Chronique de la quinzaine - 14 juin 1847

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Chronique n° 364
14 juin 1847


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 juin 1847.


L’attention publique est douloureusement préoccupée des accusations de corruption qui, après avoir défrayé la polémique quotidienne, vont devenir le texte de débats parlementaires dont s’affligent d’avance tous les esprits vraiment politiques. Certes, nous ne professons pas pour notre temps une admiration sans bornes ; nous croyons que la paix a ses misères comme la guerre, et qu’une nation ne saurait se livrer, pendant trente ans, aux travaux de l’industrie, à l’ardente recherche du bien-être, sans que les mœurs publiques et privées s’en ressentent. Le calme et la prospérité énervent nécessairement les ames, et lorsque la nature même des institutions oblige chacun à compter avec tout le monde, lorsque les ministres ont besoin des députés, comme les députés des électeurs, il est difficile que, dans cet échange obligé de services et de complaisances, il ne se glisse pas certains abus dont la répression est parfois impossible, lors même qu’elle serait le plus désirable. Pourtant, en fait de morale publique et privée, notre siècle peut à coup sûr regarder en face, sans rougir de lui-même, les deux siècles qui l’ont précédé. Ce n’est pas que notre intention soit de dissimuler le malaise moral qui travaille les esprits ; nous voulons au contraire en rechercher les causes.

Dans la société, dans le gouvernement, les ressorts sont comme détendus ; les forces qui devraient concourir au même but se divisent chaque jour davantage ; elles s’annulent par l’isolement, ou bien elles se font la guerre entre elles. Pas de pensée générale, pas d’idée grande et féconde à laquelle chacun sacrifie ses intérêts ou ses caprices. Non-seulement chaque parti, mais chaque homme est à lui-même son but et son idole. Sous l’empire de ces préoccupations exclusives, on tient un langage, on prend une attitude qui, à un moment donné, deviennent autant d’obstacles au rôle utile que l’on pourrait jouer dans les affaires du pays. C’est déjà là une cause notable d’affaiblissement ; en voici une autre. Il semblerait que l’ambition politique ne doit surgir et croître qu’en proportion des services rendus. Jusqu’ici du moins, les prétentions aux premiers postes ne s’avouaient qu’après un long noviciat et de notables travaux dans le parlement. Nos jeunes hommes politiques ont changé tout cela, et ils ne veulent entrer, même pour la première fois, en campagne qu’en qualité de généraux. Les fantaisies, les amours-propres, ont pris la place des grandes ambitions. Les conséquences ne se sont pas fait attendre. On s’est séparé de son parti ; on ne s’est pas borné à critiquer ses chefs, on a tiré sur eux. La confusion et la défiance ont gagné les rangs de la majorité. Le ministère, se voyant combattu non plus seulement par ses adversaires naturels, mais par des ennemis intimes, par des hommes qui étaient ses alliés la veille, s’est laissé déconcerter, et son attitude a trahi son indécision. Le gouvernement en a été affaibli ; l’opposition sérieuse, celle qui peut aspirer à la direction des affaires, y a-t-elle gagné en force réelle ? S’il en était ainsi, on pourrait peut-être se consoler de toutes les misères auxquelles nous assistons. Malheureusement il n’y a guère en tout ceci que des satisfactions de vanité pour des hommes en seconde ligne, qui se sont tout à coup emparés du premier plan. Quand les hommes éminens s’isolent et se neutralisent comme à plaisir, les esprits aventureux, chez lesquels se rencontrent d’ordinaire tous les genres d’ambition, prennent une importance qui dénote suffisamment le vice d’une situation.

N’est-ce pas, en peu de mots, l’histoire des derniers mois de la session ? N’y a-t-il pas dans ces tristes symptômes des enseignemens pour tout le monde, pour le pouvoir et pour les partis ? Deux épisodes ont encore assombri la scène politique : le procès commencé par la pairie contre un de ses membres, et la demande adressée par elle à la chambre élective afin d’être autorisée à juger un délit qui aurait été commis par un député. Le procès du général Cubières était une fatale nécessité à laquelle la pairie ne pouvait se soustraire. Les faits avaient eu un retentissement trop déplorable pour que l’honneur de ce grand corps ne se trouvât pas engagé, et son devoir, comme l’intérêt général, lui commande aujourd’hui de poursuivre ses recherches et de se montrer sévère, si les délits sont constatés. Cette satisfaction sera pénible à donner sans doute, mais elle est devenue nécessaire pour calmer la conscience du pays. Au reste, à toutes les époques, sous tous les régimes, il y a eu des agens, des fonctionnaires, même des plus haut placés, qui ont oublié ce qui constitue le premier devoir de l’homme public, ce qui doit être sa religion : nous voulons parler de la probité avec toutes ses délicatesses, avec toute son austérité. Si donc il y a aujourd’hui de pareils méfaits à signaler, on ne saurait y voir les indices extraordinaires d’une corruption inouie. Seulement la publicité, les commentaires et les attaques des partis donnent à des désordres qu’ont eu à réprimer et à punir tous les gouvernemens une notoriété retentissante qui en aggrave la portée. Les partis extrêmes s’autorisent du déplorable procès dont est saisie la chambre des pairs, et de toutes les rumeurs qui s’y rattachent, pour ébranler la foi du pays dans l’honnêteté des hommes publics, dans la probité des serviteurs de l’état. Ce n’est plus l’existence, mais la considération du pouvoir qui est attaquée ; on ne lui livre plus d’assauts dans les rues, mais on le diffame, et l’émeute est remplacée par la calomnie. Ce doit être là un sujet de graves réflexions, et les chambres comme le gouvernement ne sauraient rester indifférens aux sentimens divers qui ont ému l’opinion.

Il est à regretter cependant que la pairie ait compliqué une situation si difficile d’un incident déjà oublié, et qu’elle ait pu trouver une injure dans l’une de ces inculpations que les pouvoirs sont contraints chaque jour de laisser passer en silence. Nous nous étonnons qu’une assemblée aussi grave se soit laissé entraîner par les susceptibilités irréfléchies de quelques-uns de ses membres. On peut pressentir les difficultés de ce procès, mais il est impossible d’en entrevoir les avantages. C’était assez, ce semble, pour s’abstenir. Quoi qu’il en soit, la question est posée ; elle sera résolue devant la cour des pairs avec plus de réflexion et de maturité qu’elle n’a été soulevée, et l’on peut compter sur sa justice, lors même qu’elle aurait fait douter un jour de sa prudence. Quant à la chambre élective, sa position est des plus simples : elle n’a ni à juger ni même à mettre en prévention l’un de ses membres ; elle n’a qu’à autoriser un autre pouvoir à exercer dans son indépendance la part de juridiction que la charte lui confère. Que la chambre refuse l’autorisation lorsque le délit n’existe pas matériellement, comme dans l’affaire de M. de Cormenin, on le conçoit très bien ; on concevrait moins facilement qu’elle revendiquât le droit de juger en première instance, et de préjuger la question de savoir si c’est à tort ou à raison que la pairie s’est tenue pour offensée.

Retrouverons-nous donc partout les préoccupations personnelles en lutte avec l’intérêt public ? C’est avec un vif regret que nous avons vu M. le maréchal Bugeaud quitter brusquement le gouvernement général de l’Algérie. Le maréchal a trop facilement cédé à l’impatience que lui fait éprouver l’opposition que ses vues rencontrent dans la chambre des députés. Pourquoi n’est-il pas venu lui-même, cette année, au sein du parlement, exposer ses plans, défendre ses idées ? Quand même il ne fût pas parvenu à convaincre la chambre que sur tous les points son coup d’œil était juste et ses opinions les meilleures, il eût mieux servi sa renommée en les soutenant à la tribune qu’en laissant percer sa mauvaise humeur dans les proclamations par lesquelles il a fait ses adieux à l’armée et à la colonie. C’est parce que nous avons pour la capacité du maréchal, pour son énergie, une estime dont l’expression a été souvent consignée dans ces pages, que nous nous croyons le droit de ne pas dissimuler nos regrets sur l’attitude que tout récemment il a prise. M. le maréchal Bugeaud doit connaître à fond les sentimens de la chambre : il sait qu’elle est unanime pour désirer sincèrement la prospérité de l’Algérie, et que, si deux ou trois opposans incorrigibles répètent chaque année, non pas qu’il faut détruire Carthage, mais qu’il faut évacuer l’Afrique, ces voix solitaires ne sont pas écoutées. La chambre avait composé, cette année, la commission des crédits extraordinaires d’Afrique de dix-huit membres au lieu de neuf. Cette commission s’est livrée à des recherches approfondies, dont les résultats ont été exposés d’une manière remarquable par M. de Tocqueville. Elle s’est précisément autorisée de la soumission de la plus grande partie du pays et de la paix qui succède à une guerre habilement conduite, pour penser que cet état nouveau de l’Algérie appelle des résolutions nouvelles. Comme l’a fort bien dit M. de Tocqueville, nous avons vaincu les Arabes avant de les connaître ; aujourd’hui la société indigène n’a plus de secrets pour nous. On peut donc maintenant rechercher quelles sont les limites naturelles de notre en Afrique, quel doit y être l’état de nos forces, et de quelle manière il convient d’administrer les peuples qui y vivent. Assurément la commission et la chambre, en posant ainsi les questions, ont montré qu’elles avaient pour notre établissement d’Afrique non-seulement une bienveillante sympathie, mais la volonté d’employer les moyens les plus propres à en hâter le développement. La commission et la chambre ont voulu aiguillonner le gouvernement : ceux qui voient dans l’avenir prospère de l’Algérie une des conditions nécessaires de la puissance française doivent-ils s’en plaindre ? Ne doivent-ils pas plutôt se féliciter de ces excitations adressées par la chambre au pouvoir ? Aux deux articles du projet de loi sur les crédits extraordinaires, la commission en a ajouté un troisième ainsi conçu : « Il sera rendu compte aux chambres, dans la session de 1848, de l’organisation de l’administration civile en Algérie. » Le cabinet a adopté l’article sans débat, avec empressement. Il a reconnu avec raison que cet article lui créait comme une nécessité salutaire d’imprimer plus d’activité à l’organisation civile de la colonie, et de ne rien négliger pour obtenir des résultats qui seront attendus et contrôlés.

Après la loi relative aux crédits extraordinaires de l’Algérie, la chambre devait examiner un autre projet par lequel on lui demandait 3 millions pour des camps agricoles. C’était là le plan de prédilection de M. le maréchal Bugeaud. Choisir parmi les soldats de bonne volonté les plus capables, leur donner un congé de six mois pour aller se marier en France ; à leur retour, les placer avec leurs compagnes sur un petit domaine, leur donner un petit mobilier, des bestiaux, des instrumens de travail, leur laisser la solde et l’habillement pendant trois ans, leur fournir les vivres ; enfin, à l’expiration de leur service militaire, faire passer les colons sous le régime civil : tel était en substance l’essai pour lequel le gouverneur-général désirait que le gouvernement et les chambres missent des ressources particulières à sa disposition. La commission, le second rapport de M. de Tocqueville en fait foi, s’est livrée à un examen sérieux du plan du maréchal ; elle l’a comparé tour à tour aux régimens-frontières de l’Autriche, aux colonies militaires de la Russie. Après avoir établi que la mesure qu’on lui proposait devait être jugée plus par des considérations économiques que par des considérations militaires, elle s’est convaincue qu’un pareil projet n’était ni utile ni nouveau. Déjà des essais de ce genre ont été tentés, ils ont été malheureux. La commission s’est trouvée unanime pour voter le rejet du projet. En le retirant, le ministère a épargné à la chambre des débats dont il était facile de prévoir le résultat négatif, et, en vérité, après la brusque façon dont le maréchal Bugeaud avait quitté l’Afrique, il n’avait rien de mieux à faire. Au reste, les travaux et le rapport de la commission témoignent plus que jamais d’une intention sincère de fonder en Afrique une colonie puissante. La commission a étudié deux plans de colonisation que lui avait communiqués le gouvernement, l’un pour la province de Constantine, l’autre pour celle d’Oran ; elle a approuvé les principes qui en forment la base commune ; ce sont des jalons pour l’avenir.

Le ministère ne parait pas encore avoir pris de parti dans l’importante question du gouvernement général de l’Algérie. M. le maréchal Bugeaud persévérera-t-il dans ses projets de retraite définitive ? Il est en ce moment à Excideuil. Viendra-t-il à Paris comme il y a été invité ? Nous comprenons que le cabinet ne veuille pas prendre au mot le maréchal, et qu’il l’interroge encore une fois sur ses véritables intentions ; mais il ne doit pas oublier non plus combien il importe de ne pas laisser long-temps l’Algérie sans un chef suprême et responsable. C’est là surtout que toute situation provisoire est funeste. Il faut que les populations arabes, dont l’humeur est si inquiète, si remuante, aient devant elles une autorité dont elles ne mettent pas en doute la force et la durée. Le temps, l’expérience et la guerre ont formé en Afrique des hommes dans lesquels le gouvernement et le pays peuvent mettre une confiance méritée. Le général Lamoricière vient de montrer à la tribune combien il connaissait à fond toutes les conditions nécessaires de notre domination en Afrique ; il a vivement intéressé la chambre par un discours à la fois pittoresque et pratique, où l’homme d’opposition s’est entièrement effacé ; cette preuve de tact et de goût n’a pas été une des moindres causes du succès de M. de Lamoricière. De brillans services et la fermeté de caractère ont placé très haut dans l’estime de l’armée M. le général Bedeau, qui ne s’est laissé enrôler dans les rangs d’aucun parti, et que tout semble désigner pour porter un jour le fardeau du commandement en chef. L’Algérie ne peut-elle enfin avoir pour gouverneur-général un des princes qui l’ont souvent visitée pour y partager les travaux et la gloire de nos troupes ? Beaucoup de personnes ont souvent regretté que le pouvoir, dans notre colonie africaine, eût une physionomie exclusivement militaire. Si l’un des fils du roi était gouverneur-général de l’Algérie, n’aurait-il pas, par la force des choses, outre l’autorité militaire, un caractère civil qui serait pour tous les intérêts une précieuse garantie ? Nous vivons, il est vrai, dans une époque où les grandes situations inspirent tant d’ombrages, tant de sentimens mauvais, que souvent on craint de leur offrir un aliment nouveau en donnant à des princes qui pourraient rendre des services un rôle actif dans les affaires. On aime mieux les laisser dans une stérile et brillante oisiveté. Quoi qu’il en soit, c’est pour le cabinet un impérieux devoir d’agir avec décision et promptitude, tant pour ce qui concerne le commandement en chef que pour l’organisation de l’administration civile.

Les problèmes difficiles abondent dans les projets soumis au parlement. Nous ne sommes pas étonnés que la chambre des pairs n’avance que lentement dans sa discussion de la loi sur l’enseignement et l’exercice de la médecine et de la pharmacie. Il ne serait pas exact de dire que la présentation d’une loi pareille est prématurée, car le corps médical a été presque unanime pour réclamer un remaniement complet de la législation qui le régit ; mais les questions qu’il faut résoudre pour arriver à ce résultat sont encore obscures, même pour les hommes spéciaux. Ici, comme ailleurs, la vérité spéculative et la réalité pratique ne pourront être mises d’accord qu’après une longue élaboration. Quoi de plus rationnel, quoi de plus irréfutable en principe que de ne reconnaître qu’un seul ordre de médecins ? C’est ce qu’a fait le projet de loi : en cela, il a adopté une solution foncièrement vraie, et il s’est trouvé d’accord avec l’opinion du corps médical, qui a demandé depuis long-temps qu’on fit disparaître la monstruosité des deux ordres de médecins. Cependant des voix s’élèvent pour exposer tous les inconvéniens de cette réforme radicale ; elles demandent si l’on trouvera toujours des médecins pour les campagnes, et ce qu’y deviendra le docteur en médecine qui aura bu dans les grandes villes à la coupe des lumières et des jouissances. Enfin le plus puissant adversaire du projet de loi a maintenu que c’était à Athènes et non pas au village qu’on pouvait rencontrer les Hippocrates. Cet adversaire est M. Cousin, qui n’a jamais été plus fécond, plus mordant, plus ingénieux que dans le débat ouvert en ce moment devant la pairie. Il y a dans la parole de M. Cousin une verve comique qui donne une physionomie tout-à-fait piquante aux considérations élevées présentées par l’orateur. Ici l’effet a été d’autant plus grand qu’il y avait plus de contraste entre sa manière et celle de M. de Salvandy. La parole de M. Cousin est vive, parfois familière ; le ton de M. le ministre de l’instruction publique est toujours un peu solennel, même quand il devient chaleureux ; il était difficile à deux orateurs aussi différens de se joindre, de se saisir, de se réfuter directement, et M. Cousin a pu dire avec raison, en faisant sourire la chambre, qu’ils avaient joué tous les deux au propos interrompu. Au surplus, tout le monde au Luxembourg a rendu justice à la conviction avec laquelle M. le ministre de l’instruction publique a défendu son projet, et qui l’a plus d’une fois heureusement inspiré. Après une discussion fort animée, M. de Salvandy a eu les honneurs de la victoire sur l’article Ier, qui contient le principe fondamental de la loi. La chambre n’est pas au bout de ses labeurs. Le projet contient quarante articles. Plusieurs questions, entre autres celles des médecins cantonaux, seront l’objet de sérieux débats.

La chambre des députés a fait trêve un moment à l’examen des affaires intérieures pour s’occuper de politique étrangère, de l’intervention en Portugal. Nous n’avons aucun goût, nous l’avouerons, pour reprendre l’examen rétrospectif de tout ce qui a été dit, depuis bientôt dix-sept ans, pour et contre l’intervention ; nous ne voulons pas non plus méconnaître tout ce que l’insurrection qui, depuis plus d’une année, agite le Portugal a de sérieux. Il est vrai que le peuple et une partie de l’aristocratie sont avec les insurgés ; il est vrai encore que les exactions du ministère portugais, les désordres commis par les troupes royales, la conduite peu courageuse du roi, que tout s’est réuni pour mettre en péril le trône de la reine dona Maria. Maîtres de tout le pays, sauf Lisbonne, maîtres de l’esprit des habitans, les insurgés, s’ils n’eussent pas craint les vaisseaux de l’Angleterre, eussent, à l’aide des bateaux à vapeur dont ils disposent, transporté des troupes de Porto à Cascaës, et, par un coup décisif, ils eussent pu tout terminer. Maintenant faut-il déplorer, dans l’intérêt même de la liberté en Portugal, que l’insurrection n’ait pu pousser ses avantages jusqu’au bout et n’ait pas détrôné la reine dona Maria ? Si l’insurrection a été obligée de s’arrêter devant l’intervention de l’Angleterre, de l’Espagne et de la France, ces trois puissances ont imposé en faveur des insurgés au gouvernement de la reine dona Maria des conditions que déjà nous avons fait connaître, et qui sont désormais placées sous leur triple garantie. C’est en insistant sur ce point essentiel que M. Guizot a terminé sa réponse aux interpellations de M. Crémieux. La gauche a cru trouver dans la question portugaise un thème fécond d’attaques contre le ministère. Elle a montré que le gouvernement de 1830 avait fondé dès l’origine sa politique extérieure sur le principe de non-intervention ; elle a rappelé toutes les occasions où ce principe avait été invoqué et mis en pratique. Cependant on le viole aujourd’hui en se mêlant des affaires du Portugal. À cette objection, qui, au premier abord, ne semble pas sans gravité, il y a néanmoins une réponse. En 1834, le traité de la quadruple alliance a mis sous la garantie spéciale de la France et de l’Angleterre les deux trônes constitutionnels d’Espagne et de Portugal. C’était une dérogation expresse au principe général de non-intervention. Pour apprécier ce qui s’est fait à l’égard du Portugal, il faut donc rechercher si le traité de la quadruple alliance a été cette fois appliqué d’une manière opportune et légitime. Or, on ne peut nier que la couronne de dona Maria n’ait été mise en péril non-seulement par la junte d’Oporto, mais encore par de sérieuses tentatives des partisans de dom Miguel, qui ont voulu exploiter à leur profit l’insurrection. C’est pourquoi la cour de Lisbonne a pu invoquer le casus fcederis. Quant au jugement à porter sur cette récente application du traité de la quadruple alliance, au point de vue des intérêts et de la dignité de la France, il y a d’abord un indice qu’il ne faut pas négliger. L’Angleterre n’a rien épargné pour nous écarter de toute coopération dans les affaires du Portugal. D’abord elle a voulu exercer seule sa médiation, qui est restée impuissante ; puis elle a cherché à conclure avec l’Espagne une convention dans laquelle nous ne devions pas figurer. Elle n’a pas réussi non plus dans cette autre tentative. C’est alors qu’a été dressé le protocole du 21 mai par les représentans des quatre puissances signataires du traité de 1834. Il ne serait ni juste ni politique de reprocher au gouvernement français une coopération qui est une conséquence nécessaire de notre alliance avec l’Espagne. Si la reine dona Maria eût été précipitée du trône, sa chute n’eût-elle pas singulièrement ébranlé le gouvernement de la reine Isabelle ?

Ce débat sur le caractère de notre intervention en Portugal a fourni à M. le ministre des affaires étrangères l’occasion de montrer la France et l’Angleterre agissant de concert dans l’intérêt de l’ordre et des institutions constitutionnelles. Il est bien entendu qu’en Portugal, l’Angleterre, la France et l’Espagne ne prennent pas l’absolutisme sous leur patronage, et que les trois puissances sont intervenues pour y rétablir une liberté régulière. M. Guizot a reconnu que le gouvernement de juillet ne pouvait accomplir une autre mission. Là, en effet, est la force morale de la France. Tous les peuples constitutionnels, tous ceux qui veulent conquérir des institutions libérales par des voies pacifiques et légitimes, sont nos alliés naturels. Rien ne serait plus contraire aux véritables intérêts du gouvernement de 1830 que d’avoir au dehors des apparences de complicité avec des tendances absolutistes et contre-révolutionnaires. C’est ce dont paraissait bien convaincue la majorité, qui n’a pas entendu sans satisfaction M. le ministre des affaires étrangères protester que l’intervention en Portugal ne s’était exercée qu’au profit du régime constitutionnel. Après une réplique de M. Odilon Barrot, qui a persisté, au nom de la gauche, à condamner toute intervention de la manière la plus absolue, le débat est tombé de lui-même ; tout s’est borné à une conversation politique ; qui ne pouvait aboutir à aucune conclusion, à aucun vote.

Le moment est mal choisi, il en faut convenir, pour condamner le principe d’intervention avec une inflexible rigueur, car sur plusieurs points de l’Europe nous voyons que ce principe a contribué au développement de la liberté. Où en serait la Grèce sans l’intervention de la France, de l’Angleterre et de la Russie, qui ont, il y a vingt ans, garanti son indépendance ? Cette intervention honore ces trois puissances et leur impose des devoirs que dans ces derniers temps l’Angleterre a malheureusement trop oubliés. La Russie elle-même en a jugé ainsi. Elle a trouvé dures et excessives les exigences de lord Palmerston relativement à l’emprunt, et dans cette question elle s’est séparée de l’Angleterre. Le représentant de la Russie à Athènes, M. Persiani, n’a pas caché la pensée de son cabinet sur ce point à M. Piscatory, et M. de Kisseleff paraît avoir ici tenu le même langage. Il serait à désirer que dans l’affaire de M. Mussurus la Russie témoignât des dispositions aussi favorables au gouvernement grec. Peut-être M. Coletti n’a-t-il pas pris tous les soins nécessaires pour que M. Persiani ait pu faire connaître à fond à M. de Nesselrode toutes les circonstances de ce grave incident. M. Piscatory n’a rien négligé pour déterminer le représentant de la Russie à travailler avec franchise à la réconciliation des deux gouvernemens d’Athènes et de Constantinople. On sait que la médiation de M. de Metternich a été acceptée avec empressement par la Grèce, et, de son côté, M. de Nesselrode a bien accueilli cette entremise de la cour d’Autriche. Qu’obtiendra M. de Metternich ? On assure que la Porte persiste à vouloir renvoyer à Athènes M. Mussuros, en faisant entendre qu’elle ne l’y laisserait pas long-temps, et qu’une fois satisfaite sur ce point, elle lui donnerait bientôt un successeur. Il s’agit maintenant de persuader au gouvernement turc de rabattre quelque chose de ces prétentions hautaines, qui sont de nature à blesser vivement le roi et la reine de Grèce. En attendant, M. Coletti a du moins la satisfaction de voir la nation répondre à son appel ; tout lui annonce un succès complet dans les élections. L’opposition reconnaît trop tard que les instigations de sir Edm. Lyons lui ont fait faire fausse route ; elle s’est compromise dans la question de l’emprunt, et aucune des promesses du représentant de l’Angleterre ne s’est réalisée. Il paraît que, pour se justifier auprès des membres de l’opposition grecque, sir Edm. Lyons accuse à son tour lord Palmerston.

En ce moment, la race anglo-saxonne se trouve exercer dans l’un et l’autre hémisphère une pression particulièrement intense sur le monde des affaires ou sur celui de la politique. Sur notre vieux continent, c’est l’Angleterre qui, par sa condition matérielle dans le sens le plus strict du mot, tient les intérêts en suspens. Dans le Nouveau-Monde, c’est la république fédérative, sortie il y a soixante-dix ans des flancs de l’Angleterre, qui paraît à la veille de changer la balance des pouvoirs dans l’univers, et non moins proche du jour où sa constitution et ses mœurs politiques subiront une transformation destinée à devenir de plus en plus complète.

L’Angleterre est arrivée à cet état où la population est si dense, qu’il serait chimérique de demander au sol de la patrie qu’il nourrit ses habitans. La liberté du commerce des subsistances, qui nulle part ne serait un mal, est pour elle une nécessité. Désormais on doit considérer le royaume-uni comme une sorte de gouffre où ira s’engloutir, dans les années même où la récolte s’y présentera bien, à peu près tout ce que les pays producteurs de blé peuvent présentement livrer. De ce jour, l’Angleterre agit comme une puissante machine d’épuisement sur le marché général des subsistances : elle doit y maintenir les prix à un niveau plus ou moins élevé, et cela abstraction faite de toute disette ; mais, si la disette survenait, ce n’est plus un simple enchérissement qu’éprouveraient les grains sur le marché général ; ce serait une de ces hausses extrêmes qui réagissent aussitôt sur le travail manufacturier pour le limiter. Ce serait une épreuve cruelle, semblable à celle que nous avons subie cette année. On se demande donc avec anxiété partout si l’Angleterre est menacée d’être frappée encore dans sa récolte. Cette question se confond pour le moment avec celle de savoir si les pommes de terre manqueront ou non cette année ; car c’est sur la pomme de terre que roule l’alimentation de neuf millions d’Irlandais, et dans la Grande-Bretagne proprement dite on en consomme une grande quantité. Si la fatale maladie qui a atteint le tubercule que l’ancien continent avait reçu du nouveau comme un bienfait de la Providence continue de sévir, l’Angleterre est hors d’état de se suffire, même avec les excédans ordinairement disponibles. Il faut que l’arrière-ban des réserves en céréales, y compris celle des régions les plus étrangères sous ce rapport aux opérations du commerce général, paraisse sur le marché, afin de combler le déficit, et il n’y fait son apparition que lorsque les prix sont assez élevés pour justifier de grands frais de transport. De toutes parts alors, les prix montent ; bon gré, mal gré, la solidarité qui lie tous les peuples européens les uns aux autres se fait sentir. Si le blé est très cher à Londres, vous ne ferez pas qu’il soit à bas prix en Normandie et en Bretagne, et par conséquent à Paris, parce que pour l’empêcher de s’élever il faudrait porter les lois restrictives du commerce à un tel point de dureté, que les cultivateurs, qu’on prétend protéger par les restrictions douanières, en deviendraient aussitôt les ennemis acharnés. Ainsi le royaume-uni de Grande-Bretagne et d’Irlande, par l’insuffisance de ses ressources alimentaires, aggravée des chances qu’on est fondé à supposer encore à la maladie des pommes de terre, tient suspendue sur l’Europe la prolongation d’une crise qui n’a déjà que trop duré. On conçoit que c’est une manière d’influence dont l’Angleterre n’est point jalouse. Elle l’exerce cependant, jusqu’à un certain point, par le fait même de sa puissance et de sa civilisation avancée ; car la densité relative de la population qu’offre l’Angleterre n’est rien de plus qu’une des formes par lesquelles se manifestent et sa puissance et sa civilisation.

Dans cette situation matérielle de l’Angleterre, qui pèse sur l’Europe entière, tout ne vient pas cependant de l’amoindrissement de l’approvisionnement alimentaire. La rareté des subsistances est la plus grande cause de détresse qu’ait à redouter un peuple. La terre ne produit qu’une fois par an, tandis que chaque estomac crie famine trois fois le jour ; mais l’Angleterre a d’autres maux dont ses intérêts sont profondément affectés en ce moment. Le coton, qui est la principale matière première qu’elle mette en œuvre, le coton, dont elle fabrique des tissus tous les ans assez pour faire je ne sais combien de fois le tour de la planète, a été renchéri cette année à un degré fâcheux ; la récolte de l’an passé a été fort médiocre, et on estime que, pour en approvisionner ses ateliers, l’Angleterre devra pendant cette campagne débourser 100 millions de plus. Ainsi, par une déplorable coïncidence, la matière première de la production britannique est devenue plus difficile et plus chère à se procurer, précisément alors que la souffrance générale, au loin comme de près, resserrait le débouché des produits manufacturés. Tel est le second mal dont souffre en ce moment la Grande-Bretagne.

L’exagération des entreprises de chemins de fer en Angleterre est venue rendre plus pénible encore la condition matérielle du peuple anglais. On ne se fait pas une idée de l’impétuosité avec laquelle l’Angleterre s’est précipitée dans la construction de ces voies nouvelles dont elle attend, avec raison, un grand bien. Ce n’a pas été simplement une affaire de prospectus. Les Anglais, en gens pratiques qu’ils sont, prennent au sérieux même les folies quand ils s’y mettent. Je dis folie, car c’est une prétention insensée de vouloir établir partout en même temps ces lignes de fer, si bonnes, une fois faites, pour économiser le temps et l’argent, mais si dispendieuses à étendre sur le sol. On a évalué, par un calcul un peu forcé peut-être, que les appels de fonds des compagnies anglaises de chemins de fer représentaient actuellement un million sterling par semaine, ou un milliard 300 millions par an. Une pareille somme distraite extraordinairement du capital national y fait une saignée que le tempérament d’aucun peuple ne peut supporter.

De ces diverses causes de perturbation dans les intérêts de la Grande-Bretagne, qui toutes réagissent directement sur les autres pays, il n’y a guère que la dernière à laquelle le gouvernement puisse apporter quelque correctif. On est en effet à voter une loi qui ajourne toute entreprise nouvelle de chemins de fer, et qui doit même en supprimer quelques-unes, mais qui laissera les anciennes compagnies au milieu de leurs tribulations et leur permettra de poursuivre leurs efforts, afin d’attirer les capitaux dont le pays a besoin pour d’autres destinations. Quant au prix excessif du coton, Dieu seul, qui dispose des saisons et répand sur nos champs la pluie et les rayons du soleil, pourra y porter remède. À l’égard des subsistances, depuis un an chez nos voisins, le commerce est devenu irrévocablement libre pour la viande de toute sorte ; il doit l’être de même pour les grains à partir du mois de février 1849, et provisoirement on y a pourvu par des lois temporaires. Cependant, nous ne le voyons que trop, la liberté du commerce des subsistances n’a pas la puissance merveilleuse que ses adversaires lui attribuent. Lorsque la récolte a été mauvaise dans plusieurs pays à la fois, ou même seulement dans un grand état qui habituellement ne se suffisait pas, tout ce que peut la liberté du commerce, c’est d’empêcher la disette de dégénérer en une affreuse famine où les hommes seraient portés à s’entre-dévorer ; mais il ne lui est pas donné d’empêcher le pain d’être cher, bien cher, tant sont exigus les excédans disponibles qu’offre le marché général.

De ce point de vue, l’empire que possède la race anglo-saxonne dans notre hémisphère mérite de fixer l’attention immédiate des hommes sérieux, ainsi que leurs pensées d’avenir. Ce que font les États-Unis, puissans rejetons de cette même souche de l’autre côté de l’Océan, est un sujet qui n’appelle pas moins les méditations, à petite ou à longue distance.

Le spectacle que nous offre l’Amérique du Nord n’est rien moins que le nouveau continent tout entier apprenant à reconnaître ses maures dans la confédération anglo-américaine, et la belle et simple constitution de 1789 recevant, après un demi-siècle seulement d’existence, une atteinte sous laquelle il est difficile qu’elle ne succombe pas un peu plus tard. Le Mexique, de ce jour, peut être considéré comme appartenant aux États-Unis. Le cabinet de Washington aura probablement le bon esprit de ne pas se l’annexer en entier pour le moment. Il n’en prendra que les lambeaux qui sont le plus à sa convenance, des lambeaux cependant vastes comme la France d’outre-Loire par exemple ; mais ce que les États-Unis en laisseront, quelque immense que ce soit, ne sera plus qu’un fief dépendant d’eux, qu’ils absorberont à leurs heures. Quand on possède la Californie et l’Orégon, l’on a besoin d’un passage dans l’isthme de Panama, et, quand on est le plus fort, de tous les passages on choisit le plus commode. On peut donc envisager les États-Unis comme étant virtuellement au moins les propriétaires du massif de l’Amérique du Nord jusqu’au lac de Nicaragua dans l’Amérique centrale, ou jusqu’à la ville de Panama. C’est la conséquence forcée de ce qu’ils accomplissent aujourd’hui. Les gens de l’ouest sont en ce genre les plus intrépides logiciens qu’on puisse voir, quand il s’agit de marcher en avant la carabine dans une main, la hache du pionnier dans l’autre, et de porter devant soi, de station en station, de vallée en vallée, le drapeau étoilé de l’Union. Avec la possession de l’Amérique du Nord, on est le suzerain de l’Amérique du Sud, quelque étendue qu’elle soit. Les Américains des États-Unis ont l’esprit de conquête par voie de colonisation au-delà de tout ce qui est imaginable.

Mais avec ces conquêtes que devient la constitution de 1789 ? Ce premier magistrat grave et calme comme la loi que rêvaient les Jefferson, les Madison, les Hamilton, sur le modèle de leur illustre chef, pour leur descendance à perpétuité, se change désormais en un conquérant à cheval, surveillant de son quartier-général les populations soumises. Cette armée, qui était de six mille hommes autrefois pour la défense des frontières d’un pays dix fois vaste comme la France, il faudra la porter à cent mille. Il y aura un énorme budget de la guerre. Les mœurs militaires s’enracineront. C’est de mauvais augure pour la liberté sans limites dont jouissent les citoyens américains. C’est un pronostic non moins fâcheux pour leur système financier, jusque-là si admirable d’économie.

Si l’esprit de conquête porte préjudice aux libertés de l’Amérique, ce ne sera, il faut le dire, qu’une revanche, car c’est contre la liberté que la campagne du Mexique a été entreprise. Cette guerre, qui n’avait aucun motif et pour laquelle on n’a pu trouver que des prétextes futiles, est née d’une pensée qu’on ne s’explique pas de la part d’un peuple libre. Il est impossible de se le dissimuler maintenant, après les aveux qui ont eu lieu dans le sénat : on s’est précipité, ou plutôt quelques hommes hardis sont parvenus à précipiter les forces de la nation sur les provinces mexicaines, malgré l’opposition de presque tous les personnages les plus renommés des différens partis, afin de fonder dans les terres chaudes des régions tropicales de nouveaux états à esclaves, qui fussent en mesure de contre-banlancer par leur richesse et par leur nombre les états libres du nord, qui se multiplient ou se développent avec une rapidité inouie. M. Calhoun l’a déclaré, dans un discours préparé, au sein du sénat de la fédération : les états libres menaçaient de mettre les états à esclaves dans une condition de minorité dont la perspective désespérait ceux-ci. Sur vingt-huit états, quatorze ont des esclaves, et par conséquent, dans celle des deux chambres du congrès où tous les états sont représentés indistinctement par deux membres, les états à esclaves sont de pair avec leurs rivaux ; mais, sur ces quatorze états, deux, le Delaware et le Maryland, méditent visiblement l’abolition de l’esclavage, et puis, du côté du nord, de nouveaux états libres sont déjà mûrs ; plusieurs autres vont naître parce que le flot des émigrans d’Europe s’unit avec le courant sortant sans cesse des anciens états du nord, pour couvrir de population les terres vierges de la contrée des grands lacs et du haut Mississipi. Et puis, dans le sein de la chambre des représentans, où chaque état envoie un nombre de députés proportionné à sa population, et dans le collége électoral qui nomme le président, où la balance est à peu près la même, les états sans esclaves ont déjà une imposante majorité. Les états à esclaves ont donc craint d’être trop débordés. Ils ont pensé que, si les états libres acquéraient trop de suprématie, l’institution de l’esclavage serait compromise. De là le plan d’envahissement des terres étrangères du côté du sud, d’après lequel on a débuté en s’appropriant le Texas, et qu’on poursuit maintenant en démembrant le Mexique. C’est M. Calhoun qui l’a dit, et il le sait mieux que personne, puisqu’il était secrétaire d’état chargé des affaires étrangères alors que ce programme d’une grande campagne en faveur de l’extension de l’esclavage a été conçu. Le projet est de lui, et c’est lui-même qui, en sa qualité de ministre dirigeant, a, par l’adjonction du Texas, donné avec éclat le signal de l’exécution. Il faudrait fermer les yeux à la lumière pour ne pas apercevoir ce que ces actes hardiment prémédités, plus résolûment accomplis, peuvent introduire de changemens dans la politique générale.

La Gazette piémontaise a publié, le 4 juin, le texte officiel d’une convention passée à Lugano, le 16 janvier dernier, entre le roi de Sardaigne et les cantons de Saint-Gall, Grisons et Tessin, pour la construction et l’exploitation du chemin de fer de Locarno à Rorschach et Wallenstadt, destiné à unir le lac Majeur au lac de Constance et traversant les Alpes près du col de Lukmanier. L’entreprise appartient à une compagnie piémontaise qui a obtenu en 1845, des trois cantons dont la route parcourra le territoire, une concession de soixante-quinze ans, des exemptions et des privilèges fort étendus. A son tour, le gouvernement sarde, justement préoccupé de l’importance d’une ligne qui, en se rattachant au chemin de fer de Gènes à Novarre prolongé sur le lac Majeur, mettrait en communication, à travers ses états, la Suisse, la Bavière, le Wurtemberg, etc., avec la Méditerranée, s’est montré disposé à appuyer le projet de tout son pouvoir. Il a stipulé en son propre nom de nouveaux avantages pour la compagnie, et, par l’art. 7 de la convention, il s’engage « à venir en aide aux concessionnaires actuels ou à tous autres qui pourront leur être substitués tant par son influence que par des moyens pécuniaires. » -Par l’art. 6, « la construction du chemin de fer de Gènes au lac Majeur est garantie avec promesse de prolongation jusqu’à la frontière suisse. » Et à dater du jour où cette ligne sera en plein exercice, le gouvernement sarde mettra en vigueur les dispositions les plus favorables arrêtées dès aujourd’hui et longuement énumérées dans les art. 8 et 9 : exemption de tout péage et droit quelconque, autre que le prix de transport, sur le transit des voyageurs et des marchandises ; diminution des frais d’entrepôt de douane ; réduction des tarifs sur l’entrée des produits agricoles des trois cantons et libre exportation en Suisse du blé, du riz, du vin, de l’eau-de-vie et de toutes les denrées du Piémont. De plus, les deux gouvernemens accorderont réciproquement le passage gratuit de l’un dans l’autre état à tous les ouvriers et artisans, et, pour les autres habitans, une réduction de moitié sur le visa des passeports.

Telles sont les clauses principales de ce traité qui ne peut manquer d’être désagréable à l’Autriche ; mais le Piémont n’a pas à s’en inquiéter. Le gouvernement autrichien refuse obstinément de pousser de Milan à la frontière sarde son grand chemin de fer de la Lombardie. On pourra bien s’en passer. Si les communications restent fermées entre Milan et Gènes, le commerce de la mer Noire et de la Méditerranée affluera de ce dernier port au-delà des Alpes. Un intérêt commun unit contre le commerce de l’Adriatique la Suisse et le Piémont. Dans les négociations qui ont amené la signature du traité du 16 janvier 1847, le gouvernement sarde en a su habilement profiter pour entraîner les trois cantons dans sa sphère d’action. Au moyen du chemin projeté et en vertu des articles de la convention sur la libre exportation des céréales, il pourra approvisionner les marchés de la Suisse et ceux d’une partie de l’Allemagne et faire à la navigation de Venise et de Trieste une concurrence redoutable. Déjà le nombre de ses bâtimens de commerce employés au transport des blés de la Russie est plus considérable que celui des navires autrichiens. En 1846, 864 navires sardes ont passé les Dardanelles ; l’Autriche en a compté 797 seulement. L’établissement maritime de la Rivière de Gènes s’augmente de jour en jour. Dans la seule année 1844, 108 bâtimens de toute grandeur représentant un total de 4,275 tonneaux ont été lancés à la mer par les ports de Gènes, Nice, Savone, Chiavari, Spezzia, Oneglia. En deux ans, ce nombre s’est accru de 31, et les relevés de 1846 constatent 149 bâtimens, soit un effectif de 6,295 tonneaux.

On comprend le puissant intérêt qu’a eu le gouvernement du roi Charles-Albert à ouvrir un débouché nouveau et plus vaste au commerce de Gènes et la nécessité où il se trouve de tourner aujourd’hui tous ses efforts vers l’exécution de ses chemins de fer. Aussi s’est-il mis sérieusement à l’œuvre depuis l’année dernière. Le système des voies de fer sardes se composera de trois lignes principales, qui, d’Alexandrie, point central, se dirigeront, la première sur Gènes, à travers l’Apennin ; la deuxième sur Turin par Asti, et la troisième par Valence et Novarre sur le lac Majeur. Les travaux sont commencés sur presque tous les points de la première ligne. Tous les ouvrages d’art sont adjugés à l’exception des abords de Gènes, sur lesquels les ingénieurs n’ont pu encore tomber d’accord. La galerie dei Gioghi, qui doit percer l’Apennin sur une longueur de près de 3,000 mètres, et qui coûtera, dit-on, 8 millions, est poussée avec une grande vigueur. On espère la voir terminée en 1850. L’hiver dernier, vingt ou vingt-cinq mille ouvriers ont été employés sur toute la ligne pendant quatre ou cinq mois. C’était faire une œuvre à la fois philanthropique et utile.

Sur la troisième ligne, celle d’Alexandrie au lac Majeur, les chantiers sont ouverts aux environs de Novarre, et l’on a mis la main au pont de Valence, magnifique viaduc sur le Pô, qui coûtera à lui seul 4 millions.

Enfin des études ont été faites pour la ligne qui de Turin doit se diriger sur la France par la Savoie. L’emplacement du tunnel du mont Cenis est déterminé. Du côté de l’Italie, le souterrain s’ouvrira au-dessus d’Exilles, à quelques lieues de Suze, en remontant la vallée de la Doire, et viendra aboutir sur la pente opposée au village de Modane, dans la vallée de l’Arc, près de Saint-Jean de Maurienne. Un tunnel de 10,000 mètres sous le mont Cenis ! L’annonce de ce projet gigantesque a été accueillie en Europe par des sourires d’incrédulité. Rien de plus sérieux pourtant. Si, comme on l’assure, une galerie souterraine, dont on montre encore l’entrée dans les États Romains, a autrefois existé d’un revers à l’autre de l’Apennin pour le passage d’un aqueduc, pourquoi ne serait-on pas en droit d’attendre un travail semblable de la science moderne ? M. Maus, ingénieur en chef du gouvernement sarde, a inventé une machine destinée à perforer la montagne. Les expériences faites à plusieurs reprises à Turin, et dernièrement encore en présence de M. Cobden, juge compétent en pareille matière, ont complètement réussi. Les calculs les plus modérés permettent d’espérer que le tunnel, attaqué des deux côtés à la fois, pourrait aisément être terminé en quatre ou cinq années. À une telle profondeur, les eaux ne seront probablement plus à craindre, et la construction de cet ouvrage pourra, entre autres avantages, fournir à la géologie plus d’une observation curieuse et, la solution, de plus d’un problème.

Ainsi, le gouvernement sarde marche dans la voie des améliorations matérielles, on ne saurait le contester. Le bon état de ses finances lui permet de soutenir le fardeau d’entreprises considérables ; car, aux travaux que nous venons de citer, il faut encore ajouter l’ouverture de deux nouvelles routes, celle du mont Genèvre et celle du col de l’Argentière, destinées à multiplier et à faciliter les relations entre le Piémont et les départemens des Hautes et des Basses-Alpes, la construction d’un bassin de carénage dans le port de Gènes, etc. Près de 16 millions ont été affectés à ces constructions pendant l’année 1846, tant par le trésor royal que par les provinces et les communes ; dans cette somme il ne faut pas comprendre les dépenses du chemin de fer de Gènes, qui se sont élevées à 8 millions. L’exercice 1847 de cette ligne a été porté à 32 millions, dont 6 millions pour achat de rails, etc.

Comme nous l’avons fait remarquer, l’achèvement de la grande voie de communication entre Gènes et le lac Majeur est le besoin le plus urgent du Piémont, et doit être l’objet de toute la sollicitude de son gouvernement. N’y fût-il pas, d’ailleurs, porté par le sentiment de son intérêt, il ne manquerait pas de bons et fidèles alliés empressés de l’en convaincre et de l’y pousser, surtout s’ils en pouvaient espérer pour eux-mêmes quelque avantage. On n’a point oublié les essais infructueux de l’Angleterre pour ouvrir à la malle des Indes un passage par Trieste et les chemins de fer de l’Allemagne. Les expériences répétées du lieutenant Whaghorn ont été décisives en faveur du trajet par Marseille ; mais ni le Post-Office ni M. Whaghorn ne se tiennent pour battus. Forcé de recourir à la voie de Trieste, l’infatigable et obstiné M. Whaghorn cherche aujourd’hui à s’ouvrir un passage par différens points de la côte orientale de l’Italie, depuis Otrante jusqu’à Ancône, d’où, franchissant la péninsule sur une ligne diagonale, il gagnerait par Naples ou Livourne le port de Gènes. Dans ce projet, de quelle utilité ne serait pas pour le gouvernement anglais une voie de fer continue de Gènes à Constance ! Nous ne serions nullement surpris de le voir, lui aussi, à l’exemple de sa majesté sarde, venir au secours des concessionnaires du chemin de Locarno par son influence ou par des moyens pécuniaires. Quoi qu’il en soit, sans en attendre l’ouverture, qui ne saurait être très prochaine, l’administration des postes anglaises s’est mise en devoir de préparer des expériences sur le trajet de Gènes à Bâle, et, pour cela, elle pourra profiter des bénéfices accordés au mois de mars dernier à la compagnie péninsulaire et orientale de navigation à vapeur. D’après cette convention, les paquebots anglais sont exemptés de la plus grande partie des droits d’ancrage à leur entrée dans le port de Gènes, et la compagnie a été autorisée à établir près du môle Vieux un dépôt de charbon et des magasins d’entrepôt pour ses marchandises. En retour, elle s’engage à transporter gratuitement les dépêches du gouvernement sarde et les lettres des particuliers aux prix de 50 centimes et 1 franc les trente grammes, suivant la destination. Les nouvelles tentatives de M. Whaghorn réussiront-elles mieux que celles de l’année dernière ? Ceux que préoccupe la crainte de voir la France privée du transit de la malle des Indes peuvent tirer de ce fait un argument pour presser la construction du chemin de Paris à Lyon et de Lyon à Avignon ; mais cette crainte nous touche peu, nous l’avouons. Nous ne pensons pas, quoi qu’il pût arriver, que la suppression de la malle des Indes fût de nature à nous causer un grand préjudice. L’administration des postes françaises supporte des charges assez lourdes pour un profit nécessairement borné, et qui ne peut, en aucun cas, s’accroître d’une manière bien sensible. Au surplus, toutes les expériences de M. Whaghorn ne sauraient jamais prévaloir contre une proposition élémentaire de géométrie, et la ligne droite n’en restera pas moins toujours plus courte que la ligne brisée. L’Angleterre le sait bien aussi. Qu’elle s’efforce par tous les moyens en son pouvoir d’assurer dans l’avenir ses relations avec l’Orient et de les préserver des chances d’une rupture avec la France, rien de plus naturel ; mais elle n’a pas la prétention d’inventer une communication plus rapide que celle que la nature a créée ; et vint-elle à conclure un arrangement avec quelque autre nation du continent, les transports effectués par cette nouvelle malle se trouveraient diminués de moitié. Les voyageurs, que nul traité ne lie, n’en continueraient pas moins, en temps de paix, à préférer la route plus courte et plus commode de Marseille à Calais.

Il n’est pas inutile de faire remarquer les tendances libérales, en matière d’économie politique, qui se font jour dans les deux conventions dont nous venons de parler. L’Italie, comprimée dans son essor, embarrassée jusqu’à ce jour dans mille entraves, coupée de mille frontières intérieures, morcelée en un grand nombre de petits états enclos et retranchés derrière leurs lignes de douanes, sent depuis long-temps le besoin d’élargir le champ de ses relations commerciales et de marcher à l’unité par l’abaissement des barrières de douanes ; elle veut, elle aussi, son Zollverein. Aussi les principes de la liberté du commerce y ont-ils partout de nombreux adhérens. L’illustre chef de la ligue anglaise a pu s’en convaincre dans toute la durée de son voyage. Les manifestations enthousiastes dont il a été l’objet à Naples, à Rome, à Florence, Bologne et Livourne, n’ont pas été moindres en Piémont. À Gênes, à Verceil, à Novarre, M. Cobden a été accueilli avec les plus vives démonstrations de sympathie ; à Turin, un banquet lui a été offert où deux remarquables discours ont été prononcés par M. le comte de Cavour et par le professeur Scialoja, qui, le lendemain, rouvrait, en présence de M. Cobden et d’une assemblée nombreuse, le cours d’économie politique interrompu depuis 1821, et rétabli l’année dernière par une ordonnance du roi Charles-Albert. Sans doute le libre échange n’a pas encore gain de cause en Europe. Le procès est encore pendant entre les free traders et les protectionnistes, et l’opportunité de la liberté absolue du commerce pour l’Italie peut être sujette à contestation. Toutefois, dans l’état actuel de ce pays, c’est un progrès que les manifestations qui viennent d’avoir lieu ; c’est encore un progrès que la création d’une chaire publique d’enseignement économique, et les amis de l’Italie ne sauraient manquer de s’y associer et d’y applaudir.


— Rien n’intéresse plus les peuples que leur berceau ; rien n’importe plus dans l’histoire que la question des origines. L’origine de l’Europe moderne est tout entière dans la lutte et la fusion des races barbares et de la civilisation romaine, qui dompte ces races par la conquête, puis les transforme par le christianisme. Le XVIIIe siècle a commencé l’étude de ce problème, le XIXe est appelé à le résoudre. Deux ordres de recherches doivent concourir à la solution : l’étude de la vie morale, intellectuelle, sociale, des populations germaniques d’une part, et de l’autre l’étude de l’action exercée sur elles par la discipline de la Rome païenne et les enseignemens de la Rome chrétienne. L’Allemagne et la Scandinavie ont beaucoup fait depuis quarante ans pour la connaissance des religions, des poésies, des institutions germaniques. À peine a-t-on besoin de rappeler les noms des Rask, des Geijer, des Müller, que la science a perdus, et le nom de J. Grimm dont elle se glorifie encore. En France, des travaux ont été entrepris sur le même sujet ; quelques-uns ont paru dans cette Revue. L’influence des institutions romaines sur l’organisation sociale des peuples conquérans a été mise en lumière par plusieurs écrivains éminens du dernier siècle et de celui-ci, tels que Dubos, Montesquieu, Augustin Thierry. L’influence civilisatrice des missionnaires chrétiens sur les peuplades teutoniques a été décrite dans un beau travail de M. Mignet. Mais, en général, ce ne sont pas les mêmes hommes qui ont attaqué la question par le nord et par le midi, qui ont étudié l’Edda et le droit romain, qui ont fouillé dans les Sagas et dans les Vies des Saints. Un ouvrage de M. Ozanam, intitulé les Germains avant le christianisme[1], offre le résultat et comme le couronnement de la science actuelle en ce qui concerne la triple génération de la société moderne. Digne héritier de cette chaire de littérature étrangère à laquelle M. Fauriel a attaché une si solide gloire, M. Ozanam était mieux préparé que personne à l’œuvre qu’il a entreprise. Nourri d’études classiques, familier avec le droit romain, il n’était pas exposé à tomber dans les exagérations de quelques érudits allemands qui ne voient que perfection morale et littéraire dans les anciens débris de leur histoire et de leur poésie, et, comme Olaüs Rudbeck, mettraient volontiers le paradis terrestre aux bords de la Baltique. On n’avait pas à craindre que le commerce des antiquités et des imaginations tudesques altérât chez M. Ozanam la sagesse du jugement et l’élégante pureté du langage. En même temps, appelé par les devoirs de son enseignement, qu’il a su rendre à la fois si sérieux et si brillant, à étudier profondément les monumens primitifs des littératures germaniques, il a compris tout ce qu’il y a de grandeur native et de beauté vraie dans ces curieux monumens. Non content de recueillir avec patience, d’exposer avec méthode, de résumer avec vigueur les travaux de l’érudition teutonique et de l’érudition française, il a joint aux résultats acquis par elles les résultats de ses propres méditations et de ses propres recherches ; il a donné un ensemble concis et complet, savant et animé. M. Ozanam semble s’être voué à la tâche originale de refaire l’histoire de l’esprit humain pendant les époques intermédiaires entre la barbarie et la civilisation, qui forment comme le portique obscur, mais grandiose, des sociétés modernes, et dans lesquelles les peuples ont été préparés au rôle qu’ils devaient jouer un jour : véritable initiation accomplie dans les ténèbres du sanctuaire ! Ce sont les mystères de cette initiation laborieuse que M. Ozanam se propose de nous révéler successivement. Nous souhaitons qu’il persévère dans cette importante et difficile entreprise.



  1. Lecoffre, rue du Vieux-Colombier.