et refaire tous les approvisionnemens, à commencer par la chair à canon. Divisions avaient été jetées sur divisions, enlevées de partout où l’on avait pu en ôter, sur l’Yser, sur la Somme, en Russie, en Orient, avec de toutes jeunes recrues et de vieux débris de landwehr ou de landsturm, les fonds de tiroir de l’Empire, dans l’espoir de gagner enfin cette partie infernale, au jeu le plus enragé qui se soit en aucun temps joué entre les hommes, sans résultat appréciable, sinon de se casser les dents et de s’user jusqu’à la mâchoire à grignoter, caillou par caillou, quelques mottes de terre. Au même instant, on dirait presque au même signal, les troupes austro-hongroises, s’étaient glissées hors des hautes cavernes où, depuis trois mois, conformément à l’espèce de plan perpétuel, révisé et mis au point par Conrad de Hœtzendorf, l’État-major les entassait; elles étaient descendues, en quatre coulées, du Trentin sur le pays d’où elles furent chassées il y a un demi-siècle, mais qu’elles n’ont pas cessé de regretter et de convoiter. Les Bulgares en habit d’Allemands, sous les ordres d’Allemands à l’âme de Bulgares, avaient occupé, de connivence avec le gouvernement grec, les forts qui bordent la Strouma, marchant au Midi, du côté où Cavalla luit à leurs yeux dans le soleil, au-dessus de la mer étincelante. Les Turcs eux-mêmes, ramenés de loin, avaient fait fermé en Asie Mineure et essayé de casser, tandis qu’elles s’allongent et avant qu’elles se renforcent, les branches encore minces de la tenaille russe. Chose plus extraordinaire enfin, la flotte allemande était sortie; quelle que fût la manière dont la bataille s’était engagée, que l’un des deux adversaires l’eût cherchée ou qu’elle eût été simplement l’effet d’une rencontre dans le brouillard, ses navires s’étaient heurtés à une escadre anglaise. Si l’amiral von Scheer avait voulu tenter quelque coup, il n’était pas passé ; s’il avait voulu rompre le blocus, il ne l’avait pas rompu ; mais il restait intéressant et significatif qu’il eût risqué l’aventure et pris sur lui de bouleverser le catalogue de ce Musée de la marine impériale qu’en ses eaux placides enfermait précieusement le canal de Kiel.

Aujourd’hui, tout change. Nous ne sommes plus « manœuvres, » nous manœuvrons. Nous avons pris, pour la garder, cette initiative dont l’absence était la pire cause de notre impuissance, en tout cas brisait ou diminuait l’efficacité de nos efforts. C’est nous, à présent, qui partons au même instant et au même signal. Du coup, l’ennemi est « fixé, » remarque le colonel suisse Secrétan. Fixé en Galicie, en Volhynie, en Pologne; fixé aux Sette Comuni ; fixé dans les Flandres et à Verdun. Comme tout le secret de ses succès était dans sa mobilité, due elle-même à la facilité de ses communications qui lui permettait de se déplacer rapidement le long des lignes intérieures, une fois fixé, avec le temps, il est battu. Il est excellent que nous le sachions, le temps et l’espace travaillent pour nous : mais leur collaboration, qui nous rend la victoire finale infaillible, ne nous dispense pas d’agir. Agir pleinement, c’est faire soi-même ce que l’on fait et ne faire que ce que l’on veut. Ce n’est pas subir, c’est imposer. Ce n’est pas suivre, c’est conduire. Nous menons ! Voici, autrement que dans une phrase, le commencement de l’action, qui sera le commencement de la fin.

Les Russes se sont ébranlés les premiers, en réponse à la menace que, de ses repaires du Trentin, l’Autriche-Hongrie dirigeait contre Vicence et Venise. Cette menace même, que l’Autriche l’ait dessinée dans le moment où elle l’a fait; qu’elle l’ait entourée de tant d’éclat et de tant de bruit ; qu’elle ait appelé, si tôt et si haut, à la couronne de lauriers, avant la couronne de perles, l’archiduc héritier et, pour le triomphe de la famille, deux autres archiducs en-supplément, c’est une nouvelle preuve de sa naturelle et traditionnelle inaptitude à comprendre les choses et à les faire en leur saison. Mais, contrairement à sa nature et à ses traditions, tandis qu’à l’ordinaire elle est, selon le proverbe, en retard d’une idée, d’une année et d’une armée, dans la circonstance, elle s’est vue, par un orgueilleux délire d’imagination, en avance peut-être d’une idée, probablement d’une année, et certainement d’une armée. Elle a cru que la Russie, épuisée par les terribles saignées de 1915, ne pourrait plus remuer, que ce n’était plus que le corps gisant d’un géant aux membres disjoints, dont le souffle seul rendait encore un son de puissance, mais vain et dérisoire, et qui, plus il se relevait par soubresauts et comme par hoquets, plus il sentait et il annonçait l’agonie. À cette ruine d’un Empire colossal, tombé plus vite que ceux de l’histoire ancienne, l’Allemagne, à l’apogée de sa force, se contentait, avec dédain, d’opposer à peine cinquante divisions, pour sa part; très exactement, quarante-neuf. Elle, l’Autriche-Hongrie, le « brillant Second, » elle ne devait pas laisser à l’Allemagne prussienne tout l’honneur et tout le profit ; s’être défendue contre les Cosaques, avoir libéré de l’invasion moscovite ses provinces insultées, c’était, elle se le disait bien, un rôle d’autant plus modeste dans une pareille guerre que l’Autre, l’éblouissant Premier, ne se gênait pas pour le lui rappeler en chaque occasion; c’est par lui, plus que par elle-même, qu’elle avait été défendue, qu’elle avait été libérée; parce qu’il avait été derrière elle, il était maintenant et il serait désormais devant elle; elle le trouvait toujours entre elle et son miroir. Mais la maison de Habsbourg, aussi, avait son Kronprinz; et elle avait aussi ses revendications territoriales. Ah ! combien de revendications, après tout ce que le XVIIIe siècle lui a fait perdre! D’abord, le Lombard-vénitien, et d’abord le dernier joyau soustrait, abandonné ou donné de si mauvaise grâce, la Vénétie même. Pour penser que 1848, 1859, 1866 avaient pu être effacés, il fallait n’avoir pas regardé la forme du crâne de François-Joseph. Au bout de soixante-huit ans de règne, qui ont été soixante-huit années de défaites, de malheurs publics et privés, le vieil Empereur est demeuré le prince adolescent, presque enfant, qui, obligé d’accepter le fait accompli, mais obstiné à en nier et le sens et la raison, se refusait, en une sorte de bouderie hautaine, à reconnaître « le vœu des populations. » Les « populations, » quelques fous, à son jugement, ou quelques intrigans, quelques conspirateurs qui prêtent aux masses muettes et stupides leur agitation bavarde, et qu’une clémence juvénile avait eu le tort d’épargner! Durant ces soixante-huit années, de dix ans en dix ans traversées de calamités, François-Joseph avait attendu, sans rien oublier et sans rien apprendre, qu’un retour de la fortune, salué par lui comme une revanche de la justice, lui ramenât son heure. La Russie écartée, rejetée hors de combat et hors de cause, cette heure lui avait paru revenue. On allait châtier du même coup, en ces Savoyards et ces Piémontais, la « rébellion » du grand-père et la « trahison » du petit-fils. Tranquille sur ce qui se passait, ou plutôt sur ce qu’on était persuadé qui ne se passait pas dans les Carpathes, on entassait dans les Alpes les régimens et les canons. Et l’on s’ingéniait à rallumer, par des ordres du jour enflammés, les antiques passions de la race, par quoi l’Autrichien de sang mêlé se révèle et s’affirme tudesque : dans une prose de soudard, qu’un Blücher ou un Radetsky eussent rougi de signer, on promettait pour la fin de la course, aux bandes impériales et royales, ces deux trésors de l’Italie : « le bon vin et les belles femmes. » Or, pendant que le « kaiserlick, » tout comme un Brandebourgeois ou un Poméranien, s’excitait à ces douces images, vers l’Orient, le géant endormi secouait le sommeil de sa fausse mort; l’immense front de douze cents kilomètres se ranimait.

On sait que, des rives de la Baltique à la frontière roumaine, il s’articule pour ainsi dire, en trois secteurs. Dans le secteur du Nord, Kouropatkine a en face de lui Hindenburg, dont la naïve grossièreté Allemande fait à plaisir une manière de croquemitaine, « notre Hindenburg, » qui va tout dévorer, qui ne va faire que deux enjambées jusqu’à Pétrograd et qu’une bouchée de l’Empire des tsars, le type même de l’homme d’armes tel que l’Allemagne se l’est de tout temps figuré, et tel qu’il était peint dans l’inscription que lut Montaigne quelque part en Bavière : Horridum militem esse decet. « Il faut que le soldat soit effrayant. » L’autre semaine, lorsque arrivaient les listes de prisonniers, montant successivement à cent quarante mille, à cent soixante mille, à cent quatre-vingt mille, à deux cent mille, à deux cent vingt mille hommes, les gazettes d’outre-Rhin, contraintes, malgré elles, de les enregistrer, riaient jaune, ou même ne riaient pas du tout, mais se consolaient : La joie de la Russie est troublée, à la pensée de ce que lui réserve Hindenburg. Eh bien ! oui, le « brillant Second, » en la personne de son général Pflanzer-Baltin, se laissait battre; mais Hindenburg arrangerait tout. Quels coups il porterait, quand il lui conviendrait seulement de lever le poing, et, dès qu’il foncerait, il enfoncerait ! Hindenburg a levé le poing, ses coups sont tombés dans le vide ; il a foncé et n’a point enfoncé. Il a déjà sur la poitrine la tête de Kouropatkine, qui passe pour être assez dure, formée à l’école opiniâtre autant qu’ardente des Skobeleff et des Dragomiroff, lesquels n’ont jamais eu la réputation de manquer d’allant ou de mordant. Aussi, les plus récens communiqués l’avouent, Hindenburg lui-même en est-il réduit à la défensive : le marteau est devenu enclume. Ce n’est vraisemblablement ni son goût ni sa faute. Il est la première victime de la nécessité, de la fatalité dynastique. On lui a pris ce dont le Kronprinz avait besoin pour la folle équipée de Verdun, et l’on n’a pas pu le lui rendre : il n’a plus avec lui beaucoup de monde. Et devant Riga, sur la Dwina, devant Dvinsk, près du lac Narotch, du côté de Vilna, qui est le nœud de ses voies ferrées et de ses routes, les Russes accourent par essaims. De longs mois, Hindenburg s’était flatté de les écraser sous le poids de son artillerie : ils lui opposent dorénavant les 105, 107, 152, 200 de leurs usines Poutiloff, les 120 et les 122 des usines françaises Schneider, alimentés, comme le fait observer amèrement la presse allemande, de munitions japonaises et américaines, que transportent en abondance des convois d’automobiles anglaises et belges. C’en est fait de son grand dessein, dont il étourdissait Berlin et l’Allemagne, et où Guillaume II, après en avoir ri et en avoir fait rire, avait fini par découvrir une vue de génie ; il n’a plus de quoi nourrir que de tout petits projets, qui, le plus souvent encore, sont des projets d’autrui.

Au centre, la même artillerie russe, cette artillerie toute neuve, tient sous son feu Baranovitchi. Là, de quatre lignes de défense allemandes, tirées les unes derrière les autres, deux se sont déjà effondrées. En face d’Evert et de Broussiloff, le prince Léopold de Bavière, von Linsingen, et von Bothmer, bien qu’ils s’étudient à faire le meilleur visage qu’ils peuvent, ne fût-ce que pour donner une leçon aux Autrichiens, ne sont guère plus assurés. Les Russes leur reprennent peu à peu ce qu’ils avaient repris aux Russes. Un peu plus au Sud, le progrès de nos alliés continue dans la direction de la frontière galicienne. Plus au Sud encore, Letchitsky avance toujours ; les Autrichiens errent en déroute sur la rive droite du Dniester ; Pflanzer, si c’est encore lui, est à la recherche de son armée ; le chemin de fer étant coupé à vingt kilomètres à l’Ouest de Kolomea, c’est donc plus de 100 kilomètres que les Russes ont gagné depuis Czernovitz, et c’est, à dire d’expert, un point capital.

Dans quelle mesure l’énergique poussée de Broussiloff s’est-elle répercutée sur le front italien ? Y a-t-il eu vraiment réaction de cette action, ou fut-ce simple coïncidence ? N’y a-t-il eu que des mouvemens concomitans, sans relation directe ni effet réciproque, pas même en ce que la Bukovine, ainsi qu’on l’avait espéré, aurait « décongestionné » le Trentin ? Toujours est-il qu’attaquant à son tour, le général Cadorna a repoussé les Autrichiens de la majeure partie du territoire dont ils s’étaient emparés avec une apparente aisance qui n’avait fait que raviver leurs rancunes et aiguiser leurs convoitises. Ils combinaient, paraît-il, une double entreprise, par les deux bords du lac de Garde, sur Vicence et sur Brescia, c’est-à-dire sur Venise et sur Milan, comme pour reconquérir, en un accès de nostalgie envieuse, leur défunt royaume lombard-vénitien. Vicence, Brescia, noms classiques dans l’histoire des guerres, noms sacrés dans les fastes de l’Italie. Entre les deux, est le fameux quadrilatère, formé par les quatre places de Vérone et de Legnago sur l’Adige, de Peschiera et de Mantoue sur le Mincio. Ce sont les lieux célébrés par Dante, au chant vingtième de l’Enfer : « Là-haut, dans la belle Italie, gît un lac, au pied des Alpes, qui ferme l’Allemagne, sur le Tyrol, et a nom Benaco. Par mille fontaines, je crois, et davantage, entre Garde, et le Val Canonica, et l’Apennin, coule l’eau qui s’attarde dans ce lac. Au milieu, il est un point (le promontoire de Sermione) où le pasteur du Trentin, et celui de Brescia, et celui de Vérone pourraient tous trois, s’ils faisaient ce chemin, donner la bénédiction. A l’endroit où la rive va déclinant, est assise Peschiera, belle et forte citadelle capable d’affronter Brescians et Bergamasques. Là, il faut que tout ce qui ne peut tenir dans le giron de Benaco tombe et se fasse fleuve en bas par les verts pâturages. Sitôt que l’eau se met à courir, ce n’est plus Benaco, mais Mincio qu’elle s’appelle, jusques à Governo où le Pô la reçoit. » Ce sont les lieux séculairement illustrés par la victoire, qui commandent « les plus fertiles plaines du monde, » les plaines lombardes. C’est cette ligne de l’Adige qu’illumina, dès son aube, la gloire du jeune Bonaparte, vainqueur à Lonato et à Castiglione, poursuivant le maréchal Wurmser du lac de Garde sur la Brenta, le battant à Bassano et revenant l’assiéger dans Mantoue; vainqueur ensuite d’Alvinczy au pont d’Arcole près de Vérone et à Rivoli, passant plus tard le Tagliamento derrière l’archiduc Charles, franchissant le col de Tarvis et ne s’arrêtant en territoire autrichien qu’à Leoben, à vingt-cinq lieues de Vienne. C’est le quadrilatère où se sont à tant de reprises réfugiés, comme des barons pillarde dans leur rocca, les Autrichiens filant devant la révolte des peuples opprimés, y gardant férocement l’entrée du couloir à demi souterrain qui pouvait être leur unique issue pour retourner chez eux ; le quadrilatère qui vit, en 1848, le geste libérateur du roi Charles-Albert. Bonaparte à Leoben et Charles-Albert aux portes du Trentin, il y aurait là pour l’Autriche de bons sujets de réflexion, si l’Autriche savait réfléchir. Mais elle préfère nier. Elle nie impudemment le fait, l’évidence et le jour. Ses départs en débâcle ne sont, à ses yeux aveuglés, que des « retraites volontaires. » Elle n’est chassée que parce qu’elle le veut bien. Et s’il lui plaît, à elle, d’être battue ? Tout dernièrement, le 2 juillet, après Czernovitz et Kolomea, après Arsiero et Asiago, l’officieuse Reichspost imprimait : « Le raccourcissement de notre front en Italie ne nous a pas fait abandonner, comme le prétendent certains stratèges d’estaminet à l’étranger, les points les plus importans du terrain conquis. Il suffit de regarder les positions dominantes où nous sommes établis pour voir que le coin que nous avons enfoncé dans la chair italienne y demeure où nous avons besoin qu’il soit. » Il y a des gens tellement habitués à parler par euphémisme qu’ils appelleraient la guillotine même un « raccourcissement du front ! »

Comme s’il était autrichien, le front allemand s’est aussi raccourci cette semaine, en France, au Nord et au Sud de la Somme. L’armée britannique, l’armée de Kitchener, a fait ses preuves. En liaison étroite et solide avec nous, elle martèle les lignes du prince de Bavière, les aplatit, les amincit, et les courbe, en attendant qu’elle les crève. Si elle ne paraît pas marcher à la même allure que nous, c’est pour des motifs que nous connaissons bien, et que les Allemands, peut-être, connaissent également, mais qui ne sont pas ceux qu’ils allèguent. De toute façon, l’inquiétude de l’Allemagne est visible. Elle s’affirme jusque dans le soin qu’on met à la démentir. Nous le savons, nous ne devons pas encore laisser ouvrir toutes grandes les ailes de nos espérances; nous devons dompter nos désirs frémissans, les tenir en bride. Comme résultats positifs, nous n’en sommes qu’à une avance d’une dizaine de kilomètres et à la reprise d’une vingtaine de villages. Mais nous avons appris la patience, depuis vingt-trois mois que nous sommes envahis, il nous importe peu que ce soit long, pourvu que ce soit certain et définitif. Long, dur, sûr, c’est le mot d’ordre et c’est le mot de passe. Nous supporterons, nous les lasserons, nous les « aurons. »

On voudrait prendre garde ici d’écrire une ligne qui puisse sembler l’expression d’un avis pour lequel la compétence ferait défaut, et de se donner le ridicule de jouer au stratège de cabinet qui, à la morale près, vaut tout juste son confrère, le « stratège d’estaminet » Mais comment ne pas relever, à la charge des Allemands, la même erreur de sens critique et psychologique, signalée chez les Autrichiens ? Manque de psychologie, et même quelque chose de plus, car l’observation, en l’espèce, offrait des données matérielles, saisissables et contrôlables; ni en Allemagne, ni en Autriche, il n’y a disette d’ « observateurs, » de quelque nom qu’ils méritent d’être nommés; il y en a, au contraire, à foison, de toutes les qualités et pour toutes les besognes. Est-ce que le service d’espionnage, cette spécialité de la culture allemande, baisserait ? Ou bien est-ce l’État-major qui ne sait plus assembler les renseignemens, les interpréter, et qui raisonne de travers ? Les Autrichiens se sont trompés en se mettant en tête que les Russes étaient hors d’état de bouger et que, par conséquent, ils pouvaient eux-mêmes se jeter sans danger sur l’Italie. Les Allemands se sont trompés en se faisant le tableau, agréable pour eux, d’une bataille de Verdun qui use jusqu’au dernier homme les réserves de l’armée française, et en déduisant de là que, par conséquent, ils ne pouvaient plus, à l’Occident, avoir affaire qu’aux seuls Anglais, sur qui d’ailleurs ils se trompaient encore, par infatuation à la fois nationale et professionnelle : ces troupes de hasard n’étaient point une armée : elles avaient beau former une masse, large et profonde, plus il y en aurait, plus aisément on les battrait, et voilà tout. Ces sortes de choses sont toujours bonnes à dire, à la condition de n’y pas croire, et bien souvent, en lisant les journaux allemands, envoyant, par exemple, dans la Gazette de l’Allemagne du Nord, il y a quinze jours, le 1er juillet : « Nous avons à ce point épuisé l’armée française sur la Meuse, quelle est incapable d’entreprendre une offensive par ses propres moyens, nous avons empêché l’offensive du printemps, » un Français, le premier venu, d’information moyenne, était porté à hausser les épaules : allons donc, ils n’en croyaient rien ! Mais ils le croyaient; ils croyaient la France vide de sang. Répétons que, pour le coup, c’est plus qu’une erreur de psychologie, et qu’il ne s’agit pas de finesse. C’est, militairement, une faute de métier, que le grand Frédéric eût corrigée de sa canne, et que son ombre ne pardonnera pas à son arrière-petit-neveu.

En présence de l’événement, de ces trois événemens enfin réglés sur le même plan, l’offensive russe, la contre-offensive italienne, l’offensive anglo-française, l’Allemagne se montre nerveuse autant que s’y prête son tempérament lymphatique, irrité cependant par une nourriture rationnée d’un peu court. Les Allemands font les rassurés: l’offensive russe est arrêtée, les prétentions italiennes sont risibles, l’offensive franco-anglaise s’apaise sans avoir abouti ; ou même les fanfarons : on va la voir de près, cette fameuse armée britannique ; c’est le vieux Dieu allemand, préposé particulièrement à la punition de l’Angleterre, qui livre au peuple élu ces Amalécites. Tant mieux, le bras allemand va s’abattre; le fléau allemand va frapper; et toute la série des métaphores belliqueusement horrifiques. Mais il faudrait être aussi piètre psychologue que l’est un Allemand même, pour ne pas deviner ce qui se cache, et qui se cache mal, là-dessous.

Les marques d’agacement, comme les symptômes d’affaissement, se multiplient. La note de l’Empire allemand à la Confédération helvétique en est un. Ce n’est peut-être pas tout à fait un ultimatum, quoiqu’un délai y fût fixé pour la réponse; mais c’était au moins ce que la langue juridique qualifie de « menace sous condition » et le langage familier, de « chantage. » Si, d’ici à tant de jours, la Suisse ne s’était pas arrangée pour fournir à l’Allemagne telles et telles marchandises, l’Allemagne cesserait, par représailles, de lui fournir du fer et du charbon. Or, il y a, entre les deux pays, cette différence : c’est son fer et c’est son charbon que l’Allemagne envoie en Suisse, tandis que les marchandises qu’elle lui demande si impérieusement d’envoyer en Allemagne, ce sont les nôtres, celles que nous lui vendons et que nous lui portons, celles que nous lui faisons ou lui laissons passer. La note allemande était donc une tentative de chantage sur les Alliés, par l’intermédiaire de la Confédération, justement et dignement récalcitrante. On a voulu qu’elle fût à triple détente, et que l’Allemagne se proposât par surcroît ou d’abord pour objet de brouiller les cartes, soit entre la Suisse et la Quadruple-Entente, soit entre la Suisse et l’Empire allemand lui-même, afin de pouvoir, dans un cas comme dans l’autre, s’ouvrir un chemin à travers le territoire neutre, et tourner Belfort par le Sud. Tout est possible. Mais la première intention suffit : il n’est pas besoin de compliquer. L’Allemagne exige de la Suisse, non pas vaguement de la marchandise, non pas une marchandise ou une autre indifféremment; mais elle dit laquelle, et elle le dit tout net, et elle le dit très fort : elle veut du coton. Mais, par-là même, c’est très simple. Nous qui n’ignorons pas ce qu’elle ferait de ce coton, et que dans le même temps elle en réclame à Stockholm, à Copenhague, et sans doute à Amsterdam ou à Rotterdam, comme à Berne, nous répondons : A la Suisse, tout ; rien pour l’Allemagne. Nous regrettons que la Suisse en éprouve indirectement quelque tracas ou quelque gêne, mais le souci de notre salut, qui est notre suprême loi, nous interdit d’en démordre. C’est l’Allemagne qui en démordra, quand elle verra que même notre ancienne amitié envers la Confédération helvétique, accrue de notre reconnaissance pour les soins attentifs dont elle a comblé nos blessés, n’a pu et ne pourrait pas nous émouvoir : déjà elle desserre les dents. Elle négocie, elle s’humanisera. Ce sera, alors plus que jamais, le moment de la surveiller.

Mais l’Allemagne, au dedans et au dehors, donne bien d’autres signes de sa nervosité. A l’intérieur, le ton des discussions parlementaires, des polémiques qui sonnent comme des querelles non seulement de parti à parti, mais de personne à personne, les changemens brusques, les démissions et les élévations, les sorties, les rentrées, depuis le renvoi de M. de Tirpitz jusqu’à la réapparition de M. de Bülow, qui n’a pas quitté ses villégiatures d’hiver et d’été pour le fade plaisir d’ajouter une conclusion banale à un livre en somme médiocre; le mécontentement, l’angoisse, l’agitation populaires ; les répressions policières et les poursuites judiciaires ; tout ce qui décèle un état de fièvre, un grand malaise, sinon encore un mal aigu. A l’extérieur, les faux pas qui se précipitent, les trames qui s’entre-croisent, partout, dans tous les pays et dans toutes les parties du monde, en Roumanie pour la retenir, en Grèce pour l’exciter, en Espagne pour se la concilier ; aux États-Unis pour les détourner des affaires d’Europe en lançant Hughes contre Wilson et Wilson contre Hughes, au Mexique pour paralyser les États-Unis en leur faisant tirer leur poudre aux moineaux, contre les Villa et les Carranza ; en Irlande, dans l’Islam africain et asiatique, pour provoquer des défections et fomenter des insurrections; en Chine pour occuper le Japon, aux Indes néerlandaises on ne sait pas pourquoi.

Pour nous, notre situation est bonne. Avec l’espace et le temps, qui étaient de notre côté, la grande partie que nous jouons ne pouvait guère être perdue. Mais il s’agissait de faire ce qu’il faut pour la gagner, et la gagner n’est pas la même chose que ne pas la perdre. Nous y avons mis près de deux ans, mais c’est fait. Les Allemands se vantent à tort d’avoir inventé l’organisation. Ils nous ont emprunté, — comme ils empruntent, — le terme même. On s’en servait chez nous depuis un quart de siècle quand ils l’ont employé pour la première fois. Qu’ils prétendent l’accaparer, n’empêche nullement que l’organisation, si c’est l’ordre, ne soit une vertu française, clarté dans la pensée, justesse dans l’exécution. Potsdam n’a fait que s’aligner sur Versailles ; mais les alignemens de Versailles, l’ordre français, viennent du fond de l’histoire et des origines de la race. Par rapport à ce fond permanent, toutes nos révolutions ont été de surface. Plus que personne, et depuis plus longtemps que personne, nous avons l’unité, qui est la condition de l’ordre. Nous pouvions donc, et nous devions donc avoir l’ordre, qui est la condition de la victoire.

Nous l’avons maintenant en son plein, étendu de nous à nos alliés et de nos alliés à nous, se déroulant synchroniquement et systématiquement dans le temps et dans l’espace. A aucun prix, sous aucun prétexte, et même pour aucune raison, s’il en était, il ne faut le compromettre. Cette idée nous poursuit et nous assiège, à propos de la réunion du Sénat en Comité secret après le Comité secret du Palais-Bourbon (du moins n’ont-ils pas mal fini), à propos aussi du projet, qui rencontre faveur à la Chambre, d’instituer une délégation aux armées. Nous ne sommes pas ici, et nous ne laisserons pas échapper une occasion d’en faire souvenir, des adversaires du régime représentatif. Nous ne croyons pas qu’il fût possible, ni qu’il fût désirable, de supprimer purement et simplement toute vie parlementaire pendant la durée de la guerre. Nous accorderions volontiers que la guerre moderne, une guerre industrielle, quasi universelle et qui se prolonge comme celle-ci, en tendant à l’extrême tous les ressorts de la nation, veut, pour se soutenir, la coopération de tous, et premièrement des représentans de la nation. Nous inclinerions, de plus, à penser que, si tant d’activités se démènent, c’est que trop de bonnes volontés ont été, et sont peut-être encore, inutilisées : là aussi, il y avait eu défaut de coordination, et, pour tout dire, défaillance du gouvernement. Mais pas d’excès, pas de confusion; chacun à sa place, dans le cadre de l’ordre français. Plutôt une force qui ne rende pas, un organe qui ne fonctionne pas, que deux organes qui s’embrouillent et que deux forces qui se contrarient.

Ayons toujours présent que la victoire dépend de l’ordre, qui repose sur l’unité. Qu’il y ait un commandement, et que ce soit un commandement. Ceux d’entre nous que leur âge écarte de la seule tâche essentielle n’ont, pour calmer l’anxiété des heures, rien de mieux à faire que de lire et de méditer. Une page qui se recommande d’elle-même, c’est celle du Discours sur la première Décade de Tite-Live où le Secrétaire florentin (on nous excusera de le citer encore) examine « comment les Romains donnaient aux capitaines de leurs armées les commissions libres; » traduisons : de pleins pouvoirs, ou carte blanche. Elle nous conte l’aventure de deux délégués que le Sénat avait détachés au consul Fabius pour le dissuader de passer en Toscane : « Ils arrivèrent lorsqu’il était déjà passé, qu’il était déjà victorieux, et, au lieu d’empêcher l’expédition, ils revinrent en ambassadeurs de sa conquête et de sa gloire. » Ce fut, nous dit-on, fort sage : « parce que si le Sénat avait voulu qu’un Consul procédât dans la guerre de point en point selon ce qu’il lui ordonnait, il l’aurait fait et moins circonspect et plus lent. En outre, le Sénat s’obligeait à conseiller une chose à laquelle il ne se pouvait entendre ; car, encore qu’il comptât des hommes très exercés dans la guerre, néanmoins n’étant, pas sur les lieux et ne sachant pas une infinité de détails qu’il est nécessaire de savoir pour conseiller bien, ils eussent, en conseillant, fait une infinité d’erreurs. » Et c’est l’auteur même qui ajoute : « J’insiste là-dessus, parce que je vois que les républiques du temps présent, comme la Vénitienne et la Florentine, le comprennent tout autrement; et si leurs capitaines, provéditeurs et commissaires ont à mettre en position une artillerie, elles veulent être averties, et conseiller. Procédé qui mérite le même éloge que tous les autres, dont la réunion les a réduites à l’état où elles se trouvent de nos jours. »


CHARLES BENOIST.

Le Directeur-Gérant, RENE DOUMIC.