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Chronique de la quinzaine - 30 juin 1846

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Chronique no 341
30 juin 1846


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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30 juin 1846.


Les élections générales se préparent et se feront dans un des momens les plus tranquilles dont la France ait joui depuis long-temps. Les passions sommeillent, les intérêts seuls se donnent carrière. Nous n’avons pas encore acquis cette habitude de la liberté qui permet aux Anglais, aux Américains, de mener de front les plus grandes affaires industrielles avec des préoccupations politiques sérieuses ou même ardentes. Jusqu’à présent, nous ne savons encore faire qu’une chose à la fois, et nous ne connaissons pas de milieu entre l’effervescence et l’apathie politique. En ce moment, chacun est à ses affaires, et il n’y a dans l’air ni passion, ni théories qui puissent distraire les esprits ou les enflammer. Si d’ici à un mois il n’arrive rien de nouveau en France, l’influence la plus puissante qui dominera dans les élections sera celle des considérations particulières et des intérêts locaux.

Cela est plus vrai qu’une prétendue division du pays en deux grands partis prêts à se combattre avec acharnement. Il y a plusieurs semaines, le ministère soutenait encore à la tribune, et faisait répéter dans la presse, qu’il y avait en face l’une de l’autre une majorité et une opposition également systématiques. Pas de nuances, pas d’opinions tempérées, pas de situations intermédiaires. Cette manière de voir est expéditive, mais elle est plutôt un argument de polémique, un moyen de stratégie parlementaire, une arme de combat, qu’un jugement vrai sur les hommes et les choses. Elle a aussi l’inconvénient de nous ramener de dix ans en arrière, et de supprimer les modifications, les différences que nous devons à la marche du temps. Depuis dix ans, tous les mouvemens, tous les changemens politiques qui se sont produits dans la sphère du pouvoir et des chambres ont eu précisément pour cause la décomposition tant de l’ancienne majorité que de l’opposition ardente qui s’était formée dans les premières années de 1830. Depuis dix ans, on a vu poindre, puis se développer, des opinions intermédiaires qui ont travaillé à conquérir une influence utile. Sans même chercher des exemples en dehors de la durée du cabinet actuel, et pour ne nous arrêter qu’à la dernière manifestation faite au sein du parlement par ces opinions intermédiaires, n’avons-nous pas vu, il y a dix-huit mois, le ministère au moment de se retirer, non pas devant le triomphe des principes de la gauche, mais devant l’abandon d’une fraction de la majorité ? Que d’efforts, que de sacrifices, pour nous servir de l’expression de M. le ministre des affaires étrangères ; n’a-t-il pas fallu au cabinet pour rallier une majorité divisée, inquiète, mécontente ! En faisant mouvoir tous les ressorts, on y est laborieusement parvenu ; mais, pour cela, on n’a pas anéanti des opinions, des sentimens qui sont le résultat d’une sincère et profonde.

Ce n’est pas toujours dans les évolutions parlementaires qu’il faut chercher l’expression fidèle de ce que le pays pense ou désire ; on doit plutôt contrôler ces évolutions par une observation attentive de ce qui se passe en dehors du parlement. Au début de cette session, le centre gauche et la gauche ont pris la résolution d’agir et de voter de concert. Si par là ces deux partis constitutionnels n’ont voulu qu’imprimer à leur action plus d’ensemble et de force, cette entente n’a rien que de légitime. Il y a des questions nombreuses sur lesquelles, au point de vue de la lutte contre le cabinet, le centre gauche et la gauche sont naturellement d’accord. Seulement, si, dans l’esprit de quelques personnes, cette entente devait aller plus loin, jusqu’à la confusion des sentimens et des principes que représentent les deux partis, elle donnerait, ainsi comprise, un démenti à la vérité et à l’attente du pays. Les différences qui séparent le centre gauche de la gauche sont nées depuis dix ans de la nature des choses : elles sont essentielles, elles ne sauraient disparaître par un mouvement de stratégie parlementaire. Ce ne serait même pas sans un détriment véritable pour l’importance de chacun des deux partis qu’on travaillerait à abolir ce qui les distingue, ce qui les caractérise. Une des causes les plus certaines de la puissance politique, c’est la sincérité.

Dans un pays constitutionnel, les élections générales doivent être le moment de la vérité sur les choses et pour les hommes. Le corps électoral, cette autorité souveraine et intermittente qui, tous les trois ou quatre ans, exerce dans les affaires une intervention décisive, doit s’élever au-dessus des suggestions contradictoires du pouvoir et des partis, pour rendre à chacun bonne justice. Voilà l’idéal politique ; jusqu’à quel point les faits s’en éloigneront-ils ? Nous ne voudrions apprécier l’état moral du pays ni avec des illusions naïves, ni avec un sombre pessimisme. Nous ne dissimulons pas la part considérable, la part trop grande qu’auront dans les élections les intérêts privés. On sentira infailliblement, dans les élections de 1846, le contre-coup des tendances et des convoitises qui, depuis deux ou trois ans surtout, sont si puissantes sur notre société. L’enceinte électorale ne sera que trop souvent envahie par cet esprit spéculateur, par ce génie d’exploitation, qui sont un des caractères de notre temps. Toutefois, en raison de la sécurité profonde au milieu de laquelle les électeurs choisiront les représentans du pays, il y a des chances pour que les véritables besoins de la France soient pris à leur tour en quelque considération. La raison, la vérité, pourront avoir leurs momens d’audience. D’ailleurs, dans une époque où tout se résout en intérêts, n’y a-t-il pas, pour le corps électoral, un intérêt réel et puissant à faire preuve d’intelligence politique dans l’exercice de son droit souverain ? Voici notre pensée.

L’électorat, tel qu’il est constitué par les lois organiques qui se sont succédé depuis 1814, et notamment par la loi du 19 avril 1831, est l’objet de vives critiques et d’attaques passionnées. Tout n’est pas fondé dans ces agressions et ces censures, qui partent des côtés les plus opposés ; néanmoins il y a des enseignemens utiles à y prendre. On reproche au système actuel un fractionnement excessif des forces électorales : on dit que, disséminés en trop petites phalanges, les électeurs perdent de vue l’intérêt général, et l’image même de la France, pour ne plus apercevoir que leur clocher. Que de choix n’ont déjà que trop justifié cette plainte ! Si donc, au lieu de s’arrêter sur cette pente, on s’y précipite, ne sera-t-il pas démontré que la division par arrondissemens est mauvaise, stérile ? et voilà le système actuel menacé d’un changement radical, qui serait la nomination de tous les députés d’un département au chef-lieu. Le système actuel compte de nombreux partisans, il a déjà pour lui une longue pratique, il a créé des habitudes, des mœurs électorales, il a enfin certains avantages. Cependant, si des inconvéniens graves étouffaient le bien que ce système, peut produire, s’il était prouvé qu’à force de vouloir éviter tout ce qui peut favoriser et surexciter les passions des partis, c’était la vie politique du pays que le législateur avait frappée de prostration, de langueur, n’y aurait-il pas à prévoir et à craindre une réaction formidable, qui viendrait, avec une brusquerie irrésistible, substituer à ce qui existe aujourd’hui d’autres idées et d’autres principes ?

On comprend dans quel sens nous parlons ici aux électeurs de leur intérêt c’est un intérêt qu’on peut avouer, proclamer tout haut, car il est général. Il importe non moins au pays qu’au corps électoral que les institutions actuelles ne soient pas convaincues d’impuissance politique. L’électorat, qui, dans un mois, exercera sa souveraineté, est chargé devant le pays d’une responsabilité grave et directe ; avec ses trois ou quatre cent mille électeurs, il concentre en lui seul, il représente, il absorbe les droits de tous, et tous lui demandent nécessairement compte de ses actes. La responsabilité des électeurs devant le pays n’est pas officielle, comme celle des ministres devant les chambres ; elle n’est pas aussi visible que celle des députés devant leurs commettans : toutefois elle n’est pas moins réelle, et elle a des conséquences qui, pour être plus lentes, ne sont pas moins certaines. Le jour où il arriverait que l’opinion, non pas celle d’un parti, mais la véritable opinion de la France, se mettrait à se plaindre tout haut du corps électoral, il n’y a pas de résistance, si entêtée qu’on la suppose, qui pût empêcher une réforme. Au reste, les électeurs peuvent se féliciter aujourd’hui des circonstances au milieu desquelles ils vont se réunir. Ils ne sont pas en face d’une démocratie ardente qui les trouble, les intimide ou les enflamme par des exigences passionnées. La France est calme ; elle ne demande pas aux électeurs de se dévouer aveuglément soit au ministère, soit à un parti. Son vœu comme son intérêt est de voir sortir des élections de 1846 une chambre sage et politique, dont la composition ne fournisse pas de nouveaux argumens à ceux qui veulent innover dans nos lois organiques, et dont l’esprit puisse faire face aux conjonctures difficiles que l’avenir peut amener.

La composition de la chambre a été l’objet, dans cette dernière session, d’une ingénieuse et redoutable analyse. Un grand nombre de fonctionnaires siègent sur les bancs du Palais-Bourbon ; peut-être il y en a trop ; à coup sûr, il n’en faut pas davantage. Nous ne dirons pas aux électeurs de considérer les fonctions publiques comme un préjugé défavorable, comme une cause d’exclusion : nous leur demanderons seulement de ne garnir les bancs de la chambre que de fonctionnaires éminens, tant par les services rendus que par leur rang dans la hiérarchie de l’administration, de l’armée ou de la magistrature. De cette façon, la représentation nationale aura dans son sein l’élite de la France officielle, mais elle ne servira pas de passage, de degré à des prétentions vaniteuses, à d’insatiables convoitises. Il est permis aussi de demander aux électeurs de ne pas pousser trop loin l’enthousiasme du clocher, et de ne pas nous envoyer trop de petites gens. C’est une cause de dépendance qu’un esprit borné. Des intelligences élevées, des situations faites et honorables, voilà ce que nous recommandons aux suffrages des électeurs. C’est un devoir pour eux de renvoyer à la chambre tous les hommes éminens qui en sont l’honneur ; il est des noms illustres qui, dans quelque parti qu’ils figurent, appartiennent de droit à la représentation nationale. Après cette part faite à l’aristocratie du talent, les électeurs doivent garder toute leur liberté. Ils ne sont pas inféodés à tels hommes médiocres pour qui la députation est comme une habitude, une manière d’être. Pourquoi n’essaieraient-ils pas des hommes nouveaux ? On annonce, au surplus, un innombrable essaim de candidats : des représentans de la même opinion se disputeront le même siège au parlement ; plusieurs ambitions de la même couleur viendront s’abattre sur la même proie. Voilà une concurrence qui ouvre un vaste champ aux préférences et au discernement des électeurs.

C’est quand le pays n’est plus troublé par des mouvemens intérieurs qu’il est possible et sage d’envisager l’avenir et de s’y préparer. De quelque côté que nous jetions les yeux au dehors, en Allemagne, en Italie, en Angleterre, nous trouvons dans les affaires européennes des complications sérieuses qui nous font désirer de voir la nouvelle chambre s’enrichir le plus possible d’aptitudes véritables et de forces vives. Nous nous avançons vers une époque où la politique ne sera plus, comme dans ces dernières années, totalement éclipsée par les intérêts matériels. Des causes puissantes viendront nous contraindre à agrandir notre horizon. Voici déjà, à la veille des élections générales, une révolution ministérielle qui paraît imminente en Angleterre. Pour nous, les conséquences de cet événement ne sauraient être immédiates. Cependant la seule pensée de cette péripétie a fait dresser l’oreille à tous nos hommes politiques. Cette coïncidence, dont ici le cabinet s’estimait si heureux, d’une administration tory et d’un ministère conservateur, cette coïncidence n’existerait plus. Il faudra traiter avec d’autres hommes qu’on a long temps considérés comme des adversaires. Sans doute, pour les relations internationales, l’uniformité de couleur politique dans les deux cabinets qui mènent les affaires des deux pays n’est pas une nécessité rigoureuse. Nous n’oublions pas que l’hiver dernier la presse anglaise déclarait que cette uniformité n’était en aucune manière une condition indispensable de la paix entre les deux nations. Cela est vrai. Toutefois on ne saurait nier que cette ressemblance d’opinions et de partis ne puisse être une facilité pour l’amiable expédition des affaires. C’est du moins ce que souvent on nous a fait entendre au nom du ministère du 29 octobre. Aujourd’hui on se hâte de déclarer que l’avènement d’un ministère whig ne changera rien à la situation. Cet empressement de se porter garant de l’avenir ne dénote-t-il pas plus d’inquiétude que de sécurité ?

La retraite de sir Robert Peel sera exceptionnelle et triomphante. Il tombera au milieu des hommages de ses adversaires. Les chefs des whigs et des radicaux le défendent contre les agressions amères de ceux qui se sont déclarés ses ennemis personnels, comme lord Bentinck et M. Disraëli. On reconnaît, on proclame qu’il a rendu à son pays le plus signalé service par l’adoption du bill des corn-laws, et qu’il a su, en six mois, accomplir une révolution économique d’une immense portée. A cette occasion, pour compléter les titres de sir Robert Peel à la reconnaissance de l’Angleterre, on a rappelé l’émancipation des catholiques. Voilà de grands actes. Quant à l’homme même, il est dans sa destinée d’être l’objet des jugemens les plus opposés. Les uns loueront la hardiesse, la constance, la fierté, avec lesquelles il a su marcher à des résultats qu’il a crus les meilleurs pour son pays, brisant tous les obstacles, foulant aux pieds toutes les répugnances, tous les préjugés, tous les scrupules du parti qui l’avait mis à sa tête. Cette conduite, admirable aux yeux de plusieurs, sera réprouvée par d’autres ; ceux-là dénonceront à la postérité sir Robert Peel comme le fléau du grand parti qui jusqu’à présent avait été le gardien des destinées et des traditions de la vieille Angleterre, et pour eux l’audacieux réformateur ne sera qu’un traître. Il est incontestable que sir Robert Peel a atteint un grand but par des moyens que l’opinion avait jusqu’alors condamnés en Angleterre. Il a bravé tous les principes qui jusqu’à présent de l’autre côté du détroit constituaient la religion politique. Par lui, le type consacré de l’homme politique anglais se trouve profondément altéré. Avec lui, commencent des allures et des idées nouvelles. Il faut bien que, dans la difficile entreprise d’éviter une révolution sociale, le caractère anglais se transforme.

Telle est au surplus la situation complexe des partis, qu’on peut se demander si, même après avoir perdu la majorité sur le bill de coercition, sir Robert Peel n’aurait point encore assez de forces disponibles pour garder le pouvoir. En effet, ce ne sont pas seulement les fidèles, les janissaires, qui sont demeurés à leur poste ; une bonne portion des whigs s’est abstenue pour ne pas concourir à la chute d’un ministère qui a pratiqué leurs doctrines ; les violences de lord Bentink et Disraëli n’ont entraîné parmi les tories qu’un nombre de défectionnaires assez grand pour former un appoint décisif, trop faible pour représenter un parti. Dans l’état des choses, la fortune de sir Robert Peel pourrait donc ne pas sembler encore si désespérée ; les whigs, en prenant le pouvoir, seraient obligés de s’appuyer sur les ultra-tories, comme le ministère conservateur s’appuyait sur les whigs ; le gouvernement ne ferait ainsi que changer d’alliances périlleuses, et l’on ne saurait prévoir de quel côté de nouvelles élections porteraient maintenant plus de solidité. Il paraîtrait aussi que la reine, soit d’elle-même, soit par déférence pour des conseils qu’elle reçoit, dit-on, volontiers, désire la continuation du statu quo, et répugne aux hasards d’une crise ministérielle ; il ne faudrait point trop s’étonner qu’elle préférât la dissolution du parlement à celle du cabinet. Enfin l’on nous écrit de Londres qu’il règne dans tous les esprits une tranquillité dont on n’avait jamais vu d’exemple en pareille occasion. L’excitation publique est tombée ; elle a été remplacée par une sorte d’affaissement ; le sentiment général est qu’on fera beau jeu à tout cabinet, quel qu’il soit. Cette fatigue qui suit naturellement une grande tension politique ira-t-elle au point de permettre que sir Robert Peel lui-même garde le pouvoir ; quelques personnes semblent encore le supposer. Pour nous, le plus grand obstacle que nous voyons au maintien de sir Robert Peel, c’est le caractère connu, ce sont les habitudes parlementaires, c’est le tact politique de cet homme d’état. Il est clair qu’une fois le bill des céréales et le bill des douanes votés, il perd tout ce qui faisait son autorité ; ces grandes mesures de salut public une fois accomplies, sir Robert Peel ne serait plus le ministre nécessaire, mais seulement le spoliateur des whigs, persistant à tenir leur place malgré les échecs du scrutin. Il n’y réussirait qu’à l’aide de compromis et de connivences insupportables du moment où le besoin pressant du pays ne les justifierait plus ; il abandonnerait enfin le bénéfice de toutes les alternatives que peut offrir l’avènement d’un nouveau ministère pour engager une nouvelle lutte. Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons nous défendre d’admirer ce calme parfait du pays au milieu d’une complication si délicate, cette régularité merveilleuse avec laquelle fonctionne la machine constitutionnelle au milieu de questions si graves. Les hommes valent beaucoup sans doute, le système vaut encore davantage. Il s’agit de le pratiquer sans mesquines préoccupations.

A cet égard, ce qui se passe en Angleterre peut être un utile enseignement au moment où la voix de tous les partis va solliciter la France entière. La chambre des députés est déjà dispersée, et la pairie termine ses travaux. Dans ses dernières séances, la chambre des pairs a accordé une attention toute particulière et toute sympathique à deux questions importantes, la marine et l’Algérie. Elle a voté à quelques jours de distance le budget de la marine et le projet de loi qui ouvre un crédit extraordinaire de 93 millions pour la construction navale et l’approvisionnement des arsenaux maritimes. Dans ces deux occasions, l’amoindrissement de la marine marchande a été signalé comme une des causes les plus fâcheuses de l’infériorité de notre puissance navale. On chercherait en vain sur les bancs de la pairie des adversaires systématiques de l’occupation de l’Algérie. Tout le monde au Luxembourg, les administrateurs et les généraux, les hommes politiques et les notabilités des deux armées de terre et de mer, sont d’accord sur la nécessité glorieuse qui oblige la France à enraciner sa domination en Afrique. A une aussi franche adhésion, la chambre des pairs joint encore le mérite d’une sage réserve sur les plans et les systèmes à suivre. Elle comprend que ces questions si compliquées et si difficiles appartiennent surtout au pouvoir exécutif, et elle s’attache plutôt à soutenir le gouvernement, à exciter son zèle, à provoquer son initiative, qu’à le devancer. Telle est la pensée qui domine dans le remarquable rapport de M. de Barante sur les crédits extraordinaires de l’Algérie. Nous l’avons aussi retrouvée dans les éloquentes paroles de M. Villemain parlant au nom de la commission. Quelques jours avant d’aborder l’examen du budget et des crédits extraordinaires, la chambre des pairs avait été profondément émue par un grave et triste incident. Elle avait entendu M. le prince de la Moskowa protester avec autant de noblesse que de modération contre d’inexplicables paroles échappées à M. le chancelier dans le huis-clos de la cour des pairs. Comment M. Pasquier, auquel les convenances les plus hautes et les plus délicates sont si familières, a-t-il pu se laisser aller à ce malencontreux rapprochement où se trouvait associé ce qui regardait un misérable assassin avec le souvenir de l’illustre maréchal Ney ? En accueillant avec une attention religieuse la protestation de l’héritier du maréchal, la chambre des pairs a fait à cette grande mémoire comme une réparation qui doit pour toujours mettre un terme à d’affligeantes controverses. Les vicissitudes d’un demi-siècle de révolution ont mis en présence au Luxembourg les représentans de divers gouvernemens, de divers partis : là les fils doivent oublier les inimitiés des pères ; là tous les souvenirs, toutes les traditions dont se compose l’histoire du pays, se doivent un mutuel respect.

Un nouveau pontife a pris possession de la chaire de Saint-Pierre ; il semble que les circonstances politiques et religieuses aient aujourd’hui rendu à cet événement l’importance européenne qu’il avait autrefois. Le conclave a fait preuve d’une véritable sagesse, soit dans la rapidité de l’élection, soit dans le choix de l’élu : le cardinal Mastaï, aujourd’hui Pie IX, réunit, à ce qu’on nous assure, toutes les conditions essentielles qu’il faut pour gouverner une situation difficile. Les Romains disent qu’il y a trois catégories parmi les cardinaux : les pii, les dotti et les politici. Le pape défunt appartenait incontestablement à la première et ne manquait pas de titres pour entrer dans la seconde ; il a trop souvent prouvé qu’il n’était pas du tout de la troisième ; il fallait donc un politique. Le conclave s’est ouvert sous le coup de l’allocution adressée par le cardinal Micara au cardinal Lambruschini ; les sévères paroles du vieux prélat malade et presque mourant ont été d’un grand effet ; il est impossible que l’administration nouvelle recommence maintenant l’ancienne. On a pu voir dans quel état celle-ci avait mis les Légations ; l’effervescence mal contenue de ces provinces est peut-être le principal motif qui ait précipité les opérations du sacré collége, et nul autre assurément n’a plus contribué à l’exaltation du cardinal Mastaï. Né à Sinigaglia, successivement archevêque de Spolete et évêque d’Imola, Pie IX connaît bien le pays, et l’on a toute raison de croire qu’il a été nommé pour répondre aux besoins de l’intérieur plutôt que pour satisfaire aux exigences du dehors. Le dernier règne avait été dominé par deux influences, celle des jésuites, qui confessaient Grégoire XVI, celle de l’Autriche, à laquelle le ministre Lambruschini était notoirement dévoué ; ces deux influences s’accordaient à merveille pour tenir les Légations sous un joug impitoyable et leur refuser jusqu’aux moindres bienfaits des institutions modernes ; l’une et l’autre ont été si exclusives, qu’elles ne sauraient se prolonger tout entières une fois le règne fini. Membre du clergé séculier, qui, pas plus en Italie qu’ailleurs, n’accepte volontiers la suprématie des ordres religieux, Pie IX aura moins de déférence pour les réguliers que le pieux camaldule auquel il succède ; les réguliers eux-mêmes, franciscains, dominicains, théatins, verraient sans grand déplaisir l’abaissement d’une société qui depuis quatorze ans a pris toute l’autorité pour elle ; si les rivalités d’ordre subsistent encore aujourd’hui quelque part, c’est naturellement à Rome ; les jésuites ont eu le temps d’y faire bien des envieux. Ajoutons aussi qu’ils ont étouffé dans tous les rangs de l’église des hommes distingués dont il est permis d’attendre beaucoup sous un autre régime ; c’est toujours chose délicate que de citer des noms, et cependant, pour peu que le gouvernement pontifical veuille entreprendre de sages réformes, on ne peut s’empêcher d’espérer que des personnes comme monsignor Marini, gouverneur actuel de Rome, ou comme le père Ventura, général des théatins, auront désormais une place notable dans les conseils du saint-siège.

Quant à l’Autriche, nous ne supposons pas le moins du monde que le cardinal Mastaï ait été précisément choisi pour lui être désagréable ; les défiances de la cour de Rome à notre endroit ne sont pas tellement apaisées, que nous puissions si vite compter sur un pape français : ce qu’il nous faut avant tout, c’est un pape italien ; ce que nous avons à demander, c’est l’ordre et le bien de l’Italie. Le rôle est encore assez glorieux, et M. Rossi nous paraît l’avoir tout-à-fait compris ; nous n’en voulons pas de meilleure preuve que son langage avec les cardinaux. Il y a dès à présent une belle carrière au-delà des Alpes pour l’action pacifique de la France, et les justes conquêtes de l’esprit libéral seraient certainement le plus sûr contre-poids qui pût balancer l’empire de l’Autriche. Les inclinations connues de la Toscane, le penchant de plus en plus décidé du roi de Naples, la situation toute nouvelle du gouvernement sarde, doivent certainement nous encourager. Quoi qu’on ait à dire des intentions du roi Charles-Albert et de leur solidité, il est des idées auxquelles on n’en appelle pas pour rien ; ce qui nous donne en lui quelque confiance, ce ne sont pas les velléités ambitieuses dont le comte Balbo ou le marquis d’Azeglio sembleraient vouloir lui faire honneur : ce seraient beaucoup plutôt certaines manifestations moins éclatantes, mais dont il est impossible de nier la portée. Ainsi, en même temps que la direction de l’instruction publique changeait de mains, il a paru un livre qui traite cette difficile matière d’un point de vue plus hardi qu’on ne l’avait encore osé en Piémont. L’auteur, M. Depoisier, se place expressément sous les auspices même du roi, et il proclame l’aptitude des laïques pour l’éducation de la jeunesse ; il proteste contre tout système qui confierait exclusivement cette tâche au clergé. C’est avec un autre but et sous forme presque officielle la même pensée que celle qui soulève les Légations ; on combat de toutes parts l’envahissement des fonctions civiles par l’église. Que le nouveau pontife sache à propos céder aux nécessités du siècle, qu’il prenne en faveur des populations romagnoles une initiative généreuse, qu’il accorde aux laïques une part convenable dans l’administration temporelle, qu’il commence par exemple à organiser sur des bases sérieuses ces conseils que M. de Broglie avait proposé d’instituer auprès des cardinaux légats ; de pareilles mesures auraient aussitôt beaucoup d’efficacité dans les états romains, beaucoup de retentissement en Italie. Personne n’est mieux doué ni mieux placé que M. Rossi pour engager le pape dans cette politique vraiment italienne ; ses collègues de Naples et de Turin sont faits pour le seconder, et notre diplomatie serait en passe d’accomplir là de grandes choses, si l’on voulait seulement lui changer son mot d’ordre et lui donner quelque meilleur précepte que ce précepte d’impuissance : éviter les questions.

Avec cette devise-là pourtant, on se crée plus d’embarras qu’on n’en élude toute la conduite des événemens en Syrie le démontre assez. Les négociations suivies depuis 1842 au sujet du Liban se résument en un seul point : on a substitué de petites affaires à la grande. La France avait, si l’on peut ainsi parler, un territoire moral en Orient ; le premier effet du concert européen, ç’a été de lui enlever ce territoire ; elle s’est trouvée réduite à compter au plus pour un cinquième là où elle comptait jadis pour tout l’Occident. Si quelque chose pouvait lui rendre un peu de cette équitable prépondérance garantie par des capitulations incontestées, c’était assurément la restauration d’un membre de la famille Schaab comme administrateur unique du Liban ; tout le monde l’a senti, et les puissances ont par conséquent aussitôt penché soit pour l’administration directe de la Porte, soit pour le gouvernement séparé des Druses et des Maronites par eux-mêmes : la France a suivi. On sait ce que la Syrie a gagné à ces deux systèmes ; on sait aussi que celui de la France est partout considéré comme un gage de paix et de sécurité. Nous devons cette justice à M. Guizot que dès 1842 il s’est préoccupé du retour de la famille Schaab ; malheureusement il y avait là une question, une question européenne : aussi a-t-on bientôt fini par passer à côté. Ce n’est jamais un crime et c’est souvent sagesse de ne point trancher tous les nœuds avec l’épée d’Alexandre ; encore faut-il y mettre la main, si l’on veut les dénouer. Nous voyons bien par les dépêches que M. Guizot a eu l’intention de rétablir dans le Liban l’état de choses d’avant 1840, mais nous voyons en même temps qu’il a surtout craint de montrer cette intention salutaire. C’était, nous dit-on, le seul moyen de réussir ; c’est là justement ce qui nous afflige, d’autant mieux que nous attendons toujours le succès. Et cependant qu’est-il arrivé ? Le déplorable régime auquel la Syrie demeure condamnée a produit des complications nouvelles ; des sujets français ont été violentés ; on a assassiné un religieux, on a pillé des couvens placés sous notre protection ; il est sorti de là une tout autre question que la grande, une question purement française à vider exclusivement avec le gouvernement turc. La question européenne qu’il fallait débattre avec les puissances est ainsi retombée dans l’ombre. M. de Bourqueney, qui avait été plus que réservé sur ce point-là, s’est trouvé d’une bravoure exemplaire vis-à-vis de la Porte ; il a menacé de s’enfermer aux Sept-Tours, s’il n’obtenait des satisfactions certaines. Il les a obtenues ; mais de la famille Schaab il n’a plus été dit un mot dans les correspondances, et notre ambassadeur semble même assez médiocrement contrarié d’avoir autre chose à faire que de travailler pour elle. C’est là le plus clair progrès des négociations ; on cesse de poursuivre l’intérêt général et permanent de notre politique pour se dévouer à des intérêts sans doute très respectables, mais aussi très particuliers et tout accidentels. Depuis 1845, M. Guizot, qui déplore toujours les vices du système administratif de 1842, se réduit à la tâche de les corriger par des palliatifs, au lieu de plaider la cause de l’organisation d’avant 1840, seul remède efficace aux maux du Liban ; il délaisse la question européenne « pour éviter aux yeux des cours l’apparence d’une action propre qui cherche à dépasser ou à devancer la leur ; » il se retranche sur la question nouvelle des indemnités et des réparations dues spécialement à la France. La France pourra t-elle au moins parler là pour son compte, puisqu’elle est seule en cause ? Il ne faut pas l’espérer ; nous avons tellement pris l’habitude d’une action commune avec les puissances dans cette grande affaire où nous avions pourtant un rôle à part, que la Porte commence à douter de notre droit d’initiative jusque dans les petites affaires qui n’intéressent que nous. La première objection qu’elle ait élevée contre la validité des exigences de M. de Bourqueney, c’est que les autres puissances ne réclamaient rien pour leurs nationaux. Voilà tout le chemin que nous avons fait depuis six ans. Notre seul dédommagement, c’est de n’avoir pas blessé l’Autriche et de garder l’espoir très contesté de l’amener à nous. On ne sait pas assez ce qu’il nous en coûte en Orient pour avoir l’air de bien vivre avec M. de Metternich. Il y a là plus d’un chapitre fort curieux d’histoire diplomatique, et par exemple on gagnerait beaucoup à connaître toutes les influences que nous pourrions exercer dans certaines provinces de l’empire ottoman et toutes celles que nous y subissons. Il est quelqu’un qui pourrait peut-être nous en donner de bonnes nouvelles : c’est notre ancien agent à Bucharest, aujourd’hui rappelé, par égard, dit-on, pour le prince Bibesko.

Le voyage du sultan dans ces belles principautés du Danube est à présent terminé ; il a traversé tout le nord de ses états, annonçant aux peuples qu’il voulait s’éclairer par lui-même sur leur sort, et les couvrir de sa protection sans distinction de race ni de croyance. C’est un événement exceptionnel dans les annales de la Porte. Aura-t-il d’autres résultats que ces généreuses paroles ? Nous le souhaitons sans trop y compter. On a fait en Roumélie, en Bulgarie, à Belgrade, ce qu’on avait fait jadis en Crimée pour Catherine II : on a paré l’empire vieilli pour ne point décourager le jeune prince, comme on avait paré l’empire toujours grandissant pour exalter l’orgueil d’une souveraine triomphante ; on a recouvert les minarets des mosquées et replâtré les fortifications ; on a même essayé d’inventer une sorte d’unité morale, comme on improvisait une puissance matérielle. Reschid-Pacha a donné dans Andrinople une seconde édition de la charte de Gulhané. « Nous sommes tous, a-t-il dit, sujets d’un seul et même royaume ; chrétiens, juifs ou musulmans, nous sommes tous les enfans d’une seule et même patrie. Sa hautesse distribue ses graces sans préférence entre les religions. » Nous voudrions pour beaucoup qu’il y eût là quelque chose de plus solide qu’un simple calque des idées modernes de l’Occident : l’avenir en décidera ; mais ce n’en est pas moins un des traits les plus considérables de notre temps que des réformes politiques s’annoncent à la fois à Constantinople et à Berlin sous l’invocation d’un même principe expressément formulé : « Le dogme religieux n’intéresse que la conscience de l’individu. »

Les affaires d’Amérique ont suivi leur cours : les troupes des États-Unis ont repris l’avantage sur le Rio-Grande, et continuent leur marche après une victoire bravement disputée. L’armée mexicaine semble presque dissoute, et ce n’est point de la capitale en désordre qu’elle peut attendre une direction vigoureuse. A Mexico même, il est un fort parti qui voudrait accéder à la fédération américaine, et ce parti compte dans ses rangs beaucoup de membres du bas clergé qui jouissent d’une souveraine influence chez des populations d’origine espagnole. Il n’y a rien dans ce pays qui ressemble à de l’esprit national, et l’administration a si peu d’intelligence, qu’elle s’est privée comme à plaisir de toutes ressources pécuniaires. Mexico est donc en réalité sans défense ; ce n’est pas à dire que nous croyions le général Taylor déjà si fort avancé dans son expédition. Malgré les recrues que lui a values son succès, il n’est pas près du but et il est permis de douter qu’il y doive arriver : il a sept cent milles à parcourir sur de mauvais chemins, très peu sûrs, avec des troupes irrégulières et dans une saison redoutable. Qu’il y ait une révolution contre Paredes, et le cabinet de Washington ne pourra guère se dispenser de consentir à la paix proposée par un nouveau gouvernement. Il est à peu près évident qu’il a été l’agresseur. Le Mexique a porté la peine de l’irritation causée par l’intervention anglaise dans l’affaire du Texas, parce qu’il avait semblé se substituer à l’Angleterre pour continuer les difficultés. Il serait malaisé de rien dire encore de précis sur les dernières négociations relatives à l’Oregon ; mais il est impossible qu’une solution pacifique, et c’est la plus probable, n’ôte pas beaucoup d’intérêt à la poursuite des hostilités contre le Mexique. A quel prix mettra-t-on l’accommodement, et jusqu’à quel point l’Angleterre s’en trouvera-t-elle blessée ? Nous la croyons assez prudente pour ne s’exagérer jamais les torts qu’elle souffre. Le Mexique, et avec lui toute l’Amérique du Sud, ne lui achètent pas autant que les États-Unis ; toute province entrant en communication plus étroite avec la fédération lui deviendra certainement un débouché plus sûr et plus large à mesure qu’elle prendra de nouvelles mœurs et s’organisera d’une façon plus stable. L’Angleterre voudra-t-elle, de propos délibéré, se fermer un si vaste marché pour garder un empire plus absolu que lucratif sur un marché beaucoup moindre ? Toute la question est là.

Il y a d’ailleurs dans le développement toujours croissant des États-Unis un fait très remarquable dont il faut tenir grand compte : c’est la juxtaposition plutôt que la fusion des diverses nationalités européennes sur un même territoire et sous une même loi politique. Les Anglo-Saxons finiront peut-être par devenir une minorité : les populations françaises du sud ont leurs organes spéciaux et leurs tendances propres ; les Irlandais, si nombreux, retrouvent, dans les natifs américains les descendans de leurs oppresseurs, et portent encore, dans une patrie nouvelle, le besoin de venger leur première patrie ; l’émigration allemande augmente dans des proportions extraordinaires, fonde des villes, peuple des districts entiers, et se perpétue dans son isolement avec toute l’obstination germanique. Vienne maintenant une souche espagnole, et qui sait ce qui arrivera d’un empire où seront représentées toutes les nations rivales de l’ancien monde !



VARIETES LITTERAIRES.




QUELQUES PAGES A AJOUTER AUX OEUVRES DE MOLIERE.


On plaidait hier pour une signature de Molière ; aujourd’hui, voici quatre ou cinq pages oubliées de ce grand homme, qu’un heureux hasard nous permet de remettre en lumière et d’indiquer à un futur éditeur. Ces reliques, au reste, nous le confessons tout d’abord, ne sont pas d’une bien haute portée littéraire ; il ne faut pas qu’on s’attende à une scène originale, hardie, digne des ciseaux de la police, à un pendant, par exemple, de la scène du pauvre, si long-temps absente du Festin de Pierre. Sauf quelques mots qui sentent leur don Juan et qui montrent à nu l’élève enjoué de Lucrèce et de Gassendi, nous n’avons mis la main que sur quelques jovialités burlesques ; mais il s’attache un intérêt si vif et si légitime à tout ce qu’on peut croire sorti de la plume de l’auteur du Misanthrope, que nous n’hésitons pas à faire confidence au public de ce que nous appellerons notre trouvaille, pour ne pas abuser, comme on fait chaque jour, et pour beaucoup moins, du grand mot de découverte.

Il s’agit de cent cinquante vers macaroniques qui se rencontrent en plus dans une ancienne édition, probablement unique, de la cérémonie du Malade imaginaire. Ce livret de dix-sept pages a été achevé d’imprimer à Rouen, le 24 mars 1673, trente-cinq jours après la mort de Molière. Il a échappé jusqu’ici aux lunettes des bibliographes et à la passion plus clairvoyante des amateurs du théâtre, Pont-de-Vesle, Befara et M. de Soleinne y compris. Il repose depuis une époque indéterminée sur les rayons de la Bibliothèque Royale, et, qui mieux est, figure depuis vingt-cinq ans au moins sur le catalogue, à l’article si souvent feuilleté de J.-B. Poquelin Molière. Tout le monde a pu l’y voir ; seulement personne jusqu’ici n’avait eu la fantaisie de l’ouvrir et de l’examiner.

Il y aurait une histoire instructive et amusante à faire des premières éditions du Malade imaginaire. Cette comédie-ballet, composée à la fin de 1672, pour récréer Louis XIV au retour de la fameuse campagne de Hollande, ne fut jouée devant le roi que le 19 juillet 1674, dans la troisième journée des fêtes qui eurent lieu à Versailles après la conquête de la Franche-Comté. Toutefois elle avait été représentée auparavant avec un grand succès à Paris, sur le théâtre du Palais Royal, le 10 février 1673, et interrompue le 27 du même mois, après la quatrième représentation, dans laquelle Molière expirant ne put qu’à grand’ peine achever son rôle. La législation était alors si peu favorable à la propriété dramatique, que, pour jouir exclusivement de l’œuvre dernière et très fructueuse de leur chef et de leur camarade, les comédiens de la troupe de Molière, dont faisait partie sa veuve, furent obligés de solliciter une lettre de cachet portant défense à toute autre troupe de représenter cet ouvrage, tant qu’il ne serait pas imprimé. Aussi ne se hâtèrent-ils pas de le mettre sous presse, et comme ce retard ne faisait pas le compte de la librairie étrangère, habituée dès-lors à vivre aux dépens de nos auteurs en crédit, la contrefaçon hollandaise s’avisa cette fois d’un singulier procédé. Un quidam, qui avait vu représenter la pièce à Paris, osa se charger de refaire de mémoire l’œuvre de Molière. Avec Diafoirus père et fils, Argan qu’il nomme Orgon, Purgon qu’il transforme en Turbon (car son oreille néerlandaise n’avait retenu ni compris les noms propres), ce pauvre hère fabriqua la plus plate, la plus fade, la plus triste comédie du monde, preuve éclatante de ce que vaut le style, même au théâtre. Dans les deux pièces en effet, le plan, l’intrigue, les caractères, sont les mêmes ; la diction seule et le dialogue font que l’une est une rapsodie misérable et l’autre un chef-d’œuvre[1]. Diverses éditions plus ou moins fautives se succédèrent tant à Paris qu’à l’étranger, jusqu’à la bonne et authentique publication du théâtre complet de Molière, faite en 1680 par La Grange et Vinot. J’aurais bien quelques remarques à faire sur ces divers textes ; mais ces curiosités attrayantes et ces courses buissonnières allongeraient trop ma route. Je ne veux m’occuper aujourd’hui que du nouveau texte de la cérémonie du Malade imaginaire.

Tous les critiques conviennent que cette réception d’un médecin « en récit, chant et danse » est le plus ingénieux et le plus divertissant des intermèdes qui égaient les comédies-ballets composées par Molière à l’occasion des joies du carnaval. On a même observé que, fidèle à la vérité jusque dans ses parades les plus bouffonnes, Molière n’avait qu’assez peu exagéré le ridicule du cérémonial usité pour la prise de possession du bonnet doctoral, surtout dans la faculté de Montpellier. M. Aimé Martin a confirmé cette opinion par un curieux passage du philosophe Locke, qui, se trouvant à Montpellier en 1676, trois ans seulement après la mort de Molière, écrivait les lignes suivantes : « Recette pour faire un docteur en médecine. Grande procession de docteurs habillés de rouge, avec des toques noires. Dix violons jouent des airs de Lulli. Le président s’assied, fait signe aux violons qu’il veut parler, et qu’ils aient à se taire ; il se lève, commence son discours par l’éloge de ses confrères, et le termine par une diatribe contre les innovations et la circulation du sang. Il se rassied. Les violons recommencent. Le récipiendaire prend la parole, complimente le chancelier, complimente les professeurs, complimente l’académie. Encore les violons. Le président saisit un bonnet qu’un huissier porte au bout d’un bâton et qui a suivi processionnellement la cérémonie, coiffe le nouveau docteur, lui met au doigt un anneau, lui serre les reins d’une chaîne d’or, et le prie poliment de s’asseoir. Tout cela, ajoute le grave Locke, m’a fort peu édifié[2]. » Cela, tout au contraire, nous édifie beaucoup, car cela nous montre quel esprit de loyale observation Molière apportait dans le dessin et l’exécution de ses farces même les plus folles. Ici le grotesque de la fiction ne surpasse guère le grotesque de la réalité, et l’on a pu dire avec raison de cette parodie que tout y est vrai, jusqu’aux violons.

Au rapport de plusieurs écrivains du XVIIe siècle, le cadre bouffon imaginé par Molière fut rempli en société, chez Mme de la Sablière, dans un dîner où se trouvaient Ninon, Chapelle, Despréaux, La Fontaine et quelques autres convives dignes d’un tel cercle. Chacun y mit son mot. Il est bon de dire en passant que la maîtresse du logis, la belle Sablière, pour parler comme Mme de Sévigné, aurait fort bien pu mettre du sien dans une composition d’une latinité plus correcte, car Corbinelli loue cette charmante personne d’entendre Horace comme le comte de Bussy-Rabutin et lui entendaient Virgile. Le canevas fut donc bientôt rempli, et même au-delà des besoins du théâtre. Molière l’abrégea, comme on peut s’en assurer par le texte imprimé sous ses yeux. En effet, si, par les motifs que nous avons indiqués, la pièce ne fut livrée que plus tard à l’impression, il n’en fut pas de même du prologue et des intermèdes. Il était d’usage alors de mettre, comme aujourd’hui, à la disposition des spectateurs le programme des ballets et des parties chantées, pour faciliter l’intelligence du sujet et des paroles. Aussi le prologue et les intermèdes du Malade imaginaire, dont Charpentier avait composé la musique, furent-ils imprimés sous la forme ordinaire, petit in-4o, une première fois en 1673, chez Christophe Ballard, seul imprimeur du roi pour la musique, et une seconde fois pour la représentation de Versailles du 19 juillet 1674, chez Guillaume Adam, libraire et imprimeur ordinaire de la troupe du roi. Ces deux impressions présentent dans le prologue et les deux premiers intermèdes des variantes assez importantes qui ont échappé à tous les éditeurs, même à M. Auger, très soigneux pourtant sur ce point[3]. Quant au troisième intermède, c’est-à-dire à la cérémonie, les différences ne portent que sur quelques mots[4]. Ce texte est donc resté fixé de la sorte dans toutes les éditions aussi bien qu’au théâtre, où cependant il est de tradition d’ajouter sur la fille aux pâles couleurs quelques vers qui rappellent un peu la longue tirade qu’on remarquera dans le livret de Rouen.

Ce livret offre le texte des éditions ordinaires, mais beaucoup plus ample. Ici la cérémonie n’est ni jointe aux autres intermèdes ni accompagnée de la pièce. C’est comme une petite comédie à part. Le titre en est ainsi conçu : « Receptio publica unius juvenis medici in academia burlesca Johannis Baptistae Moliere doctoris comici. Editio deuxième, revisa et de beaucoup augmentata super manuscriptos trovatos post suam mortem. » Rouen, chez Henri-François Viret, 1673 ; et au dernier feuillet : « Achevé d’imprimer le 24 de mars 1673. » La seconde page commence ainsi : ACTA ET CEREMONAE RECEPTIONIS.

Il me paraît évident que cet opuscule contient la copie complète de la cérémonie, rédigée en commun dans le salon de Mme de la Sablière. Nous ne proposons pas pour cela de substituer ce texte à celui qui fut arrêté par Molière. Nous croyons simplement que cette pièce doit entrer comme annexe dans toutes les éditions critiques que l’on fera dorénavant de notre immortel comique.

Ce qui constitue la principale différence des deux rédactions, c’est que dans les copies ordinaires quatre docteurs seulement prennent part à la réception du postulant, et que dans l’édition de Rouen huit docteurs entrent en lice et interrogent le bachelier. Le président, praeses, ouvre la séance par la harangue que l’on connaît :

Scavantissimi doctores,
Medicinae professores, etc.

Le premier docteur parle également comme dans toutes les éditions. Les développemens nouveaux ne commencent qu’à la question posée par le second docteur :

SECUNDUS DOCTOR

Proviso, quod non displaceat
Domino praesidi, lequel n’est pas fat,
Mais benigne annuat,
Cum totis doctoribus sçavantibus
Et assistantibus bien-veuillantibus.
Dicat mihi un peu dominus praetendens
Raison a priori et evidens,
Cur rhubarba et le séné
Per nos semper est ordonné
Ad purgandum utramque bile ?
Si dicit hoc, erit valde habile.

BACHLIERUS


A docto doctore mihi, qui sum praetendens,
Domandatur raison a priori et évidens

Cur rhubarba et le séné
Per nos semper est ordonné
Ad purgandum utramque bile,
Et quod ero valde habile :
Respondeo vobis,
Quia est in illis
Virtus purgativa,
Cujus est natura
Istas duas biles evacuare.

CHORUS


Bene, bene, bene, bene respondere !
Dignus, dignus, etc.. etc.

TERTIUS DOCTOR


Ex responsis il paraît jam sole clarius,
Quod lepidum iste caput, bachelierus,
Non passavit suam vitam ludendo au trictrac,
Nec in prenando du tabac ;
Sed explicet pourquoi furfur macrum[5]
Et parvum lac,
Cum phlebotomia et purgatione humorum,
Appellantur a medisantibus idolae medicorum,
Nec non pontus asinorum ?
Si premièrement grata sit domino praesidi
Nostra libertas quaestionandi,
Pariter dominis doctoribus
Atque de tous ordres benignis auditoribus.

BACHELIERUS


Quaerit a me dominus doctor
Chysologos, id est, qui dit d’or,
Quare parvum lac et furfur macrum,
Phlebotomia et purgatio humorum
Appellantur a medisantibus idolae medicorum,
Atque pontus asinorum ?
Respondeo quia
Ista ordonnando non requiritur magna scientia,
Et ex illis quatuor rebus
Medici faciunt ludovicos, pistolas et des quarts d’escus.

CHORUS


Bene, bene, bene, bene respondere, etc., etc.

QUARTUS DOCTOR

La question de notre quatrième docteur est celle du second des éditions ordinaires ; elle est seulement un peu plus développée.

uae sunt remedia,
Tam in homine quam in muliere,
Quae in maladia
Ditta hydropisia,
In malo caduco, apoplexia,
Convulsione et paralysia,
Convenit facere ?

BACHELIERUS


Clysterium donare, etc., etc.

QUINTUS DOCTOR

Le couplet du cinquième docteur commence comme celui du troisième des éditions ordinaires ; mais il contient une kyrielle de maladies tout autrement formidable :

Si bonum semblatur domino praesidi, etc.

Domandabo tibi, erudite bacheliere,
Ut reveni un jour à la maison gravis aere[6],
Quae remedia colicosis, fievrosis,
Maniacis, nephriticis, phreniticis,
Melancholicis, daemoniacis,
Asthmaticis atque pulmonicis,
Catarrhosis, tussiculosis,
Guttosis, ladris atque gallosis,
In apostematis, plagis et ulcere,
In omni membre démis aut fracturé,
Convenit facere[7] ?

BACHELIERUS


Clysterium donare, etc., etc.

SEXTUS DOCTOR

On remarquera dans le couplet du sixième docteur la mention qu’il fait de la faculté de Montpellier.

Cum bona venia reverendi praesidis,
Filiorum Hippocratis,

Et totius coronae nos admirantis[8]
Petam tibi, resolute bacheliere,
Non indignus alumnus di Monspeliere,
Quae remedia caecis, surdis, mutis,
Manchotis, claudis atque omnibus estropiatis,
Pro coris pedum, malum de dentibus, pesta et rabie,
Et nimis magna commotione in omni novo marié,
Convenit facere ?

BACHELIERUS


Clysterium donare, etc., etc.

La tirade du septième docteur est, à quelques vers près, celle du quartus doctor des éditions communes. Un trait pourtant est à relever :

Tombavit in meas manus
Homo qualitatis, dives comme un Craesus.

OCTAVUS DOCTOR


Impetrato favorabili congé
A domino praeside,
Ab electa troupa doctorum,
Tam praticantium quam practicae avidorum,
Et a curiosa turba badaudorum,
Ingeniose bacheliere,
Qui non potuit esse jusqu’ici déferré,
Faciam tibi unam quaestionem de importantia :
Messiores, detur nobis audiencia.
Isto die bene mane,
Paulo ante mon desjeuné,
Venit ad me una domicella
Italiana, jadis bella,
Et, ut penso, encore un peu pucella,
Quae habebat pallidos colores,
Fievram blancam dicunt magis fini doctores,
Quia plaiguebat se de inigraina,
De curta halena,
De granda oppressatione,
Jambarum enflatura et effroiabili lassitudine,
De battimiento cordis,
De strangulamento matris,
Alio nomine, vapor hystérique,
Quae, sicut omnes maladiae terminatae in ique,
Facit à Galien la nique.

Visagium apparebat bouffitum et coloris
Tzntum vertae, quantum merda anseris.
Ex pulsu petito valde frequent, et urina mala,
Quam apportaverat in phiola,
Non videbatur exempta de febricule ;
Au reste, tam debilis, quod venerat
De son grabat,
In cavallo sur une mule ;
Non habuerat menses suos,
Ab illa die quae dicitur des grosses eaux ;
Sed contabat mihi à l’oreille,
Che si non era morta, c’estait grand’ merveille,
Perche in suo negocio
Era un poco d’amore et troppo di cordoglio,
Che’l suo galano sen’era andato in Allemagna
Servire al signor Brandebourg una campagna.
Usque ad maintenant multi charlatani,
Medici, apothicari et chirugiani,
Pro sua maladia in vano travaillaverunt,
Juxta mesme las novas gripas istius Bourru van Helmont,
Emploiantes ab oculis cancri ad Alcahest.
Veuillas mihi dire quid superest
Juxta orthodoxes illi facere ?

BACHELIERUS


Clysterium donare, etc., etc.

IDEM DOCTOR


Mais, si tam grandum bouchamentum
Partium naturalium
Mortaliter obstinatum
Per clysterium donare,
Saignare,
Et reiterando cent fois purgare,
Non potest se guarire,
Finaliter, quid trovares à propos illi facere ?

BACHELIERUS


In nomine Hippocratis benedictam, cum bono garçone
Conjunctionem imperare.

CHORUS


Bene, bene, bene, etc.

Cette parodie d’une formule de la liturgie catholique (in nomine Hippocratis bénédictam) égale, ce me semble, si elle ne surpasse, le fameux « je te le donne pour l’amour de l’humanité » de la scène du pauvre. Ce trait caractérise une certaine partie de la société du XVIIe siècle.

La suite est à peu près semblable dans les deux textes, sauf quelques additions. Le président fait, par exemple, jurer au postulant de ne jamais

Emeticum ni mercurium dare,
Maladus dust-il crevare, etc.

Les pouvoirs qu’on lui confère sont aussi plus étendus

Puissanciam, virtutem atque licentiam
Medicinam cum methodo faciendi,
Id est, clvsterizandi,
Saignandi,
Purgandi,
Sanguandi,
Ventousandi,
Scarificandi,
Perceandi,
Taillandi,
Coupandi,
Trepanandi,
Brûlandi,
Uno verbo, selon les formes, atque impune occidendi
Parisiis et per totam terrain.

Le dernier couplet qu’un chirurgien prononce dans l’ancien texte est attribué, dans le nouveau, à un apothicaire, et il est beaucoup plus détaillé :

Puisse toti anni
Lui essere boni,
Et favorabiles,
Et n’habere jamais
Entre ses mains pestas, epidemias,
Quae sunt malas bestias,
Mais semper pluresias, pulmonias,
In renibus et vessia pierras,
Rheumatismos d’un anno et omnis generis fievras,
Fluxus de sanguine,
Guttas diabolicas,
Mala de sancto Joanne,
Poitevinorum colicas,
Scorbutum de Hollandia

Nous passons les derniers souhaits, que nos lecteurs pourraient, comme la comtesse d’Escarbagnas, trouver d’un latin un peu trop malhonnête.

On voit que cette nouvelle rédaction accroît d’environ cent cinquante vers, c’est-à-dire de la moitié, le texte que nous possédions. Nous avons consulté, sinon la totalité, au moins un très grand nombre des éditions connues de Molière, et nous n’avons trouvé ces additions dans aucune. Cependant ce texte développé de la cérémonie n’a point passé absolument inaperçu ; il a même été reproduit une fois, mais non pas en France. En 1697, un certain Nic. de Castelli, Italien réfugié en Allemagne et secrétaire de l’électeur de Brandebourg, traduisit en italien et fit imprimer séparément à Leipsick toutes les comédies de Molière, qu’il réunit l’année suivante en quatre volumes in-12. Dans sa traduction du Malade imaginaire, cet auteur a donné la cérémonie telle qu’on la lit dans le texte de Rouen. On peut s’étonner que la traduction de Castelli, qui n’est pas fort rare, et que possèdent beaucoup d’amateurs du théâtre, n’ait été ouverte ni parcourue par aucun d’eux. J’ajouterai un fait non moins singulier, c’est que ce même de Castelli a donné dans le Festin de Pierre la traduction exacte de la scène du pauvre, absolument conforme au texte le plus complet. Cet Italien était, comme on voit, un homme emunctae naris, et des mieux informés. Les éditeurs de Molière auraient bien fait, et feront bien dorénavant, de tenir plus de compte de son travail.


CHARLES MAGNIN.




BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE.


DES ALLEMANDS, PAR UN FRANÇAIS[9]. — L’auteur de ce livre, qui a cru devoir garder l’anonyme, est assurément un homme d’esprit et un observateur avisé. Il a pris son sujet par l’endroit le plus profond, et cependant il a su être court. Il ne raconte pas d’événemens ; il ne décrit ni costumes ni personnages, et n’a que fort peu de goût pour le pittoresque ou pour l’anecdote : il trace purement et simplement un portrait psychologique, mais il y met tant de finesse et tombe si juste sur les traits principaux, que cette image tout abstraite d’une nation se grave dans l’esprit du lecteur aussi bien que s’y graverait une figure plus matérielle. Il faut convenir pourtant qu’un lecteur qui ne connaîtrait rien de l’Allemagne perdrait beaucoup du profit qu’on peut tirer de cet ouvrage ; il est même assez probable qu’il ne saisirait pas le lien qui en joint les diverses parties. L’auteur a vécu beaucoup au-delà du Rhin ; il est là, dit-il, comme chez lui ; il oublie trop peut-être que tout le monde n’a pas fait le voyage, et il nous parle des Allemands comme si nous étions déjà assez Allemands nous-mêmes pour le comprendre à demi-mot ; il suppose trop de choses sues, c’est le tort de ceux qui savent bien, tort plus pardonnable aujourd’hui que jamais. On écrit tant pour le public en masse, qu’il n’y a guère lieu d’en vouloir à ceux qui écrivent pour le petit nombre ; ce livre-ci est donc le livre des connaisseurs, liber paucorum. En voici brièvement la substance.

Les Français et les Allemands s’ignorent réciproquement ; c’est déjà les rapprocher que de leur expliquer comment ils diffèrent : montrer comment ces différences se sont produites, c’est empêcher qu’on ne les impute à l’indestructible diversité des races. Le sentiment national s’est développé chez nous en même temps que le caractère national ; l’un et l’autre sont le fruit d’une éducation politique. En Allemagne, au contraire, il a fallu que la science se chargeât d’enseigner le sentiment de la nationalité, parce que la nationalité même avait cessé d’être manifeste pour la conscience publique ; la patrie est sortie de l’école ; le patriotisme a passé par toutes les exagérations des systèmes. Il serait bon de mettre à nu ces exagérations devenues vite populaires, d’artificielles qu’elles étaient ; on ôterait peut-être de la sorte à la susceptibilité germanique quelques-unes de ces arêtes trop vives auxquelles nous nous blessons tout en la blessant.

Le vice du patriotisme, c’est de revendiquer la supériorité absolue au nom d’un peuple contre tous les autres. Les Allemands croient ardemment à la leur, et lui trouvent de bonnes raisons d’être deux causes d’ordre naturel, la langue et la race ; deux causes d’ordre historique, la réforme et la philosophie, celles-ci données comme le produit nécessaire des deux autres. L’auteur indique alors avec beaucoup de tact ce qu’il faut retrancher à ces argumens, et il nous apprend bien ce que sont réellement les Allemands en nous apprenant ce qu’ils veulent être. Il explique, il combat cette prétention malheureuse d’avoir une langue qui se suffise toute seule, et un sang qui ait peuplé le monde ; il dit avec un accent pénétré tout ce qu’il y a là d’hostile au progrès commun des sociétés européennes, de contraire aux intérêts libéraux ; il s’attache du mieux qu’il peut à guérir la plus incurable de toutes les vanités nationales, la vanité par érudition. Quiconque a seulement conversé deux heures avec un Allemand est à même de voir combien le sujet est topique ; les deux heures n’auront point passé sans qu’on ait parlé de grammaire et d’ethnographie. Notre spirituel anonyme montre ensuite que la réforme n’est chose germanique ni par ses origines en tant qu’événement ni par ses conséquences en tant que principe ; il rend à Luther son rôle vrai, et à l’œuvre de Luther sa valeur intrinsèque. Enfin il pèse adroitement les inconvéniens et les mérites de l’esprit métaphysique, et il prouve, que, si c’était là par excellence et par exclusion l’esprit allemand, il faudrait penser que l’Allemagne s’en va, puisqu’elle se fait de moins en moins spéculative en se livrant de plus en plus aux agitations de la vie pratique. Le grand trait national, et certes aussi l’erreur de nos voisins, c’est donc aujourd’hui de réclamer par privilège spécial et par droit inné des capacités toutes particulières, c’est d’enfermer l’Allemagne en elle-même pour la mettre au-dessus du monde

A la suite de ses observations capitales sur le fond même du caractère qu’il étudie, l’auteur ajoute quelques détails bien appropriés qui complètent son jugement ; les mœurs et les habitudes, le mouvement des intelligences, le goût des émigrations, tels sont les élémens qui l’aident encore à constater le triste penchant dont il accuse l’Allemagne. L’amour de l’isolement, la simplicité des mœurs ; bourgeoises, l’efficacité des foyers scientifiques, partout répandus au lieu d’être concentrés, l’honneur des positions solides industrieusement créées sur la terre étrangère, voilà sans doute de précieux avantages ; mais toute médaille a son revers.

Pour peu qu’on sache se représenter les points essentiels auxquels est aujourd’hui fixée la pensée allemande, on les retrouve tous sous forme généralement nette et précise dans ces quelques pages. Il y a çà et là des répétitions, des négligences, une apparence de confusion qu’on aurait pu éviter avec une manière moins lâche ; cette manière même a pourtant son prix : les différens morceaux qui composent cet agréable travail se rapportent naturellement, et, si quelquefois la transition échappe, du moins n’en sent-on jamais le poids. Bref, c’est écrit sans fatigue ; on dirait une causerie de bonne et sérieuse compagnie. L’auteur n’a d’affectation d’aucun genre ; c’est une belle qualité par ce temps où tous les pédantismes courent sous le masque.


A.T.

— THE ECCLESIASTICAL ARCHITECTURE OF IRELAND, ANTERIOR TO THE ANGLO-NORMAN INVASION, COMPRISING AN ESSAY ON THE ORIGIN AND USES OF THE ROUND TOWERS OF IRELAND, by George Petrie (l’Architecture ecclésiastique de l’Irlande, antérieure à la conquête anglo-normande, comprenant un essai sur l’origine et les usages des tours rondes de l’Irlande). Dublin, in-4e, 1845. — Il existe en Irlande une assez grande quantité de tours rondes, terminées presque toujours par un cône en pierre ; la circonférence extérieure de ces tours a de douze à vingt mètres à la base, et la hauteur de quinze à cinquante mètres. Elles sont ordinairement assises sur une, deux ou trois marches, et l’on reconnaît, aux pierres en saillie et aux trous destinés à recevoir les poutres, qu’elles étaient divisées en différens étages, dont le nombre variait, suivant la hauteur, depuis quatre jusqu’à huit. A la base, les murailles ont au moins un mètre d’épaisseur et quelquefois près du double ; la porte, toujours assez étroite pour ne donner passage qu’à une seule personne, était à deux mètres cinquante centimètres du sol ou même plus élevée. Aucun jour n’éclairait l’étage inférieur ; les autres étaient percés d’une ouverture irrégulière qui s’élargissait d’étage en étage ; le dernier seul en avait quatre ou cinq, qui regardaient habituellement les quatre points cardinaux. La maçonnerie est en pierres sèches, le plus souvent brutes ; les intervalles ont été remplis après coup par de petits cailloux grossièrement taillés et enfoncés à coup de marteau. Ces constructions, trop étroites pour avoir servi d’habitations, trop simples pour avoir été de purs ornemens sans utilité, trop considérables et trop anciennes pour pouvoir être regardées comme une dépendance d’autres bâtimens, trop répandues pour être des caprices individuels, et trop indifféremment bâties au bord des lacs, au sommet des montagnes, dans les îles les plus désertes, pour avoir une destination locale, avaient souvent occupé les archéologues irlandais ; mais jusqu’ici toutes les investigations n’avaient abouti qu’à des rêves plus ou moins patriotiques. Ces archéologues y voyaient des ouvrages phéniciens, des monumens bouddiques ou des restes du gaurisme, et les faits sur lesquels ils s’appuyaient, étaient encore plus hasardés que leurs conclusions. L’académie irlandaise a senti la nécessité d’éclaircir enfin ce point si obscur de l’archéologie nationale, et le livre de M. Petrie a complètement rempli son but ; tous les élémens de la question y sont consciencieusement étudiés et appréciés avec un esprit de critique bien rare, même chez les antiquaires du continent. M. Petrie a facilement reconnu que la maçonnerie était absolument celle des plus vieilles églises irlandaises, que souvent dans la construction des fenêtres on retrouve ce mélange alternatif de pierres courtes et longues qui caractérise l’architecture saxonne en Angleterre, et que les ornemens qui enrichissent les tours de Kildare et de Timahoe ne permettent pas de leur assigner une date fort ancienne. L’impossibilité de faire remonter ces constructions à une époque antérieure à notre histoire, le silence de toutes les annales, obligeaient d’en déterminer la destination à l’aide de la disposition et de forme du monument, et M. Petrie en a conclu, sinon avec certitude, au moins avec une vraisemblance très suffisante dans les questions archéologiques, que ces tours, qui se trouvaient presque constamment auprès d’une église, servaient de clocher, de place forte où l’on préservait du pillage les objets consacrés au culte, et, dans les jours de danger, d’observatoire. Il nous fait aussi connaître des églises bâties pendant le vine siècle, des oratoires encore plus anciens, les habitations des premiers saints de l’Irlande, notamment de saint Finan Cam et de saint Fechin, l’établissement monastique d’Ardoilen, sur la côte de Connamara, qui prouve avec tant d’évidence l’influence de l’Orient sur les anachorètes et les moines de l’Irlande, et de nombreuses gravures, faites avec le plus grand soin, apportent une nouvelle clarté à des descriptions déjà parfaitement claires. Cet ouvrage doit avoir un second volume, où nous espérons que le savant archéologue ne s’occupera pas exclusivement de l’architecture religieuse ; il serait à souhaiter qu’il appliquât aussi ses études à ces châteaux de verre, glass-castles, qui existent également en Bretagne, et viennent de recevoir un nouvel intérêt des fouilles dont les résultats ont été communiqués à l’Académie des Inscriptions. On connaissait depuis long-temps une ruine située à Lévan, dans le département des Côtes-du-Nord, qui est recouverte, comme les châteaux dont nous venons de parler, d’un enduit de matière vitrifiée, brillant au soleil et d’une dureté remarquable ; mais on n’en savait rien de plus, lorsque, dans un voyage qui lui avait permis d’en apprécier toute l’importance, M. Lenormant a obtenu de l’administration que l’on y fît des fouilles. Cette antiquité est connue dans le pays sous le nom de camp romain et de pierres brûlées. A sa forme elliptique, un peu allongée, il est certain que ce n’est pas un camp romain, et les cendres qu’on y a découvertes prouvent que la seconde dénomination est beaucoup mieux justifiée. La première question qui se présente est de savoir si la calcination dont on voit les traces fut un sinistre accidentel ou un procédé employé volontairement pour rendre le monument plus solide, et malheureusement les données ne nous semblent pas encore suffisantes. Cependant on a cru reconnaître que les pierres dures avaient été placées à quelque distance les unes des autres et recouvertes de schistes qui, en se vitrifiant, avaient rempli les intervalles et formé une seule masse compacte de toute la maçonnerie. Quoi qu’il en soit, un procédé si singulier aurait besoin de preuves plus positives, et, avant de rien conclure, il faudrait déblayer une assez grande partie de l’enceinte pour s’assurer si la vitrification a eu lieu partout d’une façon uniforme, et si les pierres avaient été réellement choisies et disposées systématiquement de manière à être liées par l’action du feu. Les autres questions qui se rattachent à ce curieux monument ne pourraient être résolues qu’à l’aide de découvertes fortuites, et, malgré l’habileté qui a présidé aux fouilles, jusqu’ici le hasard ne les a pas heureusement servies. On n’a trouvé qu’un fragment de vase en terre cuite, de nombreux morceaux de brique qui ne semblent pas de fabrication romaine, et une médaille fort commune de Germanicus, que l’existence d’une voie antique dans le voisinage empêche de regarder comme une indication importante. Il serait donc bien à désirer que M. Petrie recherchât en Irlande toutes les données de cette obscure question avec la patience érudite et consciencieuse dont il vient de donner d’honorables preuves

E. D. M.


  1. Cette informe contrefaçon pourrait cependant être consultée avec fruit pour l’indication de quelques jeux de scène et pour les costumes. Le maladroit faussaire avait été mieux servi par ses yeux que par son esprit et ses oreilles.
  2. Life o f Locke, by lord Ring.
  3. Daniel Elzevir réimprima, en les fondant, les deux programmes de 1673 et 1674, et les plaça en tête de la fausse comédie du Malade imaginaire. Il eut la pudeur de séparer par un titre et une pagination distincts les intermèdes de Molière d’avec la pièce supposée.
  4. Par exemple, dans le programme de 1674, au lieu du mot chorus de l’édition 1673, ou lit le mot facultas.
  5. En marge : Du son pour les clystères.
  6. En marge : Chargé d’argent.
  7. L’ancien texte porte : Trovas à propos facere, qui vaut beaucoup mieux ; mais cette élégance macaronique se retrouve plus loin dans le nouveau texte.
  8. On a déjà dû remarquer, au milieu de tout ce latin burlesque, plus d’une finesse d’exquise latinité.
  9. Un vol. in-8o, librairie d’Amyot.