Chronique de la quinzaine - 30 juin 1843

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Chronique no 269
30 juin 1843
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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30 juin 1843.


Les affaires d’Espagne prennent tous les jours un aspect plus sombre, et il devient tous les jours plus difficile d’en prévoir l’issue. L’insurrection n’est plus concentrée sur les côtes de la Méditerranée, à Barcelone, à Valence ; l’Aragon, la Galice, l’Andalousie, sont aussi en pleine révolte. Les capitaines-généraux ont vu leur autorité méconnue à Burgos, à la Corogne, à Séville, et ils ont dû se retirer sans pouvoir partout se faire suivre par les troupes qu’ils commandaient. L’insurrection paraît avoir deux caractères qui la distinguent de toutes celles qui l’ont précédée. D’un côté, une partie de l’armée abandonne ouvertement la cause du régent, et si une autre partie assez considérable lui demeure fidèle, il est aussi, à ce qu’il paraît, des corps qui, sans participer à la révolte, préfèrent demeurer l’arme au bras, spectateurs de la lutte ; ils ne veulent pas contribuer à la chute d’Espartero ; encore moins veulent-ils être d’aveugles instrumens entre les mains de Zurbano. D’un autre côté, l’insurrection se montre cette fois moins violente et moins désordonnée ; il y a quelque chose de grave, de réfléchi, et par cela même de redoutable, dans sa marche et dans ses résolutions. Des hommes considérables la dirigent, et leurs conseils sont écoutés, leur autorité n’est pas méconnue.

La population de Barcelone vient, dit-on, de prendre une détermination qui l’honore et qui prouve en même temps que sa résistance n’est pas l’effet d’un mouvement éphémère. Le commandant du fort de Monjouich ayant eu le triste courage de renouveler ses menaces de bombardement et de destruction, les habitans auraient résolu de quitter leurs foyers, d’évacuer la ville et de se réfugier en rase campagne, sous des tentes. Le commandant de Monjouich brûlera la ville, s’il veut ; il ne lui sera pas donné d’ajouter le meurtre à l’incendie.

Au milieu de cette conflagration presque générale, le régent avait à choisir entre les concessions et les armes, entre la modération et la violence, entre la raison et la force. Le parti de la force l’a emporté. On reprochait à Espartero d’avoir tout sacrifié, les principes d’un gouvernement régulier, la dignité des cortès et du cabinet, l’accord entre les divers pouvoirs de l’état, à deux favoris qui certes ne valaient pas de tels sacrifices : qu’a-t-il fait ? Il a appelé auprès de lui d’autres hommes également repoussés par l’opinion publique, et c’est sous les inspirations, par les conseils, dans l’intérêt de ces hommes, que l’Espagne sera probablement mise à feu et à sang, et qu’on amoncellera ruines sur ruines à Valence, à Barcelone et à Séville. Proh Deus ! Il n’y a pas un de ces hommes qui vaille la plus chétive masure du plus chétif des villages. Philippe II a été appelé le Tibère de l’Espagne, et l’histoire n’a pas menti ; Espartero veut-il en être appelé l’Attila ? il n’en a pas le droit. Attila était un conquérant, et il ne ravageait pas les bourgades des Huns.

Le régent marche lentement sur Valence. C’est à Valence qu’il paraît vouloir frapper le premier coup. Ce n’est que dans les premiers jours de juillet qu’il paraîtra devant la ville qu’il se propose de châtier. Nous ne ferons certes pas de vœux pour une répression qui dépasserait toute mesure, qui ne respecterait rien, ni le sexe ni l’âge, et qui confondrait dans ses sévérités, avec les auteurs du mouvement, les personnes inoffensives, désarmées, étrangères à tout dissentiment politique. Le bombardement de Barcelone nous a montré ce qu’on peut attendre de l’humanité et de la prudence des ayacuchos. Nous pouvons bien tenir notre jugement en suspens sur les querelles des partis dans les pays étrangers, nous pouvons laisser à d’autres le soin de décider entre Lopez et Espartero, entre le parti militaire et la coalition ; mais la cruauté, la vengeance aveugle, le mépris des lois, nous révoltent, et notre indignation est la même, quels que soient les auteurs de ces faits, qui ne sont plus de notre temps ni de nos mœurs. Ainsi que nous l’avons fait lors du bombardement de Barcelone, nous élèverons toujours notre faible voix contre quiconque foulera aux pieds les lois de l’humanité et de la justice. Nous n’avons jamais eu de sympathie pour les hommes qui font consister la politique dans le mépris de tous les principes, et qui voudraient nous ramener au moyen-âge, au règne de la force matérielle.

Espartero avait une belle et grande mission à remplir. Quelle qu’en eût été l’origine, le pouvoir du régent était désormais un fait accompli, reconnu, à la condition toutefois d’en faire oublier les commencemens par une administration régulière et strictement conforme aux principes du gouvernement constitutionnel et aux intérêts nationaux. L’insurrection qui élevait Espartero et remettait en ses mains les destinées de l’Espagne avait-elle pour but de livrer la nation aux caprices d’un général et aux intrigues de ses favoris ? S’attendait-elle qu’il briserait pour des motifs frivoles un cabinet qu’il venait de former, les cortès qu’il venait de convoquer ? Quoi ! les rois constitutionnels laissent à leurs ministres le choix des fonctionnaires les plus éminens, et le général Espartero brise tout, bouleverse tout dans un pays qui a un si grand besoin de paix et de repos, parce que son ministère ne veut pas pour agens, dont il est seul responsable, deux officiers du régent. Non ; si fantasque et capricieux qu’il puisse être, il est impossible de croire que c’est là la cause des résolutions extrêmes qu’Espartero vient de prendre. Quel que soit son orgueil, il n’aurait pas compromis pour si peu de chose son propre avenir et l’avenir de la monarchie. Évidemment ce n’était là qu’un prétexte, mais un prétexte qu’il désirait, qu’il cherchait, qu’il attendait avec impatience, et qu’il a saisi avec empressement. Ce qu’il voulait, c’était le triomphe de ses amis politiques ; il aimait mieux être le chef des ayacuchos que le régent de l’Espagne et l’homme de la nation. Napoléon parvint au consulat pour dompter tous les partis et mettre fin aux discordes civiles ; Espartero semble n’avoir pris le pouvoir que pour être l’homme et l’instrument d’un parti, et pour fournir de nouveaux alimens à la guerre civile. Chacun proportionne ses entreprises à sa taille. Napoléon consul quittait Paris pour franchir le Saint-Bernard et se rendre à Marengo ; Espartero quitte Madrid, hier pour faire bombarder la première ville commerciale de l’Espagne, aujourd’hui pour aller ravager Valence.

Pourra-t-il mettre à exécution ces terribles projets ? Nul ne le sait.

Qui pourrait en effet dire à l’avance quelle sera, au moment décisif, l’énergie des insurgés, la fermeté des troupes du régent, l’attitude de cette partie des populations et de l’armée qui paraît encore incertaine ?

Si Espartero obtient un premier succès, un succès décisif, éclatant, il est possible, probable même que l’insurrection se décourage sur tous les points, et que le triomphe des ayacuchos se trouve assuré.

Mais avant que ce succès puisse être obtenu, des évènemens considérables peuvent d’heure en heure venir surprendre le régent, déranger ses combinaisons, lui donner fort à penser, et le ramener peut-être à des idées plus saines et à de plus sages résolutions. Il a déjà appris que le soulèvement devient de plus en plus redoutable, et que ses proclamations, que ses exhortations comme ses menaces, loin de l’arrêter, paraissent lui avoir donné une impulsion plus générale et plus vive.

Les lieutenans d’Espartero se sont montrés barbares par leurs menaces, impuissans dans leurs tentatives. Grenade et Barcelone ont bravé impunément leur colère ; Zurbano, au lieu de forcer les passages pour investir Barcelone, s’est retiré le 25 d’lgualada sur Cervera. La dépêche télégraphique n’explique pas cette retraite, mais le commentaire est facile. Zurbano, engagé dans des défilés, pressé par l’insurrection qui occupe les hauteurs dominantes et les débouchés, n’a probablement effectué sa retraite que par un accord avec le général Castro et le colonel Prim. Il aura reconnu qu’hors d’état de marcher sur la ville qu’il voulait faire bombarder et réduire en cendres, qu’exposé à être lui-même écrasé dans la fausse position où sa fougue imprudente l’avait placé, il ne pouvait sauver son corps d’armée que par une convention. Il aura donné contre-ordre au commandant de Monjouich et obtenu ainsi la permission de se retirer. Quoi qu’il en soit, la retraite de Zurbano est un fait important. Qu’il ait dû capituler avec les généraux de l’insurrection, ou qu’il ait dû s’ouvrir de force le passage qui était le moins difficile à franchir et le moins bien gardé, la nouvelle de sa retraite aura du retentissement en Espagne. Peut-être aussi a-t-il trouvé dans ses troupes peu d’élan, peu de résolution ; peut-être lui ont-elles fait comprendre, par leur contenance morne et froide, qu’elles ne s’associeraient pas à ses projets de vengeance, et qu’elles ne se croyaient pas appelées sous le drapeau national pour satisfaire aux caprices de quelques chefs de parti.

À Palencia, le soulèvement s’est opéré d’autant plus facilement, que les troupes y ont adhéré. Le général Amor a pris le commandement des troupes et de la milice. D’un autre côté, le général Serrano, le ministre de la guerre du cabinet Lopez, est rentré en Espagne, et sa présence donnera plus de consistance encore, plus de relief, plus d’unité à l’insurrection. Espartero joue avec hardiesse, nous en tombons d’accord, sa dernière carte. Le succès peut couronner son audace, et jusqu’ici il n’a pas encore contre lui de faits vraiment décisifs ; les chances, après tout, sont encore pour lui. Il peut sortir vainqueur de la lutte où il s’est engagé.

Mais serait-ce là une victoire dont il pourrait se réjouir ? Nullement. Vainqueur ou vaincu, il n’y aurait que déchéance pour lui. Vaincu, il y aurait déchéance matérielle ; vainqueur, il n’échapperait pas à la déchéance morale. L’insurrection ne sera pas écrasée sans effusion de sang, sans guerre civile, sans que la victoire se souille de mille cruautés. De tous ces faits l’opinion publique, l’opinion publique en Espagne, en Europe, en demanderait un compte sévère au régent. « Vous n’aviez, on lui dirait, qu’à vous conformer aux règles les plus vulgaires du régime constitutionnel, et l’Espagne eût attendu, paisible, tranquille, la majorité de la reine, et vous seriez resté l’homme du pays, l’homme ayant bien mérité de la nation. Vous avez préféré le rôle de chef de parti, vous avez immolé à une faction le repos, le bonheur, la dignité de l’Espagne : vous avez triomphé, mais que sont quelques jours d’un pouvoir dont certes nul ne vous envie la possession ? »

Là est la faute, la faute grave, incroyable du régent : il va se placer dans une situation sans issue satisfaisante pour lui. Qu’il tire l’épée, qu’il la plonge dans le sang de ses compatriotes, et il est perdu. Vaincu, il ne lui resterait que la fuite ; vainqueur, il verrait s’éloigner de lui tout homme qui se respecte. Il ne trouverait au bout de sa courte carrière politique qu’un douloureux isolement.

Aussi, au risque d’encourir le reproche de niaiserie et de crédulité, avons-nous encore quelque espérance d’un retour soudain à la raison et au bon sens. Nous ne pouvons pas nous résoudre à croire qu’un homme, qui est après tout un homme des plus intelligens et des plus distingués de l’Espagne, s’obstine à fermer les yeux sur l’abîme où s’efforcent de le précipiter l’égoïsme, la cupidité, les mauvaises passions de ses divers conseillers. Le régent est encore le chef du gouvernement, le gardien de la reine, l’homme de l’avenir, Il n’a pas été vaincu ; les chances de la lutte matérielle sont encore pour lui. Il est donc maître de lui-même, maître de la situation. Il peut sans honte modifier ses résolutions, arrêter sa marche, appeler dans ses conseils des hommes considérables, offrir avec honneur aux partis une transaction, et mettre fin, sans effusion de sang, à la crise qui menace l’Espagne d’une horrible guerre civile. Nous le disions, il y a quinze jours, nous le répéterons, qu’il s’épargne des malheurs et des regrets, qu’il songe sérieusement à l’avenir de son pays et à son propre avenir.

Pressé par la nécessité, le régent a laissé Madrid dans une situation périlleuse. Un régiment de cavalerie, la milice et Mendizabal, voilà pour la reine et pour la capitale toutes les garanties d’ordre et de paix publique qu’on leur a laissées. Il n’y a certes pas luxe de précautions. Dans cet état de choses, les miliciens de Madrid s’exagèrent leur importance, ils se croient les souverains maîtres ; rien n’est plus naturel. À en juger par les premiers symptômes de cette exaltation, il est à craindre que le gouvernement n’échappe des mains des autorités, et ne devienne la proie d’une sorte de comité de salut public tiré du sein de la milice et soutenu par ses baïonnettes. Est-ce Mendizabal qui opposera une digue à ces débordemens ? Que le régent n’oublie pas qu’il est chargé d’un dépôt sacré, et que le maintien de l’ordre public dans la capitale est le premier de ses devoirs. Si des excès étaient commis ; ils le seraient en son nom, par ses amis, dans l’intérêt de sa puissance ; il en serait moralement responsable. Qu’il s’empresse de rentrer dans Madrid avec des paroles de paix et de conciliation ; toute autre voie peut aboutir au désordre et à d’incalculables malheurs.

O’Connell continue en Irlande le cours de ses incroyables travaux. Cet homme doit être de fer. Mais au milieu de tout ce bruit, de cette agitation incessante, de ces innombrables rassemblemens, de cette foule qu’O’Connell fait à son gré hurler, grogner et rire, on se demande : à quoi cela mène-t-il ? Quel est le but réel, pratique, de tant d’efforts ? O’Connell n’est pas un esprit chimérique : loin de là ; il entend à merveille les affaires de ce bas monde. La séparation de l’Irlande n’est donc pas le but qu’il se propose. Il veut sans doute quelque chose, mais autre chose que le repeal. Le repeal n’est qu’un moyen, un cri de guerre, la formule d’une pétition, comme on l’a dit des incendies à Constantinople. Nous sommes loin de supposer que tout se borne, pour O’Connell, à vouloir quelque chose pour lui et pour ses amis. Non, sans doute. C’est pour l’Irlande qu’il parle, qu’il s’agite, qu’il travaille. Nous ignorons ce qu’il veut ; mais nous reconnaissons que, sans songer au repeal, il y a beaucoup à donner à l’Irlande sans être généreux, en n’étant que juste. C’est là ce que l’Angleterre a peine à comprendre. Elle n’aime pas qu’on lui dise qu’à l’endroit de l’Irlande elle a des dettes à payer. Rien n’est cependant plus vrai. La réunion, utile à l’Angleterre, utile à l’Irlande, impliquait, pour être réalisée tôt ou tard, l’idée de l’égalité civile entre les deux pays. L’émancipation a introduit ce principe dans le droit ; il reste à le faire pénétrer dans les faits. L’Irlande ne sera tranquille, la réunion ne sera complète que lorsque les Irlandais, les Irlandais catholiques, ne seront plus des parias comparativement aux Anglais. Les biens de l’église et les dîmes, voilà les deux forces répulsives qui empêchent toute fusion entre l’Angleterre et l’Irlande. Pour nous, avec nos principes, nos idées, nos habitudes, il y a là une situation incroyable, des faits qui nous paraissent monstrueux. Une poignée de protestans, maîtres de toutes choses en Irlande et exigeant des populations catholiques des sommes énormes pour solder un culte qu’elles détestent, nous offre un spectacle si éloigné de tout ce qui se passe autour de nous, que nous avons peine à concevoir comment un pareil ordre de faits peut exister en Europe en l’an de grace 1843. Il n’est pas moins vrai que ces faits paraissent tout naturels et tout simples à la grande majorité des Anglais, même aux hommes les plus éclairés et les plus considérables parmi eux. Ils ont été élevés dans les idées de l’église établie. Ces idées leur semblent aussi conformes au bon sens qu’elles nous paraissent, à nous, singulières ; tandis que nous n’y voyons que les restes caducs d’un système qui s’en va, elles sont pour eux les bases toujours solides d’un système que rien ne doit ébranler. Là est le danger dans la situation respective de l’Angleterre et de l’Irlande. L’Irlande, un des peuples les moins avancés de l’Europe, veut cependant par instinct et par intérêt l’application d’un principe nouveau, de l’égalité civile, poussé jusqu’à ses dernières conséquences. L’Angleterre, un des peuples les plus civilisés du monde moderne, repousse de toutes ses forces un principe qui, par ses applications, bouleverserait toute son organisation politique et porterait le trouble jusque dans les familles, un principe qui la blesse dans toutes ses opinions, dans toutes ses habitudes, et qu’elle veut d’autant moins reconnaître en Irlande, qu’il ne tarderait pas, ainsi reconnu et sanctionné, à lever son drapeau au milieu de la vieille Angleterre. Parmi les Anglais, les uns, c’est le grand nombre, sont sincèrement convaincus de l’excellence du système établi ; leur église en particulier, avec ses richesses, ses honneurs, ses priviléges, son influence, leur paraît le fondement nécessaire de la chose publique, le palladium de l’Angleterre ; d’autres commencent à la vérité à douter de la légitimité et de l’innocuité de l’établissement, mais ils ne se dissimulent pas qu’y porter la main ce serait faire une révolution. Or, certes, ils ne veulent pas de révolution. Que reste-t-il ? Quelques hommes qui mettent beaucoup de hardiesse dans leur langage, précisément parce qu’ils savent que l’audace de leurs paroles n’aura pas de conséquences, et enfin une très faible minorité dont les faits seraient peut-être en harmonie avec les discours, mais dont l’impuissance est telle, qu’elle ne peut pas même se flatter d’inspirer quelque crainte.

Bref, l’Angleterre et l’Irlande ne partent pas des mêmes principes, ne parlent pas en réalité le même langage ; elles auront peine à s’entendre sur le fond des choses. Qu’est-ce à dire ? Que la séparation est raisonnable, conforme à la nature des choses, utile à l’une et à l’autre partie ? C’est là sans doute la conséquence que pourrait tirer un de ces esprits purement logiques qui voudraient faire de la politique une sorte de géométrie. Ce n’est pas ainsi que se comportent les choses de ce monde. La séparation ne sera jamais consentie par l’Angleterre et serait funeste à l’Irlande.

Indépendamment de tout intérêt matériel, la réunion de l’Irlande est pour l’Angleterre une question d’honneur et de dignité nationale. Le parlement ne se déjugera pas ; après avoir consenti à un acte aussi important que l’acte d’émancipation, après avoir admis des catholiques à siéger dans son sein, après avoir ainsi surmonté, pour l’amour de la paix et par les conseils d’une sage politique, de profondes répugnances, des antipathies invétérées, l’Angleterre ne voudra pas que ces nobles efforts lui soient inutiles, et qu’ils n’aient d’autre résultat que la séparation de l’Irlande. Ce qui était destiné à cimenter l’union des deux pays ne devrait-il donc servir qu’à la rompre ? L’Irlande de son côté, l’Irlande pauvre, si peu accoutumée à un travail actif, intelligent, régulier, que deviendrait-elle séparée de l’Angleterre, livrée à elle-même, n’ayant plus d’ateliers anglais ouverts à ses ouvriers, ni de capitaux anglais pour ses exploitations ? L’Angleterre et l’Irlande se trouvent dans des conditions économiques qui rendent l’union intime des deux pays utile à l’un et à l’autre. En Angleterre, le capital surabonde ; l’Irlande en manque ; mais elle offre au capital anglais un sol fertile et des bras. Se séparer de l’Angleterre, raviver les antipathies des deux pays, serait aussi insensé que si on voulait élever un mur de séparation et rendre toute communication impossible entre le faubourg Saint-Antoine et la Chaussée-d’Antin.

Ces considérations n’échappent certes pas aux hommes qui exercent le plus d’influence en Irlande. Encore une fois, la demande du repeal nous paraît plutôt un moyen que le but réel de leurs efforts. Que va-t-il donc arriver ? O’Connell veut de l’agitation ; il ne veut pas d’émeute ; du bruit, pas de désordre. De son côté, le gouvernement prend ses précautions, mais ne veut point se faire agresseur. Le bruit ne trouble pas son jugement. Les deux joueurs sont on ne peut pas plus habiles. Le gouvernement contient ses troupes ; O’Connell gouverne ses meetings comme s’ils étaient des corps-d’armée. C’est un ensemble qui ne laisse pas d’offrir un spectacle curieux, intéressant, et qui a ses beautés.

Mais enfin ce drame sans action, tout en récits, durera-t-il éternellement ? Le gouvernement peut sans doute garder long-temps sa position ; O’Connell le peut-il ? Ne finira-t-on pas par se lasser de tous ces sermons politiques dont le thème est connu d’avance, et dont les formes elles-mêmes, par la force des choses, commencent à n’être plus si variées ? La multitude voudra-t-elle se payer toujours de paroles, d’encouragemens, de vaines promesses ? Et s’il lui prenait fantaisie de passer de la parole à l’action, du rassemblement à l’émeute, que ferait M. O’Connell ? Dirigerait-il l’insurrection, ou s’empresserait-il de l’abandonner, de la livrer à elle-même, de laisser tomber sur elle toute la sévérité des lois ?

Le gouvernement, quel que soit son calme, sa force, son impassibilité, peut-il sans péril laisser se former en Irlande un foyer ardent d’hostilités contre le système établi ? Peut-il voir d’un œil indifférent des millions d’hommes s’associer contre lui par tous les liens de la nationalité, de la religion, des souvenirs les plus amers et des souffrances présentes ?

Disons-le, s’il n’y a jusqu’ici danger pour personne en Irlande, il y a du moins embarras et difficulté pour tout le monde. Le danger qui n’existe pas encore pourrait naître d’un instant à l’autre. La multitude pourrait échapper au frein qu’O’Connell lui impose. Les agens de l’administration pourraient tout compromettre par une imprudence. Le gouvernement pourrait se trouver entraîné malgré lui à déployer la force. La guerre civile ensanglanterait l’Irlande, ce qui serait chose déplorable pour l’Angleterre et plus encore pour l’Irlande elle-même, dont elle retarderait le progrès et augmenterait les souffrances.

Il y a beaucoup à faire pour l’Irlande, et nous sommes convaincus que nul n’a la prétention de tout obtenir du premier coup. Ce qu’il faut aux Irlandais, c’est la preuve, la conviction, que le gouvernement n’oublie pas leurs intérêts et qu’il se préoccupe incessamment de leur situation et de leur avenir. Une mesure équitable, une concession de quelque valeur dissiperait probablement l’orage qui s’est formé. Sans doute la question ne serait pas complètement résolue, on la verrait renaître au bout de quelques années ; mais à chaque jour suffit sa peine : cela est surtout vrai en politique, où il est souvent aussi dangereux de s’obstiner à ne rien faire qu’imprudent de trop entreprendre à la fois. Le gouvernement anglais est remarquable par cette sagesse pratique qui ne s’engoue pas d’un principe et qui se contente de réaliser successivement ce qui est possible. C’est essentiellement pour les affaires de l’intérieur un gouvernement de transaction ; on peut, si l’on veut, le taxer d’empirisme ; toujours est-il qu’il réalise de grands progrès sans secousses, sans révolutions. Il s’agit aujourd’hui d’appliquer cette conduite active et prudente aux affaires de l’Irlande.

La chambre des députés a terminé aujourd’hui la discussion du budget des dépenses. Le gouvernement a obtenu les deux points qui lui tenaient le plus à cœur, l’effectif et les fonds pour Vincennes. Il a été visible, il faut l’avouer, que la majorité s’est séparée de la commission du budget toutes les fois que la question lui semblait une question de gouvernement, une question politique ; elle a presque toujours suivi l’avis de la commission dans les questions qui lui paraissaient de pure administration. Pour ces questions, le débat est descendu quelquefois, ce nous semble, jusqu’à la lésinerie et à la chicane.

Le cabinet n’a point reçu de coup mortel ; mais la chambre ne lui a pas épargné les coups d’épingles. Le bruit d’une modification du ministère s’est renouvelé ces jours-ci. L’expérience a prouvé plus d’une fois que ces transformations partielles sont plus difficiles que ne le pensent les nouvellistes. Quoi qu’il en soit, les partis s’ajournent à la session prochaine : la législation et la politique y apporteront chacune un lot considérable, de grandes et capitales questions. La session actuelle laissera à la session prochaine, entre autres, les lois sur la réforme des prisons, sur l’organisation du conseil d’état, sur le recrutement de l’armée, sur les patentes, et plusieurs lois sur les chemins de fer. Nous ne parlons pas du projet sur les ministres d’état ; ce n’est peut-être qu’un enfant mort-né.

D’ici à la session prochaine, le cabinet a plus d’une question délicate à résoudre ; il aura aussi à dire à la chambre ce qu’il aura pu faire relativement au droit de visite. En fait de projets de lois, celui qui doit le plus attirer l’attention du cabinet, c’est la loi de l’instruction secondaire. Ce sera là probablement un des grands débats de la session.



M. Cousin, qui a fait, il y a quelques mois une si heureuse excursion dans le domaine de la littérature proprement dite par la publication de son Rapport à l’Académie française sur les Pensées de Pascal, vient de réunir en un volume, sous le titre de Fragmens littéraires[1], quelques discours prononcés par lui dans des occasions solennelles, des articles déjà publiés dans la Revue des Deux Mondes, et des recherches inédites sur des points importans d’histoire littéraire. L’éloge de Fourier ouvre dignement ce nouveau recueil, et c’est une heureuse pensée d’y avoir joint les courtes et éloquentes paroles que, comme directeur de l’école normale ou comme ministre de l’instruction publique, M. Cousin a été appelé, dans ces dernières années, à prononcer sur des tombes illustres, depuis les humbles funérailles de Farcy, élève de l’école normale, tué sur la brèche en juillet 1830, jusqu’à MM. Laromiguière, Poisson, Jouffroy, de Gérando. Les efforts tentés récemment par une compagnie célèbre pour reconquérir le monopole de l’enseignement, malgré les lois de l’état qui l’ont proscrite, donnent un intérêt tout particulier à un discours prononcé dans la chambre des pairs, le 26 décembre 1838, sur la renaissance de la domination ecclésiastique. M. Cousin y signalait un danger, faible encore, disait-il, mais qui, s’il n’était promptement conjuré et dissipé, pourrait devenir menaçant pour la tranquillité publique. Dans les premières années qui suivirent la révolution de juillet, les membres du clergé, renfermés tout entiers dans leurs saintes fonctions, dociles envers l’autorité, charitables envers le peuple, ne songeaient pas à ramener cette domination intolérante qui avait été déjà si fatale aux véritables intérêts de la religion. Les bienfaits du gouvernement ranimèrent parmi eux l’audace des esprits entreprenans, et des concessions imprudentes, qui allaient jusqu’à tolérer la violation manifeste des lois, au lieu de leur inspirer de la reconnaissance et de la modération, ne firent que les exciter à exiger encore plus et à reprendre le ton de la menace et de l’agression. M. Cousin terminait ainsi ce discours en quelque sorte prophétique : « L’Université n’est point l’ennemie de l’église ; elle en est l’amie, elle en est l’alliée ; mais enfin elle n’est point l’église. Depuis Gerson jusqu’à Rollin, elle s’est toujours honorée d’être gallicane ; mais elle n’a jamais été, elle ne sera jamais jésuitique. L’Université nouvelle connaît et sa situation et sa mission ; elle est de son siècle : elle ne demande ni priviléges injustes pour elle, ni proscription des écoles privées et rivales ; elle les appelle toutes au contraire à servir avec elle la grande cause, la cause sacrée de l’éducation de la jeunesse ; elle ne réclame qu’une seule chose, à savoir l’égale exécution des lois, et particulièrement de celles dont la garde lui est confiée. » Le nouveau volume de M. Cousin renferme un certain nombre de lettres inédites de Mme de Longueville ; M. Cousin y a joint un commentaire où une critique élevée et fine à la fois met heureusement en relief les grandes qualités de style et de pensée de ce siècle, qui est déjà pour nous, comme il l’a dit ailleurs, une seconde antiquité. Ces lettres, qu’il donne ici pour la première fois, lui servent d’occasion pour distinguer deux parties dans le XVIIe siècle, celle de Richelieu, de Descartes, de Corneille et de Pascal, et celle qui est plus particulièrement l’œuvre de la cour de Louis XIV, et dont Racine est l’expression la plus accomplie. Nous signalerons encore le morceau intitulé Kant dans les dernières années de sa vie, et la biographie si noble et si touchante de Santa-Rosa, que les lecteurs de cette Revue n’ont pas oubliée. Ainsi, la variété, le nombre, l’importance des morceaux que contient ce recueil, et avec cela le style et le nom de M. Cousin, en voilà plus qu’il ne faut pour assurer aux Fragmens littéraires le succès du mémoire sur Pascal.


— Jasmin, le poète gascon, dont la muse originale a été si bien reçue l’année dernière dans les salons de Paris, vient de publier à Agen une nouvelle édition du premier volume de ses Papillotes : c’est ainsi, comme on sait, qu’il appelle gaiement ses poésies, par allusion à son métier de coiffeur. Maître Adam, le fameux menuisier de Nevers, n’appelait-il pas aussi ses vers des chevilles ? Ce premier volume est dédié à M. Sainte-Beuve, comme le second à M. Charles Nodier. L’auteur y a fait entrer un choix de ses premières poésies, et en particulier ses Souvenirs, son chef-d’œuvre, et il y a de plus ajouté quelques pièces nouvelles, dont quelques-unes lui ont été inspirées par ses succès de Paris. Nous avons remarqué, parmi ces dernières, la dédicace à M. Sainte-Beuve, le poème intitulé Mon Voyage à Paris, les vers adressés à Mme de Rémusat, ceux à M. Léonce de Lavergne, etc. Nous avons aussi notre part dans ces témoignages de la reconnaissance du poète ; Jasmin félicite sa muse d’avoir été lancée dans les Deux Mondes sous une robe française : ceci nous revient, comme on voit.

Outre les vers sur Paris, ce recueil en contient d’autres qui sont de nouveaux monumens de la vie nomade et poétique de Jasmin. On l’a déjà vu passant tour à tour à Toulouse, à Bordeaux, à Pau, et recueillant partout des couronnes. Aujourd’hui, c’est à Auch même qu’il est allé, dans la capitale de la Gascogne, et il y a été reçu et fêté comme le poète national ; le conseil municipal lui a voté une coupe d’or, qu’il célèbre dans un chant d’orgueil et de joie, comme jadis les poètes des jeux olympiques. Une autre fois, c’est à Villeneuve qu’il se rend, pour un concert donné au profit des réfugiés espagnols, et il appelle l’aumône en faveur de ces pauvres étrangers par des vers touchans qui ont pu quelquefois leur sembler écrits dans la langue même de leur patrie. Enfin, il y a au fond du Périgord une église commencée qui n’a pas encore de clocher : le curé a la bonne idée d’inviter Jasmin à venir dans le pays réciter des vers ; Jasmin y court, débite un poème sur l’église inachevée, et recueille assez de souscriptions parmi la foule attirée par son nom, pour que le clocher puisse être bientôt terminé : pieuse et modeste conquête qui doit l’avoir touché autant que ses plus brillans triomphes.

C’est ainsi que s’écoule la vie de Jasmin ; chacun de ses jours est un chant, et le recueil de ses vers contiendra toute son histoire. Une pareille existence étonne au milieu de notre siècle : on dirait un poète des âges primitifs, de ces temps où la poésie était mêlée à tout et présidait à toutes les actions des hommes. Si la langue que parle Jasmin fait craindre pour l’avenir de sa renommée, elle donne au moins à son présent une physionomie toute spéciale ; il lui doit d’être pour le midi de la France une sorte d’O’Connell poétique, moins grandiose sans doute que l’ardent agitateur, mais non moins populaire ; s’il ne remue pas autant de passions, il amuse, il intéresse aussi, et, s’il n’a pas cinq cent mille hommes pour l’applaudir, il est le seul poète de son temps qui réunisse autour de lui des milliers d’auditeurs partout où il lui plaît de se transporter. Du reste, ses nouvelles poésies sont égales aux précédentes. C’est toujours ce goût si châtié sous des formes vulgaires, ce style si poli et si travaillé dans un idiome qui l’est naturellement si peu ; toujours, dans les idées et les sentimens, cette même familiarité accompagnée d’une naturelle distinction, cette même gaieté mêlée de mélancolie. Jasmin est toujours lui-même, et il aurait tort de changer.


— Le génie fécond de Goethe est fait pour défrayer long-temps encore la sympathique assiduité des critiques et des traducteurs ; on n’en a jamais fini avec ce merveilleux protée qui affecte toutes les allures et se reproduit, toujours puissant, sous les formes les plus diverses. Déjà le théâtre, les romans, les mémoires, les œuvres scientifiques, une partie même de la correspondance de Goethe, ont été donnés avec plus ou moins de bonheur dans notre langue, et cependant bien des œuvres importantes du poète, bien des travaux éminens attendent encore un interprète. Entre les monumens qui jusqu’ici avaient effrayé les traducteurs, il faut compter les poésies de l’auteur de Werther : c’est à peine si Mme Ernestine Panckoucke, dans les dernières années de la restauration, s’était essayée à reproduire, dans une version inexacte et sans couleur, quelques rares morceaux qui furent publiés en un mince volume. Aujourd’hui un écrivain à qui Goethe est particulièrement familier, M. Henri Blaze, dont la belle traduction de Faust a été remarquée, publie une édition française des œuvres lyriques du grand poète[2]. Ce nouveau travail présentait des difficultés sans nombre, et c’était presque une gageure que de reproduire en prose, c’est-à-dire dénué du rhythme et de la mélodie qui sont tant chez Goethe, ce je ne sais quoi d’ailé et de sonore qui fait le charme de l’original. À force de soins pourtant et de délicatesse, M. Henri Blaze y est souvent parvenu, et l’art lui a fait trouver des équivalens ingénieux pour rendre cette facture frémissante et vive, ces nuances déliées du sentiment. Une si consciencieuse entreprise fait autant d’honneur à la science de l’interprète qu’au talent de l’écrivain.


— L’Angleterre, cette patrie par excellence des touristes, est aussi le pays qui possède les Guides du Voyageur les plus exacts et les mieux rédigés. La saison des voyages qui vient de s’ouvrir donne un nouvel intérêt à la série de ces excellens hand-books publiés par le libraire anglais Murray[3], qui s’est efforcé de rendre plus complète chaque nouvelle édition de ces curieux itinéraires, en y ajoutant tous les renseignemens qu’il a pu recueillir. On doit des encouragemens aux éditeurs qui ont fait connaître à Paris les hand-books de Murray, et qui cherchent en même temps à répandre en France, par des publications nombreuses et choisies, l’étude et le goût des littératures étrangères.



  1. Un vol. in-8o, chez Didier, quai des Augustins, 35.
  2. Un vol. in-18, collection Charpentier.
  3. Useful hand-books for travellers. Cette série se trouve à Paris chez Stassin et Xavier, rue du Coq.