Chronique de la quinzaine - 31 mai 1847

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Chronique n° 361
31 mai 1847


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 mai 1847.

Serait-ce parce qu’il n’y a point d’émotions politiques dans le pays qu’on aborde aujourd’hui les affaires avec une sorte de turbulence inquiète ? La chambre arrive aux études et aux réformes administratives avec plus d’agitation que d’expérience ; sur ce point, il faut le dire, tout le monde a un peu son éducation à faire, le pays comme le gouvernement, les partis et les hommes. À cet égard, nous pourrions envier à nos voisins, à nos rivaux, la manière large et simple dont ils procèdent, la résolution avec laquelle ils envisagent les plus grandes affaires, la promptitude décisive avec laquelle ils les mènent, enfin l’esprit d’ensemble, les habitudes de discipline qu’on remarque dans les rangs du parlement anglais. Ces qualités indispensables, nous parviendrons à les contracter, et il serait puéril d’imaginer que la France est incapable d’accomplir ces nouveaux progrès, si nécessaires à la pratique complète du régime représentatif. Seulement, jusqu’ici, nous montrons plus de bonne volonté que de savoir-faire. L’initiative qui, depuis 1830, appartient à chaque membre du pouvoir législatif, à chaque député, a été exercée avec plus de zèle que de réflexion. Chacun a voulu s’en servir d’une manière isolée, dans l’intérêt de sa situation. Nous ne nierons pas que cet abus de l’initiative peut être aussi imputé à l’excessive timidité qu’a montrée le gouvernement dans des circonstances où il aurait dû devancer les novateurs, les satisfaire dans leurs prétentions légitimes en prenant le pas sur eux, au lieu de les suivre à regret, ou de les combattre avec désavantage. Plusieurs fois dans la sphère officielle, on a manifesté trop d’effroi, trop de répulsion pour des changemens, pour des réformes appelés par les instincts du pays. C’est un tort. Les vues et les projets d’améliorations ne doivent pas être accueillis comme on ferait de symptômes et de tentatives révolutionnaires. En présence de cette attitude du pouvoir, l’initiative parlementaire a multiplié ses propositions et ses entreprises ; des luttes se sont engagées non-seulement entre des membres de l’opposition et le gouvernement, mais dans les rangs même de la majorité. Cette confusion a produit une crise ministérielle qui, en ce qui concerne les personnes, est terminée, et un ébranlement moral qui dure encore.

C’est ainsi qu’une mauvaise entrée de jeu dans les questions administratives a causé une perturbation presque aussi forte que si le ministère avait essuyé une défaite dans quelque grande question politique. Quelques esprits se sont même exercés sur les possibilités d’une nouvelle combinaison ministérielle ; on a cité des noms, on a réuni dans une même liste des hommes politiques marchant sous des drapeaux divers. Nous ne parlons de ces imaginations, qui n’ont, aucune espèce de fondement, que pour constater les véritables caractères de la situation. Des hommes éminens et sérieux, tels que ceux dont les noms ont été prononcés, n’acceptent le pouvoir que lorsqu’ils y sont poussés par des nécessités politiques évidentes. Ce qui se passe depuis quelques mois n’a rien changé aux forces respectives des partis parlementaires, à la prédominance de la majorité conservatrice sur les diverses minorités. Sous ce rapport, il n’y a aucune raison politique à un changement de cabinet, de l’aveu même des représentans les plus graves de l’opposition. Il faudrait donc que la majorité tirât de son propre sein le ministère qui recueillerait l’héritage du 29 octobre, et qu’elle se fît représenter aux affaires par quelques ambitions jeunes et ardentes qui ne savent pas cacher leur impatience. C’est déjà sans doute un commencement de vocation politique que de désirer vivement le pouvoir ; toutefois il y a un pas de plus à faire : c’est de le mériter, c’est de le conquérir par des travaux utiles, par des services brillans. Alors la candidature de l’ambition parait naturelle ; elle a pour complices tous ceux qui trouvent dans un talent déjà éprouvé des garanties pour l’avenir. Est-ce trop exiger des jeunes prétendans au pouvoir que de leur demander de se mettre en mesure, par une patiente initiation, d’apporter un jour au gouvernement un concours vraiment efficace et fécond ? On dit de tous côtés qu’il faut des hommes d’affaires, que leur moment est venu : c’est vrai ; malheureusement ils ne sont pas moins rares que nécessaires. Dans les rangs de ceux que les élections de 1846 ont envoyés pour la première fois à la chambre, il y a plutôt de bons instincts, des tendances éclairées, que des talens aguerris et sûrs. Nous voudrions donc qu’au lieu de s’étonner qu’on ne leur ait pas encore offert de portefeuilles et de directions générales, et de laisser dégénérer leur mécontentement en indiscipline hostile contre leur propre parti, les hommes nouveaux consentissent à accepter les conditions dont nul ne s’affranchit avec impunité, les conditions du travail et du temps.

Au milieu des difficultés qui nous assiègent, dans cette pénurie d’aptitudes politiques, on se demande comment des hommes dont on connaît le talent et la capacité se trouvent réduits à l’inaction par la force des choses. Quand, il y a onze ans, le centre gauche se forma, c’était un démembrement de la majorité ; le centre gauche se distinguait du centre droit par des tendances plus progressives, sans abdiquer aucun des principes de gouvernement qu’il avait défendus dans des jours difficiles avec une brillante énergie. — Pourquoi ce parti politique, placé dans cette situation intermédiaire qui est l’expression sincère de ses opinions et la véritable raison de son existence, s’est-il créé à lui-même des obstacles par une étroite alliance avec l’opposition ? La gauche a pu se féliciter d’un rapprochement qui lui assurait le précieux concours de talens éprouvés, tandis que ses alliés n’y trouvaient guère que des entraves et une solidarité qui a bien ses périls. Ce sont des questions de réforme administrative, des affaires intérieures de gouvernement, qui ont amené la constitution du centre gauche. S’agit-il d’autre chose aujourd’hui ? On parle de la nécessité d’administrer avec une activité habile, de tenir les chambres en haleine en imprimant à leurs débats une animation intelligente qui les captive. Le gouvernement de 1830 n’a jamais mieux atteint ce but que lorsque, dans le cabinet du 11 octobre, M. Thiers était le collègue de MM. Guizot et Duchâtel. De pareils souvenirs donnent des regrets que les conjonctures actuelles rendent plus vifs encore, et que nous n’exprimons pas ici pour la première fois. À nos yeux, le centre gauche a toujours été une fraction de l’ancienne majorité, qui, tout en affirmant son indépendance et son individualité, devait garder dans sa physionomie l’empreinte de son origine. Si le centre gauche avait conservé la nuance politique qui convenait si bien à ses véritables intérêts, il pèserait aujourd’hui d’un autre poids dans la balance, il exercerait une influence décisive sur la majorité. Dans les circonstances, la situation du centre, gauche, on ne le contestera pas, est une difficulté de moins pour le cabinet, et on pense bien que les raisons qui diminuent le nombre des compétiteurs sérieux n’ont pas échappé à la partie la plus intéressée. Ce qui parait surtout rassurer le ministère, c’est qu’il n’aperçoit point devant lui de successeurs prochains. Cette conviction le soutient au milieu des épreuves difficiles qu’il traverse. Qu’il prenne garde néanmoins d’y puiser une de ces sécurités trompeuses qui ne s’évanouissent que devant une catastrophe. Nous vivons dans une époque ouverte à toutes les chances de l’imprévu, et même parfois de l’invraisemblable. Au surplus, ce n’est pas seulement dans l’intérêt de sa propre conservation, mais au point de vue des devoirs les plus sérieux, que le ministère doit aviser à ressaisir avec vigueur les rênes qu’il a trop laissé flotter. Il se plaint de l’espèce d’anarchie introduite dans la sphère administrative par l’usage immodéré de l’initiative parlementaire ; sur ce point, nous sommes de son avis, mais le seul remède efficace dépend de lui : c’est sa propre initiative. Quand un ministère se montre actif et résolu avec une judicieuse mesure, quand il manifeste l’intention de porter une main ferme et prudente sur tout ce qui doit être redressé, amélioré, on ne voit guère dans les chambres d’hommes considérables qui veuillent, en dehors du pouvoir, prendre le rôle de réformateurs ; ils abandonnent volontiers un pareil office au gouvernement, qui seul peut le bien remplir, car seul il possède tous les élémens des questions à résoudre. Nous souhaitons donc que le cabinet persévère dans la résolution qu’il parait avoir prise de se présenter à la session prochaine avec une pensée arrêtée et des projets approfondis. Nous ne lui demanderons pas un programme, on a trop abusé du mot ; mais il faut que, sur des problèmes trop long-temps ajournés, sur le remaniement des impôts, sur l’Algérie, car nous allons assister dans quelques jours, nous le craignons du moins, à un nouvel avortement de la colonisation africaine, sur la question du timbre, sur la réforme postale, sur la contrefaçon étrangère, sur la réduction du prix du sel, il ait des idées précises, une volonté ferme. Il y a là un champ nouveau qui s’ouvre au talent de M. le ministre des affaires étrangères. M. Guizot, nous le croyons, reconnaît aujourd’hui la nécessité de donner des satisfactions à certains besoins du pays et un aliment à l’activité de la majorité nouvelle. Nous ne concevrions pas que le cabinet, avec les hommes éminens qu’il compte dans son sein, reculât devant les questions d’affaires, devant l’étude des problèmes économiques et financiers. Qui peut mieux les comprendre et les traiter que M. Duchâtel avec son esprit si juste et si ferme, avec son expérience des affaires ? Il n’est pas douteux que l’absence momentanée de M. le ministre de l’intérieur n’ait encore été pour le cabinet une source d’embarras. Dans quelques jours, M. Duchâtel viendra reprendre la direction de son département.

La majorité et le gouvernement ont été surtout frappés, pour la réforme postale, de la question d’opportunité en raison de la gravité des conjonctures. Nous reconnaîtrons volontiers, avec M. le ministre des finances, qu’il était difficile, dans les circonstances actuelles, d’accepter une réduction de la taxe des lettres qui aurait privé le trésor d’une somme de 200 millions. L’opposition l’avouait de son côté, puisque M. Dufaure ne demandait lui-même l’exécution de la réforme postale qu’à partir du 1er janvier 1849. L’ajournement l’a cette fois encore emporté. Il est douteux qu’il en soit de même dans la question du sel. Les conservateurs les plus prononcés avouent l’intention de voter la réforme que M. Demesmay poursuit avec persévérance, et sur laquelle il vient de rassembler, dans ces derniers jours, d’intéressans documens. Il y a vingt-deux ans que le général Foy conjurait le gouvernement de la restauration de réduire l’impôt du sel et d’alléger un fardeau qui pèse surtout sur les classes pauvres. En Angleterre, la réduction de la taxe du sel remonte à 1823, et, depuis 1825, époque où cette taxe a été abolie, la consommation du sel dans le royaume-uni est plus que doublée. On voit tout ce qu’a gagné la production. Tout indique au pouvoir qu’il est urgent pour lui de se rendre bien compte de ce qu’il veut accorder, de ce qu’il veut repousser en fait de réformes et de réductions financières. Il y a là un départ à faire net et équitable. C’est en apportant des vues d’ensemble, en s’entourant d’hommes capables et éclairés, en embrassant toutes les parties de notre système économique, qu’on pourra prendre sur certains points une utile initiative, et combattre avec succès les innovations qui paraîtraient téméraires. Enfin la question de la présidence du conseil a toujours toute sa gravité ; le cabinet doit songer à la résoudre définitivement après la session, et choisir ce moment pour créer des positions importantes à d’intelligens auxiliaires qui puissent lui apporter de nouvelles forces administratives. C’est dans ces conditions que le ministère doit se présenter à la seconde session de la législature.

En attendant, le gouvernement a pris quelques mesures dont il faut lui savoir gré. M. le ministre des affaires étrangères, chargé par intérim du ministère de la marine et des colonies, a présenté à la chambre des députés un projet de loi relatif à la juridiction à laquelle, seront soumis les crimes commis envers les esclaves à la Martinique, à la Guadeloupe, dans la Guyane française et à Bourbon. D’après le projet, la cour criminelle qui devra juger ces crimes sera composée de six membres de la cour royale, dont deux conseillers auditeurs au plus pourront faire partie. La loi nouvelle, qui modifie celle du 18 juillet 1845, a pour but d’empêcher le retour de ces acquittemens étranges qui ont eu dans ces derniers temps un si triste retentissement. « Il y a des scandales moraux, est-il dit dans l’exposé des motifs, dont le renouvellement prolongé serait aussi périlleux que douloureux. » Au nom de l’intérêt des colons et de l’honneur de l’administration, le ministère demande aux chambres une prompte délibération à ce sujet. De son côté le ministre des travaux publics, M. Jayr, a demandé à la chambre une allocation de nouveaux crédits pour les lignes de Paris à Lille, d’Avignon à Marseille, d’Orléans à Vierzon. On sait qu’en ce qui touche le chemin de Paris à Lille, toutes les sommes dépensées doivent être remboursées, au gouvernement par la compagnie concessionnaire. Il ne s’agit donc ici que de simples avances. Pour le chemin d’Avignon à Marseille, les travaux sont exécutés à forfait par une compagnie, moyennant une subvention de 32 millions ; mais le gouvernement a pris de plus à sa charge le paiement des indemnités de terrain : il y faut pourvoir. Il est juste aussi de prendre en considération les désastres causés l’an dernier au chemin de fer de Vierzon par l’inondation de la Loire.

Mais de toutes les lignes de fer, le chemin de Lyon est celui dont la situation est la plus triste, et dont cependant l’exécution serait la plus nécessaire. Comment en douter, quand il est constaté que, pour le transport des grains, on eût, dans ces derniers temps, épargné 14 millions, si le chemin qui doit relier Paris à la Méditerranée eût été construit ? On sait l’énorme erreur commise dans l’estimation des dépenses que devait entraîner la ligne de Lyon. En disant que les ingénieurs qui ont fait les premiers devis ne se sont trompés que de 100 millions, on est fort au-dessous de la vérité. Une pareille méprise a eu pour conséquence de faire subir aux titres de la compagnie une dépréciation sensible et de porter le découragement parmi les actionnaires. Depuis six mois, la compagnie, représentée par son conseil, était en pourparlers avec le gouvernement, et depuis six mois il n’était rien sorti de toutes ces conférences. Cependant le gouvernement ne pouvait contempler avec une indifférence stoïque la détresse de la compagnie, et attendre dans l’inaction qu’elle eût encouru la déchéance prononcée par l’article 37 du cahier des charges. Les circonstances exceptionnelles dans lesquelles se trouve la compagnie, l’erreur dont elle est victime et qui ne provient pas de son fait, tout rend inapplicable, dans toutes les hypothèses, l’exécution rigoureuse de l’article 37. D’ailleurs, si, aux termes de cet article, on voulait procéder à une adjudication nouvelle, trouverait-on des adjudicataires ? L’intérêt général et la justice exigeaient que le gouvernement vînt avec une rapide énergie au secours de la compagnie. Le nouveau ministre des travaux publics a voulu du moins prendre promptement une mesure conservatoire qui empêchât la suspension des travaux, et permît à l’administration et à la compagnie d’arrêter de concert des combinaisons nouvelles. A défaut d’un parti plus décisif, cet expédient est préférable, à coup sûr, à une inaction complète. Le gouvernement demande donc aux chambres d’être autorisé à n’exercer les droits qui lui sont conférés par le cahier des charges que jusqu’à concurrence de 24 millions, dans le cas où la compagnie de Lyon, renonçant à sa concession avant le 1er mai 1848, emploierait jusqu’à cette époque, en travaux d’art et de terrassement, une somme de 10 millions au moins. Ce minimum est bien faible : il eût mieux valu le fixer à 25 millions, et réduire à 16 millions la perte à faire supporter à la compagnie, dans le cas où elle renoncerait à sa concession avant le 1er mai 1848. Ce délai est aussi trop rapproché : en s’y conformant, la compagnie peut ne rien préparer pour la saison des travaux de l’an prochain, et l’on se trouvera exposé à l’interruption que l’on veut éviter. Le second projet, qui libère momentanément la compagnie du chemin de fer de Lyon à Avignon de l’embranchement sur Grenoble, répare une de ces erreurs trop souvent commises dans les votes parlementaires. Tous les embranchemens que ne motivent pas les nécessités commerciales les plus évidentes ruineront les meilleures entreprises, et il faudra toujours finir par les abandonner. La question des chemins de fer va revenir devant la chambre avec toutes ses difficultés et ses détails. Par une défiance qui lui semble un devoir, la chambre craint toujours qu’on ne lui demande des sacrifices en faveur des spéculateurs. Ici, elle a surtout en face d’elle des actionnaires de bonne foi ; les spéculateurs ont eu depuis long-temps l’art de se soustraire, avec de gros bénéfices, aux chances de l’avenir. La majorité vient de montrer d’ailleurs, en nommant la commission qui doit examiner la proposition de M. Crémieux, qu’elle n’entendait pas mettre en état de suspicion les hommes qui concourent honorablement aux grandes entreprises de l’industrie. Presque tous les commissaires sont contraires à la motion de M. Crémieux, qui veut exclure de la chambre les administrateurs des chemins de fer. Faut-il donc faire de ces administrateurs autant de parias ? C’est ce qu’a demandé avec raison, dans le sein des bureaux, M. Léon Faucher, qui a revendiqué les droits de l’industrie, et réfuté sur ce point, avec une judicieuse énergie, les fausses opinions accréditées dans la gauche.

Il est un autre sujet qui, dans quelques jours, ne provoquera pas dans la chambre des débats moins vifs que la révision des lois relatives aux chemins de fer ; nous voulons parler des crédits extraordinaires de l’Algérie. Le rapport de M. de Tocqueville, au nom d’une commission composée de dix-huit membres, embrasse toutes les questions qui se rattachent à l’organisation civile de notre conquête. La commission a chargé son rapporteur d’insister surtout sur la nécessité de restreindre à Paris la centralisation dans des limites plus étroites, pour qu’une partie de l’administration fût en Afrique même, et de signaler l’avantage qu’il y aurait à soumettre les autorités administratives à la surveillance et au contrôle du pouvoir politique ; il faudrait aussi, suivant la commission, décharger les principaux pouvoirs d’une partie de leurs attributions, en restituant celles-ci aux autorités municipales. Voilà pour l’administration. Quant aux questions de colonisation, elles seront traitées à l’occasion du second projet de loi relatif à la création des camps agricoles en Algérie. Au moment où la chambre se dispose à discuter les affaires d’Afrique, une dépêche de M. le maréchal Bugeaud nous apprend que l’expédition de Kabylie n’a pas été une simple promenade militaire, mais qu’après une affaire assez chaude toutes les tribus environnant Bougie ont fait leur soumission. La commission de la chambre, qui, on se le rappelle, avait adressé des représentations au ministère à ce sujet, persiste dans son premier sentiment, et, par l’organe de M. de Tocqueville, blâme l’expédition. Cependant le maréchal Bugeaud l’a jugée nécessaire, et s’applaudit des résultats qu’elle a produits. N’est-il pas sur ce point plus compétent que la chambre ? Au surplus, puisque l’expédition est déjà terminée, la question pourra désormais être portée à la tribune sans inconvéniens et traitée à fond.

Au milieu de toutes les préoccupations soulevées a la chambre des députés par les questions d’affaires, une discussion d’une nature bien différente a montré, dans une autre enceinte, comment certaines passions, si vives il y a plusieurs années, se sont refroidies et calmées. On a agité à la chambre des pairs les questions religieuses ; on a parlé du pouvoir spirituel, du pouvoir temporel, de leurs limites respectives, de l’ultramontanisme et des libertés gallicanes, sans l’émotion qui s’attachait autrefois à de pareils débats. Ce ne sera pas un médiocre résultat du progrès de la sagesse publique que le bon accord du gouvernement de 1830 tant avec Rome qu’avec le clergé national. Aujourd’hui le gouvernement, s’associant à une pensée de l’empire et de la restauration, veut conserver dans son indépendance le chapitre royal de Saint-Denis. Napoléon, qui avait un respect religieux pour les souvenirs illustres de la vieille basilique de Saint-Denis, avait mis le grand-aumônier à la tête du chapitre, qui ainsi n’était point soumis à l’autorité diocésaine. La restauration maintint par ordonnance ce qu’avait établi l’empereur par un décret. Le gouvernement de 1830 se propose de donner aujourd’hui à l’organisation du chapitre de Saint-Denis la sanction législative ; il s’adresse aux chambres pour l’exempter de la juridiction de l’archevêque de Paris. On sait que l’un des articles organiques du concordat abolit tout privilège portant exemption ; l’autorité législative peut seule autoriser les rares exemptions que réclament certaines convenances. La cour de Rome, sur la demande du gouvernement, a donné, en 1843, une bulle qui constitue canoniquement le chapitre ; la bulle a été publiée après l’examen du conseil d’état et avec toutes les réserves protectrices des libertés de l’église gallicane. Il appartient maintenant à l’autorité législative de régulariser la fondation. La chambre des pairs a voté le projet après des débats assez longs qui ont été parfois remarquables et piquans. Les orateurs ont pu puiser dans le savant rapport de M. le comte Portalis tous les élémens de la discussion. Dans cette matière, on attendait avec curiosité l’opinion de. M. le comte de Montalembert, qui s’est donné le malicieux plaisir de soutenir le projet du gouvernement au point de vue de l’ultramontanisme le plus pur. Ingénieux et paradoxal, M. de Montalembert a fait de son discours une sorte d’oraison funèbre des libertés gallicanes. C’était plutôt un jeu d’esprit qu’une argumentation sérieuse. C’est ce qu’a fort nettement démontré M. le garde-des-sceaux, qui, avant de répondre à M. de Montalembert, avait déjà exposé à la chambre les principales raisons qui avaient déterminé le gouvernement à lui présenter le projet de loi. La parole de M. Hébert est simple et ferme et va droit aux difficultés. L’église gallicane n’est ni morte ni enterrée, a répliqué M. le garde-des-sceaux, et l’ultramontanisme ne triomphe pas, puisque le pape n’intervient que pour la juridiction spirituelle, puisque sa bulle n’est publiée dans le royaume qu’avec toutes les réserves inspirées par les maximes de notre droit publié. – Nous ajouterons que la garantie constitutionnelle de l’intervention législative doit rassurer tous les esprits. Aussi nous ne saurions partager les appréhensions spirituellement exprimées par M. le comte de Saint-Priest, et nous avouons, qu’au grand jour de la tribune et des chambres, nous ne craignons point l’ultramontanisme. Il y a trop d’yeux ouverts pour le dénoncer, s’il voulait se glisser dans nos lois.

En passant aux affaires extérieures, nous éprouvons quelque embarras à parler de l’Espagne. Pour donner une idée des misères qui occupent la Péninsule, ce ne sont plus les hommes et les partis politiques qu’il faudrait peindre, mais des scènes et des scandales de palais. Nous ne savons rien de plus triste. L’Espagne serait-elle donc destinée à revoir ces mauvais jours où la dignité de la couronne et du pouvoir était si gravement compromise par Charles IV, son indigne compagne et son favori ? Nous ne saurions le penser. Tout ce qui a été fait, entrepris depuis quinze ans pour la cause de la monarchie et des institutions constitutionnelles ne viendra pas échouer devant d’imprudens caprices. Nous ne croyons pas d’ailleurs aux étranges rumeurs répandues avec affectation par la presse anglaise, qui prétend que la cour de Rome sera bientôt sollicitée, comme au moyen-âge, comme au XVIe siècle, d’annuler un royal mariage. Est-ce M. Bulwer qui accrédite ces bruits dans les journaux de Londres ? Ce diplomate est plus pétulant qu’habile. Il n’a reculé devant aucun moyen pour dominer la reine Isabelle, pour l’enchaîner à sa politique ; mais la franchise cavalière avec laquelle il a marché à son but l’a emporté trop loin. On peut apprécier maintenant la sollicitude et le respect du représentant de l’Angleterre pour l’honneur de la royauté espagnole. Ces excès amèneront une réaction dont on aperçoit déjà les symptômes. Comment la diplomatie anglaise avait-elle réussi jusqu’à un certain point à inspirer à l’Espagne et à son gouvernement des ombrages contre la France ? En disant que l’Angleterre seule se faisait un devoir de n’exercer aucune influence sur la politique espagnole, en nous montrant au contraire animés de l’ambition de la diriger. Après ce qui s’est passé depuis deux mois, comment la diplomatie anglaise pourra-t-elle se vanter encore de cette prétendue abnégation ? C’est surtout quand le départ de notre ambassadeur lui a laissé le champ libre, qu’elle a tout-à-fait levé le masque, comme n’ayant plus rien à craindre et à ménager, et il lui sera difficile de revenir au rôle d’hypocrisie qu’elle avait joué long-temps, non sans succès. Si le parti modéré a paru un moment découragé, il sortira sans doute de sa torpeur pour empêcher que le pouvoir ne tombe entre les mains des radicaux progressistes, qui sont pour la plupart les créatures de l’Angleterre. Il profitera, il faut l’espérer, de la défaveur qui s’attache maintenant à un pareil appui, pour ressaisir l’influence et se montrer à l’Espagne comme le véritable défenseur de son indépendance. L’Espagne ne saurait, comme le Portugal, être réduite à l’impuissance d’améliorer elle-même sa propre situation, et, au moment où elle partage avec l’Angleterre et la France la mission de rétablir l’ordre dans les états de dona Maria, elle doit s’efforcer de raffermir chez elle sa liberté et ses institutions.

La transaction qui avait été proposée au gouvernement de la reine dona Maria et aux insurgés a été repoussée par ces derniers, qui n’ont plus mis de bornes à leurs exigences. La reine dona Maria, quel que fût le mécontentement de plusieurs de ses partisans, s’était déterminée à accepter les conditions dont nous avons parlé : l’amnistie, la convocation des cortès, un nouveau ministère qui offrirait des garanties aux insurgés ; mais ceux-ci ne se sont pas contentés de si peu. Ils ont demandé un ministère uniquement composé de révolutionnaires, ils ont exigé le rappel de tous les exilés, la suppression du commandement en chef de l’armée ; ils voulaient qu’on conservât sur pied toutes les forces populaires jusqu’à une nouvelle organisation de la garde nationale, et qu’enfin ce fussent les troupes de la junte qui tinssent garnison dans Oporto, dans Lisbonne et dans les villes les plus importantes. Les commissaires anglais et espagnol, qui étaient chargés de stipuler au nom de la reine dona Maria, n’ont pu souscrire à de pareilles prétentions. Le plénipotentiaire portugais à Londres, ayant appris l’inutilité des efforts tentés par le colonel Wylde et le marquis d’España, afin de mettre un terme à la guerre civile, a renouvelé auprès des trois gouvernemens d’Espagne, de France et d’Angleterre, la demande qu’il avait déjà faite de leur assistance pour amener la pacification des états de la reine dona Maria. Il invoquait auprès des trois puissances le traité de la quadruple alliance. Le protocole d’une conférence tenue, il y a dix jours, au Foreign-Office, le 21 mai, nous apprend les résolutions des trois puissances. L’Espagne fera entrer un corps d’armée en Portugal, et les forces navales de l’Angleterre et de la France stationneront le long des côtes de la Péninsule, en combinant leurs opérations avec les vaisseaux de la reine. Ces sortes d’interventions, si modérément qu’elles se fassent, sont toujours chose fâcheuse pour l’indépendance des peuples, nous ne le nions pas ; mais ne deviennent-elles pas inévitables quand chez ces peuples il n’y a pas une force capable de réprimer la licence et l’anarchie ?

C’est là du moins un reproche qu’on ne peut adresser à la Grèce. Les puissances qui auraient à son égard du mauvais vouloir, et qui, dans son démêlé avec la Turquie, se montrent partiales en faveur de la Porte et à son détriment, ne peuvent lui reprocher de n’avoir pas su comprendre les bienfaits d’un gouvernement régulier. Peut-être plutôt penseraient-elles, sans le dire, que la Grèce s’est façonnée bien vite à la régularité du régime constitutionnel. Quoi qu’il en soit, la Grèce, au milieu des épreuves qu’elle subit, reste tranquille et ferme. M. Coletti ne se laisse détourner de l’œuvre qu’il a entreprise ni par les difficultés ni par les dégoûts. Il a accepté la mission de fonder la liberté intérieure de la Grèce, il veut l’accomplir. Jusqu’à quelles concessions croira-t-il devoir aller dans l’épineuse affaire relative à M. Mussurus ? Il faut que, dans cette circonstance, M. Coletti, tout en gardant une attitude convenable, ne tombe pas dans le piège où l’attendent ses ennemis. Ces derniers ont dit tout haut que le différend diplomatique qui s’est élevé à l’occasion de M. Mussurus entre Athènes et Constantinople amènerait la chute de M. Coletti, et ils n’ont pas caché leur joie. Cependant la présence de M. Coletti à la tête du gouvernement est plus que jamais nécessaire à la Grèce ; c’est cet homme d’état qui inspire au pays une confiance entière ; c’est à sa voix qu’une majorité considérable va, selon toutes les probabilités, être envoyée par les électeurs pour soutenir son administration. Il ne lui est pas permis de compromettre un avenir que le pays est presque unanime à lui confier.

En Allemagne, la diète générale de la Prusse manifeste avec autant de fermeté que de mesure l’intention d’attirer à elle toutes les questions politiques et financières. Elle compte à peine deux mois d’existence, et déjà le gouvernement de Frédéric-Guillaume reconnaît l’impossibilité de la tenir enfermée dans le cercle qu’il avait voulu tracer autour d’elle. Le ministère a été obligé de déclarer qu’il n’entendait pas refuser à la diète le droit de s’occuper des affaires de la politique extérieure, et un député lui a reproché vivement le préjudice qu’il avait causé au commerce de la Prusse, en lui fermant l’Espagne par son refus de reconnaître le gouvernement qui avait succédé à Ferdinand VII. La diète a demandé qu’on soumît à son examen le nouveau code pénal qui a été préparé depuis quelques années. Un de ses membres a réclamé la communication d’un budget détaillé, comme cela se pratique en Angleterre et en France. Si la couronne veut cette année obtenir de la diète l’autorisation de contracter un emprunt, elle devra lui accorder le principe de la périodicité de ses assemblées. On voit avec quelle rapidité l’institution créée par Frédéric-Guillaume porte ses fruits. Pendant qu’en Prusse la nécessité de maintenir le bon ordre dans les finances de l’état facilite pour la nation la conquête successive des droits politiques, l’Autriche voit tous les jours augmenter sa dette. Elle est obérée par la nécessité de maintenir sur le pied de guerre une armée considérable. En 1814, le gouvernement autrichien s’était obligé à ne pas porter la dette lombarde au-delà de 90 millions ; le chiffre de la dette s’élève aujourd’hui à plus du double.

La Belgique va être prochainement appelée à procéder au renouvellement périodique de la moitié de ses sénateurs et de ses représentans. Les libéraux pouvaient jusqu’à ces derniers temps considérer ces élections comme le terme légal de leur rôle de minorité : il leur eût suffi, en effet, de gagner dix voix nouvelles parmi les quarante-sept députés sortans pour donner le coup de grace à la majorité catholique de la deuxième chambre, et leurs succès électoraux de 1844 et de 1845 laissaient pressentir presque à coup sûr cette progression ; mais un élément nouveau, inconnu, vient déranger tout à coup le cours des probabilités. Nous voulons parler de l’augmentation du nombre des sénateurs et des représentans.

Aux termes de la constitution, qui lui accorde un représentant par quarante mille habitans et un sénateur par quatre-vingt mille habitans, la Belgique, dont la population s’est considérablement accrue depuis 1831, avait droit à l’adjonction de sept sénateurs et de treize représentans. Les libéraux sollicitaient vainement cette adjonction depuis 1843, et, à l’avènement du ministère de Theux, ils ont reproduit plus vivement que jamais leurs instances, peut-être dans la prévision d’un refus formel qu’ils auraient exploité ensuite auprès des collèges électoraux. À leur grande surprise, M. de Theux s’est exécuté de la meilleure grace du monde, et la loi d’adjonction vient d’être présentée et votée. M. de Theux, avec sa sagacité ordinaire, a compris du premier coup d’œil que cette adjonction était surtout favorable à un parti qui tombe. La Belgique pratique le système de l’élection collective, de l’élection au chef-lieu. Vu le grand nombre de concurrens que ce système met en présence, les nominations s’y décident, pour la plupart, à la majorité relative. Or, les catholiques, par cela même qu’ils perdent du terrain, sont intéressés à ce que le minimum de cette majorité relative soit abaissé, et c’est ce qui arrive par la nouvelle loi. Tel député catholique, par exemple, qui était élu jadis au premier tour de scrutin, devra aujourd’hui céder la place aux candidatures sérieuses et dès long-temps préparées du libéralisme ; mais, ces candidatures une fois épuisées, ce député catholique, qui a ses antécédens, ses relations acquises, son noyau de voix bien discipliné, l’emportera aisément sur un concurrent improvisé, que les neuf-dixièmes des électeurs ne connaissent pas, et que le club libéral n’aura mis en avant que pour la forme, pour remplir la subite lacune créée par la nouvelle loi. Ce député, qui passait autrefois le premier, ne passera que le dernier ; n’importe, il passera. Si les libéraux peuvent donc espérer de supplanter dix catholiques sortans dans les quatre provinces appelées au renouvellement quatriennal de leurs députés, il est, d’un autre côté, fort probable que les sept députés en plus accordés à ces provinces par la nouvelle répartition se recruteront parmi ces catholiques sortans, ce qui réduirait, en définitive, à trois voix le déplacement que les libéraux ont la chance d’effectuer à leur profit. Pour les six autres nominations complémentaires qui reviennent aux provinces où les anciens mandats électoraux n’ont pas encore expiré, l’opposition ne peut, en effet, espérer au plus qu’un partage égal. Ces trois voix dont nous venons de parler, retranchées des vingt voix qui font la supériorité actuelle des catholiques dans la chambre des représentans et ajoutées à la minorité libérale, laisseraient encore, entre les deux opinions, une différence de quatorze voix au profit des catholiques. Avec un succès égal à celui qui leur eût permis naguère d’équilibrer le parti catholique dans la seconde chambre, les libéraux risqueraient fort, comme on voit, de retomber, pour deux ans encore, dans l’impuissance des minorités. Voilà ce qu’ils auraient gagné à la nouvelle répartition.

Nous discutons ici le pis-aller. Jamais, du reste, les libéraux ne se sont présentés sur le champ de bataille électoral avec une organisation plus formidable. Aux ultra-modérés, que l’avènement du cabinet de Theux a refoulés dans leurs rangs, il faut joindre l’ancien parti orangiste, qui, pour la première fois depuis la révolution, entre en lutte ouverte avec le clergé. Les ultra-libéraux eux-mêmes, qui, depuis le schisme survenu dans le club l’Alliance, semblaient hésiter, à l’égard du libéralisme modéré, entre la neutralité et l’hostilité, lui ont rendu spontanément leur concours. Cette réconciliation, où toutes les avances sont du côté des ultra-libéraux, et que le gros du parti a acceptée avec une sorte de réserve dédaigneuse, bien propre à rassurer les convictions timides que pouvait effrayer un contact trop intime avec ces alliés actifs, mais compromettans ; cette réconciliation, disons-nous, s’est accomplie au sein d’un nouveau congrès libéral, qui a réuni, à la fin de mars, deux cent soixante-un délégués des associations électorales. Ce congrès a arrêté les bases d’un pacte fédératif, dont la conséquence immédiate est de faire du parti libéral un état dans l’état, avec sa hiérarchie, sa centralisation, ses impôts, sa presse et son enseignement, subventionnés, ses élections et son parlement.

De leur côté, le clergé et le ministère ne se reposent pas. Les évêques recommencent leurs tournées électorales, les chaires se changent en tribunes, les couvens se résignent à d’énormes sacrifices d’argent, et l’intimidation administrative s’exerce à découvert. La tactique de M. de Theux, disons-le, quelque estime que nous inspirent ses talens, n’est qu’une mauvaise et inopportune parodie de ce chimérique juste-milieu que M. Nothomb feignait de représenter entre le libéralisme modéré et les catholiques. Ses journaux ont exhumé pour cet usage notre classification de droite, gauche et centre, et M. de Theux se laisse placer, bien entendu, au centre, quoique ses moindres actes reflètent l’intolérance politique de l’épiscopat. Cette comédie ne trompe personne. Les hommes les plus réservés du groupe gouvernemental pactisent publiquement avec l’opposition. Dernièrement encore, on a vu le général Goblet, un des membres les plus timides du ministère Nothomb, accepter une candidature libérale, et il ne s’est désisté que devant une menace officielle de destitution. Voilà, par parenthèse, un échantillon assez significatif du modérantisme de M. de Theux.

L’Angleterre va aussi avoir sa fièvre électorale, et cela au milieu d’une crise financière qui parait se compliquer, car la sollicitude du gouvernement britannique n’a pas seulement à se porter sur l’Irlande, qui vient, au milieu de sa détresse, d’apprendre la mort d’O’Connell, sur l’intérieur même du royaume uni, où des émeutes ont éclaté ; elle doit s’étendre encore aux parties les plus éloignées de ce vaste empire. L’Inde n’est pas en ce moment un soutien pour l’Angleterre au point de vue financier, ainsi que s’en étaient flattés bon nombre de spéculateurs dans les 3 pour 100 consolidés et dans l’India-Stock. Malgré le retour à un système de paix et d’économie, malgré les vastes et riches provinces ajoutées à ce pays déjà si vaste et si riche, l’Inde anglaise, loin de venir en aide à la métropole, n’est pour elle qu’un surcroît d’embarras, une cause de déficit, et elle lui fait dans le classement de ses capitaux nationaux une concurrence désastreuse. Quelques chiffres dont nous garantissons l’exactitude permettront d’apprécier les derniers résultats de l’administration de lord Hardinge et la position financière de l’Inde anglaise au 1er mai 1847. Cette colonie se trouvait au 1er mai 1843 avec un revenu total d’environ 22,000,000 livres sterling et une réserve en caisse de 8,532,067. Sa dette publique était alors de 35,703,776 liv. st. — Le 1er mai 1844 a donné un déficit de 1,600,000 liv. st. ; — Le 1er mai 1845, un déficit de 2,700,000 ; — le 1er mai 1846, un nouveau déficit de 3,200 ; 000 ; le 1er mai 1847 présentera un déficit décroissant évalué à 1,250,000 ; — le total des déficits se monte donc à 8,750,000 liv. st.

Il est évident que ce déficit eût plus qu’absorbé la réserve en caisse, si lord Hardinge n’avait pris la précaution, d’ouvrir un nouvel emprunt à 5 pour 100, qui a fourni, jusqu’à la date du 1er avril 1847, une somme de 3,000,000 sterl. En ajoutant cette somme à la réserve de 1843 et déduisant les déficits, on voit que l’encaisse actuel du gouvernement de l’Inde est de 2,782,067 livres sterling, et sa dette publique de 38,703,776, grevées d’un intérêt de 1,847,753 liv. sterling, c’est-à-dire que l’encaisse ne suffirait pas à payer deux années de l’intérêt de la dette. Cette situation ne serait pas précisément mauvaise, si les revenus actuels s’équilibraient avec les dépenses ; elle devient des plus inquiétantes en présence de déficits nouveaux. Lord Hardinge a travaillé sans relâche, depuis la fin de la guerre, à rétablir cet équilibre, et, grace à ses arrangemens avec le Penjab et à des réductions de tout genre qu’il a faites dans tous les départemens du service public, et notamment dans l’effectif de l’armée, le budget pour l’année finissant le 1er mai 1848 présentera un déficit beaucoup moindre quelles précédens ; cependant ce sera encore un déficit. Voici comment il faut le calculer.

En supposant les revenus et les dépenses exactement les mêmes en 1848 qu’en 1847, avec la charge additionnelle des intérêts des 3 millions de liv. st. du nouvel emprunt, le déficit pour le 1er mai 1848 eût été de 1,400,000 ; mais les réductions que lord Hardinge vient d’ordonner dans l’effectif de l’armée de l’Inde produiront une économie de 300,000 liv. st. Les nouvelles provinces conquises sur le Penjab donneront une augmentation de revenu de 500,000 livres sterl. De nouveaux arrangemens douaniers produiront un surcroît de recette de 120,000 liv. st. Les droits et le monopole de l’opium s’accroîtront cette année de 100,000 liv. st. Enfin le gouvernement sikh s’est engagé à payer d’ici à sept ans, pour la protection et l’administration de ses états par la compagnie, une indemnité annuelle de 220,000 liv. st. En additionnant ces économies et ces bénéfices, on arrive au total de 1,240,000 liv. st., qui, retranché de 1,400,000 liv. st., laissera pour le 1er mai 1848 un déficit de 160,000 liv. st. Ce résultat est encore loin d’être satisfaisant et démontre la nécessité de réductions nouvelles. En attendant que sir Henry Hardinge ait pu découvrir les points sur lesquels ces réductions devront porter, il doit, pour parer aux éventualités, augmenter l’encaisse de la compagnie, et c’est dans cette vue que l’emprunt ouvert à 5 pour 100, au pair, ne sera point fermé jusqu’à ce qu’il ait produit deux autres millions de livres sterling. En présence de cet appel incessant de capitaux fait par le gouvernement de l’Inde à un taux aussi élevé, on comprend que l’argent se soit tout d’un coup retiré du commerce, et que les banques des différentes présidences aient dû porter l’intérêt de leurs escomptes à des prix ruineux. Aussi lisons-nous dans la Gazette de Bombay du 1er avril que les banques de Bombay, de Madras et de Calcutta n’escomptent plus qu’à 11, 12, 14 et 15 pour 100. Le commerce et les meilleures maisons européennes trouvent difficilement à emprunter à 8 et 9. Enfin les fonds publics même sont ainsi cotés : le 5 pour 100 à 99 1/4 ; — le 4 pour 100 de 1832 à 91 ; — le 4 pour 100 de 1835 à 87 ; — et lord Hardinge a encore besoin de 2,000,000 sterling ou 50 millions de francs. Jusqu’à ce que cet emprunt soit rempli, l’Angleterre ne pourra guère sortir des complications financières.


REVUE LITTÉRAIRE.




LES THÉÂTRES.




Il est une question que ramènent souvent les essais du théâtre moderne ; on se demande, à propos de certains ouvrages : Sont-ils, ne sont-ils pas littéraires ? À vrai dire, les amis si empressés de la littérature nous ont toujours paru ressembler un peu à ces gentilshommes dégénérés pour qui la noblesse consiste plutôt à étaler un titre qu’à le porter dignement. Ces airs de pruderie littéraire peuvent consoler les désappointemens de la vanité, mais ils ne sauraient ni garantir ni remplacer le succès, et, il faut bien en convenir, l’entrain, le plaisir, l’attrait, la vie, ne se trouvent pas toujours là où s’annoncent les plus ambitieux efforts. De prétendus, chefs-d’œuvre, longuement élaborés, destinés à ouvrir une voie nouvelle ou à ramener aux immuables conditions du beau, avortent ou meurent au milieu d’un immense ennui, tandis qu’un trait spirituel, une scène joyeuse, l’habile emploi d’un ressort vulgaire, le développement naïf d’un sentiment vrai, attirent, un échelon plus bas, le succès et la foule. C’est là un des caractères et, si l’on veut, une des maladies de notre temps : peu de respect pour les hiérarchies dans l’art comme dans la société ; une plus grande diffusion des jouissances intellectuelles, qui perdent en élévation ce qu’elles gagnent en étendue ; le triomphe progressif de l’individualisme, qui, diminuant l’autorité des maîtres ; brisant le faisceau des doctrines, éparpille les talens et leur apprend à ne relever que d’eux-mêmes. Cette situation a comme presque toutes les nouveautés, ses avantages et ses inconvéniens ; en accroissant le nombre des conviés aux fêtes de l’esprit, elle rend plus grossiers les goûts qu’ils y apportent et les mets qu’on leur sert ; elle établit, entre les consommateurs avides et les juges délicats, une séparation chaque jour plus complète.

Cependant, si l’on doit, à certains points de vue, se plaindre de ce nouvel état de choses, faut-il en conclure que des tendances élevées, un but sérieux, une forme poétique, donnent le droit de se passer des qualités inhérentes à l’esprit français, et qui, importantes partout, sont indispensables au théâtre ? Parce qu’un écrivain aura mis dans son ouvrage quelques idées généreuses, quelques vers sonores, quelques moralités utiles, lui sera-t-il permis de dédaigner ou d’omettre ce qui est l’essence du drame, le mouvement, la logique, la clarté surtout, la clarté, cette vie de l’intelligence ? Non, sans doute. Que le poète élégiaque, le lyrique, le romancier même, s’égarent parfois dans le mystérieux méandre de leurs pensées, ou jettent çà et là à l’horizon la brume de leur rêverie, cette licence n’est pas sans excuse, quoiqu’elle ne soit pas sans danger ; mais le poète dramatique ! je le comparerai volontiers à un intendant forcé de rendre, à chaque instant, ses comptes à ce maître exigeant qu’on appelle le public. Il faut que chaque scène, chaque incident, chaque caractère, se pose et se déduise d’une façon si nette, qu’il s’établisse entre les personnages et l’auditoire une entente et comme une solidarité perpétuelle ; il faut que, par un secret de son art, l’auteur réussisse à faire intervenir si puissamment dans son œuvre tous ceux qui l’écoutent, que leur curiosité, leur émotion, leur sympathie, deviennent les ressorts et les rouages de cette œuvre même ; sans cela, la curiosité se fatigue, l’émotion s’affaiblit, la sympathie se glace. Plus de donnée acceptable, plus d’intérêt possible. Ennuyé de ses infructueux efforts pour comprendre et pour suivre le poète, le spectateur s’impatiente, se détourne, appelle l’air et le soleil, et finit par s’échapper de ce labyrinthe où il tourne vainement sur lui-même, sans fil, sans guide et sans flambeau.

En faisant l’éloge de la clarté, j’ai fait la critique du nouveau drame de M. Adolphe Dumas, l’École des Familles.

Je n’ai pas à revenir sur les antécédens de cette pièce : les ouvrages de l’esprit, comme les individus, ont leur vie privée, qui doit échapper au contrôle. Chercher des moyens de succès dans de prétendues persécutions qui transforment l’auteur en victime et le parterre en cour d’appel, c’est une faiblesse qu’on pardonne à l’amour-propre offensé, mais dont nous ne saurions tenir compte. On peut cependant s’arrêter un moment, et demander pourquoi tant de bruit, de récriminations et d’orages à propos d’un poète comme M. Adolphe Dumas et d’un drame comme l’École des Familles ? Il y aurait là, pour un sceptique, tout un chapitre d’histoire littéraire à écrire, plus curieux et plus amusant, à coup sûr, que la pièce dont il s’agit. Qu’a donc fait M. Adolphe Dumas pour obtenir tout à coup cet insigne honneur de voir la haute littérature (c’est l’expression officielle) persécutée et vengée dans sa personne ? Quel est le titre antérieur par lequel il a mérité qu’on fît de son nom le cri de ralliement de cette soudaine croisade contre les barbares ? Est-ce la Cité des Hommes ? est-ce le Camp des Croisés ? est-ce Mademoiselle de la Vallière ? Par quel singulier hasard, par quelle bizarre rencontre arrive-t-il que, le même jour, et à point nommé, la critique découvre des talens extraordinaires chez un homme qui n’avait su jusqu’ici ni se faire applaudir, ni se faire lire, ni se faire comprendre ? Voyez pourtant les bonnes ames ! dès qu’on n’a plus besoin de leur secours, dès qu’on a obtenu un de ces grands succès qui placent un poète hors de tutelle, à l’instant voilà tous les critiques sur le qui vive : ils vous attendent avec méfiance, ils vous observent avec malice ; ils discutent votre second ouvrage avant qu’il soit fait, et corrigent vos vers avant qu’ils soient écrits ; mais le faible, l’opprimé, le pauvre, trouvent chez eux d’inépuisables trésors de bonté, de mansuétude et de munificence. Il suffit qu’on soit obscur pour qu’ils vous comprennent, qu’on soit débile pour qu’ils vous appuient, qu’on ne puisse jamais être redoutable pour qu’ils vous trouvent toujours irrépréhensible ! Donner aux indigens, refuser aux riches, n’est-ce pas le précepte évangélique dans toute sa pureté, et la critique n’est-elle pas restée, cette fois comme toujours, dans les limites les plus vraies de la charité chrétienne ? Après cela, est-il besoin de chercher s’il n’y, a pas un peu de malice au fond de cette bienveillance, et si cette seconde comédie, jouée parallèlement à la première, ne pourrait pas prendre pour épigraphe ce titre de Shakespeare : Beaucoup de bruit pour rien, ou cette phrase de Beaumarchais : « Qui trompe-t-on ici ? » En vérité, nous doutons fort qu’après avoir prodigué tous ces bravos et signé tous ces éloges, nos modernes augures aient pu se regarder sans rire.

Qu’est-ce que l’École des Familles ? Quoiqu’il soit difficile de rien affirmer à propos d’un drame qu’il est impossible de bien comprendre, j’ai cru deviner qu’il s’agissait de faire la leçon aux pères indulgens qui, par leur faiblesse, rendent leurs fils dissipateurs, libertins et faussaires. M. de Vernon, magistrat, comte et député, a un fils qui s’appelle Julio, marié à une femme qui s’appelle Julia. Malgré cette similitude de noms, Julio et Julia font assez mauvais ménage Julio s’endette ; Julia nourrit en secret un amour coupable pour un sombre personnage nommé Maxime, homme de génie et architecte, qui a fini par devenir maçon et millionnaire. Que doit-on penser de ce Maxime ? Je vous défie de le prévoir avant la dernière scène du dernier acte ; seulement, ne le perdez pas de vue, car il est le créancier du mari, l’amoureux de la femme, le prétendu de la sœur et la cheville ouvrière de tout l’ouvrage.

Avant d’aller plus loin, je demanderai comment l’indulgence de M. de Vernon peut être cause des folies de Julio, marié depuis cinq ans, et du secret amour de Julia pour Maxime. Une fois marié, ce Julio, qu’on nous représente comme un homme d’une nature ardente et indomptée, serait probablement devenu plus coupable encore, si son père l’avait préalablement traité avec plus de rigueur, et, l’amour de Julia, antérieur à son mariage, n’a certainement rien à faire avec le plus ou moins de sévérité de M. de Vernon. Pour contraster avec ce triste résultat de la faiblesse paternelle, l’auteur nous amène un frère de M. de Vernon, Marseillais pur-sang, dont tout le comique consiste à parler comme on parle sur la place Cannebière. Celui-là a aussi un fils, nommé Auguste, qu’il a rudement élevé, et il nous indique même, par des gestes très expressifs, de quelle façon il s’y est pris pour le corriger. C’est pourquoi Auguste est devenu un jeune homme accompli, rangé, sentimental et poète par-dessus le marché ; plus heureux que M. Adolphe Dumas, il a une pièce reçue au Théâtre-Français. Voilà la conséquence des corrections manuelles de M. Antoine de Vernon. Ce système d’éducation, expliqué par le père devant ce grand garçon de vingt-quatre ans, auteur d’un drame en cinq actes, ne vous semble-t-il pas un peu choquant ? Cet Auguste qu’on nous donne pour un jeune homme d’un noble cœur, d’une imagination exquise et charmante, ne se serait-il pas mieux développé sous l’empire d’un père indulgent et spirituel que sous le bâton de cet affreux Marseillais, dont l’accent doit mettre en fuite les neuf muses, pour peu qu’elles aient l’oreille délicate ? Telle est cependant toute la base de ce drame : ajouter un chapitre à la loi de l’instruction primaire et apprendre aux pères de famille qu’on peut faire un poète avec des coups de canne !

Auguste de Vernon a rencontré, à Saint-Thomas-d’Aquin, une jeune fille dont il s’est épris rien qu’à la façon dont elle lisait dans son livre d’heures, à peu près comme Sbrigani se passionne pour M. de Pourceaugnac, à cause de la grace avec laquelle il mange son pain. Ce livre d’heures est même tombé, on ne sait comment, entre les mains de l’amoureux jeune homme, qui ajoute, en style digne de Mlle de Scudéry :

Dans ce livre, depuis, trois ans, depuis ce jour,
J’aime avec la prière, et prie avec l’amour.


Les choses en sont là, lorsqu’arrive du couvent Mlle Marie, fille de M. de Vernon, sœur de Julio et cousine d’Auguste. O surprise ! Marie n’est autre que la jeune fille rencontrée à Saint-Thomas-d’Aquin. Malheureusement Julio, qui doit à l’architecte Maxime une somme énorme, a décidé qu’il le paierait, sans bourse délier, en lui faisant épouser Marie. Ce mariage désole Mme Julia de Vernon, qui aime toujours Maxime. Quant à Auguste, en vrai poète, admirateur de Shakespeare, il s’avise d’un moyen renouvelé d’Hamlet pour dire son fait à cet équivoque architecte : il annonce qu’il va réciter sa pièce reçue au Théâtre-Français, et il se trouve que le sujet de cette pièce tombe d’aplomb sur les intrigans qui s’insinuent dans les familles pour courtiser les femmes et épouser les filles. Grande colère de Maxime, qui saisit parfaitement l’allusion. Vous croyez peut-être qu’Auguste et Maxime vont se battre ? Point. A l’acte suivant, il n’en est plus question. En revanche, Maxime, fatigué de son triste rôle, apprend à Julio, dans les épanchemens de l’amitié, qu’il est amoureux de sa femme et qu’il est aimé d’elle. Chez un mari en qui tout sentiment d’honneur et même d’amour conjugal n’est pas éteint, une si étrange confidence va sans doute provoquer une explosion de colère. Il n’en est rien cependant, et l’incident passe inaperçu. Un fait plus grave se révèle : d’expédiens en expédiens, Julio en est arrivé à rédiger une fausse lettre de change. Condamné par M. de Vernon, chez qui l’intégrité du magistrat domine l’indulgence du père ; il se tire un coup de pistolet. Touchons-nous cette fois au dénoûment ? Non, il n’y a que la capsule qui part, si bien qu’au cinquième acte personne n’est mort. Et comme il faut que tout finisse, Maxime, qui, jusque-là, nous, avait paru un personnage d’une allure sinistre et même un peu suspecte, passe tout à coup à l’état de candidat au prix Montyon ; il vient rassurer cette famille désolée : il annonce que les dettes de Julio sont payées, qu’Auguste peut épouser Marie, que Julia est la plus respectée des femmes, en un mot, qu’en sa qualité d’architecte et de maçon, il a réparé ce qui semblait irréparable.

Tel est cet ouvrage, et je crois pouvoir affirmer que mon analyse est plus claire que la pièce même. A tous momens, le spectateur partage l’embarras et l’incertitude de ce bon Antoine de Vernon, l’oncle marseillais, qui avoue naïvement ne pas comprendre un mot de ce qui se passe : on dirait la fable du singe montrant la lanterne magique et oubliant de l’éclairer ; on ne sait jamais si tel ou tel personnage est amoureux ou indifférent, aimé ou repoussé, coupable ou honnête, traître ou vertueux. Chaque incident semble destiné à démentir ou à faire oublier l’incident qui précède : non-seulement il n’y a pas de conséquence logique, mais il n’y a pas même de cohésion et de suite : l’action marche à l’aventure, s’accrochant à tous les buissons de la route et y laissant des lambeaux que l’auteur ne s’occupe pas de rajuster. Cette littérature élevée à laquelle appartient, dit-on, l’École des Familles n’est pas encore assez élevée, ou elle l’est trop : entre la terre et le ciel, l’auteur a choisi les nuages.

Je ne m’amuserai pas à compter les réminiscences qui fourmillent dans ce drame. Les deux Gendres, Hamlet, les dénoûmens de Molière, les vieillards de M. Hugo, le répertoire des suicides ou des faussaires du drame moderne, ont tour à tour à réclamer leur part dans ces scènes décousues. Examinerai-je le style ? Un homme si peu maître de sa pensée peut-il être maître de sa parole ? Un poète si peu sûr de ce qu’il veut faire peut-il être sûr de ce qu’il veut dire ? Le style est le vêtement de l’idée ; si le corps qu’on lui donne à couvrir n’a ni forme, ni mouvement, ni vie, le vêtement manquera forcément d’ampleur, de tournure et de grace. Parmi les critiques, c’est-à-dire les admirateurs de l’École des Familles, il y en a qui, plus malins ou moins bien avisés que les autres, ont cru devoir fortifier leurs éloges par des citations. Voici des vers que nous recueillons au hasard dans ces citations amies :

Il te faut un château, jamais une campagne ;
Il te faut un hôtel, jamais une maison ;
Il te faut des valets hors de comparaison.


Plus loin, Auguste raconte sa rencontre à Saint-Thomas-d’Aquin :

Eh bien ! je vous l’ai dit, j’allais tous les dimanches.
Vous savez, trois enfans, trois sœurs, trois robes blanches ;
Une dame à leur suite, et qui veillait à part,
Pendant qu’un domestique attendait à l’écart.


Voici comment Maxime entre en matière, lorsqu’il avoue à Julio qu’il est amoureux de Julia :

Julio, j’étais jeune et j’avais le cœur tendre ;
Et comme Auguste, bon, dans ma vie, en effet,
Le seul mal que je sache est celui qu’on m’a fait.
J’aimais ; une autre femme en eût été ravie.


Voilà quelques-uns de ces vers charmans qu’Athènes attendait avec impatience et qu’un injuste ostracisme serait parvenu à étouffer, s’ils n’avaient trouvé sur leur chemin ce sanctuaire de la littérature qui se nomme le Théâtre-Historique, ce voisinage si littéraire qu’on appelle la reine Margot, et ces illustres comédiens qui ont si étrangement débité ces étranges alexandrins !

Cependant, on doit le reconnaître, à côté de ces hémistiches indigestes et de ces lignes mal rimées, il y a çà et là des élans de verve, des intentions de style qui ne manquent pas d’un certain souffle poétique. Dans la scène de M. de Vernon avec son fils, on trouve quelques accens d’une indignation généreuse et contenue qui font penser au père du Menteur ; pâles et inutiles éclairs qui rendent plus complètes encore les ténèbres qui précèdent et qui suivent ! Mais, je le répète, la vraie question n’est pas là. Qui eût songé à attaquer M. Adolphe Dumas, à troubler de si doux songes, à attrister cette muse qui se croit sincèrement révélatrice et inspirée, s’il ne s’était agi que de signaler les défauts de l’École des Familles, et d’ajouter qu’il n’y a rien de changé dans la littérature française, qu’il n’y a qu’un mauvais drame de plus ? Dans cet épisode à demi oublié déjà, ce qui est piquant, ce qui mérite l’attention, ce qui doit échapper à l’oubli, ce n’est pas l’œuvre elle-même, c’est l’amusement que se sont donné à ce propos les critiques et les amis. Voilà ce qu’il importait de relever comme un nouveau symptôme des tendances de la critique actuelle. Elle est arrivée à un tel état de satiété, de scepticisme et d’ennui, que pour elle les questions d’art et de goût ne sont plus que jeux d’esprit, matières à paradoxes, parti pris de blâme ou d’éloge. Se divertir à plaider indifféremment le vrai et le faux, le juste et l’injuste, n’est-ce pas le fait des avocats qui ne croient pas à leur cause ? Prescrire indistinctement tous les régimes, se prêter à toutes les fantaisies, n’est-ce pas le fait des médecins qui désespèrent de leur malade ? C’est ainsi pourtant que s’altère et que s’amoindrit chaque jour l’autorité de cette magistrature de l’art qui devrait rendre des arrêts, et qui aime mieux échanger des complaisances ou soutenir des gageures. Vous dites que vous prenez parti pour un homme littéraire, pour une pièce littéraire, et, au moment où vous affichez cette prétention réparatrice, vous faites l’œuvre la moins littéraire qui soit au monde : vous louez bruyamment ce dont vous vous moquez au fond de l’ame.

Si l’École des Familles était un drame d’une valeur réelle, si ce devait être là notre littérature, mieux vaudrait dire : Les dieux s’en vont ! et passer du côté des trafiquans de prose ; avec ceux-là, du moins, on sait à quoi s’en tenir ; ils vont droit au but et ne donnent le change à personne. Heureusement il n’en est pas ainsi. Le pays qui a produit Candide et Gil Blas, la langue qu’ont parlée Molière et Voltaire, la littérature qui doit à sa netteté incomparable son influence universelle, n’auront jamais à craindre un pareil danger. Sans doute il existe dans l’art quelque chose de plus élevé que ces qualités un peu bourgeoises qui consistent à rester clair, à retracer exactement chaque côté de la vérité humaine, sans en dégager cet idéal vers lequel tendent les imaginations poétiques ; il existe des dons précieux de distinction et de fantaisie que nous préférons à l’habileté de la mise en scène ; mais qu’y a-t-il de commun entre ces délicatesses de l’esprit et ces drames à l’orgueilleuse allure, soufflant dans des porte-voix qui embrouillent les mots en grossissant les sons, et hissés sur des échasses qui arrêtent la marche en haussant la taille ? Le devoir de la critique est de protester contre l’invasion de cette poésie bâtarde qui ne sait ni atteindre à l’idéal, ni demeurer dans le vrai, et qui, si on lui cédait la place, ferait ressembler les productions contemporaines à des ouvrages allemands traduits en mauvais français.

Au reste, le public ne se laisse pas prendre long-temps à de pareils leurres. Il oublie ce simulacre de réhabilitation littéraire qui se débat dans la solitude pour aller en foule, cent pas plus loin, applaudir un grand acteur, élevant jusqu’aux vraies conditions de l’art les vulgarités d’un mélodrame ; car il est bien difficile de donner un autre nom au Chiffonnier de Paris. Ce n’est point parce que M. Pyat a cherché son héros dans les plus basses régions de la vie populaire que nous refusons de souscrire aux panégyriques superbes qu’on lui a prodigués. Non ; l’observation, la poésie, le génie dramatique, peuvent descendre sans se dégrader ; aujourd’hui que les distinctions s’amoindrissent, que les nuances disparaissent, que les physionomies s’effacent dans les classes élevées, c’est peut-être dans le peuple que le poète trouverait ces types caractérisés, ces passions énergiques, ces rudes contrastes nécessaires à l’intérêt du drame. Malheureusement, une fois cette donnée admise, ce qui condamne le Chiffonnier, c’est que l’auteur a négligé le côté original, satirique et philosophique de son sujet pour se lancer dans ces risibles histoires de filles séduites et de barons assassins qui peuvent passionner le public des boulevards, mais qui n’ont rien à démêler avec la critique. Son chiffonnier, espèce de Diogène parisien, éclairant de sa lanterne les sottises et les ridicules dont sa hotte recueille, chaque soir, les échantillons et les lambeaux, pouvait prendre, sous le crayon d’un satirist de l’école d’Hogarth, une physionomie saisissante. Si M. Pyat y a songé, l’exécution n’a pas répondu à ses efforts : ses tendances ultra-démocratiques l’ont entraîné d’ailleurs à dessiner grossièrement, dans un cadre banal, les vertus, la probité, le dévouement d’un homme et d’une fille du peuple, contrastant avec les vices et les hypocrisies des classes riches ; mais ce que M. Pyat n’a pas fait, Frédérick Lemaître l’a réalisé avec une puissance, une ampleur dont on ne saurait se faire une idée. Là où l’auteur avait mis à peine une intention, l’acteur a mis un trait décisif. Pour ceux qui recherchent et admirent le talent partout où il se rencontre, c’est une belle et curieuse étude que cette lutte d’un artiste contre les difficultés d’un rôle, cette vigoureuse nature vivifiant un sujet manqué, et retrouvant à force d’observation et de verve le type entrevu par le poète.

En constatant les tendances tristement réalistes que révèle la pièce de M. Pyat, n’oublions pas que le drame moderne a eu de plus nobles ambitions. Cette recherche de l’antithèse, qui l’égare aujourd’hui dans le ruisseau, l’élevait autrefois jusqu’aux régions lyriques. La courtisane purifiée par l’amour, telle a été, on le sait, la donnée de ce drame de Marion Delorme que le Théâtre-Français a repris l’autre soir, et qui souleva à sa naissance des admirations et des orages dont nous sommes déjà bien loin. Il en est maintenant des productions de cette époque comme de ces lettres, de ces souvenirs d’une passion éteinte, que nous retrouvons quelques années plus tard, et qui nous semblent l’écho lointain d’une voix aimée. Et cependant il y a dans Marion Delorme des beautés réelles, éclatantes, jamais peut-être le lyrisme de M. Hugo ne s’est plus heureusement combiné avec certaines qualités dramatiques qu’il a, depuis, compromises en les poussant à l’extrême ; mais la manière de M. Hugo a un défaut que la représentation fait ressortir davantage : il ne sait jamais s’arrêter à propos ; il ignore l’art de marquer d’un trait vif et concis l’intention d’une scène, l’esprit d’un dialogue, et les développemens qu’il donne à sa pensée font souvent ressembler ses plus belles tirades à des amplifications écrites par un grand poète. Comme il est maître de son style, comme il a depuis long-temps asservi la langue à tous les despotismes de sa muse, il ne peut résister à l’envie de montrer sa force et de faire chatoyer, sous mille aspects, l’idée qu’il enchâsse dans ses vers. Quoi qu’il en soit, il est permis de regretter l’époque qui a vu naître de pareils ouvrages, moins encore pour le mérite de ces ouvrages mêmes que pour cette ardeur de croyances, pour ces enthousiasmes juvéniles qui s’agitaient alentour. Il est plus salutaire à l’intelligence de se passionner pour des œuvres défectueuses et des systèmes contestables que d’en venir à ce désabusement et à ce doute qui destituent toutes les théories au profit de tous les caprices, et ne nous laissent, au lieu de convictions et d’espérances, que la mélancolie des illusions perdues. Nous faisons des vœux pour qu’une crise imprévue vienne arracher à ce marasme tant d’imaginations fatiguées, et rende enfin à la critique un peu de son influence en attirant ses regards vers de nouvelles œuvres dont les beautés ou les défauts mêmes puissent donner lieu à un examen sérieux, à des discussions fécondes.


DOCUMENS BIOGRAPHIQUES sur P.-C.-F. Daunou, par A.-H. Taillandier, membre de la chambre des députés, conseiller à la cour royale de Paris[1]. — La révolution française sera pendant long-temps le sujet des recherches de l’histoire. Si M. Mignet et M. Thiers ont indiqué, les premiers, avec une netteté supérieure, l’impérieuse logique des événemens, il reste encore, après ces beaux travaux, plus d’une étude spéciale à approfondir. Toutes nos origines politiques sont là ; la législation de ces héroïques années est un des plus grands sujets que puissent se proposer l’historien et le publiciste. Sans doute, le roman et le drame de la révolution offrent à l’écrivain des succès plus assurés ; il est facile de passionner la foule au bruit des émeutes, au spectacle des agitations sanglantes, et il y a là de quoi tenter la verve des artistes. Nous ne voudrions pas, certes, retrancher du domaine des poètes cette sublime et effroyable tragédie ; nous aimerions pourtant que cette dramatique histoire, faite par les imaginations ardentes, ne fît pas oublier la vraie et sérieuse histoire, l’histoire des idées et des lois, l’étude intelligente des prodigieux efforts de génie accomplis par la convention. Le meilleur moyen de purifier la révolution, d’en idéaliser le souvenir et de faire une séparation définitive entre le bien et le mal, entre le crime et l’héroïsme, ce serait de mettre en lumière les fécondes créations des législateurs de cette grande époque. De bonnes monographies sur ces travaux sévères pourraient illustrer un publiciste.

Avec cette histoire des principes, il y en a une autre bien importante aussi, c’est l’histoire particulière de ces hommes dévoués que le tableau dramatique de la révolution laisse dans l’ombre, et qui cependant ont pris une part si active au mouvement des idées. M. Mignet, dans ses éloquentes notices lues à l’Académie des Sciences morales et politiques, a donné de beaux et graves modèles. On ne saurait trop encourager de telles études. M. A. Taillandier vient de publier la seconde édition d’un intéressant travail sur l’un de ces hommes éminens dont les destinées ont été liées étroitement aux destinées de la patrie. Les Documens biographiques sur Daunou, que M. Sainte-Beuve a eu occasion de citer et d’apprécier ici même, étaient déjà un livre très recommandable par les renseignemens qu’il contenait ; cette seconde édition est presque un nouvel ouvrage. Le fidèle exécuteur testamentaire de Daunou, l’éditeur empressé du Cours d’études historiques, a complété avec un zèle pieux ces recherches consacrées à une mémoire vénérée. Plusieurs travaux inédits du célèbre écrivain ont été soigneusement recueillis : nous citerons d’abord les lettres que Daunou écrivait de Rome, en 1798, à Larévellière-Lépaux. On assiste, dans cette curieuse correspondance, aux efforts de la commission qui avait été chargée d’installer dans les États-Romains une constitution républicaine, substituée au pouvoir temporel des papes. Outre leur importance historique, ces lettres ont un véritable attrait littéraire, et le contraste des idées françaises avec les mœurs italiennes amène souvent de très piquans tableaux. « Depuis la loi, écrit le commissaire du directoire, depuis la loi qui déclare les prêtres responsables de tous les mouvemens séditieux qu’ils n’auront pas très activement empêchés, c’est à qui fera des sermons en l’honneur de la république ; on prêche la liberté, l’égalité, le paiement des impôts, le service de la garde nationale, presque autant que la sainte vierge et les apôtres… En un mot, je n’oserais pas t’assurer qu’il y a beaucoup de patriotisme dans les ames ; car comment répondre des ames italiennes ? mais il y en a beaucoup dans tous les actes extérieurs. » La plume grave de Daunou s’égaie ainsi en maintes rencontres. Nous recommandons surtout l’histoire de la convention, écrite par celui qui a dit avec une éloquence si vraie : « Il ne faut point appeler hauteur de la révolution ce qui ne serait que la région des vautours ; restons dans l’atmosphère de l’humanité et de la justice. » La première édition des Documens biographiques contenait les deux premiers chapitres de cette histoire ; l’édition récente a complété ce travail en donnant le mémoire écrit par Daunou pendant sa captivité dans les cachots de Port-Libre. Ce mémoire, dans lequel l’illustre prisonnier raconte tout ce qui s’est passé depuis le 31 mai, le triomphe de la commune, l’avilissement de la convention, le règne de l’anarchie et enfin le despotisme inflexible de Robespierre, est un admirable fragment historique. C’est de l’histoire passionnée, j’y consens ; mais où est le mal, après tout, si c’est la passion de la justice et de la liberté ? N’y a-t-il pas des momens où l’histoire doit ressembler à un décret d’accusation ? On ne lira pas sans une émotion vive ces belles pages écrites sous les verrous du dictateur par cet homme intrépide et pur. Les portraits de Marat, de Danton, de Robespierre, ont cet accent de vérité qui ne manque jamais à l’indignation d’un témoin. La conclusion est de la plus haute éloquence. Nous remercions M. A. Taillandier de ces importantes communications ; il serait à désirer que tous les papiers des hommes éminens de la république pussent être ainsi l’objet d’une étude habile et consciencieuse. Ce livre, d’ailleurs, ne se recommande pas seulement par les précieuses pièces inédites que nous venons de signaler ; écrit d’un style simple et sévère, il appartient à l’école du maître sérieux dont il raconte la vie.




  1. Paris, Firmin Didot, rue Jacob, 56. — 2e édition.