Chronique de la quinzaine - 14 juin 1857

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Chronique n° 604
14 juin 1857


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 juin 1857.

Nous vivons dans un temps où les problèmes se pressent, où toutes les idées, tous les systèmes sont livrés à une expérience permanente qui a l’Europe pour témoin et pour juge. Ces problèmes, qui selon leur nature s’agitent dans les conseils ou sur les champs de bataille, dans les polémiques, dans les parlemens, quelquefois dans la rue, et toujours dans les esprits, embrassent tout ensemble les intérêts extérieurs et la vie intérieure des peuples. De ces deux sources découlent aussi toutes nos affaires. Les grandes luttes diplomatiques ne sont point finies, il s’en faut ; elles se laissent voir suffisamment à travers ce rideau que la paix a laissé retomber sur les malaises et les antagonismes de l’Europe. En même temps, chaque jour amène quelque incident qui vient mettre à nu le travail intérieur de tous les pays occupés depuis soixante ans à batailler avec eux-mêmes pour arriver à s’assurer des garanties aussi difficiles à conserver qu’à conquérir. Ainsi, aujourd’hui encore, l’exécution du traité de Paris vient de provoquer à Constantinople une mêlée d’influences qui ressemble un peu à un combat d’avantgarde, en attendant les discussions inévitables sur les principautés. La Belgique n’est point sortie d’une crise qui s’est brusquement ouverte sous ses pas, qui est loin d’être sans danger pour les institutions parlementaires. En France, pour la première fois depuis le rétablissement de l’empire, des élections générales vont avoir lieu. Ces trois questions résument la situation actuelle dans ce qu’elle a de plus grave et de plus délicat.

Le corps législatif, qui existait il y a quelques jours encore, vient en effet de terminer sa carrière. La dernière session était la fin d’une législature inaugurée il y a cinq années, au lendemain des événeraens de 1851. D’ici à peu de jours, le scrutin va s’ouvrir sur toute la surface du pays, et de nouveaux députés vont être élus. C’est là le fait principal et dominant en France aujourd’hui. Or dans quelles conditions vont se faire ces élections ? sous quel aspect se présentent-elles ? Et d’abord y a-t-il ce qu’on pourrait appeler, ce qu’on appelait autrefois une agitation électorale ? Cette agitation, si elle existe, est de la nature la plus modeste, il en faut convenir. Dans la masse du pays, c’est à peine si le vote du 21 juin paraît éveiller quelque préoccupation. Dans les classes plus particulièrement politiques, on pourrait distinguer plutôt un certain sentiment de circonspection et de réserve, comme si elles se trouvaient en présence de l’inconnu ou d’un résultat trop aisément prévu. Le gouvernement lui-même semble craindre moins un entraînement trop vif que trop de désintéressement de la part des populations, qui seraient portées à s’abstenir pour cause de confiance absolue dans le régime actuel. La peur de l’anarchie, comme le remarque M. le ministre de l’intérieur, ne fut point étrangère aux élections de 1852. Si le pays redoute moins l’anarchie aujourd’hui, on ne peut pas dire qu’il n’ait peur de rien : accoutumé à être ballotté entre les extrêmes, il a toujours peur de quelque chose ; mais comme il a quelque peine à formuler ce qu’il éprouve, il ne s’émeut pas, il ne se jette pas avec emportement sur ce scrutin qu’on lui ouvre, et d’où sont sorties tour à tour des tempêtes et des acclamations enthousiastes. L’agitation, à vrai dire, ne dépasse pas certaines sphères, où se sont élevées des questions assez singulières et fort peu concluantes sur le degré de participation au vote ou sur l’abstention. Ceux qui ont élevé ces questions et qui rédigent des circulaires, ou épuisent leur génie de combinaison à composer des listes, semblent ne point apercevoir que tout est changée autour d’eux, qu’il peut y avoir une notable disproportion entre ce qu’ils veulent et ce qu’ils peuvent, entre leurs propres impressions et une certaine impression universelle. Pourquoi le pays, sans méconnaître l’importance du vote qui lui est demandé, s’émeut-il moins que ceux qui se croient en devoir de le pousser au scrutin ? Parce qu’il sent bien, en définitive, que les conditions ne sont plus les mêmes, et que, par suite des déplacemens de pouvoir qui ont eu lieu, tout consiste dans un résultat dont personne ne doute. Il ne faut point s’y méprendre : la vie politique n’est plus aussi active qu’elle Ta été ; elle n’a pas la puissance de propagation qu’elle a eue en d’autres temps, elle n’a ni les mêmes alimens, ni les mêmes ressources d’organisation libre. Que reste-t-il donc ? Il reste d’un côté un pouvoir puissamment concentré, présentant, appuyant ses candidats, et de l’autre une masse de neuf millions d’électeurs disséminés et sans lien. Certes le gouvernement laisse à qui veut se présenter la liberté de s’adresser aux électeurs, de même qu’il laisse aux électeurs la liberté de leurs suffrages. Toutes les candidatures sont possibles ; les candidats n’ont qu’à déposer une circulaire et un bulletin signés de leur nom pour pouvoir les distribuer. Il reste à savoir si ces candidatures, en dehors de certaines localités exceptionnelles, sont dans des conditions bien favorables et bien enviables. Elles ont à soutenir une lutte d’autant plus inégale, que l’organisation du suffrage, on ne l’ignore pas, a été considérablement modifiée, ainsi que le prouve le décret qui fixe les ciconscriptions électorales.

C’est ici surtout qu’on peut voir combien tout est changé. L’organisation actuelle ne peut ressembler ni à celle de la république ni à celle de la monarchie constitutionnelle. — Autrefois un collège, un arrondissement était, pour ainsi dire, un être moral ayant une opinion, des intérêts collectifs, et se faisant représenter par le député qu’il jugeait le plus propre à défendre cette opinion et ces intérêts. Le corps électoral n’était ni assez nombreux, ni assez disséminé pour qu’une action commune devînt impossible. — Il n’en est plus tout à fait de même aujourd’hui, si nous ne nous trompons. L’être moral disparaît, une circonscription électorale est, qu’on nous passe le terme, un collège anonyme, un mode tout abstrait de répartition dont l’unique raison d’être est de grouper les suffrages, indépendamment de toute affinité locale ou même administrative. Il y a des circonscriptions qui comprennent des localités appartenant à des arrondissemens différens, quelquefois des villes rivales. Les uns diront que c’est une nécessité pour organiser le suffrage universel proportionnellement au nombre actuel des députés ; les autres diront que c’est un bienfait d’avoir brisé les agrégations anciennes pour aller droit à la masse du pays à travers des démarcations plus fictives que réelles. Ce sera ce qu’on voudra, comme aussi on ne méconnaîtra pas sans doute que ce ne soit une cause de faiblesse pour les candidatures individuelles et une force pour le gouvernement, qui est seul en mesure de se trouver présent sur tous les points à la fois, de se constituer le médiateur naturel entre ces volontés, ces intérêts et ces suffrages dispersés. Que voulons-nous dire simplement ? C’est que tout se combine pour que ce vote, acte toujours sérieux d’ailleurs pour un pays à qui on demande d’élire ses représentans, apparaisse aujourd’hui débarrassé de ces perspectives de lutte qui pourraient l’animer, de ces chances, de ces péripéties, qui pourraient le rendre incertain. Nous constatons des faits, rien de plus. Il est évident, ce nous semble, que si toutes les opinions sont rigoureusement libres, le gouvernement seul a cette prépondérance qui s’attache à la force de sa situation, aux moyens dont il dispose, à l’organisation même du suffrage. De là les traits principaux des élections actuelles : tranquillité presque indifférente du pays, hésitations confuses des candidatures dissidentes ou indépendantes, certitude à peu près générale jusqu’ici d’un résultat favorable aux candidatures officielles.

Maintenant trouve-t-on que le gouvernement n’ait pas assez d’avantages par sa situation, par l’influence administrative qu’il exerce, par l’organisation du suffrage universel, et qu’il soit nécessaire de lui venir en aide en ajoutant une signification particulière à une victoire vraisemblablement assez facile ? On peut seconder le gouvernement de bien des manières, sans le vouloir et sans le savoir ; on le peut notamment en faisant beaucoup de bruit pour un médiocre résultat, en dressant des plans de campagne dont on soupçonne bien un peu la faiblesse, en élevant des drapeaux qui par malheur n’ont pas conduit la France à la victoire, ni même à la prospérité, et encore moins à la liberté. Nous ne faisons point un reproche aux opinions sincères de ne point abdiquer : elles sont dans leur droit, et elles en usent comme elles l’entendent. Seulement est-il bien habile de se donner l’air de marcher à une grande bataille en convoquant la bourgeoisie et le peuple, de paraître voler au secours des principes de 1789, qui seraient menacés sans doute par d’autres que le gouvernement, de réchauffer de son mieux les plus vieilles polémiques, de battre la campagne contre des partis qui nourrissent évidemment la pensée de rétablir au premier jour les institutions féodales ? Car enfin la masse des esprits qui sont vraiment libéraux en même temps que conservateurs, et qui n’appartiennent nullement aux opinions démocratiques, telles au moins qu’on les représente, cette masse est encore assez nombreuse et assez imposante en France. Ceux qui font ces belles expéditions démocratiques, qui appellent à leur secours tous les vieux souvenirs, toutes les vieilles déclamations, ceux-là n’ont pas fait certainement une réflexion qui peut venir aux intelligences simples, et qui n’est nullement propre à desservir le gouvernement dans les élections. Quand ils voient reparaître certains noms, certains hommes qui n’ont pas laissé les traces les plus triomphantes, les esprits simples sont portés à faire un raisonnement spécieux ; ils peuvent se dire : « Quoi donc ! ne sont-ce pas ces hommes qui nous ont conduits là où nous sommes ? Est-ce la peine de les relever de leur défaite et de leur fournir l’occasion de recommencer ce qu’ils ont si bien fait une fois ? » Et c’est ainsi que le gouvernement au fond peut vraiment n’avoir pas à se plaindre de cette nouvelle campagne démocratique. Il pourrait désirer être servi autrement ; en réalité, il ne le serait pas peut-être d’une façon plus efficace. On peut, ce nous semble, aller au même but d’une autre manière, par des amalgames qui n’offriraient au pays aucun symbole clair et précis, et qui ne seraient qu’une énigme de plus. — Mais alors, dira-t-on, que reste-t-il à faire ? — Nous ne nions pas assurément que le rôle des hommes sensés et véritablement libéraux ne soit difficile. Ils peuvent dans tous les cas rester fidèles à eux-mêmes, accepter les devoirs publics quand ils se présentent sans les rechercher puérilement, travailler à réveiller dans le pays ce sentiment viril qui relève la vie politique, et tenir toujours leur esprit et leur cœur à la hauteur de leurs espérances, au-dessus des fluctuations passagères des événemens. C’est là peut-être un rôle modeste quant aux résultats actuels, et efficace pour l’avenir, qu’il réserve et qu’il sauvegarde.

Les élections françaises ont cela de particulier, qu’elles sont aujourd’hui l’épisode le plus saillant de la vie intérieure telle qu’elle apparaît dans notre pays, de même que toutes les questions diplomatiques montrent la politique européenne dans ce qu’elle a de plus compliqué, de plus délicat et de plus difficile à saisir. Pour le moment, après toutes les difficultés qui ont été la suite de la dernière paix signée à Paris, la seule question qui reste est celle des principautés ; mais c’est la plus grave, c’est celle qui se débat encore en Orient, sur le Danube et à Constantinople. C’est véritablement une étrange affaire, qui est loin d’être arrivée à son terme, bien qu’elle vienne de passer par une des phases les plus critiques, et où l’on retrouve à chaque pas le double caractère d’une lutte de toutes les opinions dans la Moldo-Valachie et d’une lutte de toutes les influences diplomatiques à Constantinople. Quelque jour peut-être nous pourrons peindre au naturel les personnages qui ont un rôle dans cet épisode singulier de notre temps, et montrer quels moyens ont été mis en usage pour suspendre l’effet des résolutions de l’Europe. Une heureuse fortune nous fait arriver du fond des principautés assez de documens curieux, bizarres, et pourtant certains, qui nous laissent voir clair dans cette confusion, où plus d’une politique est tombée en défaut en se dévoilant sans y songer. Au fond, quelle est cette situation ? Les autorités moldaves travaillent hardiment à une falsification préméditée de l’opinion du pays. La Turquie a publié des firmans pour garantir la liberté des élections dans les provinces danubiennes, et elle applaudit en secret à tout ce qui se fait en Moldavie. L’Autriche patrone, et ne s’en cache pas, le prince Vogoridès. Lord Stratford de Redcliffe assure à Constantinople qu’il ne sait rien, ce qui s’explique peut-être par ses mésintelligences avec le commissaire britannique dans les principautés, M. Bulwer. Les représentans de la France, de la Russie, de la Prusse et de la Sardaigne luttent pour la vérité et la sincérité des élections, systématiquement altérées par le caïmacan moldave. Le prince Vogoridès du reste, il faut le dire, va droit à son but : il a reçu la mission de combattre la réunion des principautés, et il ne recule devant aucune extrémité. Comme si ce n’était pas assez de tous les abus de pouvoir qu’il a commis jusqu’ici, il est allé plus loin récemment : il ne s’est pas contenté de jeter dans les fonctions publiques tous les hommes décriés qui lui ont offert leurs services ; il a voulu opposer manifestation à manifestation, et il a fait sommer les prévôts des corporations d’avoir à signer une pétition contre la réunion des deux provinces. Ceux-ci ont résisté à cette injonction, qui blessait leurs idées, et alors ils ont été pris un matin par des gendarmes ; ils ont été conduits à la municipalité, et ils ont été obligés de signer non-seulement pour eux-mêmes, mais pour des membres des corporations qui étaient absens. Ce n’est là au surplus qu’un des actes des autorités moldaves. Or, en présence de cette série d’excès, une question s’élève naturellement : comment le prince Vogoridès a-t-il été conduit à assumer la responsabilité de tels procédés ? C’est qu’évidemment il se sent appuyé. Ne représentant pas la pensée du pays, il représente une autre politique, dont il s’est fait le docile instrument. S’il lui est venu des scrupules d’ailleurs, on n’a pas eu de peine à les lever. Les conseils et les encouragemens lui sont venus de tous les points de l’horizon, bien entendu de tous ceux où il y avait des intérêts opposés à la fusion des deux provinces. On lui a laissé comprendre que la Turquie, par sa position vis-à-vis de l’Europe, était obligée à certains ménagemens, et que c’était à son zèle, à sa perspicacité, de suppléer aux ordres que le cabinet du sultan ne pouvait lui donner d’une façon ostensible. On lui a dit tout naturellement qu’il n’avait point à se préoccuper de la moralité de ses agens, pourvu qu’ils fussent décidés à travailler contre l’union. Et de fait le prince Vogoridès a marché hardiment. Il faut dire que récemment il a reçu en récompense une décoration de l’Autriche.

Il y a ici une autre question : comment ce système de violences s’exerce-t-il particulièrement dans une seule des deux provinces, dans la Moldavie ? Cela s’explique aisément. Ce n’est pas que, même dans la Valachie, il n’y ait eu bien des excès ; seulement ces excès ont un autre caractère et se sont produits surtout dans l’intérêt personnel du prince Ghika, caïmacan actuel. Quant à l’opinion elle-même, elle est si universellement prononcée en faveur de l’union, qu’on a renoncé à la dominer par la violence. D’ailleurs, la Valachie étant la plus grande et la plus importante des deux provinces, il était difficile de chercher à éveiller ses susceptibilités en la menaçant d’être absorbée. Ces susceptibilités, au contraire, pouvaient, à la rigueur, être excitées dans la province voisine, qui est la plus petite, qui, à ce titre, avait à craindre de tomber dans une situation subordonnée, et c’est ce qui fait que la Moldavie a été choisie comme le théâtre d’un suprême effort. On ne doutait pas que l’opinion qui serait émise par la Valachie ne fût favorable à l’union ; mais on pensait que, s’il était possible d’arracher un vœu contraire à la Moldavie, il n’y aurait par le fait ni vainqueurs ni vaincus, et la situation des deux provinces resterait ce qu’elle est aujourd’hui. De là la politique étrangement violente du prince Vogoridès, qui n’a eu d’autre pensée que d’abattre toutes les résistances, et qui a continué son œuvre, même sous les yeux des commissaires européens durant leur séjour récent à Jassy. Seulement le prince Vogoridès est allé trop loin ; il a voulu aller ouvertement jusqu’au bout, et c’est alors que la question s’est aggravée, pour devenir bientôt le principe d’une crise assez sérieuse à Constantinople même. Les élections, comme on sait, doivent se faire dans les deux provinces en vertu d’un firman publié par la Porte. Quelques difficultés s’étaient élevées dans l’interprétation du firman au point de vue de son application en Valachie. Les commissaires européens dans les principautés en avaient référé à Constantinople, et les représentans des grandes puissances auprès du sultan, dans la sage pensée d’atténuer les complications en les éloignant, avaient reconnu d’un commun accord la compétence de la commission réunie à Bucharest. Or pendant ce temps qu’arrivait-il ? Le prince Vogoridès élevait la prétention de passer outre et de procéder aux élections en Moldavie, en se fondant sur ce que pour lui il n’avait aucun doute au sujet du firman dont l’exécution lui était confiée. Il était appuyé par le commissaire ottoman Saffet-Effendi, qui jusque-là était resté à Jassy, affectant de ne pas aller rejoindre ses collègues à Bucharest. Cette prétention du caïmacan moldave, ajoutée à ses précédens excès de pouvoir, n’était pas de nature à diminuer les griefs des grandes puissances, et aussitôt le représentant de la France, M. Thouvenel, appuyé par les ministres de Russie, de Prusse et de Sardaigne, s’adressait au grand-vizir lui-même, à Rechid-Pacha, pour lui demander de prescrire au commissaire ottoman de se rendre à Bucharest et de donner l’ordre au prince Vogoridès de suspendre immédiatement les élections dans la Moldavie. Ici la question devenait évidemment plus grave et prenait les proportions d’un sérieux différend diplomatique. Le représentant de la France soutenait avec autant d’habileté que de vigueur que le firman, étant le même pour la Moldavie et la Valachie, devait recevoir une application identique dans les deux provinces, et que les élections ne pouvaient avoir lieu en Moldavie tant que la commission de Bucharest n’aurait pas résolu les difficultés qui avaient surgi. L’internonce d’Autriche, M. de Prokesch, soutenait au contraire que c’était là soumettre indirectement la Moldavie à la Valachie, et il voyait dans ce fait comme un essai partiel en faveur de l’union. Lord Stratford de Redcliffe se rangeait du côté de M. de Prokesch. Qui fut embarrassé en tout ceci ? Ce fut à coup sûr Rechid-Pacha, recevant tour à tour ces communications diverses. Pliant sous le poids de la situation difficile qu’il s’est faite, il flottait entre ces influences opposées, ne pouvant se résoudre à se mettre en contradiction avec l’internonce autrichien et lord Stratford, dont il subissait l’appui en le craignant, n’osant d’un autre côté résister en face aux réclamations de la France, et ne pouvant surtout nier l’accablante gravité des actes administratifs du prince Vogoridès. La question devenait pressante. Laisser les élections suivre leur cours en Moldavie, c’était livrer l’exécution du traité de Paris au caprice des interprétations les plus arbitraires et les plus violentes, c’était de plus faire plier l’opinion de la majorité des puissances représentées à Constantinople devant l’avis de la minorité, et blesser peut-être la France aussi bien que les autres états qui réclamaient avec elle. De là naissait la pensée d’une conférence qui s’est réunie en effet le dernier jour de mai sur la convocation de Rechid-Pacha, et non sans avoir eu à vaincre les répugnances visibles de M. de Prokesch, qui croyait tout simple de ne point tenir compte des réclamations de quatre puissances signataires du traité de Paris. Comment s’est terminée cette réunion ? Ainsi qu’il arrive presque toujours heureusement, elle a eu pour résultat une transaction. Il a été établi, à ce qu’il paraît, que la Porte rappellerait les caïmacans des deux provinces danubiennes à l’exécution loyale du firman d’élection. En outre, si aucune résolution catégorique n’a été prise au sujet de l’application identique du firman dans la Moldavie et la Valachie, il a été convenu néanmoins que les décisions de la commission européenne réunie à Bucharest sur les difficultés qui ont surgi seraient communiquées confidentiellement par le commissaire ottoman au prince Vogoridès, pour que celui-ci eût à s’y conformer. Le ministre de France, M. Thouvenel, de l’avis de tous les hommes qui savent les choses à Constantinople, a conduit cette affaire d’une main aussi ferme que prudente et habile. S’il n’a réussi à faire admettre qu’une partie des réclamations qu’il soutenait au nom des quatre puissances, il est arrivé au moins à faire consacrer en principe la légitimité des griefs dont il s’armait, et à faire reconnaître au sein de la conférence la nécessité de rappeler les caïmacans à l’exécution loyale des traités, ce qui suppose évidemment que jusqu’ici la loyauté n’avait pas présidé à tous leurs actes. Cela suffit pour le moment.

Cette petite crise, qui a pendant quelques jours agité le divan à Constantinople, a eu le singulier caractère de mettre une fois de plus en relief les divergences provoquées par cette question des principautés et les politiques qui sont enjeu. D’où est venue principalement la gravité de ces incidens ? Elle est venue surtout de l’étrange faiblesse de Rechid-Pacha, qui, en subissant une tutelle onéreuse et en se laissant entraîner dans une voie où l’Autriche, après tout, est plus intéressée que la Turquie, semble abdiquer toute indépendance aux yeux des Turcs eux-mêmes. Au fond, quelle est la vraie, l’unique question ? Il s’agit simplement, qu’on ne l’oublie pas, de l’exécution loyale du traité de Paris, et d’une des conditions essentielles de ce traité, qui est la manifestation libre, sincère, de l’opinion des populations dans les principautés. La France, dont on accuse quelquefois la politique, ne s’est point proposé une autre règle. Comme nous le disions récemment, elle ne .s’est faite la promotrice d’aucune idée, d’aucun système sur le Danube ; elle n’a patroné aucun parti et ne s’est laissé compromettre dans aucune alliance exclusive. Cela est si vrai, que, d’après un témoignage des plus curieux qui nous est transmis, la France aurait décliné, il y a quelque temps, les propositions les plus singulières. L’un des instrumens les plus actifs de la politique actuelle dans la Moldavie, — pourquoi ne pas le nommer ? — le caïmacan lui-même, le prince Vogoridès, aurait offert à la France de travailler à l’union des principautés, si on voulait lui assurer l’hospodarat. La France aurait répondu, toujours d’après les mêmes versions, qu’elle n’avait pas à décider seule, et en ce moment, de telles questions, que chacun devait rester dans son rôle, elle en surveillant la stricte exécution du traité de Paris, les autorités moldaves en présidant loyalement à la manifestation des vœux du pays. C’est cette conduite parfaitement nette qui a rallié sans nul doute à la France les cabinets de Saint-Pétersbourg, de Berlin et de Turin. Qu’ont fait de leur côté les adversaires de l’union ? Ils n’ont eu qu’une pensée, violente, intense, celle d’empêcher à tout prix l’émission d’un vœu qui leur fût contraire. La Turquie a eu une politique ostensible d’impartialité et une politique secrète d’encouragement à tous les excès. L’Autriche, par ses agens, par son influence, a secondé ce système d’altération de l’opinion dans les principautés. Elle a pris sous sa protection tous les hommes les plus déconsidérés ; elle a ouvertement affiché la prétention de faire reculer l’idée de la réunion, quand même cette idée arriverait à se formuler légalement. Qui sait même si, pour remonter les courages, on n’a point dit que l’Autriche au besoin ferait la guerre pour empêcher la fusion des deux principautés ? Nous ne méconnaissons pas les intérêts graves qui sont en jeu pour l’Autriche et le droit qu’elle a de professer une politique ; mais ceux qui parlent ainsi en son nom sont assurément des amis dangereux, connaissant peu le caractère de cette puissance, qui s’est montrée trop prudente dans la dernière guerre pour tenter légèrement les aventures.

Il résulte évidemment de tout ceci que, dans la politique respectivement suivie par les diverses puissances, c’est la France qui a été et qui est encore fidèle à l’esprit du traité de Paris ; ce sont d’autres cabinets qui tiennent peu de compte de ce traité en prêtant leur appui à tout ce qui peut dénaturer l’expression vraie de l’opinion des populations. Maintenant quel sera l’effet du dernier acte de la conférence de Constantinople ? Ce serait sans doute montrer une extrême confiance que de croire absolument à son efficacité. La France aurait pu aller plus loin peut-être et demander la révocation du caïmacan de Moldavie : elle n’aurait pas vraisemblablement remporté une grande victoire, parce que le successeur de M. Vogoridès n’eût pas suivi, selon toute apparence, une politique différente, tout comme M. Vogoridès, en arrivant au pouvoir, n’a fait que continuer les traditions de son prédécesseur, M. Baltche ; mais en présence du traité de Paris et de la résolution récente de la conférence de Constantinople, la France a désormais à demander compte de ce qui surviendra, moins au prince Vogoridès, agent provisoire et toujours révocable, qu’à Rechid-Pacha lui-même, sur qui doit peser la plus sérieuse responsabilité. Nous ne savons ce que l’Angleterre pense au fond de ces événemens, qui n’apparaissent aux yeux de l’Europe que sous un aspect assez confus. Après tout, lorsque le congrès s’ouvrira à Paris pour trancher ces questions, il est difficile d’admettre que le gouvernement d’un peuple libre puisse sanctionner des actes comme ceux qui se sont accomplis en Moldavie, et dont les cabinets pourront sans doute produire des témoignages aussi faciles à trouver et aussi malheureusement indubitables qu’ils peuvent paraître étranges.

Il y a, nous le disions, pour les hommes modérés dans les affaires de notre temps un rôle qui devient singulièrement difficile. Ce parti, plus nombreux qu’on ne croit, des esprits sensés et modérés est essentiellement conservateur ; il aime l’ordre dans les sociétés, dans la politique, et on ne peut dire malheureusement que son instinct conservateur ne soit soumis parfois à de rudes épreuves par les gouvernemens eux-mêmes. Il est libéral par ses goûts et par ses convictions, il croit ardemment à l’efficacité des institutions libres, et il est exposé à voir ces institutions subir des atteintes qui ne laissent point d’être graves, même en étant passagères. C’est ce qui arrive en Belgique, où vient d’éclater une crise constitutionnelle au milieu d’une explosion des passions publiques. Ces événemens peuvent être résumés en quelques mots. Le parlement discutait, comme on sait, la loi sur les établissemens de bienfaisance, cette loi devenue un véritable champ de bataille où s’est engagée la lutte la plus acharnée entre les partis. Par malheur, la passion qui a rempli cette lutte n’est point restée enfermée dans l’enceinte parlementaire. D’abord quelques manifestations populaires ont eu lieu autour du palais de la chambre contre la majorité, qui paraissait décidée à voter la loi, et en faveur des représentans qui la combattaient. Bientôt l’émotion a grandi et a dégénéré en scènes violentes de désordre. De Bruxelles, l’agitation s’est étendue et a gagné les principales villes de la Belgique. Partout ce sont à peu près les mêmes faits, les membres de la majorité de la chambre insultés, des vitres brisées, des couvens assaillis, quelques pauvres religieux meurtris. En présence de ces scènes d’agitation, qui ne faisaient que se multiplier et s’aggraver, le gouvernement, dans l’intérêt de la paix publique, s’est hâté d’enlever tout prétexte aux passions populaires en interrompant la discussion de la loi sur la bienfaisance et en suspendant la session des chambres. Depuis ce jour, l’agitation s’est calmée, et un autre mouvement a commencé, un mouvement de pétitions, signées, par la plupart des conseils communaux, contre la loi de la charité. C’est là ce qu’on peut appeler la suite des événemens jusqu’à l’heure actuelle. Il y a certainement un fait grave dont il n’est donné à personne de dissimuler le caractère périlleux : c’est cette lutte entre le pouvoir législatif et les passions extérieures, lutte étrange et inégale, où ce n’est pas le pouvoir législatif qui a le dessus jusqu’ici. Qu’on remarque bien en effet que la suspension des chambres est une trêve qui peut laisser aux passions le temps de se calmer, mais qui ne résout rien.

Revenir sur cette discussion, qui a placé la Belgique dans une situation si grave, ce serait assez inutile aujourd’hui sans doute. On peut aisément faire de la loi sur la bienfaisance l’unique coupable, rejeter sur elle toute la responsabilité des événemens. Si c’était un moyen de sortir d’embarras, l’expédient serait facile. Il est cependant un certain ensemble de circonstances qu’on ne doit pas oublier pour apprécier ce qu’il y a de caractéristique dans la crise que traverse la Belgique. En réalité, la loi sur la bienfaisance n’était ni une surprise, ni un coup de parti audacieux, ni une tentative dirigée contre la constitution. Elle avait été présentée il y a plus d’un an ; le pays la connaissait lors des dernières élections. En outre, tout le monde admettait la nécessité d’une législation nouvelle en présence d’interprétations contradictoires de la législation ancienne. Cela est si vrai, qu’un récent arrêté de la cour de cassation de Bruxelles détruit complètement le système d’interprétation adopté par un cabinet libéral en 1847, système d’où est née justement l’obscurité en cette matière. Il n’y avait donc ni surprise, ni prétention inattendue et violente ; il y avait simplement une loi qui pouvait être discutée, corrigée et amendée, mais qui ne devait offrir aucun prétexte à l’émeute. Et c’est ce qui explique comment la question n’est plus aujourd’hui dans la loi elle-même : la vraie et sérieuse question est dans cette irruption de la force et d’une émotion irrégulière au sein des institutions. Le gouvernement a fait acte de résolution et de prudence en coupant court à cette effervescence par un ajournement d’abord momentané des chambres. Il ne reste pas moins ce fait singulier d’une majorité législative légalement et librement élue, obligée de s’arrêter devant des manifestations de la rue. C’est là un malheur pour la Belgique, et la meilleure preuve que là est la question comme là est le danger, c’est que ces tristes événemens sont devenus aussitôt un facile argument pour tous ceux qui cherchent sans cesse à surprendre les défaillances des institutions parlementaires. Non sans doute, la constitution n’est pas suspendue, et les mœurs libérales sont trop enracinées en Belgique pour recevoir d’un incident passager une atteinte profonde. Il y a du reste ceci à remarquer, que les manifestations violentes, en se dirigeant contre une mesure spéciale, n’ont pas cessé d’être respectueuses pour le roi dont la sagesse a fait traverser à la Belgique des épreuves qui n’étaient pas moins périlleuses ; mais enfin le meilleur moyen de montrer ce qu’il y a d’outré et de ridicule en certains pronostics presque funèbres, c’est de rentrer le plus promptement possible dans la pratique vraie et sérieuse des institutions libres. Malheureusement l’embarras est de trouver une issue. Si le gouvernement retire définitivement la loi de la bienfaisance et dissout les chambres, n’est-ce pas sanctionner en quelque sorte le triomphe d’une manifestation factieuse sur les délibérations régulières de la majorité parlementaire ? Si le parlement reprend ses travaux, et si la discussion de fa loi est conduite jusqu’au bout, l’émotion publique ne renaîtra-t-elle pas ? On le voit, il y a des dangers de tous les côtés : dangers pour la paix matérielle, dangers pour la dignité et l’intégrité des institutions. Il y a eu depuis quelques jours diverses réunions de représentans à Bruxelles, et dans ces réunions, à ce qu’il paraît, c’est à qui déclinera la responsabilité des événemens aussi bien que l’initiative d’une résolution. Qu’on l’observe bien, le parti libéral n’est nullement intéressé à prendre le pouvoir aujourd’hui. Ramené aux affaires dans de telles conditions, obligé de dissoudre le parlement dans des circonstances semblables, il se ressentirait inévitablement de toutes ces irrégularités violentes qui auraient présidé à son retour. Le parti catholique, de son côté, n’est point assurément intéressé à chercher une satisfaction au prix de la paix publique. C’est au cabinet sans doute plus qu’à tout autre de prendre l’initiative d’une sorte de médiation entre les opinions, qui ont toutes aujourd’hui un même intérêt, celui de montrer que les institutions libres sont au-dessus des crises passagères de la vie publique. Pour le moment, la clôture des chambres vient d’être prononcée pour cette session. Ce n’est là, il nous semble, qu’une prolongation de cette trêve dont nous parlions, et qui, sans être une solution définitive, a du moins l’avantage d’ajourner d’irritans débats, en laissant aux passions un peu plus de temps pour se calmer.

De toutes les époques de l’histoire, il n’en est peut-être pas qui ait avec notre temps plus d’analogies de tout genre que le xvie siècle, avec ses agitations, ses ardeurs puissantes et ses conflits. S’agit-il de ce travail profond des sociétés remuées par l’esprit d’innovation, le xvie siècle a la renaissance, la réforme, les guerres de religion, tous ces événemens à travers lesquels on voit surgir un monde qui n’est plus déjà le monde d’autrefois. S’agit-il de ces problèmes d’organisation européenne qui mettent aux prises les forces et les intérêts nationaux, qui touchent à ce qu’on appellerait maintenant l’équilibre des influences : le xvie siècle est rempli de l’éclat de ces luttes qui vont aboutir en France à la politique du roi de Navarre, devenu Henri IV, et à la politique du cardinal de Richelieu. Ici la scène change d’aspect, le chaos commence à s’éclaircir, et le xviie siècle s’ouvre. Moment de transition unique et curieux entre deux époques ! M. Michelet, dans des livres qui se sont succédé depuis quelques années, a parcouru toute cette route du xvie siècle en s’enivrant de l’air du temps, en prenant trop souvent des chimères pour des réalités. Aujourd’hui, dans un volume nouveau qu’il ajoute à son Histoire de France, il s’attache à ces deux noms, Henri IV et Richelieu, qui dominent le livre et lui donnent son titre. Henri IV en possession définitive de la royauté, pacifiant la France, méditant la réorganisation de l’Europe, vaguement menacé à travers tout et disparaissant subitement sous le poignard d’un fanatique obscur au milieu des plus grands projets ; Richelieu commençant à se révéler dans les conseils de la régente Marie de Médicis et se faisant hardiment sa place à côté de Bérulle pour reprendre bientôt, en la modifiant, la politique du Béarnais, — c’est là le tableau que trace M. Michelet. C’est dans ces limites, entre ces deux dates, 1598 et 1626, qu’il se renferme.

Ces noms de Henri IV et de Richelieu reviennent bien souvent dans les plus récens travaux d’histoire. Celui du Béarnais grandit ; Richelieu, sans être rabaissé, est peut-être moins admiré. À quoi cela tient-il ? C’est que si ces deux hommes ont travaillé à la même œuvre, qui est l’unité nationale, l’un apparaît trop comme un niveleur inflexible qui a préparé le despotisme royal en croyant n’abattre que les hautes têtes féodales, tandis que l’autre agissait en conciliateur, voulant ranimer et rallier toutes les forces de la France. C’est ainsi que ce roi gascon, devenu peut-être populaire d’abord par ses défauts, conserve une popularité qu’il méritait par ses vues politiques autant que par ses qualités humaines et bienfaisantes. L’auteur de Henri IV et Richelieu ne méconnaît pas ces différences. Son mérite, dans ce livre comme dans tous ceux qui l’ont précédé, est de donner une vive impression du temps. M. Michelet ne raconte pas les événemens ; il décrit, il peint d’un trait fantasque et brisé, ne négligeant aucun détail. Comme il a fouillé les plus petits secrets de l’histoire, il n’ignore pas, soyez-en sûr, à quel moment fut conçu le dauphin qui sera Louis XIII. Il a compté chaque pli de la figure du Béarnais, et de même il peint Marie de Médicis, Gabrielle, la maîtresse de Henri IV, le jésuite Cotton, Richelieu, Bérulle, le capucin Travail et les sorciers : peintures très vivantes, très capricieuses et souvent puériles quand elles ne sont pas bizarrement injustes. Chose curieuse ! voici un homme plein de savoir et d’imagination, qui a passé sa vie à étudier l’histoire, et, dans un moment d’humeur légère, il lui échappera de dire que de toute l’ancienne monarchie il reste à la France un nom, Henri IV, plus deux chansons, celle de Gabrielle, doux rayon de paix après la ligue, et celle de Marlborough, vengeance innocente du pauvre peuple de Louis XIV contre ses revers. Ce qui reste de l’ancienne monarchie, c’est ce qui vit encore, c’est la France elle-même, façonnée par Henri IV et par Richelieu, par tous ceux qui ont étendu et fixé ses frontières. Arrivé à cette heure du commencement du xviie siècle, M. Michelet voit partout autour de lui la stérilité. La fécondité s’arrête, les caractères se rapetissent ; la grisaille envahit tout, l’art se décolore et se perd dans les pastorales de d’Urfé. Le tabac vient à son tour, le tabac, cette chose anti-sociale qui alourdit l’esprit, qui « supprime le baiser, » et qui développe les maladies, « surtout celle de cracher partout et toujours. » M. Michelet a mille traits ingénieux et piquans pour décrire au lendemain des grandes luttes cet état intermédiaire qu’il est bien dur pourtant de flétrir du nom de stérilité, lorsque de ce repos momentané de la nature vont sortir Condé, Turenne, Corneille, Molière, Pascal, les solitaires de Port-Royal, Colbert et le xviie siècle tout entier. C’est moins une période de stérilité absolue qu’une halte pendant laquelle la nature semble se recueillir pour se préparer à un effort nouveau et plus éclatant. Et nous, qui par tant de points ressemblons à ce xvie siècle finissant, nous qui avons aussi nos heures d’affaissement moral et intellectuel, verrons-nous s’ouvrir de tels horizons ? Aurons-nous notre xviie siècle, comme notre aîné eut le sien ? Le chapitre de M. Michelet sur la stérilité en 1610 inspire du moins cette pensée, qu’une lassitude momentanée n’est point la décadence, et qu’il n’est point de maladie irrémédiable pour une nation si prompte à se retrouver elle-même, à reprendre confiance en son génie et en ses destinées.

Quel serait le meilleur moyen d’aggraver ce mal de l’esprit, dont souffrent certaines sociétés, et qui risquerait à la longue de dégénérer réellement en stérilité ? Ce serait de propager les idées fausses et de surexciter les sentimens malsains, d’accoutumer le goût public à cette atmosphère énervante au sein de laquelle on le fait vivre trop souvent, d’arriver, par la plus singulière des méprises, à confondre l’art vrai et les œuvres maladives ou violentes. Le goût public peut être malade, il peut s’égarer ; parfois aussi il a comme des retours subits et inattendus quand on lui montre quelque invention juste et heureuse dans la poésie, dans le roman, comme au théâtre. Lorsque cet esprit charmant et si regrettable, Alfred de Musset, écrivait autrefois ses ingénieux et poétiques proverbes, que disait-on ? On assurait que toute cette grâce s’évanouirait à la scène, on n’était pas loin peut-être de mettre au-dessus de ce dialogue étincelant le vaudeville le plus obscur, et cependant, lorsque les comédies d’Alfred de Musset ont passé du livre sur le théâtre, le goût public s’est senti naturellement entraîné par ces œuvres où la fantaisie s’allie à l’observation. Il en a été de même des proverbes de M. Octave Feuillet, qui n’étaient point destinés au théâtre, et qui, transportés sur la scène, ont réussi sans effort par cet unique attrait de la distinction et de la grâce. M. Feuillet faisait une tentative plus sérieuse peut-être, il y a quelques jours, en livrant à la représentation publique, sur un théâtre accoutumé à une littérature douteuse, une de ses comédies les mieux inspirées, Dalila. Chose humiliante pour tous les vaudevilles et les mélodrames, l’œuvre de M. Feuillet a réussi comme si elle n’était pas le fruit du goût littéraire le plus fin. Elle a montré une fois de plus ce que peuvent sur des spectateurs rassemblés l’élévation de la pensée, la délicatesse de l’observation, la poésie du langage. Dalila est certainement une des conceptions les plus heureuses et les plus fortes de M. Feuillet. On ne l’a pas oublié, c’est l’artiste dans sa nature ardente et vaine, aspirant au luxe, à toutes les joies des sens, à la vie mondaine, à l’amour des grandes dames, et finissant par voir son génie s’épuiser, s’éteindre dans cette atmosphère enflammée et énervante où il est allé se plonger avec une sorte de curiosité fiévreuse. Tous les personnages qui vivent dans le livre, c’est-à-dire qui vivent d’une certaine existence idéale et séduisante, ont, s’il se peut, encore plus de relief à la scène. Ils apparaissent avec leurs traits distincts à l’horizon de ce ciel de Naples. On a retrouvé tous ces héros de la fantaisie, Roswein, l’artiste ébloui, enivré et épuisé, la princesse Falconieri, cette femme si merveilleusement faite pour briser en passant une existence, et ce fou Carnioli ; on a retrouvé aussi le vieux Sertorius, type de l’artiste simple, aimant son art pour lui-même, et aimant encore plus sa fille. L’intérêt s’est attaché surtout à cette dernière scène, où le vieux musicien emporte sa fille morte en Allemagne, tandis que l’autre, Roswein, est à la poursuite d’une image ironique qui fuit. C’est par tous ces traits fins, poétiques, émouvans, que l’œuvre de M. Feuillet a réussi, laissant dans tous les esprits comme le parfum d’une pensée honnête et généreuse. ch. de mazade.



ESSAIS ET NOTICES.
LA TRAGÉDIE ITALIENNE À PARIS.

La tragédie italienne vient d’achever à Paris sa troisième campagne au milieu des applaudissemens. C’est là sans doute un phénomène curieux, car on ne peut l’expliquer ni par le goût du public pour ce genre de spectacle, ni par son désir d’entendre parler une langue qu’il ne comprend guère, ni par l’ensemble et l’habileté de la compagnie dramatique qui s’est chargée de représenter l’art italien parmi nous. Ce qui en réalité attirait la foule à la salle Ventadour, c’est l’exhibition d’un de ces talens de premier ordre qui paraissent avoir seuls aujourd’hui le secret d’animer la tragédie. Pour applaudir Mme  Ristori, nous écoutons Alfieri, Silvio Pellico, même M. Marenco fils ; nous acceptons sans murmurer des comédiens que partout ailleurs on ne supporterait pas. Rien de plus naturel, si l’on se reporte surtout à la première année où la tragédie italienne se produisit, sous les auspices de Mme  Ristori, devant le public parisien : Paris alors ne revenait pas de sa surprise d’avoir rencontré une grande actrice dont il n’avait jamais ouï parler. Cependant, à part quelques excursions, bien vite abandonnées, dans le domaine de la comédie. Mme  Ristori ne se montra d’abord que dans quatre tragédies : Françoise de Rimini, Myrrha, Marie Stuart, Pia des Tolomei. Elle aurait pu n’en jouer qu’une, et la plus faible de toutes, le succès n’eût pas été moins éclatant. L’année suivante, le même répertoire suffit à son triomphe. Une seule création s’y ajouta, et Mme Ristori, devenue directrice de la troupe, joua la Médée de M. Legouvé.

Il devenait urgent, dans le cours de la troisième campagne, de répondre à l’empressement persistant de la foule par quelques tentatives nouvelles. Chercher dans le vaste théâtre d’Alfieri un ouvrage qui renouvelât, s’il était possible, la veine épuisée de Myrrha, demander au théâtre moderne, aux inspirations des poètes contemporains quelque drame original ou nouveau, dans le genre de Shakspeare ou de Schiller, telle était la marche que l’intérêt, sinon de sa renommée, au moins de son entreprise, commandait à Mme Ristori. Malheureusement le poète piémontais ne lui a fourni qu’Octavie. Ce n’est pas qu’on ne pût trouver dans Saül, dans Don Garcia, dans la Conjuration des Pazzi des œuvres bien supérieures; mais il fallait que le principal rôle fût pour l’actrice de qui dépendait uniquement le succès. Faute de péripéties émouvantes qui prêtassent à une pantomime expressive, Octavie n’a pu se soutenir à la scène. Après la tragédie restait le drame. N’en trouvant aucun à son gré parmi les chefs-d’œuvre connus, Mme Ristori eut recours au talent et à l’amitié de M. Montanelli. Usant de la liberté qui lui avait été laissée, le poète italien, au lieu d’un drame moderne, a écrit en quelques mois une tragédie antique, qui n’était pas précisément ce qu’il fallait, mais qui a fait oublier par le charme du style et par quelques situations émouvantes ce qu’on aurait désiré de plus.

Si les malheurs politiques de l’Italie ne nous avaient habitués à toutes les surprises, ce ne serait pas un médiocre sujet d’étonnement que de voir une tragédie italienne composée et représentée à Paris, devant un auditoire qui y prend à peu près le même plaisir qu’à la pantomime d’un ballet; mais l’exil a peuplé d’Italiens les capitales de l’Europe, et chacun de ces bannis dirait volontiers avec Sertorius :

Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où je suis.


En attendant que le jour soit venu de faire une histoire de la littéraire italienne à l’étranger, c’est à Londres que M. Rufini publie ses intéressans Mémoires d’un Conspirateur, M. Rossetti ses curieuses Études sur Dante, M. Gallenga son Histoire du Piémont; c’est à Bruxelles que les poésies lyriques et dramatiques de M. Dall’Ongaro voient le jour; c’est à Paris qu’ont été composés l’Histoire des Musulmans de Sicile, de M. Amari, les Mémoires de M. Montanelli, les divers ouvrages de M. Ricciardi. On ne peut se dissimuler toutefois que donner à Paris une œuvre essentiellement italienne, écrite dans cette langue synthétique et difficile des vers, si différente de la prose, destinée enfin à être écoutée plutôt qu’à être lue, semblait une entreprise hardie, presque téméraire. Serait-il possible à l’auteur de ne pas se souvenir que le succès dépendait, à la représentation, du talent mal secondé d’une actrice, et n’y avait-il pas lieu de craindre qu’en lui sacrifiant les autres rôles, il ne fît un libretto au lieu d’une tragédie? L’écueil était inévitable, et M. Montanelli se trouvait en présence de difficultés d’autant plus graves, que la pièce qu’il s’agissait d’écrire était son coup d’essai au théâtre. Je ne veux en effet compter ni la Tentation, poème lyrique, quoi qu’en dise le titre, ni un travail auquel on est tenté de regretter qu’un poète original ait consacré ses veilles, la traduction de Médée. Ainsi voilà un homme parvenu à l’âge mûr de la vie, un écrivain éprouvé par les luttes politiques qui l’ont un moment introduit dans les conseils du gouvernement de son pays, le voilà débutant à la scène sans se faire illusion sur les dangers d’un de ces échecs dont la jeunesse seule se relève : c’est là un acte de courage qui aurait en tout cas commandé la sympathie.

Le sujet de Camma est emprunté, on le sait, à Plutarque, et je n’ai point à citer ici la naïve et charmante page d’Amyot que M. Montanelli a mise en tête de sa tragédie ; je ne dirai rien non plus de la Camma dont Thomas Corneille a enrichi notre théâtre. N’imitant guère que les défauts des grands écrivains qui l’entourent, Thomas Corneille peint Brutus galant et Caton dameret ; il fait de la prêtresse gauloise une reine de Galatie, ou plutôt une reine française ; il l’entoure de deux amans, dont l’un veut toujours tuer, et l’autre toujours mourir ; il multiplie les personnages parasites, les combinaisons invraisemblables, les coups de théâtre ridicules. C’est pour n’avoir pas suivi ce triste exemple, c’est pour s’être transporté dans l’antiquité et y avoir vécu quelques mois par la pensée que M. Montanelli a mérité de réussir. On doit lui savoir gré de n’avoir rien cherché au-delà des élémens qui suffisaient à la muse antique pour émouvoir le spectateur. Il s’est pénétré des mœurs et des idées gauloises, il a su les faire revivre dans sa tragédie avec une rare fidélité. Camma et les autres personnages ne sont ni Grecs, ni Romains, ni même Français ; Gaulois amollis par le climat de l’Asie, ils conservent encore au cœur des forêts de la Galatie les superstitions ou les croyances de leurs ancêtres, déjà battues en brèche par la théologie envahissante des Romains. Cette foi à la survivance réelle des morts dans d’autres étoiles, ce pieux désir de les rejoindre, ce détachement des choses de la terre qui en est la conséquence, voilà bien les signes caractéristiques du vieux dogme des druides, qu’historiens et poètes s’étudient à remettre sous nos yeux.

En s’inspirant ainsi des croyances gauloises pour le fond et de l’antiquité classique pour la forme, M. Montanelli cependant ne s’est pas flatté, j’imagine, de faire une œuvre vivante. Si les passions de l’homme sont éternellement les mêmes, elles prennent, suivant les siècles, des allures trop diverses pour qu’on puisse, sans une grande force d’abstraction, vivre au milieu d’elles et ne pas se sentir dépaysé. La jouissance qu’un tel commerce nous cause est donc purement intellectuelle, et les œuvres de l’esprit où l’on évoque l’antiquité ne s’adressent qu’au petit nombre des hommes éclairés pour qui le passé a tout ensemble le charme d’un souvenir et l’intérêt sévère d’un enseignement. Dignes d’estime et quelquefois d’admiration, les poètes qui s’inspirent du génie antique non pour peindre la vie moderne, mais pour reproduire l’image des temps écoulés, ne nous touchent guère et obtiennent difficilement la popularité.

Ces réserves faites sur la nature et la portée du succès auquel Camma pouvait prétendre, il y a quelques objections à présenter aussi contre la forme poétique adoptée par l’auteur. Tout le monde a remarqué ce tour obstinément lyrique, cette profusion d’images trop souvent empruntées à la nature physique. Ce serait rendre un mauvais service à M. Montanelli que de dresser une statistique exacte des tempêtes, des éclairs, des nuages, des fleurs, des roses, qui figurent dans sa tragédie. Je sais que ce système n’est pas sans exemple, et qu’on pourrait mettre en avant Eschyle, Shakspeare, les Espagnols; mais le génie dramatique de la France et de l’Italie ne comporte pas au même degré cette exubérance. Je sais encore que la scène se passe en Asie, et que les personnages sont des druides, des prêtresses, des bardes; mais alors pourquoi Sinorix, le criminel, le personnage prosaïque par excellence, dont l’amour même ne peut qu’être brutal et terre-à-terre, parle-t-il, lui aussi, cette langue pittoresque qui n’a de prix à nos yeux que parce qu’on y veut voir l’expression naturelle de la pensée qui s’élève? Même en Asie d’ailleurs, c’est l’imagination qui parle par figures : quand elle fait place à quelque forte passion, le langage de l’Orient et celui de l’Occident se rapprochent et tendent à se confondre. L’auteur de Camma n’a point méconnu cette vérité ; je lui reproche seulement de ne s’en être souvenu que dans un trop petit nombre de scènes, et d’avoir préféré trop souvent le langage fleuri de l’imagination aux simples accens de la passion.

J’entends dire qu’il y a là une question de doctrine, et que M. Montanelli se rattache volontairement par le style à l’école de Niccolini. On sait qu’Alfieri, voulant que vi vers fût simple et nu, comme il convient pour le drame, le fit aride et sec, comme il le trouvait dans son génie. Plus tard, par une juste réaction contre cet excès, qui n’était lui-même qu’une réaction, Niccolini a ramené la couleur au théâtre, tandis que Géricault, triomphant de David, lui rendait dans les arts du dessin son importance méconnue. Encore aujourd’hui l’école d’Alfieri est florissante, elle se compose principalement des poètes sans imagination; les autres, mieux doués et plus rares, suivent les traces de Niccolini. M. Montanelli est de ce nombre, sa filiation est évidente. Malheureusement, comme tout disciple, il enchérit sur le maître : il fait de la poésie une immense métaphore, et telle est même son aisance à manier cette langue orientale, qu’on a peine à croire à un effort de sa part.

Le premier acte de Camma est une exposition généralement satisfaisante. Il faut que nous connaissions la prêtresse inspirée pour être touchés de son désespoir quand elle apprendra la mort de Sinatus, et pour nous intéresser à ses projets de vengeance, quand ses amis l’auront décidée à vivre afin de châtier le meurtrier. J’applaudirais également sans réserve lorsque Sinorix triomphant vient offrir à Camma d’hypocrites et odieuses consolations, si la fin de cette scène ne soulevait une grave objection, malgré l’effet qu’elle produit au théâtre. Les paroles du nouveau tétrarque sont en apparence celles d’un honnête homme et d’un ami : comment donc Camma peut-elle deviner que le coupable est près d’elle?

La mia vittima è qui, la sento!


Comment devine-t-elle qu’il n’est autre que Sinorix lui-même, è desso? Apparemment l’auteur a voulu qu’il n’y eût rien de logique ni même d’explicable dans cette intuition. S’il est vrai, comme on l’assure, qu’il y veuille voir un phénomène magnétique, ce phénomène atteindrait à un degré extraordinaire de précision et d’évidence, puisque Camma est inspirée. C’est à dessein que M. Montanelli évite de mettre dans la bouche de Sinorix toute parole qui soit un indice révélateur pour de simples mortels; peut-être n’a-t-il pas assez pris garde aux conséquences. Si la certitude de Camma n’est pas puisée aux sources communes, les preuves de l’ordre naturel ne sauraient l’accroître, et l’on ne comprend plus dès-lors la nécessité, ni même l’opportunité de la grande scène du second acte, où la prêtresse cherche à arracher à Sinorix un aveu positif, à moins qu’on n’admette avec le poète qu’il ne s’agit point d’une vengeance ordinaire, mais d’un châtiment solennel.

Camma épousera-t-elle Sinorix, ou ne l’épousera-t-elle pas? Telle est la question qui domine ce second acte, un peu lent malgré les beaux vers qu’il contient. De longues discussions sur la convenance de ce mariage ne sauraient plaire qu’à la lecture. M. Montanelli eût sagement fait d’abréger, au risque d’écourter le légitime développement de sa pensée. Il était assez riche en vers harmonieux pour faire sans trop de regrets un pareil sacrifice. Il n’y eût rien perdu comme poète, et comme auteur dramatique il y eût assurément gagné. On peut effacer bien des lignes quand on a écrit ce passage du monologue de Camma : « O Sinato! tu gémis; je t’entends; c’est en vain que le dieu qui guide les âmes t’ouvrit les derniers cercles de l’éternelle joie. Je te vois aux bords de mon étoile errer mélancolique et seul, fixant tes regards sur les flots resplendissans de l’immense éther répandu entre nous. A chaque nacelle qui amène d’heureux habitans, tu nourris l’espérance que Camma vient enfin te rejoindre. La nacelle aborde; l’un après l’autre les hôtes nouveaux descendent en chantant un hosanna à Corivena; en vain tu me cherches parmi eux, et tu te reprends à pleurer. »

Je me reprocherais toutefois de louer exclusivement le talent poétique de M. Montanelli, car il y a dans Camma, même au point de vue de l’action, des scènes parfaitement réussies et d’un grand effet. Je n’en veux pour preuve que celle où la druidesse, feignant d’aimer le meurtrier inconnu de Sinatus, arrache à Sinorix son secret. Cette situation était nouvelle et risquée. Camma arrive au vrai par des moyens peu avouables, et l’auteur l’a si bien compris, que, dès le premier acte, il prévient habilement les objections à cet égard : Camma y prie Koridwen, la Diane gauloise, de sanctifier les voies tortueuses de la trahison :

Tu santifica coiitro il traditore
Le tenebrose vie del tradimento.


Plus loin, elle exprime la douleur qu’elle éprouve de recourir à la feinte. Prévenu ou non prévenu, le public accepte cette scène difficile, et je crois qu’une fois sur le terrain de convention où l’auteur s’est placé, il n’a pas tort de le suivre. Ceux-là seuls qui veulent rester dans l’ordre naturel et dans le domaine de la vraisemblance pourraient s’étonner que Sinorix soit assez crédule pour ajouter foi à un amour si extraordinaire de la part d’une femme qui aimait son mari, et que, sur une confession si peu attendue, il oublie les lois de la plus vulgaire prudence et se livre aussitôt. M. Montanelli pense sans doute, avec le poète, que la divinité aveugle ceux qu’elle veut perdre. Il y aurait lieu encore de demander pourquoi Camma n’accepte pas comme une preuve suffisante du meurtre la blessure dont le bras de Sinorix porte la marque, tandis qu’elle se laisse convaincre, quand ce dernier lui affirme, sans preuves, qu’il a arraché le cœur à sa victime et qu’il le conserve chez lui. Ce sont là néanmoins des détails de peu d’importance; ils n’empêchent pas l’action d’être fort bien conduite, et le dialogue de paraître infiniment plus dramatique que dans les autres parties de l’ouvrage. Je ne blâmerai point M. Montanelli d’avoir concentré tout l’intérêt du troisième acte dans deux situations principales : la force et la diversité des sentimens qui y sont en jeu permettent facilement d’oublier tout le reste. Camma inspire la compassion lorsqu’au moment de châtier le coupable, elle subit, pleine d’angoisses, les amers reproches du barde ami de Sinatus : d’un mot elle pourrait le réduire au silence, reconquérir son admiration et son estime, qui pour elle a tant de prix ; mais ce mot, elle ne le dira point, car il pourrait compromettre sa vengeance. C’est ainsi humiliée, mais inébranlable dans sa volonté, qu’elle s’avance pour la cérémonie nuptiale, au milieu des signes non équivoques de la stupeur et de la réprobation de tous ceux qui l’entourent. La sombre et inexplicable satisfaction qui éclate malgré elle sur son visage augmente leur douleur et fait contraste avec la joie amoureuse de Sinorix. Une fois la coupe vidée, tous les rôles changent : la fureur contenue de la prêtresse éclate, ainsi que l’indignation de l’assistance, et le tétrarque reste couvert de confusion, frappé de terreur, jusqu’au moment où, les tortures physiques d’une mort hideuse l’entraînant hors de la scène, la triomphante agonie de Camma occupe seule le spectateur. La tâche de la druidesse est accomplie : n’ayant plus rien à faire en ce monde, elle s’envole au séjour des étoiles, où l’attend Sinatus.

Mme Ristori a largement contribué au succès de Camma par l’incontestable talent qu’elle déploie dans le principal rôle. Elle y a mis toute son âme, tout son dévouement. Elle a su trouver des effets nouveaux et dramatiques sans cesser d’être naturelle et vraie : si parfois elle s’est trompée, on n’a pu s’en prendre qu’à son excessif désir de bien faire, de se surpasser même, et à la spontanéité de ses inspirations. Grâce à un rôle habilement tracé, Mme Ristori a donc pu achever sa troisième campagne à Paris sans trop s’apercevoir qu’il n’y a point ici un public assuré pour les apparitions périodiques de la tragédie italienne ; elle a pu même recommencer avec quelques chances de succès ses fructueuses tournées à travers l’Europe. Puisque j’ai touché ce point, je dirai ma pensée tout entière. Il y a deux ans, lorsque Mme Ristori nous est pour la première fois venue d’Italie, nous avons applaudi à cette apparition inattendue qui nous montrait dans une artiste admirablement douée les qualités que nous regrettions de ne pas trouver chez Mlle Rachel. Nous espérions que l’art dramatique, en Italie comme en France, profiterait de ce succès. Nous comptions sans cette fièvre des applaudissemens faciles qui, Mme Ristori nous l’a prouvé une fois de plus, n’épargne pas toujours les natures les mieux douées. C’est sous cette influence maligne que Mme Ristori, plus remarquable dans la comédie que dans la tragédie, a renoncé à un genre qui n’attire pas les étrangers[1]. C’est pour mieux garantir son succès qu’elle s’est entourée d’artistes vulgaires, dont l’insuffisance rebute les spectateurs et décourage les auteurs. Elle a fait plus : elle a exagéré les effets de sa pantomime, — la seule partie de son talent que nous puissions admirer en connaissance de cause, — au point de nous rappeler quelquefois non plus Mlle Rachel, mais telle ou telle actrice en faveur au boulevard. Certaine enfin que le rhythme mélodieux de la poésie italienne échappe à son nouvel auditoire, elle s’est livrée à toute l’impétuosité de sa nature et ne s’est plus astreinte à réciter les vers tels qu’ils étaient écrits. Elle a fait un singulier abus de la synonymie; elle a retranché ou ajouté des mots, au risque de débiter des vers faux. Je pourrais multiplier les exemples et demander à tout homme de bonne foi s’il est permis, sans nuire à la mesure, d’ajouter io ou de le retrancher, de transporter le pronom me d’un vers à l’autre, de dire scendono quand le poète a écrit scendon, etc.; mais je veux me borner à deux vers, où les étranges licences de Mme Ristori ont dénaturé jusqu’à la pensée. A la seconde représentation de Camma, en prononçant ce vers :

Pur d’inusata
Mestizia sento violenza al core,


« pourtant une tristesse étrange s’empare malgré moi de mon cœur, » Mme Ristori a remplacé violenza par dolcezza, ce qui ôte tout sens à la phrase. Plus loin, dans ce vers :

Contro l’infinger suo flnor fu vana
Possanza d’arti mie,


« jusqu’à présent toute la puissance de mes artifices n’a pu vaincre sa dissimulation, » fu est devenu fia, ce qui fait émettre à Camma le vœu singulier que la puissance de ses artifices ne réussisse pas à vaincre la dissimulation de Sinorix!

Il est, je pense, inutile d’insister. Que de pareilles bévues aient passé inaperçues sur la scène du Théâtre-Italien, n’est-ce pas la meilleure preuve du danger qu’il y a pour Mme Ristori à courir les routes, au lieu de rester dans la voie sérieuse où nous avions été les premiers à l’applaudir? Quand Mlle Rachel a commis la même faute, nous n’hésitions pas à blâmer ces excursions, d’où elle nous est revenue amoindrie. Nous ne saurions avoir deux poids et deux mesures. En renonçant à ses auditeurs naturels, en se séparant des acteurs d’élite si nombreux au-delà des Alpes, Mme Ristori ne peut espérer de se soutenir à la hauteur où elle nous est apparue il y a deux ans. Si admirablement doué que soit un artiste, il ne saurait impunément se placer dans des conditions anormales, et préférer des éloges frivoles aux conseils des vrais amis de son talent.


.F-T. PERRENS


— Il a paru résulter, pour quelques-uns de nos lecteurs, de la note publiée dans la Revue des Deux Mondes (livraison du 15 mai dernier) sur l’Histoire de Madame de Maintenon, que M. Le duc de Noailles et M. Th. Lavallée auraient eu réciproquement le droit de se plaindre l’un de l’autre. Nous devons protester nous-mêmes contre cette interprétation. Les deux historiens de Mme de Maintenon, unis par le même sentiment envers cette femme illustre ont pu se rencontrer dans le choix et dans la reproduction des mêmes documens : ils n’ont jamais eu à se reprocher aucun procédé personnel, et les emprunts dont nous avons entendu parler sont de ceux qu’autorise pleinement le droit de l’histoire.


V. DE MARS.

  1. A la veille de quitter Paris, Mme Ristori a eu cependant la singulière idée de jouer deux fois les Fausses Confidences, traduites en italien, au lieu de nous donner quelques-uns des meilleurs ouvrages de son répertoire national. C’est une fantaisie qui ne tire pas à conséquence, et dont la critique n’a pas à s’occuper. Marivaux sans le marivaudage — on devine ce que cela peut être.