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Chronique de la quinzaine - 14 juin 1846

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Chronique no 340
14 juin 1846


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 juin 1846.


Jamais la chambre n’avait abordé la discussion du budget avec une plus ferme intention de se montrer expéditive, et jamais elle ne s’est trouvée plus à la merci des impitoyables orateurs qui, sous prétexte de ménager l’argent des contribuables, écrasent le Moniteur sous le poids de leur éloquence. Il n’est pas un lieu commun financier qui n’ait trouvé jour à se produire, pas une réclame électorale qui ne se soit étalée avec complaisance au milieu des bâillemens d’une assemblée trop lasse pour se défendre même par des murmures. Un seul débat grave et politique s’est fait remarquer au milieu de ce chœur monotone, grossi par les voix plus ou moins éclatantes de toutes les illustrations d’arrondissement : nous voulons parler de la discussion de quatre jours relative à l’Algérie. C’est sur les résultats pratiques de ce débat qu’il nous paraît utile d’arrêter la sérieuse attention de nos lecteurs.

L’Algérie a désormais conquis sa place dans le monde et dans nos destinées ; elle la conservera malgré MM. Desjobert et de Tracy, dont le réquisitoire annuel a été cette fois un peu moins écouté que d’ordinaire. La France comprend que son importance dans l’avenir résultera de la grande position que cette conquête lui a donnée dans la Méditerranée, et que les difficultés sont nulles, mises en regard d’un pareil but à atteindre. On pourrait diviser les nations contemporaines en deux catégories, celle des peuples qui ont une politique active et celle des peuples qui n’en ont plus ; on verrait que les premiers ne sont pas seulement plus puissans que les seconds, mais qu’ils sont encore plus paisibles et d’autant plus assurés du présent, qu’ils poursuivent un plus grand résultat dans l’avenir. Ce n’est pas seulement parce qu’ils sont tourmentés par l’esprit de révolution que l’Espagne et le Portugal sont en proie à l’anarchie ; c’est parce que ces états n’ont plus rien à faire et aucun but à proposer à l’activité nationale, après avoir rempli l’univers du bruit de leurs travaux. Si l’Angleterre est pleine de vie, si ses citoyens conservent une pleine sécurité au milieu des graves épreuves d’une réorganisation sociale, c’est qu’il reste encore à la patrie des Clive et des Cornwallis des prodiges d’activité à réaliser au dehors. Le même sentiment fait la grandeur de la Russie et des États-Unis d’Amérique. Pourquoi l’Autriche touche-t-elle à sa décadence, si ce n’est parce qu’elle est contrainte de vivre sur le passé, et qu’il ne lui reste plus aucun agrandissement à poursuivre ? Pourquoi au contraire la Prusse se présente-t-elle avec une tout autre physionomie ? N’est-ce pas parce que cette puissance est vouée à ce fécond travail de l’unité allemande dont elle est le principal instrument ? n’est-ce pas parce qu’elle poursuit aujourd’hui sous une forme commerciale une œuvre qui se développera plus tard sous une forme constitutionnelle ? La France ne peut pas consentir à se laisser classer à la suite de la Péninsule et de l’Autriche ; il faut qu’elle conserve son autorité au milieu de ces nations actives et fécondes qui n’occupent pas au soleil une place inutile. Désabusée de la domination militaire, aspirant plutôt en Europe à un rôle de redressement pour les nationalités opprimées qu’à des agrandissemens territoriaux pour elle-même, la France ne peut trouver que dans une vaste expansion maritime et colonisatrice un débouché à toutes ses forces et un théâtre à sa puissance. Pour ne pas comprendre la grandeur du rôle que nous prépare la possession d’un vaste littoral en Afrique, pour refuser de se l’assurer par de longs et grands sacrifices, il faut appartenir à la triste école aux yeux de laquelle il n’y a d’utilité que dans les dépenses immédiatement productives. Au dire de ces économistes, pour lesquels toute la politique gît dans l’arithmétique, l’établissement de l’empire anglais aux Indes a été le plus grand malheur qui ait frappé depuis un siècle le peuple britannique ; et, pendant que toute une nation bat des mains aux héroïques soldats qui consomment la conquête de Lahore et aux marins qui ouvrent la Chine, ces impassibles calculateurs exposent doctement comme quoi le capital dépensé n’est pas en rapport avec les intérêts, et comme quoi la conquête d’un empire de deux cent millions de sujets a été un mauvais placement. Cette secte sans ame, mais non sans suffisance, a dans nos chambres françaises quelques rares adeptes aux yeux desquels l’idéal de la politique consisterait à faire de la France une vaste ruche de travailleurs constamment occupés ; ils donneraient toute notre marine pour quelques kilomètres de chemins vicinaux, et échangeraient avec bien plus de plaisir encore tous les collèges où l’on enseigne le grec et le latin pour quelques comices agricoles, où l’on professe le culte exclusif de la betterave et de la pomme de terre. M. de Lamartine est venu couvrir de l’éclat de sa parole la pauvreté de ces théories, et a essayé de décourager la France de sa grande entreprise en invoquant une incompatibilité prétendue entre le génie arabe et la vie sédentaire, incompatibilité démentie par tous les faits de l’histoire et par l’existence même des Kabyles etc. des Maures au sein de l’Algérie.

Les conclusions du débat ont été de nature à rassurer les plus timides. Les plus ardens détracteurs de M. le maréchal Bugeaud n’ont pas osé contester les résultats militaires de ces dernières années, et ont reconnu par leur silence que, si la guerre était encore une difficulté pour la colonie, elle n’était plus un péril. Quant à ce qui touche la colonisation, il a été facile à l’honorable M. Dufaure de rétablir la vérité des faits. Ce n’est que depuis 1838 que le gouvernement français a manifesté la ferme intention de coloniser l’Algérie ; ce n’est qu’en 1842 que des efforts vraiment sérieux ont été tentés pour parvenir à cette colonisation. Depuis cette époque, des résultats qui ne sont pas sans importance ont été obtenu et ils deviendront plus décisifs encore le jour où le gouverneur-général, contraint enfin à renoncer à son projet de colonisation militaire, condamnée par le sentiment unanime de la chambre, prêtera aux efforts des colons civils un concours qui leur a manqué jusqu’ici. Désormais le jour se fait sur les affaires d’Afrique, et il faudra que tout le monde obéisse à l’énergique volonté du parlement. La chambre veut une vaste et rapide colonisation civile, et elle n’en veut pas d’autre. Elle est convaincue qu’il sera facile, moyennant des garanties qui ont manqué jusqu’ici, d’attirer vers le sol africain une partie de ce courant d’émigration européenne, qui envoie annuellement plus de deux cent mille hommes sur le continent américain. Le crédit et la spéculation viendront en aide aux tentatives individuelles des petits propriétaires. A côté des fermes de quarante hectares, directement concédées à des cultivateurs pourvus de quelques ressources, se placeront les vastes concessions sur lesquelles pourra s’exercer cette fois, sans péril pour la fortune publique, l’ardeur de la spéculation. Il suffira de quelques belles opérations accomplies en Algérie pour donner aux capitaux la confiance qui leur manque en ce moment. Qu’on se rappelle à quel point cette confiance s’était retirée des chemins de fer après le désastre de la première compagnie d’Orléans, après la chute de la compagnie de Rouen par les plateaux, et qu’on voie le point où nous sommes arrivés. Le succès de deux entreprises d’une importance médiocre a suffi pour opérer ce grand changement et pour faire passer d’un découragement universel à la plus folle témérité. Cette fois du moins les oscillations de l’agiotage profiteraient à la France, et nous appelons de tous nos vœux l’instant où les actions de grandes entreprises agricoles en Algérie seront cotées à la bourse.

La question du ministère spécial a trouvé peu de faveur devant la chambres M. le ministre des affaires étrangères, qui en avait, dit-on, conçu la pensée, paraît l’avoir abandonnée ; du moins ne s’est-il pas expliqué sur ce point, et a-t-il réservé toutes les matières qui se rapportent à l’organisation définitive de la colonie. Il est reconnu qu’il faut contenir et limiter l’autorité militaire, et qu’il est impossible de prolonger plus long-temps le scandale d’une lutte ouverte entre l’administration parisienne et l’administration locale ; mais tel est le seul résultat acquis par le long débat de la chambre. Tout le reste est abandonné au cabinet, et, dans le règlement de ces grandes affaires, il est malheureusement à craindre qu’il ne consulte ses intérêts politiques et parlementaires plutôt que ceux de notre nouvelle France. Quoi qu’il en soit, M. le maréchal Bugeaud revient pour son élection, qui paraît devoir être difficile ; il continue à manifester la ferme intention de ne pas retourner en Afrique, et l’on paraît fort disposé à ne pas repousser sa démission. M. le duc d’Aumale rentre également en France et ne croit pas le moment venu de prendre à Alger une situation permanente. On parle d’un long intérim, qui serait confié au général de Lamoricière, et d’une modification à l’ordonnance constitutive du 15 avril dernier, qui aurait pour effet de donner, en Algérie, à l’administration civile, des attributions plus étendues.

Rien ne se fera d’ailleurs avant les élections, et toutes les préoccupations du ministère sont dirigées aujourd’hui vers cette pensée, devant laquelle disparaissent pour lui toutes les autres. Dans six semaines, en effet, une chambre nouvelle viendra présider aux destinées de l’avenir, et sous moins d’un mois la chambre actuelle aura cessé d’exister. Quels que soient les actes de condescendance et de faiblesse qui lui seront justement reprochés au moment des élections, cette chambre peut au moins rappeler des votes qui l’honorent. Elle a inauguré ses travaux par l’établissement de l’enquête électorale, que la corruption de nos mœurs politiques rend de plus en plus nécessaire. Au début de sa première session, elle a tracé la ligne à suivre dans les affaires de Syrie, et a répudié toute solidarité dans le système dont MM. de Maleville et Berryer paraissent résolus à lui exposer les résultats, malgré le refus de M. le ministre des affaires étrangères d’accepter la discussion. Cette assemblée s’est montrée non moins énergique que la chambre précédente sur le droit de visite, et elle a imposé au cabinet l’obligation de négocier la résiliation des conventions de 1831 et de 1833. Dans toutes les questions où la grandeur maritime de la France était engagée, elle n’a jamais hésité à répondre au sentiment national, et elle a plus fait pour la flotte que toutes les assemblées antérieures ; en même temps qu’elle imposait d’autorité au ministère l’extension de notre matériel naval, elle portait la lumière dans le chaos de cette administration, jusqu’alors sans contrôle. Ce sont là des services qui, s’ils ne rachètent pas certains votes de déplorable mémoire, pourront contribuer à protéger le parti conservateur dans l’épreuve décisive où sont engagées ses destinées. Les inspirations politiques de cette chambre ont en général été droites et nationales. Si elle s’est montrée complaisante pour le pouvoir, il faut l’attribuer à la faiblesse de nos mœurs politiques, au développement donné au sein du corps électoral même aux appétits matériels ; il est juste de l’expliquer aussi par la difficulté, plus apparente que réelle, il est vrai, de constituer une administration nouvelle au sein du parti conservateur. Pour notre part, nous n’avons jamais cru que cette difficulté fût sérieuse ; mais c’est en la présentant fort habilement à la majorité comme insoluble qu’on est parvenu à la rattacher au cabinet du 29 octobre, alors même qu’elle blâmait le plus énergiquement ses actes. En un mot, la chambre de 1842 s’est livrée au ministère beaucoup moins par sympathie pour la politique du cabinet que par l’appréhension des conséquences qui pouvaient suivre un changement d’administration. En cela, cette assemblée a été timide ; elle a eu le tort de subordonner sa pensée à celle d’un cabinet qui ne la représentait pas fidèlement, et elle a fini par être conduite, lorsque plus d’esprit politique l’aurait facilement rendue maîtresse de la direction des affaires.

Si la législature précédente a fait la loi de 1842 sur les chemins de fer, celle-ci a fait mieux, car elle a mis en cours d’exécution plus de quatre mille kilomètres de route. Il lui est donné d’assister, à la veille de la dissolution, à la grande solennité internationale qui va réunir un moment la Belgique à la France. L’achèvement de la ligue du nord, qui met Paris à dix heures de Bruxelles et à vingt-quatre heures d’Aix-la-Chapelle, est un événement politique du premier ordre. C’est d’aujourd’hui surtout que l’ancien royaume des Pays-Bas a cessé d’exister, et que la situation créée par les traités de 1815 est sérieusement modifiée.

La mort de Grégoire XVI appelle en ce moment vers l’Italie tous les regards et toutes les pensées. Un respect général entourait le vieux camaldule, que le sacré collége, au grand étonnement du monde, était allé chercher en 1831 dans la solitude de ses études et de son cloître, pour le porter au trône vacant par la mort de Pie VII. Le cardinal Capellari a porté au Vatican les vertus et la piété d’un moine, et il les tempérait heureusement par les allures d’une humeur joviale dont peuvent témoigner et ses sujets romains et les nombreux voyageurs admis à ses entretiens. Malheureusement un déplorable abandon et une insouciance sans égale ont contribué, durant ce long pontificat, à précipiter encore vers sa ruine l’informe édifice qui pèse sur l’Italie et gêne l’essor de la pensée catholique dans tout ce qu’elle a de spontané. L’administration romaine est arrivée au dernier degré du désordre et de la vénalité, et personne n’ignore que, si des régimens suisses n’occupaient les légations comme on occupe un sol conquis, le gouvernement pontifical ne résisterait pas à la première insurrection. C’est dans cette situation si difficile que se réunit le conclave appelé à donner à la fois un souverain à un royaume et un chef à l’église. Si les délibérations se prolongeaient, on pourrait redouter les plus sérieux événemens ; aussi est-il à croire que la session du conclave sera courte, et qu’il ne se passera pas un mois avant que le peuple romain entende proclamer, du haut du Quirinal, l’avènement du nouveau pape. En ce qui concerne le gouvernement temporel, le sacré collége n’a guère qu’une pensée, faire durer le plus long-temps qu’on pourra un état de choses qu’il semble presque impossible de réformer régulièrement, tant il est difficile de passer de l’administration ecclésiastique à l’administration laïque, tant il y a d’existences liées aux abus séculaires de l’ordre de choses existant. En ce qui concerne les intérêts généraux du catholicisme, deux partis distincts divisent les cardinaux. Les uns, à la tête desquels il faut placer le cardinal Micara, adoptent, dans une certaine mesure, les idées de M. de Montalembert ; les autres les combattent énergiquement et recherchent, pour les intérêts religieux, le seul concours du pouvoir et la protection des couronnes. C’est ce parti qui prévaut en ce moment à Rome, et qui a dominé sans réserve dans la dernière période du règne qui vient de finir. L’activité de M. Rossi, depuis son arrivée, n’a pas peu contribué à faire prévaloir la pensée politique sur la pensée purement religieuse au sein du sacré collége, et les liens qui rattachent la papauté aux grands gouvernemens européens, particulièrement à l’Autriche et à la France, semblent aujourd’hui plus étroits que jamais. Les hommes qui expriment au plus haut degré l’esprit de gouvernement sont les cardinaux Lambruschini, Bernetti, Acton et Mai. Ce dernier, dont le nom est éminent dans la science européenne, n’est pas sans quelque chance d’être élevé à la papauté ; d’autres noms sont également prononcés : on assure que les cardinaux Franzoni et Oroli sont aussi considérés comme pouvant rallier la majorité des suffrages. On s’accorde enfin à reconnaître que notre nouvel ambassadeur exercera au conclave une influence prépondérante, et qu’il a désormais triomphé de toutes les difficultés inséparables de sa position.

Les révolutions du Portugal sont plus curieuses par leur triste originalité qu’intéressantes par leur portée, elles ont au dehors peu d’effets immédiats ; il faut du moins souhaiter que le gouvernement espagnol prenne exemple de la chute des Cabral pour veiller sur lui-même au lieu d’affecter les airs compromettans d’une impuissante complicité. Si jamais on eût dû prévoir une politique, c’était assurément celle-là, et cependant il semblait qu’elle fût impossible, tant les uns étaient aveuglés par la jouissance du commandement, et les autres accoutumés à la résignation. M. da Costa-Cabral a donné le spectacle unique en Portugal d’un ministère qui a duré quatre ans. Son énergie naturelle, sa bonne fortune et ses coups d’état avaient mis de son côté les plus solides garanties du pouvoir. On n’a pas encore oublié comment le ministre aujourd’hui fugitif, membre d’un cabinet septembriste en 1842, abrogea par surprise la constitution de septembre, pour la remplacer par la vieille charte de dom Pedro. Cette charte lui livrait les élections, supprimait le droit d’association entre les citoyens, le droit d’initiative dans le parlement, attribuait à la couronne le maniement exclusif des relations extérieures. Trois décrets promulgués à la fois au mois d’août 1844 avaient enlevé toute indépendance à la magistrature, aux universités et à l’armée. La nation entière était plongée dans une torpeur profonde, et, n’ayant aucun souci de ces débats, montrait une égale indifférence pour toutes les constitutions qu’elle avait vu passer. Enfin, M. da Costa-Cabral était spécialement protégé par la reine, ou pour mieux dire par l’influence personnelle de l’époux couronné de dona Maria ; c’était à ce prince surtout qu’il avait sacrifié ses collègues, et tous deux avaient mené à bonne fin une véritable restauration de l’absolutisme. Aimé à la cour, maître du pays et des chambres, M. da Costa-Cabral a succombé en huit jours dans une insurrection provoquée par la levée d’un misérable impôt. La détresse financière avait miné sa grandeur politique ; il est tombé d’un coup. Portant le poids des fautes et des dissipations antérieures, incapable de rétablir lui-même le crédit public, il avait eu recours aux pratiques les plus onéreuses de l’ancienne routine financière il avait créé des places pour les vendre, retenu les gages des fonctionnaires, affermé les revenus indirects à des compagnies de traitans, et constitué les monopoles sur tous les objets de première nécessité. Le déficit s’était élevé à près de cinquante millions en quatre ans ; les ministres n’en faisaient pas moins bien leurs propres affaires. Le ministre du trésor comptait au département de la guerre les frais d’entretien de dix-huit mille soldats ; il n’y en avait cependant que onze mille sur pied. Le papier de l’état n’était accepté que lorsque M, de Tojal engageait personnellement sa signature. Le peuple, que toutes ces spéculations atteignaient dans sa subsistance, a fini par se lasser de payer sans cesse des taxes nouvelles, et à la dernière il a pris parti, non pas contre la politique de M. Cabral, mais contre ses collecteurs. Malheureusement pour ce ministre, il s’était beaucoup isolé ; comme il avait successivement abandonné tous les camps, il avait des adversaires dans tous, et il tenait trop peu de compte de ses propres collègues pour être sûr de leur attachement. C’est ainsi que l’insurrection a pu pousser au ministère des hommes considérables, et que les membres de l’ancien cabinet ont favorisé des combinaisons nouvelles en se rattachant d’abord aux cabinets en formation. La cour seule et la garde municipale de Lisbonne ont soutenu les Cabral jusqu’au bout, celle-ci par le désordre et la violence, celle-là par de sourdes intrigues, essayant de neutraliser le mouvement tout en l’acceptant. Cependant il a fallu céder : M. de Villaréal n’ayant pu remettre le ministère qui venait de se dissoudre, on a été obligé d’accepter M. le duc de Palmella, d’abord avec des chartistes purs, avec les collègues de M. Cabral, MM. de Terceira et de Tojal, puis avec des septembristes seuls, une fois M. Mousinho d’Albuquerque et M. Sanda Bandeïra appelés aux affaires. Peut-être même M. de Palmella sera-t-il forcé de se retirer devant les exigences de la réaction victorieuse ; l’homme de la situation, c’est évidemment le chef du pronunciamiento vaincu d’Almeïda, M. de Bomfim. Les frères Cabral se sont réfugiés en Espagne, publiant dans une protestation qu’ils avaient de la reine un congé d’un an, et, menaçant très directement de représailles les auteurs de leur chute ; voilà bien des illusions d’émigrés. Ils laissent derrière eux tous les élémens nécessaires pour composer une administration régulière ; le trône constitutionnel de dona Maria n’est pas plus mis en danger par la charte de septembre que par la charte de dom Pedro ; les septembristes ne visent pas à l’anarchie. De nouvelles cortès vont se réunir et tâcher de réparer tous les désordres en même temps que de contenir les passions qui fermentent ; elles auront fort à faire pour trouver une issue qui tire le pays des embarras financiers où il se meurt. Nous souhaitons seulement que l’Angleterre ne gagne pas à toute cette crise quelque nouvelle édition. du traité de Methuen, et nous voudrions être sûrs que notre ministre arrivera un jour ou l’autre à Lisbonne pour surveiller des difficultés si sérieuses ; nous craignons, à vrai dire, que son influence diplomatique n’ait été compromise par l’exactitude qu’il apporte à remplir ici ses devoirs parlementaires.

Quelle que fût l’importance d’un traité de commerce avec le Portugal, l’Angleterre a maintenant en Amérique de bien autres sujets de préoccupations. La lutte qui vient de s’engager entre les États-Unis et le Mexique est-elle le prélude d’une lutte définitive entre l’Angleterre et les États-Unis ? La question vaut qu’on la pèse. Il y a eu, de part et d’autre, un mouvement d’irritation très vif aux premières nouvelles. Les Américains ont accusé les Anglais d’avoir fomenté les mauvaises dispositions du Mexique, d’avoir promis de l’argent et des armes ; le général Ampudia, en invitant à la désertion les Anglais et les Irlandais incorporés dans l’armée américaine, leur offrait la protection de la magnanime nation mexicaine et du puissant étendard de saint George. D’autre part, on s’est fort indigné à Londres du nouveau pas de ces ambitieux républicains ; on a rejeté tous les torts de la rupture sur M. Polk, et on l’a formellement accusé de sacrifier le droit et la raison à l’envie d’une seconde présidence ; on a dit qu’il ne fallait pas laisser résoudre la question de l’Oregon dans le Texas, que les Américains, vainqueurs du Mexique, se refuseraient plus que jamais à toute concession, qu’il était donc essentiel de sauvegarder au plus tôt les intérêts britanniques. Puis, des deux côtés, tout ce grand bruit est tombé ; le gouvernement des États-Unis affecte, au sujet de l’Oregon, des intentions plus conciliantes et des formes plus modestes ; le cabinet de Saint-James offre sa médiation dans la querelle pendante avec le Mexique, et ne paraît pas se trouver blessé du refus des États-Unis. C’est que le peu d’événemens qui se sont accomplis depuis l’ouverture de la guerre ont donné généralement à réfléchir, et diminué peut-être la confiance du cabinet de Washington en même temps que les alarmes de l’Angleterre.

Le succès d’une lutte entre les États-Unis et le Mexique n’est certainement pas douteux. Le Mexique a subi le sort commun des colonies espagnoles émancipées il est en proie aux dilapidations et à l’anarchie ; l’administration est nulle, et les partis commandent. L’intérêt du jour, ce n’est point l’invasion imminente des Américains, c’est la chute possible de Paredès ; les pronunciamientos fraient partout le chemin à la conquête étrangère, et, le fédéralisme aidant, le démembrement de l’empire s’accomplit avec une effrayante rapidité. Qu’est-ce donc qu’un pareil adversaire en face du colosse américain ? Celui-ci cependant, en sondant sa force, a trouvé sa faiblesse, et les difficultés au milieu desquelles il entre en campagne lui sont un avertissement sévère pour le cas où il aurait devant lui un ennemi plus considérable. On s’exagère beaucoup la grandeur des États-Unis en tant que puissance effective ; on se représente toujours l’immensité de leurs ressources matérielles, on ne compte pas tout ce qu’on en doit déduire par suite du double défaut de centralisation et de population ; on songe encore moins que plus l’une augmentera, plus l’autre deviendra impossible. Ainsi la guerre du Mexique surprend les États-Unis avec une armée régulière de 8,000 hommes, un vingt-deuxième de l’armée française ; combien ne faudra-t-il pas de temps et de peine pour l’élever à 15,000, chiffre voté par le congrès ! Le gouvernement a pouvoir de construire 16 vaisseaux de ligne et 40 frégates ; pour comprendre combien il sera difficile de réaliser ces armemens, il suffit de quelques observations : la flotte américaine se compose en ce moment de 11 vaisseaux et de 17 frégates, sur lesquels 5 vaisseaux seulement et 6 frégates de premier rang sont à même de prendre la mer sans trop attendre. La marine militaire ne compte que 6,000 hommes, dont 960 Américains ; en y joignant la marine de commerce, on arrive au total de 63,000 matelots, dont 40,000 Anglais. Les deux marines britanniques représentent 288,000 hommes ! Enfin la force des États-Unis est, dit-on, dans leurs milices, et les tireurs du Kentucky et du Ténessée se sont presque fait une réputation militaire ; mais on oublie qu’il en est toujours venu bien peu sous les drapeaux, même au temps de la guerre de l’indépendance, et aujourd’hui, avec les habitudes partout répandues d’aisance et de commerce, il en viendrait encore moins. On s’en aperçoit déjà ; les états les plus voisins du théâtre des hostilités ne se pressent pas d’y envoyer leurs volontaires ; d’autres accusent le Texas des embarras qu’il leur donne, et voudraient le condamner à défendre tout seul sa frontière contestée.

Les partisans de la paix gagneront certainement à ce relâchement inattendu des partisans de la guerre. On ne pouvait accepter la médiation anglaise sous le coup d’un premier désastre ; le désastre une fois réparé, il est bien possible qu’on use très modérément de la victoire. Les Anglais, de leur côté, ont déjà fait trop de sacrifices au sujet des limites de leurs propres possessions pour en perdre le fruit, afin de mieux garder les limites des possessions mexicaines.

Il est néanmoins bien difficile de prévoir les vicissitudes possibles de cette grave affaire. L’ouverture de l’Océan Pacifique par l’occupation des ports de la Californie doit naturellement tenter le cabinet de Washington et plus naturellement encore effrayer l’Angleterre. Les susceptibilités nationales peuvent se mêler aux intérêts politiques, et il suffirait peut-être d’une rencontre malheureuse pour déterminer des changemens dans la situation des grandes puissances. En face de ces événemens, il faut nous féliciter encore de ce que M. Guizot ait dû proclamer à la tribune notre complète neutralité. Quel que soit le résultat, nous avons plus à gagner qu’à perdre en restant fidèles au principe que nous avons embrassé. Nous croyons qu’il serait imprudent pour les États-Unis de vouloir dès aujourd’hui s’installer à Monterey ; nous ne regrettons cependant aucune des occasions qui peuvent amener le développement de leurs forces navales : il vaut mieux pour la paix du monde trois nations maritimes que deux seulement, et nous préférons l’équilibre sur les mers à l’équilibre américain.

Sous le poids de ces éventualités, qui peuvent tout d’un coup devenir si graves, l’Angleterre continue solennellement la discussion des réformes auxquelles ses hommes d’état se sont voués. La chambre des lords a définitivement accepté la seconde lecture du bill sur les céréales ; il serait au moins singulier qu’elle se déjugeât à si bref délai lors de la troisième. Le bill des douanes a passé plus vite encore par la même épreuve. C’étaient les deux faces du vieux système protectionniste. Du moment que les représentans aristocratiques de la propriété foncière avaient supprimé les droits qui couvraient la production agricole, il allait de soi que la production industrielle ne frit pas mieux traitée. Il n’y a point eu là de représailles, mais seulement un principe avec ses conséquences. L’attitude de la chambre a été vraiment remarquable, et les nobles pairs se sont rangés aux nécessités du temps avec une dignité dont toutes les opinions leur ont su gré. Les Anglais s’enorgueillissent volontiers de leur aristocratie comme d’une institution nationale ; ils ne s’aperçoivent pas qu’ils n’en célèbrent jamais si bien les louanges que lorsqu’elle s’est elle-même portée de ces coups dont on ne relève pas. Aujourd’hui c’est un concert unanime de reconnaissance. L’aristocratie, dit-on, est d’autant plus précieuse qu’elle est éminemment perfectible ; elle répond à propos aux besoins du peuple et du siècle. En effet, lorsqu’il fallut accepter le reform bill, les lords attendirent que l’émeute les assiégeât aux portes du parlement ; il a suffi ces jours-ci que le duc de Wellington, sans même défendre les mesures de sir Robert Peel, montrât d’un ton presque militaire de quelle conséquence il serait de ne les point adopter. On s’est rendu malgré l’amère et savante éloquence de lord Stanley ; est-ce la sagesse qui vient ou la force qui s’en va ? Toujours est-il que la défaite a été courageusement supportée, sans trop de plaintes inutiles et de récriminations superflues. Les vainqueurs veulent bien dire qu’il n’y a point eu de vaincus, et que c’est là une victoire nationale remportée sur le pays par le pays lui-même après une lutte de quatre-vingts ans. Il sera toujours beau pour une assemblée publique de provoquer dans le pays des sentimens si respectueux.

Il s’en faut de beaucoup que sir Robert Peel se soit ébloui des succès qu’il a obtenus dans le parlement. Il ne s’est pas dissimulé l’appui auquel il les devait, et, quel que soit le talent avec lequel il s’est approprié ces idées fécondes, il n’oublie pas qu’elles appartenaient à d’autres avant d’être les siennes. Les idées de sir Robert Peel, disent les whigs ; c’étaient le sliding scale qui vient de tomber, la taxe du sucre colonial qui va échouer ; tout le reste est à nous : il n’y avait à lui que les précautions dont il habilla d’abord nos réformes. Il faut bien convenir que c’était là cependant quelque chose ; ce n’est point assez pour l’esprit constitutionnel du premier ministre, et il veut aujourd’hui trancher tout débat et gagner son indépendance ou succomber dans l’effort, comme peut-être il s’y attend. Il semble qu’il soit impatient d’en finir avec une situation fausse ; il a battu les protectionnistes avec l’aide des whigs en forçant les whigs à voter pour lui ou à démentir tout leur passé : il veut aujourd’hui battre les whigs avec l’aide du vieux parti tory, sans être tenu vis-à-vis de celui-ci à plus de reconnaissance que vis-à-vis des autres. Il donnerait ainsi à tous les partis politiques des satisfactions qu’ils ne pourraient obtenir sans son intermédiaire, et il gouvernerait réellement, puisqu’en somme aucun de ces partis ne pourrait l’empêcher d’agir contre lui ; mais il faut pour cela qu’il n’y ait pas de coalition, et c’est une coalition que sir Robert Peel affecte aujourd’hui de défier.

Lord John Russell a rassemblé ses amis et leur a déclaré qu’avec leur consentement il s’opposerait aux deux mesures qu’on allait encore soumettre à la chambre, à la seconde lecture du bill de coercition contre l’Irlande, et à l’établissement d’un droit sur le sucre colonial. Les whigs sont là sur leur terrain, et sur ce terrain ils acceptent l’alliance des vrais tories sans l’avoir demandée. Ceux-ci renonceront à leurs principes les plus chers pour renverser l’homme qu’ils accusent de les avoir trahis ; ardens protectionnistes, dominateurs implacables de l’Irlande, ils voteront pour la liberté de l’Irlande et pour la liberté du commerce. Sir Robert Peel eût pu déjouer les plans des coalisés en recourant à l’adresse ; il pouvait ajourner le bill de coercition ; il pouvait présenter d’abord le bill du sucre colonial, où il avait chance de réunir à lui quelques voix de plus par la peur d’encourager l’esclavage en favorisant le produit du travail servile. Il dédaigne tous ces demi-moyens, et compte que les libéraux craindront de perdre le fruit de leur campagne en laissant si beau jeu contre lui aux protectionnistes ; quelques-uns déjà sembleraient lui donner raison en refusant d’accéder aux résolutions concertées chez lord John Russell. Cette confiance le sauvera-t-elle, et tient-il beaucoup lui-même à être sauvé ? C’est ce que nous verrons à la discussion. Tomber sur la question de l’Irlande, ce n’est point un déshonneur pour un ministère qui a commencé avec les tories. On reproche à sir Robert Peel de ne s’être point assez occupé de ce malheureux pays, ou de s’y être mal entendu ; on oublie son bill des collèges, et bien mieux encore, cet immense développement atteint sous ses auspices par l’instruction primaire. On n’avait pas fait de si grande chose depuis le bill d’émancipation ; on n’en fera jamais de plus grande tant qu’on ne touchera pas à l’organisation territoriale.

Ces débats sont, du reste, un éclatant exemple de la manière simple et franche dont on peut appliquer les principes constitutionnels. L’Angleterre nous fournit là de belles leçons, et nous devrions bien en profiter : leçons de gouvernement, leçons d’opposition. Les chefs du gouvernement ne sont pas persuadés que le premier intérêt de l’état soit le maintien de leurs personnes au ministère ; comme ils ont de grosses affaires en main, ils savent se retirer, si les affaires ne se font pas à leur sens, et se réserver à propos pour les reprendre à leur tour. L’opposition elle-même est toute prête pour agir lorsqu’elle passe de minorité en majorité ; elle a ses guides reconnus, son ensemble, sa discipline. En sommes-nous là ? Voyons-nous jamais, par exemple, quelque délibération commune à la façon de celle que présidait lord John Russell la semaine dernière ? Il réunit ses amis et ses alliés politiques, leur soumet publiquement ses intentions, et en appelle à leur conseil ; il y a discussion libre pour décider s’il portera lui-même la parole à la tribune, ou s’il la cédera ; tout est arrêté, convenu d’avance ; c’est un gouvernement en face d’un gouvernement, et l’illustre leader paraît bien plutôt un ministre responsable qu’un général absolu. Voilà comment on élève un grand parti. Nous n’avons chez nous ni ces maximes ni ces habitudes ; aussi est-ce oublier notre histoire, disent les Anglais, que de prétendre nous arroger des institutions parlementaires ; il nous en manque à la fois la science et le goût ; ces institutions veulent être aimées pour elles-mêmes ; elles ne fonctionnent qu’à la condition qu’on y apporte une certaine somme d’activité spontanée ; nous nous laisserons toujours aller où nous poussent les circonstances et les individus. — Il ne faut pas croire à cette lâche impuissance et désespérer si fort de l’avenir de notre société politique ; il est dur cependant, pour ceux qui l’aiment, d’en voir les premiers principes dénaturés si souvent par ceux qui en ont la garde. Les paroles de M. Guizot, dans la controverse qui agitait la chambre à la fin du mois dernier, ont produit une impression pénible, et cette impression a redoublé chez nous, quand nous avons vu les récens débats du parlement anglais. Certes, nous redouterions un peu qu’un ministre jetât son parti dans une impasse dont il voulût à lui seul garder la clé, suivant le reproche expressif qu’on adresse à sir Robert Peel de l’autre côté du détroit ; ce sont là les suprêmes effets du vote de confiance, c’est la tension la plus rigoureuse d’un régime vraiment parlementaire ; mais qu’un ministre vienne à la tribune abdiquer sa responsabilité en se défendant en quelque sorte d’avoir un avis propre, en se réduisant au rôle de truchement légal entre la couronne et les chambres, en plaçant face à face ces deux irritables pouvoirs au lieu de leur éviter toute espèce de contact pratique, voilà ce qui confond dans un homme aussi savant en matière constitutionnelle que l’est M. Guizot. La couronne voudra de son côté, les chambres voudront du leur ; le ministre tâchera de les accommoder. Est-ce là le vrai ? est-ce là le sûr ? Comment M. Guizot, qui a écrit l’histoire de la révolution d’Angleterre, a-t-il pensé justifier sa théorie par l’exemple de la royauté anglaise ? Ce n’est pas la royauté moderne qu’il est allé chercher, c’est la royauté de 1648, celle des romans de M. Disraëli, celle de ces beaux esprits qui soupirent après la vieille constitution, méprisent de tout leur cœur le gouvernement parlementaire, et réclament le gouvernement de la reine en son conseil privé. La royauté d’à présent est une institution toute différente de celle que M. Guizot imagine ; il nous permettra d’en croire là-dessus le duc de Richmond plus que lui. L’autre jour, lord Dalhousie disait à la chambre haute que les bons effets d’une première réduction sur les droits de douane avaient engagé les conseillers de sa majesté à lui proposer de recommander une réduction nouvelle dans le discours du trône. Le duc de Richmond, qui n’est pas, que nous sachions, un ennemi personnel de sa majesté britannique, se leva pour dire qu’il regrettait le langage de son honorable ami ; qu’il n’était point constitutionnel de faire usage du nom de la reine de cette manière-là, qu’il ne connaissait point le discours de la reine, mais seulement le discours des ministres. Lord Dalhousie se récria contre une si fâcheuse interprétation. Voilà ce qu’on appelle en Angleterre couvrir la royauté ; c’est pourquoi l’on s’y contente de prendre les régicides pour des fous.



REVUE SCIENTIFIQUE.


Ce n’est pas dans cette saison que les savans entreprennent d’ordinaire de nouveaux et considérables travaux. Vers la fin de l’année scolaire, et lorsque chacun aspire au moment d’aller chercher un peu de repos et de fraîcheur au loin, les séances de l’Académie des Sciences commencent à devenir moins animées, et, au palais Mazarin comme ailleurs, on se ressent de la chaleur caniculaire qui nous accable tous. Cependant quelques lectures intéressantes ont été faites dernièrement à l’Institut. M. Edmond Becquerel, qui suit avec succès l’exemple de l’illustre physicien auquel il doit le jour, a communiqué à l’Académie le résultat d’une série d’expériences entreprises dans la vue de confirmer et de développer les découvertes de M. Faraday, dont nous avons entretenu nos lecteurs il y a peu de temps. Dans un mémoire remarquable, M. Coste a rendu compte de la manière dont les épinoches, petits poissons fort communs dans les ruisseaux des environs de Paris, construisent leur nid et soignent leurs œufs. L’habileté employée dans cette circonstance par ces animaux mérite de fixer d’autant plus l’attention des naturalistes, qu’elle paraît dépasser de beaucoup les bornes de cette portion fort restreinte d’instinct que jusqu’à présent on avait accordée aux poissons.

Pour apprécier convenablement un grand travail sur le mouvement d’Uranus, que M. Le Verrier a présenté à l’institut, il faut attendre à la fois que les calculs aient été publiés, et que les observations soient venues confirmer les conjectures de l’auteur. M. Le Verrier croit, avec d’autres astronomes, que les irrégularités du mouvement de cet astre, si éloigné de nous, sont dues à l’action d’une autre planète située à une distance beaucoup plus considérable, et qu’aucun observateur n’a pu jusqu’à présent apercevoir. D’après les recherches de cet académicien, la position de l’astre inconnu serait déterminée avec assez d’approximation pour que l’on pût nourrir l’espoir de soumettre cette hypothèse à une prochaine vérification. De telles prédictions ne sont pas sans précédens en astronomie, et l’on sait qu’au commencement de ce siècle, après la découverte de Cérès, petite planète observée d’abord par Piazzi, M. Olbers avait assigné deux points du ciel près desquels il annonçait qu’on trouverait probablement de nouvelles planètes. La découverte de Junon et de Vesta vint bientôt confirmer l’heureuse conjecture de l’astronome allemand. Espérons que M. Le Verrier n’aura pas moins de bonheur, et que, malgré la difficulté de constater le mouvement d’un astre qui, s’il existe, doit employer près de deux siècles et demi à faire le tour du ciel, son hypothèse pourra promptement être sanctionnée par l’observation directe.

L’événement scientifique le plus considérable de ces derniers mois, c’est la nomination de M. Jacobi, illustre géomètre prussien, à la place d’associé étranger de l’Académie des Sciences de Paris. M. Jacobi succède à M. Bessel, astronome célèbre, dont la réputation et le talent appelaient de tous les points de l’Europe un auditoire d’élite à l’université de Koenigsberg, où il était professeur. On sait à peine dans le public que ce titre d'associé étranger est la plus haute récompense qu’on puisse accorder à des découvertes éclatantes. Sans compter les académiciens libres, mais en y comprenant les deux secrétaires perpétuels, l’Académie des Sciences se compose de soixante-cinq membres titulaires résidant à Paris, et divisés en onze sections, dont la première contient les géomètres, et la dernière les médecins. À chacune de ces sections, toutes de six membres, sauf la section de géographie et de navigation, qui n’en compte que trois, vient s’adjoindre une section de correspondans, composée également d’un nombre fixe de membres pris hors de Paris, dans le reste de la France ou à l’étranger. Si l’on songe, par exemple, qu’en déduisant deux géomètres français, choisis dans les départemens, il n’existe actuellement sur toute la surface du globe que quatre seuls mathématiciens qui soient correspondans de cette académie, on comprendra combien ce titre est honorable et élevé ; mais, en réfléchissant que pour toutes les branches des sciences mathématiques, physiques et naturelles, il ne peut jamais y avoir au monde que huit associés étrangers de l’Académie des Sciences de Paris, on sentira tout ce qu’il y a de glorieux dans un tel titre, que Newton et Leibnitz ont porté avec orgueil, et qui toujours a été ambitionné par les esprits supérieurs de tous les pays. Rappeler les noms de ceux qui l’ont obtenu, ce serait poser les bases de la plus éclatante biographie scientifique étrangère, et il suffira de citer Boerhaave, Haller, Franklin, Linné, Lagrange et Davy, pour prouver qu’à chaque époque l’Académie des Sciences a su se rattacher, par cette distinction, les plus beaux génies de toute l’Europe. Dans un choix si rare et si disputé, on ne croira qu’avec peine que pendant près d’un siècle une seule famille, celle des Bernoulli, ait possédé, à bon droit et sans interruption, toujours une, et souvent deux de ces places. Il est impossible de comparer aucune autre famille à cette race privilégiée de mathématiciens, mais il n’est pas inutile de comparer entre elles à ce point de vue les différentes nations de l’Europe. Pendant long-temps l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie, semblaient appelées à contribuer, dans des proportions à peu près égales, à la formation de cette illustre cohorte, à laquelle, il y a une vingtaine d’années à peine, trois italiens, Piazzi, Scarpa et Volta, appartenaient à la fois. Dans ces dernières années, cette espèce d’équilibre a cessé d’exister, et l’Allemagne s’est emparée presque sans discontinuation de toutes les places qui devenaient vacantes ; aujourd’hui elle en possède six sur huit, et les autres peuples doivent craindre que bientôt, aux noms déjà si illustres de Gauss, de Berzélius, d’OErsted, de Humboldt, de Jacobi et de De Buch, ne viennent se joindre ceux non moins célèbres de Liebig, de Mitscherlich, de Ehrenherg. Sans nous arrêter ici à rechercher la cause de ce fait, nous ne pouvons cependant nous dispenser d’engager les savans des autres nations à redoubler d’efforts pour partager des couronnes qui ne doivent pas être l’apanage exclusif de l’Allemagne.

La nomination si méritée de M. Jacobi pourrait donner lieu à d’autres considérations auxquelles nous ne nous arrêterons qu’un instant. Depuis quelque temps, les Juifs ont commencé à cultiver les sciences et les arts avec une nouvelle ardeur et un succès des plus remarquables, et ce progrès, qui est réel partout, n’est nulle part aussi bien constaté qu’en Allemagne. Au nom de M. Jacobi, qui appartient à une famille juive, on peut ajouter celui de M. Stern, habile géomètre, qui marche à Goettingue sur les traces de son illustre maître, M. Gauss, et ceux encore plus populaires des Meyerbeer et des Mendelssohn, que la culture des arts comme celle des sciences ont rendus célèbres. Nous en passons et de fort considérables. Ce réveil d’un peuple qui a tant contribué au moyen âge à répandre chez les chrétiens les sciences des Orientaux est d’un excellent augure. Fruit en grande partie de la philosophie, cette illustration nouvelle d’une nation injustement proscrite est un gage de plus donné aux idées de tolérance et à la liberté de la pensée.

Les travaux de M. Jacobi sont tellement nombreux et tellement spéciaux en même temps, qu’il serait très difficile, pour ne pas dire impossible, d’en donner une idée suffisante à nos lecteurs. Constatons pourtant, dès le principe, que, si M. Jacobi s’est consacré uniquement aux progrès des mathématiques, cela ne signifie nullement qu’il manque de ces connaissances littéraires qui font la base de toute éducation libérale et que certains savans voudraient bannir de chez nous peut-être pour ne pas être seuls à ignorer le latin. Tandis qu’en France il y a des gens qui croient faire injure à quelqu’un en l’appelant érudit, les savans de l’autre côté du Rhin ne négligent rien de ce qui peut étendre et fortifier l’esprit. Nous avons sous les yeux des thèses en philosophie soutenues en 1825 par M. Jacobi à l’université de Berlin ; dans une petite biographie placée vers la fin, le futur géomètre dit qu’il s’appliqua d’abord à la philologie, primum philologiae studiis incubui. Parmi les points que le jeune candidat (M. Jacobi avait alors vingt ans) eut à traiter dans cette épreuve décisive, on trouve, à côté des questions mathématiques les plus difficiles, une discussion sur une variante qu’il proposait d’introduire dans le texte grec du vers 1260 de l'Électre de Sophocle. Pourtant ces recherches n’ont pas plus empêché M. Jacobi de devenir un grand géomètre que les anciens travaux de M. Mitscherlich sur les langues orientales ne se sont opposés à ce que celui-ci se plaçât au premier rang des physiciens. Un peu d’érudition ne peut jamais nuire ; même réduite à une dose très modique et bornée à la connaissance des plus simples rudimens de la langue latine, elle peut avoir de grands avantages. Dans une occasion récente, elle aurait probablement empêché un de nos astronomes de prendre pour la traduction fidèle d’un ouvrage latin de Fabricius relatif aux taches solaires une paraphrase incomplète, qui ne reproduit que très imparfaitement les idées de l’auteur.

Bien que M. Jacobi se soit occupé avec supériorité de presque toutes les parties de l’analyse mathématique, c’est surtout par ses recherches sur les fonctions elliptiques et sur la théorie des nombres qu’il a su mériter l’estime des géomètres. A plusieurs reprises, la Revue a tenté de donner à ses lecteurs une idée de ces propriétés curieuses des nombres, dont l’étude constitue une des branches les plus élevées des mathématiques. Quant à la théorie des fonctions elliptiques, il serait bien difficile d’en donner une idée même incomplète aux personnes qui ne sont pas initiées aux mystères de la plus sublime analyse. Qu’il suffise de dire que cette théorie a pour objet l’étude approfondie des propriétés d’une famille de lignes transcendantes auxquelles, à cause de l’une d’elles, on a donné le nom d'elliptiques ; il s’agit de trouver pour ces courbes des théorèmes analogues à ceux que la géométrie élémentaire renferme à l’égard du cercle. Les bases de ces recherches ont été posées, il y a plus d’un siècle, en Italie par Fagnani, esprit subtil et inventif, dont les découvertes avaient passé presque inaperçues de son temps, et qui n’a été que depuis peu apprécié à sa juste valeur. C’est à lui qu’on doit d’avoir démontré pour la première fois l’égalité de longueur de certains arcs de la lemniscate, courbe comprise dans les transcendantes elliptiques, quoique ces arcs ne pussent pas se superposer ni se transformer en d’autres lignes propres à admettre une comparaison directe. On sait qu’en géométrie le principe de superposition, appliqué directement ou après quelques transformations, sert généralement à juger de l’égalité ou de l’inégalité de deux quantités, et l’on conçoit que l’introduction dans la science d’un nouveau moyen de comparaison ait pu produire depuis Fagnani des résultats inattendus.

Cette théorie des transcendantes elliptiques, à laquelle M. Jacobi doit une partie notable de sa réputation, et dont pendant long-temps Legendre, en France, s’occupa presque seul, a été cultivée en Allemagne par d’autres géomètres qu’il est impossible de ne pas mentionner ici. Déjà, au commencement de ce siècle, M. Gauss avait énoncé, dans ses Recherches arithmétiques, des propositions qui pouvaient donner une idée des immenses progrès qu’il avait faits dans cette carrière ; mais, par une disposition d’esprit qui a été souvent signalée, l’illustre géomètre de Goettingue semble satisfait dès qu’il a fait une découverte, et ne s’empresse jamais de publier ses travaux. Aussi, lorsqu’en 1827, un jeune géomètre norvégien, Abel, fit paraître à Berlin, dans le journal si estimé de M. Crelle, des recherches admirables qui paraissaient renfermer en grande partie les découvertes inédites de M. Gauss sur cette matière, celui-ci se contenta d’applaudir aux progrès de ce nouvel athlète, et, dans une lettre qui a été imprimée, sembla voir avec une espèce de satisfaction qu’un autre l’eût prévenu, et lui eût épargné de la sorte le souci de faire imprimer son ouvrage. Il faut s’appeler M. Gauss pour céder ainsi sans regret des découvertes de cette importance !

M. Jacobi répondit sans retard à ce premier appel du géomètre norvégien, et, pendant deux années, on vit ces deux jeunes et infatigables champions étonner les géomètres de l’Europe par le nombre et la rapidité de leurs découvertes ; mais, hélas ! ce beau spectacle ne devait pas durer long-temps, et M. Jacobi, auquel l’Académie des Sciences de Paris vient d’accorder une distinction si flatteuse, doit sans doute regretter son infortuné rival, mort à vingt-sept ans, et dont les derniers momens ne furent pas exempts de poignantes angoisses. Abel était pauvre, et, quoiqu’il eût dans son pays des amis dévoués, à la tête desquels il faut placer son ancien maître, M. Holmboe, qui a été plus tard l’éditeur de ses ouvrages[1], il fut toujours dans une position malheureuse. Un travail infatigable, l’abandon dans lequel on le laissait, l’incertitude de son avenir, minèrent sa santé, et il mourut d’une maladie de poitrine presque sous le pôle, aux forges de Froland, où il s’était réfugié dans l’hiver de 1829.

Il faudrait pouvoir raconter une à une les souffrances de cette longue agonie. Dans les lettres de lui qui ont été publiées, on voit qu’il en était venu jusqu’à douter de son propre talent. Tout se réunissait pour l’accabler. D’admirables travaux qu’il avait présentés à une illustre académie furent d’abord oubliés par les commissaires, qui ne s’en occupèrent que lorsque l’auteur avait cessé d’exister. Une invitation du gouvernement prussien, pour qu’Abel allât s’établir à Berlin, n’arriva à Froland que quelques jours après sa mort. Une lettre adressée en 1828 au roi de Suède par MM. Legendre, Poisson, Lacroix et Maurice, membres de l’Institut, dans laquelle ils lui demandaient de prendre sous sa protection ce beau génie qui languissait dans une position peu digne de son rare et précoce talent, resta sans réponse et sans résultat, malgré le nom et la célébrité des savans qui avaient écrit au roi Charles-Jean. Enfin ; il faut le dire, cet illustre géomètre, au sujet duquel on peut à juste titre répéter ce mot si connu de Newton : Si Cotes eût vécu, nous saurions quelque chose, a vu sa carrière abrégée par le chagrin et par le malheur. Cette fin si prompte et si triste impose à tous les amis des sciences le devoir de répéter souvent avec vénération et respect le nom d’un homme auquel on ne peut offrir qu’une gloire posthume.

Nous ne dirons qu’un mot, et à regret, d’une discussion fort animée qui a eu lieu à l’Académie des Sciences et dans les journaux à propos de l’éloge de Monge, lu récemment en séance publique par M. Arago. Comment se résoudre, en effet, après s’être arrêté quelque temps en compagnie d’Abel, de Gauss et de Jacobi, dans les plus hautes et les plus calmes régions de la science, à descendre sur le terrain des personnalités et des invectives, où le savant député de l’extrême gauche a tenté d’établir le débat ? Mais, jusqu’à ce que de par la charte la personne de M. Arago ait été déclarée inviolable et sacrée, jusqu’à ce que la liberté de la presse ait été suspendue en ce qui le concerne, il doit être permis de faire remarquer que, malgré les règlemens, ce savant secrétaire perpétuel ne fait plus les éloges des membres que perd l’Académie, et qu’il va chercher parmi les célébrités de la révolution des sujets surannés de biographies et des moyens politiques de succès.

Depuis quelque temps, on annonce des modifications considérables dans l’enseignement scientifique que donne l’université. Dans une prochaine occasion, nous traiterons cette question, qui touche aux bases mêmes de l’instruction universitaire et que M. le ministre de l’instruction publique paraît, à tort, vouloir résoudre sans le concours des chambres. Comme tous les chemins glissans, la voie des ordonnances est facile ; mais il est des terrains sur lesquels, après une course rapide, il est à peu près aussi malaisé de s’arrêter que de se tenir debout.




L’ÉGYPTE EN 1845, par M. Victor Schoelcher[2]. — Certes, nous ne prétendons pas nous faire les champions du pacha d’Égypte, les défenseurs de sa politique et de son administration, ce serait une tâche trop lourde. Avant que M. Victor Schoelcher vînt nous donner une nouvelle édition des plaintes si souvent formulées contre le despotisme et le tyrannique monopole de Méhémet-Ali, l’Europe savait à quoi s’en tenir sur cette machine gouvernementale improvisée avec une si étonnante promptitude et une adresse aussi consommée. Les récits pompeux de quelques hommes prévenus avaient pu faire croire un instant à la renaissance d’un empire arabe et à la régénération de l’Orient par l’islamisme ; mais la vérité n’a pas tardé à se faire jour. Ceux qui ont vu de près l’édifice, qui l’ont examiné d’un œil impartial, ont bientôt constaté le vice fondamental de sa construction. Il nous a été bientôt révélé par quelles exactions et quelles violences le gouvernement du vice-roi était parvenu à exécuter dans un si court intervalle ces vastes travaux d’utilité publique pour lesquels vingt-cinq années de paix chez nous suffisent à peine ; nous avons su au prix de quels sacrifices on avait enrégimenté une armée à l’européenne, construit une flotte et des arsenaux, bâti des usines, fondé des écoles de toute espèce, et, pour tout dire enfin, organisé une administration régulière dans un pays où l’anarchie et le désordre étaient depuis des siècles à l’état endémique. Par un revirement subit fort dans nos habitudes, l’enthousiasme dont quelques- uns s’étaient pris pour cette éphémère création a fait place alors à un système de dénigrement aussi exagéré ; les détracteurs se sont montrés excessifs autant que les panégyristes. Si le livre du docteur Clot-Bey est un hymne continu à la gloire du pacha, si le duc de Raguse, trop sensible aux avances flatteuses de Méhémet-Ali, s’est laissé aller aux plus étranges illusions sur les ressources militaires de l’Égypte, d’autre part on rencontrerait difficilement une opposition plus acharnée que celle de quelques écrivains dont les attaques sont trop violentes pour être toujours justes. Où trouver la vérité P Ce ne peut être qu’entre les deux extrêmes. Trancher la question serait chose difficile et hasardeuse, et pourtant c’est un peu la prétention de chacun. Vous avez chevauché les ânes du Caire et remonté le Nil jusqu’à Boulak dans une cange ; un mois vous a suffi pour visiter les mosquées d’El Azhar et d’Amrou, le puits de Joseph et les autres monumens de la vieille capitale des kalifes ; vous avez poussé jusqu’à Gizeh, et vous revenez, en toute hâte à Paris émettre à votre tour une opinion, prononcer un jugement. Souvent cette opinion a déjà servi à défrayer plusieurs publications antérieures ; c’est un thème banal, n’importe ; avec ce thème, si usé qu’il soit, et quelques anecdotes glanées çà et là dans les œuvres de ses devanciers, on vient à bout de composer un livre, et on l’offre au public comme un arrêt en dernier ressort et sans appel.

C’est précisément à cette catégorie d’écrivains que se rattache M. Victor Schoelcher. Le moindre défaut de son ouvrage est de ne rien nous apprendre que nous n’ayons déjà lu dans ceux de MM. Michaud et Poujoulat, Clot-Bey, de Cadalvène Hamont, etc. Les emprunts qu’il leur a faits et les nombreuses citations qu’on rencontre à chaque page forment, nous n’hésitons pas à le dire, la portion la plus substantielle du livre. Pour faire cette indigeste compilation, l’auteur aurait pu se dispenser de traverser la Méditerranée, et, à coup sûr, ce voyage lui était encore moins nécessaire pour se former une conviction. Cette conviction était établie d’avance ; le lecteur en a la preuve dès les premières lignes. M. Schoelcher est démocrate et négrophile. Nous n’entendons en aucune manière mettre ici en cause les tendances de son esprit, nous les exposons seulement pour apprécier le degré d’impartialité qu’il a pu apporter dans ses études sur l’Égypte. Entre tous les grands problèmes qu’agitent les sociétés modernes, M. Schoelcher s’est surtout préoccupé de l’esclavage ; il s’en est fait, à ce qu’il paraît, une spécialité. Depuis long-temps, il poursuit l’étude de la servitude sous toutes ses formes, à toutes les époques de l’histoire et chez tous les peuples ; il a passé les mers pour l’observer ; il a visité les Antilles et les États-Unis, et son voyage en Égypte n’a pas eu d’autre but. Assurément, c’est un spectacle recommandable que celui d’une existence ainsi dévouée au bien de ses frères. Nous ne doutons pas que M. Schoelcher ne recueille un jour le juste prix de ses efforts, et ne participe, dans une proportion notable, à la grande, délivrance de l’humanité, qu’il nous fait entrevoir dans un avenir prochain. L’apparition du livre qu’il prépare sur la servitude aura, nous aimons à le croire, une influence considérable sur les destinées de la société moderne ; quant à celui dont nous nous occupons aujourd’hui, nous craignons qu’il n’en soit malheureusement pas de même. Nous venons de dire qu’il n’ajoute absolument rien aux notions partout répandues sur l’état actuel de l’Égypte. Les préoccupations humanitaires de l’auteur ne lui ont peut-être pas laissé toute la liberté d’esprit nécessaire pour faire la part des influences extérieures, des préjugés de race, des traditions routinières au milieu desquelles a eu à se développer l’œuvre de Méhémet-Ali. Si M. Schoelcher entend nous dire que l’Égypte, entre les mains d’une nation européenne, soumise à un régime libéral, envoyant au Caire quatre cents députés, et munie d’une presse indépendante, serait plus heureuse que sous le régime du courbach, nous en convenons de grand cœur ; nais M. Schoelcher, qui étudie l’histoire de l’esclavage, doit savoir mieux que nous quelle était la situation de ce pays avant Méhémet-Ali nous le renvoyons seulement à l’itinéraire de M. de Châteaubriand ; il n’ignore pas quel est encore de nos jours l’état des autres provinces de l’empire ottoman. Sous la domination d’Abdul-Medjid, qui, nous ne savons pourquoi, a su trouver grace devant M. Schoelcher, il n’est pas un pacha ou un simple cadi qui se fasse scrupule de condamner à la bastonnade un malheureux raïs, et de lui faire couper la tête, sauf à le juger ensuite. Un mal n’excuse pas l’autre, dira-t-on, c’est vrai ; pourtant si, à côté, on peut trouver quelques compensations dans des résultats matériels, qu’il serait, en somme, impossible de contester, pourquoi condamner d’une manière absolue un système qui est au moins un premier hommage rendu à la civilisation par le génie oriental ? pourquoi s’écrier que Méhémet-Ali « a tout flétri, tout corrompu, tout tué ? » Mais, avant lui, où était la vie, où la moralité ? Les mamelouks n’avaient pas, que nous sachions, placé l’Égypte dans une si bonne voie, qu’il soit permis de se récrier si fort contre la corruption présente, et de regretter les temps qui ont précédé.

Il est un fait qui ressort, quoi qu’on en dise, de l’administration de Méhémet-Ali : c’est que la domination du pacha, quelque tyrannique, quelque barbare, quelque turque qu’elle soit, a habitué l’Égypte à la civilisation. Grace à cette rude initiation, les idées européennes sont désormais acceptées sur cette terre de la tradition et du fanatisme, et la nation arabe, pliée, brisée, si l’on veut, se trouvera prête pour la civilisation, lorsqu’il plaira à l’Europe de la lui imposer directement. Reportons nos regards sur les autres tribus orientales, et nous verrons là un progrès, un progrès réel.

C’est pour ne s’être pas placé à ce point de vue relatif que M. Schoelcher laisse tomber, du haut de son tribunal humanitaire, un blâme absolu sur des faits qu’il ne s’est pas donné le temps d’étudier. Les idées avancées que professe M. Schoelcher ne sont pas encore tout-à-fait admises en libre circulation dans les sociétés que quatorze siècles ont policées, et il s’indigne de ne pas les rencontrer sur la terre classique du despotisme. Désolé de n’y trouver nulle part l’application de ses théories, il s’en va fouiller les origines, et, analysant le Coran, il découvre que l’islamisme avait à son début une très haute valeur humanitaire. Évidemment ses sectateurs ont dévié depuis lors. Ses théories sur la race noire se trouvent-elles contredites par les faits, il essaie de prouver que les Égyptiens ne sont que des nègres dégénérés. En admettant cette filiation, d’ailleurs repoussée par la science, d’autres pourraient au moins dire que ce sont des nègres perfectionnés. Les dissertations ethnographiques et théologiques de M. Schoelcher sont fort peu amusantes, bien qu’il fasse défiler sous nos yeux, sous le plus léger prétexte, Corneille et Saint-Cyran, Lamennais et le grand Arnaud, et tant d’autres - qu’on ne s’attendait guère… à voir en cette affaire ; — mais il s’inquiète bien vraiment d’intéresser ses lecteurs ! Faire faire un pas de plus à la science nouvelle de l’humanité, telle est son unique envie ; élever la voix pour les opprimés, telle est sa seule mission. Il reproche amèrement à M. le directeur des postes de ne pas loger sur ses paquebots les passagers de troisième classe aussi splendidement que ceux de la première, et le traite tout simplement de barbare. Voilà M. Conte convaincu de férocité aussi bien qu’Ibrahim. Sur le même bâtiment se trouvent des sœurs moraves qui voyagent très confortablement. « Vertus chrétiennes, qu’êtes-vous devenues ! « s’écrie M. Schoelcher indigné. Ces bonnes sœurs moraves, il voudrait les voir se loger sur le pont par humilité chrétienne. M. Schoelcher ne nous dit pas où se trouvait sa cabine : pour l’honneur des principes philanthropiques, nous nous plaisons à croire qu’il couchait sur un tas de cordages comme un simple matelot. De telles déclamations sont puériles ; elles nuisent à l’autorité d’un écrivain. Malheureusement M. Schoelcher ne l’a pas compris. Un sentiment fort estimable a inspiré son livre, la forme exagérée sous laquelle il est présenté lui a fait manquer complètement son but.


— TROIS MOIS A MONTMORENCY[3]. — M. de Salvo vient de publier un petit ouvrage sous le titre de Trois mois à Montmorency. Ce n’est point un roman très compliqué, très dramatique ; c’est simplement le recueil de quelques lettres écrites pendant l’été de 1845 par une dame du monde parisien à une princesse italienne qui habite Palerme, et naturellement l’auteur décrit ces environs de Paris qui ont encore leur charme même auprès des beautés d’un autre genre de la nature sicilienne. M. de Salvo, comme on voit, n’est pas allé loin chercher le sujet de quelques impressions de voyage. Montmorency n’est-il pas d’ailleurs un lieu plein de souvenirs ? L’ombre de Rousseau n’erre-t-elle pas encore auprès de l’ermitage où l’auteur d'Héloïse rêva si souvent et se montra si ingénieux à se créer des souffrances ? L’auteur rencontre aussi le souvenir de M. de Talleyrand à Andilly et de Mme d’Houdetot à Eaubonne, et il rajeunit quelques anecdotes sur ces illustres personnages. Ce recueil de lettres n’est pas sans doute d’une grande nouveauté, mais il renferme des détails heureux, des observations piquantes, et souvent une distinction de langage qu’il faut encore plus remarquer, puisqu’elle devient si rare de nos jours.


DICTIONNAIRE DES SCIENCES PHILOSOPHIQUES, publié sous la direction de M. Franck, membre de l’Institut, par une société de professeurs de philosophie et de savans[4]. — Quand les sciences philosophiques sont cultivées avec ardeur et avec succès, quand une école est constituée, quand elle a produit assez d’écrits dogmatiques et historiques pour que son caractère soit nettement déterminé, rien ne peut être plus utile à la science en général, rien n’est plus propre à donner une dernière consécration à l’école dominante qu’un vaste répertoire où chacun puisse trouver, selon ses besoins, tout ce que la spéculation a donné dans le domaine de la philosophie proprement dite, tout ce que l’érudition a découvert dans le champ de l’histoire. Descartes a eu son dictionnaire dans le Lexicon nationale de Chauvin, Leibnitz dans le Lexique de Walch, Kant dans l’Encyclopédie philosophique de Krüg. L’école éclectique devait avoir son tour ; elle était, par la direction de ses travaux, par la nature de ses principes, plus propre que toute autre à mener à bien une telle entreprise En effet, un dictionnaire philosophique, pour être vraiment utile, vraiment digne d’une grande école, doit être à la fois systématique et impartial : systématique, parce que, sans doctrine, il n’y a ni unité, ni caractère, ni influence ; impartial, parce que le but serait complètement manqué, si toutes les opinions ne pouvaient pas puiser à cette source commune avec une égale confiance. Les ouvrages de Krüg, de Walch et de Chauvin ne font guère connaître qu’une seule école. Bayle et l'Encyclopédie du dix-huitième siècle embrassent, avec la philosophie, l’histoire, les sciences, la religion, la politique ; ce sont, avant tout, des écrits polémiques ; d’ailleurs, l’érudition a fait de nos jours d’immenses progrès, un quart de siècle a vu renouveler presque toute l’histoire de la philosophie. L’ouvrage dont M. Franck dirige la publication a donc le mérite incontestable de venir à propos ; l’école éclectique, en se chargeant de l’exécuter, a choisi la tâche qui lui convenait le mieux, et cet excès d’impartialité qu’on lui reproche quelquefois, et peut-être avec raison, n’est ici qu’un mérite de plus. M. Franck s’est réservé la plupart des articles dogmatiques ; c’est une sage mesure : le Dictionnaire présente ainsi un corps de doctrines parfaitement liées ; quoiqu’on ait réussi avec un rare bonheur à éviter les disparates et les contradictions entre les articles d’histoire confiés à tant d’auteurs différens, il aurait pu sembler téméraire de compter sur le même succès pour la philosophie proprement dite. La plupart des articles de M. Franck sont d’ailleurs des mémoires approfondis, pleins de talent et d’originalité. Quant à l’histoire, elle a été habilement partagée entre les divers collaborateurs, de manière à demander à chacun d’eux ce qu’il savait le mieux : Aristote, à M. Barthélemy Saint-Hilaire, qui l’a traduit tout entier ; les anciens sceptiques, à M. Émile Saisset, auteur de l’excellent mémoire sur Œnésidème ; les Alexandrins, à M. Jules Simon, qui le premier a écrit une histoire complète de l’école d’Alexandrie. M. de Rémusat, dont l’article Esprit est un chef d’œuvre de clarté et de sagacité métaphysique, M. Damiron, M. Munk l’orientaliste, M. Charles Jourdain, les talens les plus élevés et les plus variés, ont concouru à cette publication, qui modestement, sans bruit, sans éclat, rend un service capital à la philosophie et aux lettres.



  1. Voyez les Œuvres complètes d’Abel. Christiana, 1839. 2 vol. in-4o.
  2. Chez Pagnerre, rue de Seine.
  3. Un vol. in-18, au Comptoir des Imprimeurs, quai Malaquais.
  4. A la librairie de Hachette.