Chronique de la quinzaine - 14 juin 1843

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Chronique no 268
14 juin 1843
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 juin 1843.


La session touche à son terme. Vainqueur dans les questions politiques, le cabinet paraissait moins heureux dans les questions d’affaires. Ses amis avouaient tout bas leurs inquiétudes ; leur confiance avait été ébranlée par les échecs qu’il avait essuyés dans les deux chambres. Que M. Guizot, disaient-ils persiste dans son dédain pour les petites choses, que M. Duchâtel s’endorme de plus en plus dans cette nonchalance qui, au point de vue personnel ne manque peut-être ni d’habileté ni de prudence, et la fin de la session ressemblera fort à une défaite pour le ministère, et tout le monde demeurera convaincu qu’il n’est pas en état de faire les affaires du pays. Tout paraissant en effet justifier ces prévisions, les ministres dirigeans se sont émus : une mort obscure, sans une crise éclatante, ne convenait à personne. M. Duchâtel et M. Guizot ont reparu sur la brèche ; le Palais-Bourbon a été acheté ; et nos établissemens dans l’Océanie auront les hommes et les fonds qu’on désirait leur envoyer. Il n’y aura plus, dit-on, qu’un combat quelque peu sérieux dans la chambre des députés, au sujet de l’effectif de l’armée de terre.

L’opposition est-elle bien conseillée dans le choix des questions ? Elle a fait rejeter la loi des monnaies, qui était nécessaire, urgente, et dont le rejet peut coûter quelques millions au pays. On a refusé un faible secours aux victimes des désastres de Pondichéry, comme si ces infortunés étaient responsables de la mauvaise administration des fonds de l’état et devaient en porter la peine.

Pour les établissemens dans l’Océanie, on ne pouvait élever sérieusement qu’une seule question : faut-il garder ou abandonner ces possessions lointaines ? Nous concevons que des hommes graves, que des hommes d’état, se prennent à blâmer des entreprises qui leur paraissent plus aventureuses qu’utiles, plus propres à susciter de dangereuses querelles qu’à nous procurer des avantages politiques ou commerciaux de quelque importance. Il est permis de désirer que MM. les officiers-généraux de la marine s’en tiennent strictement à leurs instructions, et qu’ils ne se croient pas seuls chargés de savoir ce qui convient à la grandeur et à la dignité de la France. Il ne faudrait pas que tout capitaine de vaisseau voyageant dans de lointains parages imaginât d’attacher son nom à une conquête et de nous faire présent de je ne sais quelle colonie ou de je ne sais quel protectorat. Ce serait là une initiative d’autant plus fâcheuse que ces faits placent le gouvernement dans une fausse position. Soyons de bonne foi : que n’aurait-on pas dit du ministère, s’il eût refusé le protectorat de Taïti !

Qu’on ne se méprenne pas sur notre pensée : nous ne disons pas que la France doive se renfermer dans ses limites continentales et renoncer au rôle de grande puissance maritime et commerciale. Nous croyons au contraire que c’est là le rôle que doit jouer toute nation qui en a les moyens et qui ne veut pas décliner. La gloire et les gros profits, c’est à la mer qu’il faudra dorénavant les demander : c’est le cours naturel des choses, et on le comprend facilement. Qu’aurait-on dit, dans les temps passés, de celui qui n’aurait pas cru possible d’entretenir des relations commerciales avec la Sicile, ou qui aurait regardé comme chose impossible l’envoi d’une armée au-delà du Rhin ? Aujourd’hui le marché de l’Amérique du Nord est plus à notre portée que celui de la Sicile n’était à la portée de nos ancêtres, et il nous est plus facile de bombarder Saint-Jean-d’Ulloa qu’il ne l’était à Henri IV d’investir une bicoque de la Savoie. Le monde, sous le rapport des distances et de la facilité des communications, se rétrécit tous les jours. Par la même raison le marché s’agrandit, les affaires changent de face, les affaires commerciales comme les affaires politiques. Il faut suivre le courant. Le pays, qui a l’instinct des choses grandes et utiles et le pressentiment de l’avenir, se porte vers les entreprises maritimes et le commerce extérieur. Comparez les faits commerciaux d’aujourd’hui avec les faits commerciaux de vingt ans en arrière, vous serez frappé de la différence. Dans vingt ans, les faits commerciaux d’aujourd’hui paraîtront peu importans. C’est en ces matières que les hommes des vieilles idées perdent tous les jours du terrain. Le gouvernement obéit aux impulsions de son temps, lentement peut-être ; peut-être aussi que la lenteur n’est pour lui que prudence et sagesse. Ce que nous désirons, c’est que dans tout ce qu’il entreprend, il puisse garder toute sa liberté d’esprit et exercer une initiative spontanée, réfléchie. Nous ne lui demandons pas de beaucoup tenter, de beaucoup entreprendre ; nous lui demandons seulement de ne point opérer au hasard, d’avoir un plan, un système (tant pis pour ceux que ce mot effraie), de savoir ce qu’il veut et où il va, même en matière de commerce maritime et de colonies ; nous lui demandons d’avoir de bonnes raisons pour ce qu’il se propose de faire, et pas seulement de trouver des raisons pour justifier ce qui a été fait.

Encore une fois, l’utilité de nos établissemens dans l’Océanie pouvait être plus ou moins contestée, peut-être avaient-ils besoin de toute l’éloquence de M. Guizot pour se faire accepter par la chambre ; mais, une fois le principe admis, il ne fallait pas marchander avec le ministère sur le nombre d’hommes qu’il jugeait nécessaire à la sûreté de nos établissemens. Lui retrancher par un amendement quelques centaines d’hommes, c’eût été assumer une grande responsabilité sans connaissance de cause. Qui peut dire que dans ces possessions si peu connues, à quatre mille lieues de la France, l’affaiblissement des garnisons n’aurait pas compromis la vie de nos soldats, de nos concitoyens, et l’honneur de notre drapeau ? Pour ceux qui voulaient déterminer le gouvernement à l’abandon de l’Océanie, l’amendement était insuffisant ; pour les autres, il n’était qu’une chicane au ministère. La chambre l’a repoussé. Cependant, sur la proposition de M. Guizot, il a été entendu que les huit cent cinquante hommes d’infanterie de marine qui vont à Taïti et aux îles Marquises ne seront pas remplacés dans le budget ordinaire. C’est une concession, un peu tardive peut-être, à la mauvaise humeur de plusieurs députés des centres.

Il paraît qu’il ne sera plus question cette année, ni des lois sur les chemins de fer, ni des ministres d’état, ni des patentes ; bref, la chambre attend avec une impatience visible le vote du budget ; c’est tout au plus si elle consent à intercaler, entre le budget des dépenses et celui des recettes la loi sur la chasse. Très probablement les braconniers auront encore une année de répit.

Le budget n’offrira qu’une question importante. La commission n’a pas vu sans inquiétude un budget qui, même pour les dépenses ordinaires, ajoutait aux découverts des années précédentes un excédant de dépenses de près de 34 millions. Le rapporteur de la commission, homme éclairé et consciencieux, a fait précéder son travail par un tableau fidèle de l’état de nos finances. « En ne portant pas les regards au-delà de l’exercice 1843, on trouve que le trésor est à découvert pour les budgets des exercices antérieurs à 1844 de 504,128,454 fr., et pour les travaux publics extraordinaires de 102,600,000 ; ensemble 606,728,454 fr. »

Sans doute, l’emprunt, la réserve de l’amortissement, la dette flottante et les améliorations progressives du revenu public feront face au découvert. Après tout, la France est dans la situation d’un homme riche qui aurait une année dépensé une fois et demie son revenu. Si ce n’est là qu’un accident, s’il ne tarde pas à rétablir l’équilibre de ses recettes et ses dépenses annuelles, en comprenant dans celles-ci la somme nécessaire à l’extinction progressive de sa dette en capital et intérêts, sa fortune et son crédit n’en seront point altérés ; nul ne s’alarme de quelques dépenses extraordinaires faites par un père de famille qui est à la fois riche et prudent. La France est riche ; sa richesse s’accroît tous les jours ; elle s’accroît d’autant plus, qu’une partie considérable des sommes dépensées par l’état a été employée comme capital d’une manière productive. Il n’est pas moins vrai que le pays aussi, quelle que soit sa richesse, a besoin de mesure et de prudence.

M. Bignon, en parlant de la situation de nos finances et des causes qui l’ont amenée, a su éviter toute exagération et a fait preuve d’une équité et d’une impartialité peu communes. « Il faut le reconnaître, dit-il, l’équilibre rompu en 1840, à la suite des évènemens survenus en Orient, ne pouvait pas se rétablir immédiatement. Un état de paix armée, fondé sur la nécessité de se tenir en garde contre les éventualités de la politique européenne, avait imposé à la France des sacrifices et des efforts qui devaient réagir sur l’avenir ; aussi sommes-nous plus affligés que surpris de voir que malgré les louables tentatives de nos prédécesseurs pour ramener les dépenses au niveau des recettes, et malgré l’accroissement rapide des revenus de l’état, les quatre exercices de 1840 à 1843 se balancent encore par des déficits considérables. Nous venons de rappeler les sacrifices réclamés en 1840 dans l’intérêt de la dignité et de la puissance de la France ; tâchons d’en tirer quelques enseignemens pour l’avenir. À Dieu ne plaise que nous nous alarmions de la situation de nos finances !… Mais si des circonstances analogues à celles qui se produisirent inopinément en 1840 nous surprenaient ?… N’oublions pas que, si le trésor a pu facilement pourvoir aux nécessités de 1840 et de 1841, c’est que les budgets de 1838 et 1839 étaient non-seulement en équilibre, mais qu’ils léguaient aux exercices suivans 31 millions 244,184 fr. d’excédant… Aujourd’hui où sont nos réserves pour y puiser aux jours difficiles ? Mais que parlons-nous de réserves, lorsque, malgré la situation prospère du pays, malgré l’accroissement successif des revenus de l’état, nos dépenses ordinaires suivent une progression que nos recettes ne peuvent plus atteindre ? Un pareil état de choses pourrait-il se continuer ? Nous ne le pensons pas Nous conjurons donc le gouvernement de résister à cet entraînement, qui porte fatalement vers les dépenses ; nous le conjurons d’amener l’équilibre dans les budgets, de n’entreprendre de nouveaux travaux qu’avec une extrême réserve, de résister à toutes les demandes qui ne se recommandent pas par un puissant et pressant intérêt général. »

C’est là, nous en tombons d’accord, un exorde on ne peut pas plus pertinent pour un rapport où l’on propose des réductions pour la somme totale de 25 millions, ce qui réduirait, pour l’année 1844, l’excédant des dépenses ordinaires à un peu moins de 15 millions, et l’excédant pour travaux extraordinaires, à 37 millions.

Certes la chambre ne saurait mieux faire que de tenir grand compte des propositions de sa commission, et de prendre en sérieuse considération ses sages conseils. Il n’est pas moins vrai que les motifs tirés de l’état de nos finances ne doivent pas seuls déterminer des hommes politiques. M. Bignon l’a dit : un intérêt général et pressant peut l’emporter sur les considérations financières et commander certaines dépenses, dussent-elles retarder quelque peu la complète liquidation de l’arriéré. Apprécier au juste la situation du trésor et les circonstances politiques du pays, faire à chaque chose sa part et trouver ainsi le point où les divers intérêts se concilient, c’est un travail difficile, délicat, que rendrait impossible toute préoccupation exclusive, tout désir trop ardent d’atteindre promptement un certain but particulier. La commission voulait, avant tout, diminuer l’excédant des dépenses ; on ne peut qu’applaudir à cette résolution. Elle propose dans ce but un grand nombre de réductions plus ou moins considérables ; nous n’avons rien à en dire. Elle a été jusqu’à retrancher la paie d’un garçon de bureau (900 fr.) du budget du conseil d’état. Soit. L’état n’en périra pas ni le conseil non plus. Mais elle a refusé d’améliorer la position par trop fâcheuse d’une partie de nos desservans : ici la sévérité commence à devenir excessive. Elle propose une réduction de quatorze mille hommes sur l’effectif de l’armée : ici la question devient de plus en plus délicate, et l’économie peut être un danger.

Ne dirait-on pas que l’horizon politique est dégagé de tout nuage, que la France et la dynastie de juillet n’ont plus d’ennemis, et que la France n’a plus besoin de se montrer avant tout forte et armée ? Sans doute, on doit compter sur la paix, sur la paix à l’intérieur et à l’extérieur ; mais nous y comptons d’autant plus que les moyens de soutenir la guerre sont tout prêts, et nous ne voudrions pas que les chambres se montrassent disposées à affaiblir notre organisation militaire. Il ne faut pas qu’il y ait désaccord entre la situation politique du pays et les résolutions des grands corps de l’état, et que, tandis que le pays doit avant tout se préoccuper de sa puissance, les chambres ne songent qu’aux économies.

La commission compte 60 mille hommes pour l’armée d’Afrique. Il est notoire que ce chiffre n’est pas le chiffre réel. L’Algérie, avec le système adopté, système que la chambre n’a pas blâmé, demandera 25 mille hommes de plus. Ainsi, au fait, ce ne serait pas 14 mille hommes, mais près de 40 mille hommes qu’on retrancherait de l’armée disponible. Il y a plus. Certes, nous n’avons pas à nous mêler des troubles de l’Espagne ; cependant si la guerre civile déchire de nouveau ce malheureux pays, si elle étend ses fureurs et ses ravages jusqu’à nos frontières, devons-nous les laisser exposées à quelques insultes ? Pourrons-nous permettre que des corps belligérans, des bandes armées, des troupes de déserteurs, de fugitifs, des partisans, en approchent sans qu’un corps d’observation surveille notre territoire et le fasse respecter ? Est-ce ainsi que nous protégerions nos compatriotes du midi et notre commerce ? Est-ce ainsi que la France remplirait ces devoirs d’humanité qui lui ont toujours été si chers et qui la distinguent si honorablement entre toutes les nations ? Évidemment, les mêmes circonstances se reproduisant, nous serions dans la nécessité de faire ce qu’on a déjà fait plusieurs fois ; nous devrions prendre vis-à-vis les factions qui divisent l’Espagne la position d’une neutralité sincère, mais armée, armée dans l’intérêt de la dignité de notre pays et aussi dans l’intérêt de l’humanité. Nous ne pouvons pas permettre que des étrangers, dans l’emportement de leurs passions politiques, viennent s’entretuer jusque sur le territoire français.

Les nouvelles d’Espagne sont loin d’être rassurantes pour les amis d’Espartero. Ce qui était le nerf de son parti, sa seule force réelle, l’armée, paraît aussi s’inquiéter de la situation politique de son pays ; les défections auraient commencé. On assure que plus d’un bataillon est passé avec armes et bagages aux insurgés. L’insurrection compte dans ses rangs des chefs militaires, des officiers supérieurs. Plusieurs de ceux qui n’ont pas encore levé l’étendard de la révolte gardent une sorte de neutralité fort suspecte. Le régent reconnaîtra peut-être et trop tard que, lorsqu’on se sert de la force militaire pour vider les querelles politiques, il est bien difficile de ramener sous les lois de l’obéissance passive et de la discipline une armée qui a délibéré et disposé à son gré du pouvoir. Le 18 brumaire, on peut le blâmer ou l’approuver ; mais l’imiter ! l’imiter impunément ! qui pourrait s’en flatter ? Il fallait le conquérant de l’Italie et le vainqueur des Pyramides pour le tenter ; il fallait un pays soupirant tout entier vers le retour de l’ordre et de la puissance régulière pour réussir ; il fallait le vainqueur de Marengo, l’auteur du code civil et du concordat, le réorganisateur de la France, pour consolider l’œuvre et faire oublier à l’armée un quart d’heure de violence et d’illégalité. De bonne foi, y a-t-il, y avait-il rien de semblable en Espagne ?

Il est toujours téméraire de hasarder des prédictions sur la Péninsule. Les évènemens déjouent d’ordinaire les prévisions les mieux fondées. Il faut cependant reconnaître que la situation du régent n’a jamais été, à beaucoup près, aussi difficile qu’elle l’est dans ce moment. Tous les partis se sont réunis contre lui. Que lui restait-il ? L’armée et l’ambassade anglaise. L’armée paraît se diviser, et l’ambassade anglaise sera-t-elle toujours approuvée sans réserve aucune par son gouvernement ?

D’ailleurs, disons-le, le gouvernement espagnol paraît toucher à cet état d’aveuglement qui est d’ordinaire le précurseur de quelque catastrophe. Après avoir accepté les services d’un ministère honorable et qui paraissait satisfaire les vœux du pays, on lui refuse l’éloignement de deux agens subalternes, et on veut le contraindre à se servir, sous sa responsabilité, de Linage et de Zurbano ! Les cortès manifestent leur adhésion au ministère qui se retire, et on les dissout. On éloigne autant que possible la réunion de la nouvelle assemblée, et, en attendant, on confie les affaires, à qui ? À M. Mendizabal, qui n’a rien de plus pressé que de porter au comble le désordre des finances espagnoles, et qui paraît s’être chargé d’achever la désorganisation du pays.

Nous ne savons s’il est encore temps ; mais les meilleures folies sont les plus courtes. Qu’Espartero s’empresse de rappeler aux affaires des hommes sérieux et considérables, et peut-être pourra-t-il achever avec quelque dignité la courte carrière qui lui reste à parcourir comme régent. Le moment de la force brutale paraît passé pour lui sans retour. Les horreurs de Barcelone ne se renouvelleront pas. C’est aux violences exercées en Catalogne que le gouvernement espagnol doit en grande partie les embarras dont il est assiégé et l’affaiblissement de son autorité morale. On ne blesse pas impunément les sentimens et la dignité d’une grande nation. On n’oubliera jamais que Barcelone a été traitée comme une plantation d’esclaves révoltés. Aujourd’hui, c’est par des moyens légaux, par de prudentes concessions, par des transactions honorables que le gouvernement d’Espartero pourrait peut-être prévenir les désordres dont l’Espagne est de nouveau menacée, et arriver au terme de sa carrière sans regrets et sans remords.

La Russie ne perd pas de vue les affaires d’Orient. Son influence est d’autant plus grande, que l’Autriche n’ose plus, dans ces questions, se séparer du cabinet de Saint-Pétersbourg, et qu’au lieu de le contrecarrer ou de le contenir, elle l’appuie. Ce qui vient de se passer au sujet du gouvernement de la Servie a singulièrement relevé dans l’Orient l’opinion de la puissance russe et affaibli l’influence des autres cabinets. L’empereur Nicolas a traité le sultan comme un suzerain traite son vassal. Avec les formes polies de notre temps, avec la courtoisie quelque peu dédaigneuse d’un grand seigneur qui ne suppose pas même la possibilité d’un refus, l’empereur a dicté ses volontés à la Porte, et la Porte obéit. La Russie profite habilement de tous les avantages que lui donnent dans ces transactions sa position géographique, la fixité de ses desseins, le secret de ses délibérations, la persévérance de sa politique. Qui pourrait s’opposer efficacement à ses empiètemens, à ce travail souterrain qui fera un jour déboucher la puissance russe au cœur même du sérail ? L’Autriche vieillit ; la Prusse a peu d’intérêt dans la question, la France et l’Angleterre ont mille choses sur les bras. Plus elles avancent dans les voies de la nouvelle civilisation, plus leurs intérêts s’étendent et se compliquent, plus par leur prospérité naissante elles offrent de prise à la mauvaise fortune, et plus la paix leur devient une impérieuse nécessité. La Russie n’est certes pas la plus puissante des nations : on a exagéré ses forces, ses moyens ; mais elle est sans contredit l’état qui, par ses institutions, redoute le moins les souffrances de la guerre. Il est telle guerre où elle aurait beaucoup à gagner et fort peu de chose à perdre. Ajoutons à ces conditions sa prudence, sa lenteur, le soin qu’elle a de préparer son terrain, d’accoutumer les esprits à son influence, et de se procurer partout des adhérens ou des serviteurs ; tenons compte aussi de la rare habileté avec laquelle elle a su relâcher les liens qui unissaient l’Angleterre et la France, et affaiblir ainsi la seule alliance qui soit redoutable pour elle, et nous n’aurons pas de peine à comprendre que la Russie prépare à la Turquie un sort analogue à celui de la Pologne. Seulement la part de la Russie sera encore plus considérable ; elle comptera avec les autres puissances moins qu’elle ne fut obligée de compter avec la Prusse et l’Autriche. Des évènemens de cette importance n’ont pas de jour fixe ; les éventualités les plus imprévues les accélèrent ou les retardent. Mais malgré le calme apparent qui règne, si on peut parler ainsi, à la surface de cette grande question, il est visible pour tout observateur attentif que le cabinet russe avance tous les jours dans son œuvre, que c’est là sa pensée constante et principale, qu’il ne laisse échapper aucune occasion de progrès, qu’il en fait naître au besoin. Le gouvernement russe joue son rôle, il obéit aux lois de sa situation et de son histoire. Il serait aussi injuste que ridicule de lui en faire un reproche. C’est bien le cas de répéter avec M. Dupin : « Chacun pour soi. » Reste seulement à savoir si l’Autriche, l’Angleterre et la France n’oublient pas trop ce principe pour elles-mêmes à l’endroit de l’Orient.


Après la tragédie, la petite pièce. M. Ponsard n’a pas voulu manquer à ce programme. Comme s’il avait craint de nous laisser trop long-temps sous l’impression d’une œuvre grave, il s’est hâté de nous distraire, en se jetant bien vite dans ce fossé fatal qui, comme on sait, côtoie de si près le sublime, dans le ridicule. En effet, le nouveau poète viennois a eu, pour tout ce qu’il a écrit depuis Lucrèce, la main étrangement malheureuse. Au lieu de renier si obstinément les essais variés et modestes par lesquels il lui a été permis de préluder à sa tragédie dans le Viennois et la Revue de Vienne, M. Ponsard devrait bien plutôt, à notre avis, désavouer tout ce qui est sorti de sa plume depuis l’enivrement que lui ont causé les fumées du succès. D’abord le sonnet vertueux dont il a fait hommage à Mme Dorval, a paru généralement manquer de tact et d’esprit. Ces vers martelés ne rappellent en rien le jet gracieux des stances que Voltaire, après les succès de Zaïre, adressait à Mlle Gaussin. La correspondance en prose de M. Ponsard avec quelques journaux nous semble encore moins heureuse. Placé dans une situation délicate, par les hasards de la polémique, entre ses opinions littéraires d’il y a trois ans et sa reconnaissance d’aujourd’hui, M. Ponsard n’a trouvé, pour panser les blessures d’un célèbre académicien froissé dans la bagarre, que des excuses étranges, accompagnées d’injustes récriminations contre la critique. Nous ne voulons pas venir ici en aide à l’auteur de l’article sur Lucrèce. Il a repoussé sans peine, et comme il le devait, un blâme immérité. Au reproche d’avoir indiscrètement cherché sous de simples initiales le nom de M. Ponsard, il a répondu que ce mode de signature au bas d’articles littéraires équivalait au nom entier, et personne assurément ne le démentira. Mais, en vérité, notre collaborateur aurait pu faire à M. Ponsard une réponse tout autrement catégorique. Il n’y avait rien à chercher, rien à deviner. Nous avons ouvert à l’endroit cité la Revue de Vienne, et nous avons reconnu que les plaintes élevées par l’auteur de Lucrèce portent complètement à faux. Si son nom ne figure pas en toutes lettres à la page 494, au-dessous de l’article dans lequel Arbogaste est si cavalièrement jugé, on lit, six feuillets plus loin, dans la table du troisième volume, page 500, que l’article intitulé De Mademoiselle Rachel, de Corneille, de Racine et de Shakspeare est… de M. F. Ponsard, tout au long. De quoi donc se plaint le poète viennois ? Est-il bien loyal, pour parler comme lui, de se retrancher derrière les initiales de la page 494, quand le prétendu anonyme se trouve levé six pages plus loin ? Est-il surtout bien loyal, quand on a écrit, en 1840, l’article que nous rappelons, et quand on a conçu et composé une pièce dans la forme et dans le mètre assouplis par la nouvelle école, de se jeter à corps perdu dans les bras de ceux dont on a traité les œuvres de friperie dédorée et hors de mode ? En outre, la lettre de M. Ponsard à M. Viennet contient des hérésies plus graves, que la critique ne peut laisser passer sans réclamation « Je n’ai fait que Lucrèce, je n’ai produit au jour que Lucrèce ; je ne veux être jugé que sur Lucrèce, » s’écrie incessamment M. Ponsard. C’est-à-dire qu’il serait loisible à un écrivain de soustraire au contrôle de l’opinion publique ce qu’il a livré antérieurement à l’impression ! Nous convenons que ce procédé serait, en bien des circonstances, extrêmement commode. Il offrirait surtout de précieux avantages à ceux qui ont professé des opinions de circonstance ; on ne pourrait plus les mettre en contradiction avec leur passé, ni discuter leurs variations ; il ne serait plus permis de demander à un nouvel écrivain d’où il vient et où il va ! C’est là, en vérité, une prétention exorbitante et un inconcevable mépris du droit d’examen. Dès ses premiers pas dans la carrière, M. Ponsard se montre plus intolérant, plus superbe, plus impatient de la contradiction que les maîtres de l’école aujourd’hui régnante. Ceux-ci contestent, il est vrai, la compétence de la critique contemporaine ; mais ils ne limitent pas du moins, au gré de leurs caprices ou de leurs intérêts, le champ où elle doit humblement se renfermer : ils n’ont pas encore essayé de lui faire sa part avec un sans-façon aussi despotique.

Puisque nous avons été conduits à nous occuper de nouveau de la Revue de Vienne, nous témoignerons toute notre surprise de la manière dédaigneuse et dénigrante dont M. Ponsard a parlé, dans sa lettre à M. Viennet, de cette ville et de cette revue. L’auteur de l’article inséré dans le dernier numéro de la Revue des Deux Mondes avait félicité M. Ponsard d’avoir foulé dès l’enfance cette terre à demi romaine, où la majesté du peuple-roi est empreinte dans d’impérissables ruines ; il l’avait félicité d’avoir passé sa jeunesse dans cette atmosphère érudite, au sein d’une petite colonie laborieuse et lettrée. Moins courtois envers sa patrie qu’un étranger, M. Ponsard, pour atténuer le tort de son irrévérencieuse appréciation d’Arbogaste, a sacrifié non-seulement sa prose, ce qui lui était bien permis, mais encore la ville et la Revue de Vienne. À l’entendre, ce qui l’absout, c’est qu’il n’a déposé son malencontreux jugement sur les poètes de l’empire que dans une petite revue d’une petite ville de province. Comment donc ! Vienne, une petite ville de province ! Vienne, cette ancienne métropole, riche de tant de monumens romains et du moyen-âge ! Vienne, qui a fourni les matériaux du magnifique ouvrage pittoresque de MM. Rey et Vietti[1] ! Vienne, si recommandable par son ardeur archéologique et littéraire ! Vienne, qui a déjà donné à la scène française un poète tragique distingué, M. Pichat, traitée de cette façon cavalière par un de ses enfans ! Et cette petite revue qui, suivant M. Ponsard, ne comptait pas cinquante abonnés, cette revue dont on fait si lestement les honneurs, il est bon qu’on sache qu’elle ne renferme pas seulement des proverbes et des contes persans signés F. P. ; on y trouve encore d’intéressans articles de biographie et d’histoire dus à MM. Colomb de Batines, Vital Berthin, Victor Teste, etc., et enfin et surtout de nombreuses et savantes dissertations archéologiques de M. Delorme, conservateur de la bibliothèque et du musée. Sans doute, M. Ponsard pouvait, s’il le trouvait convenable, se déclarer l’humble admirateur de la littérature impériale, et le reconnaissant serviteur des éloquens burgraves du Constitutionnel, à qui Lucrèce a rendu tout à coup la parole ; mais était-il nécessaire, pour prendre cette position peu enviable, de décrier le modeste et estimable recueil où l’on a fait ses premières armes, et de repousser si dédaigneusement ses collaborateurs qu’on vient de dépasser ? Pour nous, nous ne regretterons pas d’avoir fait connaissance avec la Revue de Vienne ; nous y avons trouvé de sérieux et utiles travaux. Et, afin de prouver à M. Ponsard que nous sommes bien éloignés de vouloir fouiller dans cette mine ouverte à tous, seulement pour y chercher matière à des critiques, nous extrairons du numéro de mars 1839 les vers que M. Ch. Magnin avait indiqués avec éloge dans son article sur Lucrèce. Le poète, dans cette épître à M. Delorme, parle de Vienne et de ses monumens avec un respect filial qu’il aurait dû se rappeler davantage en écrivant sa lettre à M. Viennet :

................
On ne doit pas, non plus, aux colonnes antiques
Clouer, comme un affront, quelques blanches boutiques.
Un pareil assemblage attriste le regard,
Comme un hochet d’enfant sur le cou d’un vieillard.
Jadis la main d’un dieu vengea la maison sainte
Des tables de marchands qui salissaient l’enceinte.
Eh bien ! vengeons aussi le prétoire[2] insulté,
Car les siècles lui font une divinité.
Que l’artiste étranger qui vient dans ses décombres
D’Auguste et de Livie interroger les ombres,
Puisse, se détachant des choses d’aujourd’hui,
Évoquer longuement ces grands noms devant lui,
Et rêver des Romains, sans que sa rêverie
Heurte désenchantée une conciergerie.
Profaner à ce point ces débris imposans,
Ce serait nous montrer plus cruels que les ans.
Les ans n’insultent pas quand ils font leurs ravages.
Et pendant que l’on voit les peuplades sauvages
Entourer de respect et d’un culte pieux,
Comme un objet sacré, les os de leurs aïeux,
Nous, fils dénaturés, nous, la moderne Vienne,
Devons-nous outrager les restes de l’ancienne !
Ah ! sachons respecter dans les vieux monumens,
D’un siècle enseveli les sacrés ossemens !
Où le peuple ne voit que pierres dégradées
Le philosophe trouve un symbole d’idées,
Hiéroglyphe écrit par nos prédécesseurs,
Pétrifiant ainsi l’histoire de leurs mœurs.
L’artiste y reconnaît le chef-d’œuvre d’un maître,
L’antiquaire un trésor et la ville un ancêtre.
Le trafic a chez nous une assez large part ;
Laissons-y quelque coin pour y cultiver l’art.
C’est ainsi qu’on verra notre Vienne nouvelle
Reconquérir un nom qui fut perdu par elle,
Et marcher dans l’espoir et dans le souvenir,
Les pieds dans le passé, le front dans l’avenir.

Ce sont là des vers qui, malgré quelques taches, ne manquent pas d’une certaine beauté, et M. Ponsard ne nous paraît pas encore assez riche de pareils morceaux pour les désavouer comme il fait, avec tant de hauteur et de dédain. Somme toute, nous aimons à croire que, dans le cas présent, c’est une vertu de M. Ponsard qui a nui à sa prudence et à ses autres qualités. On ne gagne jamais rien à se mettre du parti des sots. M. Ponsard nous aurait donné ici une trop triste idée de son goût, s’il ne nous en avait donné une bien haute de sa reconnaissance.


  1. Monumens romains et gothiques de Vienne en France.
  2. Prétoire est le nom qu’on donne vulgairement à Vienne aux restes d’un monument qu’on croit avec plus de raison avoir été le temple d’Auguste et de Livie.