Chronique de la quinzaine - 14 juin 1840

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Chronique no 196
14 juin 1840
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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14 juin 1840.


La nouvelle situation des partis se dessine tous les jours plus nettement dans la chambre et dans la presse. Cette partie de la gauche qu’on désignait sous le nom d’opposition constitutionnelle, est coupée en deux sections, la gauche indépendante, qui n’a pas encore de chef, et la gauche ralliée sous la conduite de M. Odilon Barrot.

Ce fait important paraît irrévocablement accompli. Les incidens suscités par la translation des restes mortels de l’empereur, incidens qu’il serait fort inutile de rappeler à nos lecteurs, ont achevé la rupture, et par cela même raffermi l’alliance de la gauche Barrot avec le parti gouvernemental.

Aussi l’honorable député se trouve-t-il aujourd’hui dans une situation fort nouvelle pour lui. Aux éloges unanimes de la gauche ont succédé de violentes attaques. On donne à M. Barrot un vif avant-goût des douceurs réservés aux hommes du pouvoir. On met déjà à de rudes épreuves son impassibilité d’homme politique.

La presse de la gauche ralliée a pris la défense du chef du parti avec une fidélité et une énergie qui l’honorent. La lutte est vive entre ces journaux qui, à des degrés divers, combattaient tous, il y a peu de jours, pour l’opposition. La mêlée est d’autant plus animée, que le défenseur de M. Barrot a dû en même temps se défendre lui-même. Ce double rôle n’est peut-être pas sans quelque embarras. On peut reconnaître aujourd’hui que les évolutions politiques sous le feu de l’ennemi sont aussi difficiles et aussi périlleuses que les évolutions militaires. Nous n’applaudissons pas moins au courage qui les inspire et les honore. Mieux vaut affronter hardiment le danger et recevoir quelques blessures, que de s’obstiner dans une position intenable et sans issue.

Quoi qu’il en soit, nous pouvons louer sans réserve et expliquer sans embarras la résolution de M. Barrot. Son passé, nous n’en sommes pas solidaires, mais nous le concevons : nous ne l’avons pas toujours approuvé, mais nous l’honorons comme toute conviction sincère, désintéressée, soutenue par un beau talent et un caractère élevé. Nous l’avons déjà dit : au fort d’une révolution, lorsque par un entraînement naturel les hommes que la révolution suscite essaient de s’élancer au-delà du droit et du possible, le principe conservateur, qui, au lieu d’être amené à une transaction, se voit menacé d’une défaite, se met en défense et proportionne, s’il le peut, la résistance au danger, quelquefois à ses alarmes. Son langage austère, ses mesures énergiques étonnent et blessent des hommes honorables. Conservateurs au fond, puisqu’eux aussi ne veulent que les résultats de la révolution accomplie et non une révolution nouvelle, ils sont cependant peu sensibles aux dangers de l’élan révolutionnaire et se persuadent de pouvoir contenir les partis par la noblesse des sentimens et la puissance de la parole. De là un schisme et à proprement parler un malentendu. Bientôt des méfiances s’élèvent entre des hommes faits pour s’entendre, leur langage s’aigrit, s’emporte, la guerre éclate ; les libéraux confians se trouvent refoulés vers les adversaires du système établi, et les libéraux défians ne tardent pas à être proclamés ennemis de toute liberté.

Cependant, qu’on le remarque, ces mêmes hommes qui se déchiraient dans l’arène politique se respectaient dans la vie privée ; ils se portaient des coups violens à la tribune, ils s’abordaient paisiblement dans la salle des conférences. On aurait tort d’en conclure que ce n’était donc là qu’une comédie. Les hommes, en général, sont plus comédiens qu’ils ne le pensent, et beaucoup moins qu’on ne le dit. D’un côté, il est vrai que dans leurs paroles et dans leurs actes ils dépassent souvent la mesure de leurs convictions froides et réfléchies, excités qu’ils sont par le retentissement du combat, par les cris de leurs amis, les applaudissemens ou les colères du public, le besoin de vaincre, la rage du succès. D’un autre côté, il est certain que tous les partis sont sincères. Dans tous les rangs, il peut se trouver quelques individus sans convictions, sans principes ; mais un ensemble d’hommes, un parti, quelle que soit sa bannière, dit ce qu’il pense réellement et agit selon ses croyances. Il n’y aurait rien de plus gauche, de plus maladroit qu’un parti que ses directeurs spirituels voudraient façonner à la dissimulation et à la ruse : à peine peut-on lui conseiller avec succès quelque prudence.

Au fond, la gauche constitutionnelle voulait, comme nous, la dynastie et la charte. Ce qui la séparait de nous était la question de la résistance, et, dans la question de la résistance, plus encore la question de fait que la question de droit. Les faits n’avaient pas à ses yeux toute la gravité qu’on leur attribuait ; les dangers lui paraissaient exagérés, les alarmes, déraisonnables.

Le public impartial a bien apprécié le fond des choses et les dispositions des personnes. Il y a long-temps qu’on entend dire : si tel ou tel arrivait aux affaires, il gouvernerait comme ceux qui gouvernent. On ne veut pas dire par là que tous les hommes ont les mêmes lumières, la même expérience, la même fermeté, la même tenue, un égal esprit de conduite ; on ne veut exprimer qu’une pensée : c’est qu’il n’y a pas deux systèmes possibles de gouvernement pour quiconque veut la monarchie et la charte ; c’est que l’empire des faits et les nécessités politiques du temps forcent tout homme honnête et apte au gouvernement du pays à ne guère s’écarter de la ligne tracée. Sans mettre exactement le pied sur les empreintes laissées par ses prédécesseurs, il doit cependant se diriger vers le même but, suivre la même direction, employer les mêmes forces. Y a-t-il des différences entre une administration et une autre ? elles sont toutes dans l’habileté et dans la puissance morale des hommes du pouvoir.

Ces considérations sont devenues frappantes de vérité pour tout le monde depuis que la vague révolutionnaire s’étant graduellement affaiblie, tous les esprits se sont calmés, et toute exagération est devenue impossible sous peine de ridicule. Dès ce jour, la lutte entre le parti gouvernemental et l’opposition constitutionnelle n’était plus sérieuse ; elle ne pouvait plus du moins avoir pour objet que des questions secondaires, des questions d’affaires, des questions de pure application, les principes à appliquer étant les mêmes pour les deux partis. Dès le moment où la résistance, rassurée sur le maintien intégral du système fondé en juillet, n’avait plus rien à demander, rien à faire qui pût paraître exorbitant et inspirer des inquiétudes à ceux qui redoutent avant tout de voir fortifier l’ordre aux dépens de la liberté ; dès ce moment, dis-je, tout dissentiment profond disparaissait entre les deux partis ; dès ce moment, on pouvait différer d’opinion sur telle ou telle question particulière, on n’était plus ennemi ; il pouvait rester des antipathies de personnes, il n’y avait plus d’incompatibilité réelle pour les choses ; le langage pouvait ne pas être exactement le même, les actes des uns ne pouvaient guère différer de ceux des autres ; dès ce jour enfin, dès ce jour seulement, des cris de guerre, des combats acharnés n’auraient plus été qu’une sorte de comédie.

Cela est vrai pour tous ceux du moins qui avaient nettement aperçu le fond des choses, qui s’étaient rendu un compte exact de la situation des partis, pour ceux qui, véritables hommes politiques, savaient oublier les violences de la lutte parlementaire et imposer silence aux antipathies personnelles.

Cependant le rapprochement, quelque raisonnable, quelque nécessaire qu’il fût, ne pouvait être général. L’opposition constitutionnelle devait laisser en arrière des hommes honorables que le parti gouvernemental doit vivement regretter ; ce sont des consciences délicates, des esprits un peu raides que tout mouvement vers le centre effarouche, et que leur propre immobilité flatte comme une preuve solennelle de leur indépendance. Ils se plaisent à constater fièrement une qualité que nul ne leur refuse. C’est une exagération fort excusable, comme toute exagération d’un sentiment généreux, lorsqu’elle n’entraîne pas de funestes et irréparables conséquences.

Cette partie de la gauche que des scrupules respectables, de petites antipathies et peut-être un peu de susceptibilité retiennent sur les bancs de l’opposition, ne se ralliera jamais au parti radical. Elle veut sans doute le progrès ; elle le veut avec plus ou moins de hardiesse ; elle croit peut-être que le pouvoir s’applique trop à le ralentir, à le modérer, qu’il ne fait pas aux saines théories politiques applicables à notre gouvernement un accueil assez cordial et assez franc. Il n’est pas moins vrai que cette partie de la gauche se compose de libéraux conservateurs, d’hommes sur lesquels l’ordre établi pourrait compter toutes les fois qu’il serait sérieusement question de son maintien et de son raffermissement.

Le parti Barrot n’a fait qu’accepter aujourd’hui l’alliance que les membres de la gauche indépendante accepteront plus tard, à mesure que les faits et l’expérience viendront leur montrer que dans la pratique des affaires, dans les principes et les actes du gouvernement, il n’y a rien d’incompatible avec leurs propres principes, rien qu’un ami sincère de la liberté constitutionnelle, de la monarchie représentative, ne puisse hautement avouer.

M. Barrot doit se féliciter d’avoir donné l’exemple, d’avoir mis fin à un schisme qui n’était plus qu’un malentendu. Il ne s’agit plus aujourd’hui de résister à outrance à des factions armées et menaçantes, de pousser les moyens d’ordre et de défense jusqu’à cette dernière ligne qui, bien que légitime, effarouche et alarme ces amis passionnés de la liberté, ces esprits spéculatifs auxquels les théories sont encore plus connues que les faits, la violence des passions et la pratique du gouvernement. Toute lutte violente, illégale, a cessé. Les opinions extrêmes sont rentrées dans le cercle de la légalité. Elles usent de la parole, de la presse, des pétitions, de la tribune, de tous les moyens que les lois autorisent ; elles prouvent par leur propre fait que la liberté n’est pas un vain mot chez nous. C’est leur droit. Nous serions les premiers à blâmer quiconque prétendrait le leur enlever ou le restreindre.

Mais pour tout homme étranger à ces opinions, les questions importantes aujourd’hui sont les questions d’organisation, de développement, de progrès dans toutes les branches de la puissance nationale. Il faut seconder l’impulsion qui nous pousse vers un avenir de plus en plus brillant et prospère, maintenir la France au premier rang en Europe par son influence et sa force, profiter de l’inépuisable richesse de son sol, animer son industrie, perfectionner toutes ses institutions, tous ses établissemens, tous ses moyens de développement matériel et moral, la doter de tous ceux qui lui manquent encore ; il faut, en un mot, gouverner habilement, fortement, dans l’intérêt général, ce vaste et beau pays, qui recèle dans son sein des ressources dont la grandeur et la variété surpassent tout ce qu’on pourrait lui comparer. Pourquoi le parti Barrot se serait-il refusé à coopérer à ce grand travail ? Pourquoi préférer à ce concours loyal, éclairé, une crise politique, une nouvelle péripétie ministérielle, une dissolution prématurée de la chambre, dissolution qui aurait pu devenir pour le pays une cause d’agitation, et retarder de plus en plus tout le bien que la France a le droit d’attendre de son gouvernement ?

C’étaient pourtant là les deux termes de la question, l’adhésion au ministère ou la dissolution de la chambre. M. Barrot a préféré le premier parti ; il a préféré le connu à l’inconnu, le parti sage au parti aventureux, le parti qui devait lui susciter des accusations, des reproches, au parti qui lui aurait valu les éloges, les hymnes des opinions extrêmes. M. Barrot a droit d’être fier de sa noble conduite.

Si la gauche s’est divisée, les conservateurs à leur tour sont loin d’être unanimes. Les uns, comprenant la nouvelle situation politique, se sont franchement ralliés au ministère ; d’autres se tiennent en observation, et, sans être hostiles, ils sont méfians ; enfin il en est (le nombre de ces derniers, il faut le dire, s’est fort atténué) qui voudraient se persuader que rien n’est changé dans l’état des partis depuis le ministère Périer, qu’il faut toujours crier à tue-tête contre la gauche tout entière, dire et croire que tout est préparé pour nous ramener 1792 pour le moins. Ils voudraient, disons-nous, se le persuader à eux-mêmes ; en réalité, ils ne le pensent guère. C’est tout ce qu’on peut dire de plus favorable pour eux. S’ils croyaient réellement que le moindre contact du gouvernement avec une portion quelconque de la gauche est un grand péril pour le pays, ils auraient commis un acte bien coupable en forçant, par leurs répugnances et leurs hostilités, le ministère à chercher un point d’appui dans la gauche. Pensaient-ils que le cabinet pourrait ensuite ne rien faire pour elle, qu’il travaillerait au contraire à briser de ses mains l’appui qu’on lui aurait rendu nécessaire ?

Au surplus, soyons justes, la gauche ralliée n’a point abusé de la situation qu’on lui avait faite. Elle a soutenu le pouvoir avec fermeté, avec courage, avec désintéressement. Qu’a-t-elle exigé ? Qu’a-t-elle, obtenu ? On répand des bruits sans nombre, mais le Moniteur est sobre de concessions faites à la gauche.

Le travail sur les préfectures ne vaut pas la peine d’être cité. C’est un petit remaniement administratif : ce n’est pas là un fait politique.

Quant à la nomination de M. Nicod à la place vacante à la cour de cassation, nous n’avions qu’une seule crainte, c’est que M. Nicod ne l’acceptât pas. Il serait difficile de trouver un jurisconsulte plus digne de siéger dans la cour suprême du royaume.

On parle maintenant d’un remaniement dans notre diplomatie. Nous ne savons pas bien ce qu’il peut y avoir de positif dans les bruits qui circulent à ce sujet. M. de la Redorte, dit-on, irait à Madrid ; M. de Rumigny viendrait à Bruxelles, ambassade de famille. M. Bresson remplacerait à Constantinople M. Pontois, qui passerait à Berlin. Comme on le voit, tout se bornerait à des déplacemens et à la promotion de M. de la Redorte, qui a su se faire une position dans la chambre des députés.

Quoi qu’il en soit, nul n’a le droit de se plaindre de voir des hommes de la gauche ralliée arriver aux affaires, lorsque leur nomination, justifiée par une capacité incontestable, ne blesse d’ailleurs les droits de personne.

L’œuvre à accomplir, nous ne cesserons de le répéter, c’est la fusion de toute la portion de la gauche qui ne méconnaît pas les conditions et les nécessités de notre gouvernement, avec les conservateurs modérés et raisonnables, avec tous ceux qui ont une autre politique que la haine, qui ne résument pas toute la science de l’homme d’état dans la rancune.

C’est là la base large et solide qu’il faut établir ; nous ne disons pas au profit personnel de tel ou tel homme, de tel ou tel cabinet, mais au profit de tous, au profit de la dynastie, de la liberté, du pays.

Au reste, malgré les fautes et les passions des hommes, et nul ne peut prétendre d’échapper à tout reproche, la force même des choses accomplira ce travail et consolidera la nouvelle majorité.

Le parti radical y aide en absorbant quelques notabilités de la gauche, en se donnant dans la chambre une organisation plus forte, une attitude plus redoutable.

Les chambres ont continué à s’occuper avec zèle des affaires du pays, sans pouvoir cependant réparer complètement le temps perdu en vains débats politiques. Nous aurons enfin des chemins de fer. Le gouvernement, fortement et habilement secondé par MM. de Beaumont et Duvergier de Hauranne, ainsi que par M. Duchâtel, qui a retrouvé dans une discussion d’affaires, sur le terrain qu’il n’aurait jamais dû quitter, toute sa capacité et son incontestable puissance ; le gouvernement, dis-je, a triomphé des préjugés, des antipathies, des accusations, qu’on avait habilement suscités contre ces utiles entreprises, et surtout contre celle dont l’administration et la conduite étaient le plus à l’abri de tout soupçon et de tout reproche.

La chambre des pairs a discuté avec soin et non sans quelque vivacité une loi fort importante, bien qu’elle ne préoccupe guère la pensée publique. Nous voulons parler de la loi relative au monopole du sel. Chose rare ! le gouvernement proposait le retour au droit commun ; la majorité de la commission voulait lui imposer le monopole. La question a été fort habilement débattue, contre le ministère, par MM. d’Audiffret et Cordier, et pour le ministère, par M. le garde-des-sceaux et par MM. Mounier et Gasparin.

La chambre a adopté le projet du gouvernement.

Parmi les travaux du ministère, il faut mettre au premier rang les traités de commerce qu’il est sur le point de conclure, entre autres avec l’Angleterre. M. Thiers aura rendu un grand service au pays et pour la chose en elle-même, puisque nous ne doutons pas que les intérêts bien entendus de la France n’y trouvent toutes les garanties désirables, et pour le précédent qu’il aura établi, et qui sera, nous l’espérons, le précurseur d’autres négociations commerciales non moins importantes. L’industrie et l’agriculture françaises ont besoin de débouchés et d’échanges, et il est temps que notre commerce maritime sorte de ses proportions si chétives, et se mette au niveau de la grandeur et de la puissance du pays : résultat impossible tant que nous ne serons, en fait de commerce, que des Chinois ne voulant trafiquer qu’avec nous-mêmes, tant que nous aurons l’étrange prétention de vendre toujours sans jamais acheter.

Espérons que les chambres donneront au gouvernement le pouvoir de mettre à exécution ces traités dans l’intervalle des sessions par voie d’ordonnance. M. Thiers en a fait la demande indirecte à la chambre des députés. Comme il s’agissait d’une délégation de pouvoir législatif, M. Thiers a préféré l’obtenir de l’initiative même de la chambre. Sans blâmer ce scrupule, nous serions cependant désolés d’apprendre que le but n’eût pas été atteint.

On ne peut qu’applaudir à l’envoi de l’amiral Baudin à Buénos-Ayres. M. Baudin a fait ses preuves. Son nom, sa résolution, sa bravoure, sont connus des Américains. Il est temps que cette affaire se termine par un coup de vigueur ou par une négociation habile, peut-être par l’un et par l’autre. Un blocus prolongé est une situation pleine d’inconvéniens, de difficultés de toute nature. Nous ne savons pas non plus jusqu’à quel point il peut être de l’intérêt et de la dignité de la France de solder une guerre civile, et de se mêler aux débats intérieurs de ces malheureux pays pour obtenir une satisfaction. Dût-elle coûter davantage, l’action directe de la France nous aurait paru, sous tous les rapports, préférable à des menées et à des intelligences dont les résultats sont presque toujours chimériques.

L’empereur de Russie est arrivé à Berlin deux heures avant la mort du roi, de ce prince que le peuple prussien regrette amèrement, et qui, après de terribles revers, a tant fait pour la prospérité, pour l’instruction, pour le développement moral et la bonne administration de son royaume, ainsi que pour le maintien de la paix européenne.

En traversant la Pologne, la malheureuse Pologne, l’empereur Nicolas s’est-il demandé quel sera, au jour de sa mort, le jugement inexorable de l’histoire ? Les rois aussi meurent, et, comme le lui a écrit l’évêque de Podlachie, ils sont appelés comme nous devant le tribunal du Tout-Puissant. On ne s’est pas contenté de fouler aux pieds les droits sacrés de la Pologne, d’y étouffer toute liberté, d’y laisser commettre les actes les plus odieux, de lui arracher par lambeaux tous les élémens de sa nationalité politique ; on veut maintenant, à force de séductions, de tracasseries, de violences, l’enlever au catholicisme et la courber sous le sabre de la papauté russe.

Au reste, il ne faut pas trop s’en plaindre. C’est peut-être une de ces folles tentatives que la Providence permet dans sa justice. Ce sont des blessures que le temps ne guérit pas. C’est une lutte sourde, longue, douloureuse, mais une lutte où la Pologne trouve, sans les mendier, des alliés habiles à Rome, des sympathies profondes dans toute la catholicité. Charles V put étouffer la liberté politique à Florence ; les inquisiteurs de Philippe II affranchirent les Pays-Bas.

Un horrible attentat vient d’épouvanter l’Angleterre. Nous avions espéré que ce n’était qu’un acte de démence ; il paraît malheureusement que c’est un crime. Attendons l’issue du procès.

Un nouveau triomphe vient de raffermir le trône constitutionnel en Espagne. Morella est au pouvoir d’Espartero. Bientôt don Carlos trouvera dans son impuissance une cause légitime de délivrance, et pourra rejoindre don Miguel à Rome. — On parle toujours du voyage des reines Isabelle et Christine. Le champ des conjectures est toujours ouvert ; il serait téméraire d’y entrer.

— La revue du roi, favorisée aujourd’hui par un temps magnifique, a été des plus brillantes. On a remarqué l’empressement de la garde nationale, le vif enthousiasme qu’elle a témoigné à plusieurs reprises. Le roi a voulu sortir de l’enceinte réservée ; il est revenu aux Tuileries au milieu d’une foule, immense, qui partout a salué son passage par les plus franches acclamations.


— La mort de M. Népomucène Lemercier a réveillé les ambitions littéraires ; on assure que MM. Ancelot et Casimir Bonjour se remettent sur les rangs et demandent le fauteuil de M. Lemercier. Nous espérons que l’Académie française comprendra la nécessité d’atténuer le souvenir du choix malencontreux qu’elle a fait au mois de février, et s’empressera d’appeler dans son sein M. Victor Hugo. L’auteur des Feuilles d’Automne, de Notre-Dame de Paris, d’Hernani, est en effet l’héritier naturel de l’écrivain hardi à qui nous devons Pinto, Agamemnon et la Panhypocrisiade ; il y a entre le talent inégal et aventureux de M. Lemercier et l’audace persévérante de M. Hugo une parenté que personne ne peut nier. Pour notre part, nous ne cesserons de soutenir la candidature académique de M. Hugo, car nous croyons que sa place est depuis long-temps marquée entre MM. Châteaubriand et Lamartine. Nous ne prendrons pas la peine de relever tout ce qu’il y a de maladroit dans les insinuations dirigées contre la Revue par les amis du poète, que nous avons jugé en toute occasion avec une indépendance absolue. Il y aurait plus que de la puérilité à tenter de démontrer que MM. Sainte-Beuve, Charles Magnin et Gustave Planche, en parlant des œuvres de M. Hugo, n’ont jamais écouté que la voix de leur conscience, et que l’opinion récemment exprimée dans ce recueil sur les Rayons et les Ombres n’est ni une rétractation ni une avance. Le bon sens public se charge de réfuter de pareilles insinuations. Nous avons toujours rendu pleine justice au talent de M. Hugo, et personne n’a loué plus franchement que la Revue les services rendus à notre langue par les Feuilles d’Automne et Notre-Dame de Paris ; personne n’a insisté avec plus de plaisir sur la simplicité familière que M. Hugo a su donner à l’alexandrin dans le dialogue dramatique. Mais notre admiration n’a jamais dégénéré en aveuglement ; en appelant l’attention publique sur les rares qualités de style que M. Hugo a montrées depuis quinze ans, nous n’avons pas renoncé au droit de signaler les lacunes intellectuelles et morales qui se rencontrent dans son talent. Il manie les mots avec une puissance singulière, il a discipliné la rime et la gouverne avec une autorité militaire, il connaît mieux que personne l’art de présenter une image sous toutes ses faces, il traite la partie extérieure de la poésie en maître consommé ; mais le rôle réservé dans ses œuvres au cœur et à l’intelligence nous a souvent semblé trop modeste, et nous n’avons pas hésité à le dire. Toutefois, malgré ces réserves dictées par l’impartialité, nous appelons de tous nos vœux la nomination académique de M. Hugo. Puisque ni La Mennais, ni Béranger, ni Alfred de Vigny, ni Mérimée ne se mettent sur les rangs, le fauteuil de M. Lemercier appartient de droit à M. Hugo. Cette candidature est la seule qui nous semble vraiment légitime, vraiment digne d’être soutenue, et, sans nous soucier des commentaires que ne manqueront pas de faire les disciples et les hérauts de M. Hugo, nous proclamons franchement notre sympathie littéraire pour l’auteur des Feuilles d’Automne. Nous demandons que l’Académie lui ouvre ses portes, parce que la justice nous ordonne de le demander ; nous exprimons notre conviction et nous gardons notre droit de contrôle.


— La séance publique qu’a tenue jeudi l’Académie française ne saurait guère être caractérisée, comme la plupart des réunions de ce genre, que par sa pompeuse insignifiance. Fidèle à ses anciennes traditions, l’Académie se réunissait pour couronner des amplifications sans portée littéraire, et pour proposer de nouveaux sujets aux débutans empressés de s’illustrer dans la littérature panégyrique. Il s’agissait aussi de décerner les prix Monthyon, et le succès larmoyant qui accueille ordinairement cette partie de la solennité devait concourir, avec la lecture du morceau couronné, à répandre quelque intérêt sur la séance. Tous ces moyens d’émotion n’ont pu réussir malheureusement à triompher de l’ennui de l’auditoire. Le rapport de M. Villemain, sur le prix de 10,000 fr. accordé aux Récits mérovingiens, de M. Augustin Thierry, a seul excité des applaudissemens vifs et sincères. Il y avait, dans la sympathique émotion qui a accueilli ce rapport, une sorte de leçon pour l’Académie, qui cette fois avait dignement compris sa mission. Pourquoi l’Académie ne tiendrait-elle pas compte d’un conseil exprimé sous une forme si bienveillante ? Elle peut encore, nous le croyons, exercer une haute et salutaire influence ; mais il faut qu’elle rompe avec des traditions puériles, avec de fâcheuses tendances ; il faut qu’elle entre résolument dans une voie nouvelle. Depuis long-temps la question est pendante ; espérons que l’Académie saura enfin la résoudre, en préférant les sympathies du public à ses vieilles coutumes.


— Nous devons signaler à l’attention de toutes les personnes qui s’intéressent à l’histoire des arts, la première partie d’une nouvelle publication de M. Raoul-Rochette, intitulée : Lettres archéologiques sur la peinture des Grecs, ouvrage destiné à servir de supplément aux Peintures antiques du même auteur. Ces lettres, adressées par le secrétaire perpétuel de l’Académie des Beaux-Arts à MM. Hermann, Boeckh et Welcher, sont une nouvelle pièce à consulter, et, nous le croyons, une des plus concluantes, pour la solution d’une importante controverse, qui divise depuis plusieurs années les principaux antiquaires français et étrangers. Il s’agit de savoir quel fut en Grèce, particulièrement au temps de Périclès, le procédé de peinture le plus généralement employé. Les grands édifices publics, les temples, les portiques, etc., étaient-ils, suivant l’usage égyptien, couverts sur toutes leurs parois de peintures et de fresques représentant la légende du dieu ou du héros auquel ces édifices étaient consacrés ; ou bien ces monumens, dont quelques parties paraissent en effet avoir été coloriées, recevaient-ils pour principale ornementation intérieure, des tableaux peints sur bois, que l’on encastrait dans le mur, à la manière des bas-reliefs ? Cette dernière opinion, qui est celle de M. Raoul-Rochette, a été exposée par lui, d’abord succinctement dans son Cours d’archéologie, puis dans le Journal des Savans, dans ses Recherches sur l’emploi de la peinture chez les Grecs et chez les Romains et dans ses Peintures antiques. Combattu violemment par plusieurs antiquaires, notamment par M. Letronne, M. Raoul-Rochette répond ici aux objections de ses adversaires et appuie, par des argumens nouveaux, son opinion, dans laquelle une nouvelle étude des textes et des monumens n’a fait que le confirmer. Dans sa première lettre, adressée à M. Hermann, l’auteur s’attache à établir, par le rapprochement d’un grand nombre de passages tirés surtout de Pausanias, la valeur exacte et grammaticale des expressions grecques qui peuvent servir à distinguer les peintures exécutées sur mur, des tableaux mobiles, peints sur bois et appliqués seulement sur les murailles. L’auteur passe de cette discussion philologique à l’examen de quatre monumens d’Athènes, célèbres par les peintures qui les décoraient, le Théséion, le Pœcile, la Pinacothèque des Propylées et l’Érechthéion de l’Acropole. Aux témoignages des voyageurs qui décrivent l’état actuel de ces monumens, M. Raoul-Rochette joint ses propres observations, qu’il doit publier bientôt avec plus d’étendue dans le supplément qu’il prépare aux Antiquités d’Athènes. Dans sa seconde lettre, adressée à M. Boeckh, M. Raoul-Rochette traite surtout de la signification du mot qu’il ne croit pas, comme d’autres philologues, propre à désigner toute espèce de peintures, mais seulement une table de bois mobile, un tableau. Enfin, dans la troisième lettre, adressée à M. Welcher, l’auteur établit que le principal emploi de la peinture en Grèce consistait en tableaux votifs, et il fait à deux édifices d’Athènes, l’Eleusinion et le Thesmophorion, restés jusqu’ici en dehors de cette discussion, l’application de sa doctrine. Nous sommes bien éloignés, comme on pense, d’avoir la présomption de trancher en quelques lignes une question qui divise encore, au moins sur quelques points, les plus habiles antiquaires de l’Europe ; mais nous n’avons pas cru pouvoir nous dispenser de recommander aux amis des études archéologiques et philologiques cette nouvelle et importante publication.