Chronique de la quinzaine - 30 juin 1857

La bibliothèque libre.

Chronique n° 605
30 juin 1857


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 juin 1857.

Et nous aussi, comme l’Angleterre il y a quelques mois, nous avons eu notre agitation électorale et nos émotions du scrutin, — émotions et agitation tempérées il est vrai, dans notre pays, par le sentiment des conditions publiques au sein desquelles nous vivons. En Angleterre, il s’agissait de savoir si une politique resterait sur le champ de bataille, ou si le, ministère triompherait de ses adversaires. En France, la lutte devait nécessairement se réduire à des proportions plus modestes : on se préoccupait peut-être moins du dénouement que des détails de cette mêlée électorale ; en d’autres termes, il s’agissait plutôt d’observer des signes, de surprendre des indices, de chercher à lire un vœu, une tendance dans des voix éparses groupées autour d’un nom, ou dans l’attitude générale des populations. De cette agitation limitée et éphémère, que reste-t-il aujourd’hui ? Il reste un corps législatif à peu près composé comme celui qui existait précédemment. Seulement quelques membres de l’ancienne chambre ne figurent plus dans le nouveau corps législatif, et dans le nombre le plus éminent est M. de Montalembert. L’opposition qui s’est appelée démocratique a emporté, quelques nominations, deux à Paris, une à Bordeaux, une à Lyon. M. le général Cavaignac, faute d’une majorité suffisante obtenue, du premier coup, ne pourrait être élu à Paris que dans un second scrutin qui se prépare. Deux ou trois candidats d’opinions indépendantes et modérées ont été élus dans le Nord, dans l’Yonne, en dehors de l’action administrative, et puis c’est tout. Dans le reste de la France, les candidats présentés par le gouvernement ont reçu l’investiture électorale, et quelques-uns même n’ont point eu de concurrens. C’est là le résultat sommaire, officiel, prévu en définitive. Que si l’on veut aller au-delà du fait lui-même, en interrogeant quelques-unes des particularités de ces élections, il n’est peut-être pas impossible de réunir certaines données qui, sans être d’une précision infaillible, aident à apprécier le caractère de cette victoire du gouvernement, la nature de, ce genre de lutte, les conditions faites aux opinions et aux partis. Ainsi à Paris le nombre des abstentions a été évidemment considérable ; il dépasse le tiers du chiffre des électeurs inscrits. Parmi les votans, 110,000 se sont rangés du côté du gouvernement, 96,000 se sont prononcés pour l’opposition, ce qui constitue un total moins fort pour les candidats officiels et plus élevé pour l’opposition qu’en 1852. Dans les départemens, les abstentions sont également considérables, et la répartition des votes émis est assez inégale. En bien des cas, les candidats de l’opposition ont obtenu dans les villes des avantages partiels, neutralisés par les contrées rurales, dont le vote, souvent unanime, a fait le succès des candidats du gouvernement. On pourrait observer une autre circonstance, c’est que là où, par suite de scissions, comme cela est arrivé à Paris, des candidats d’une opposition modérée se sont trouvés en compétition avec des candidats représentant des tendances extrêmes, ce sont les premiers qui ont réuni le plus de voix. Veut-on enfin un dernier indice qu’il ne serait pas difficile peut-être de dégager de ce tourbillon ? C’est qu’en général, au milieu de leurs incertitudes, les électeurs rechercheraient volontiers des hommes nouveaux. On en a vu surgir d’étranges, qui n’avaient d’autre mérite que de paraître pour la première fois. Que serait-ce s’il y avait sur tous les points des hommes sérieux, entrant dans la vie publique avec des opinions sensées, sans esprit de système, et libres de tout engagement ?

Cela ne modifie en rien sans doute le résultat actuel. Ce sont simplement des faits à consulter. Peut-être y aurait-il du moins une conclusion à tirer de ce dernier mouvement électoral : c’est que le parti démocratique n’a point fait vraiment une aussi belle campagne qu’il pourrait le penser avec la meilleure volonté de se créer des illusions. Il s’est multiplié dans les limites de la législation actuelle, il s’est présenté partout où il l’a pu, il a envoyé ses candidatures dans les provinces ; il a tenu, en un mot, à entrer dans la lutte avec ses couleurs et son drapeau, à montrer qu’il était bien toujours le même, qu’il apprenait peu et qu’il oubliait encore moins. À quoi est-il arrivé ? Il n’est point impossible que le gouvernement, outre sa victoire matérielle, ne trouve une force de plus dans ce spectacle d’un parti dont les opinions sont loin de rassurer, et qui est assez bien organisé pour transmettre dans les départemens les bulletins de ses résolutions, ainsi qu’on vient de nous l’apprendre. Les quelques avantages que le parti démocratique a obtenus, on ne saurait les mettre au compte de la liberté ; ils la serviront peu. Dans toutes ces particularités inhérentes aux dernières élections, n’y a-t-il pas en même temps certaines lumières propres à guider les opinions indépendantes et sincèrement modérées ? Peut-être se défient-elles de leurs forces plus qu’elles ne le devraient. Elles ont certes de profondes racines dans le pays, elles répondent à un instinct de libéralisme qui n’est point mort. On n’aurait qu’à observer certains détails du dernier scrutin pour voir de quel poids elles pourraient être. Qu’ont-elles donc à faire ? Elles ont à se reconnaître, à se compter dans les occasions qui leur sont offertes. Ce n’est pas sans doute par des alliances compromettantes qu’elles peuvent agir utilement, c’est en restant elles-mêmes, en imprimant dans la conscience du pays cette persuasion qu’il garde toujours en lui une force libérale et conservatrice dont il n’a qu’à vouloir se servir.

Mais quoi ! ne manquait-il pas un dernier commentaire sur les élections ? Il ne manque plus rien désormais. M. Granier de Cassagnac vient à son tour de ire le dernier mot du scrutin en interprétant le vote universel. Il montre la confiance absolue des populations, il annonce la décadence prochaine des importances de village qui ont cru devoir s’abstenir, après quoi l’unanimité sera sans doute complète. Il n’est pas bien avéré que cette manière d’envisager les choses de notre pays ait un poids décisif aux yeux du gouvernement, et voici quelles seraient nos raisons au besoin. M. Granier de Cassagnac est un esprit tranchant, un polémiste vigoureux et un philosophe médiocre, qui voit clair dans les événemens — quand ils sont accomplis, et qui réussit merveilleusement à faire après coup la théorie des lois providentielles, en appliquant ces lois aux pouvoirs tombés et aux pouvoirs qui se relèvent. C’est ce qu’il faisait récemment dans un livre d’ailleurs curieux, l’Histoire de la Chute du roi Louis-Philippe, de la République de 1848 et du rétablissement de l’Empire. Pour bien des esprits, il n’est point certain que le genre d’appui prêté par les polémiques de M. Granier de Cassagnac à la dernière monarchie constitutionnelle n’ait été une des causes de la chute de cette monarchie. C’était une petite cause, si l’on veut ; mais enfin, telle quelle, elle a pu se mêler à toutes celles que décrit l’historien. Aujourd’hui cependant M. Granier de Cassagnac n’explique pas moins par les lois providentielles la chute du roi Louis-Philippe et la résurrection de l’empire, qu’il ne semble guère avoir prévue qu’après 1848, de sorte que le publiciste n’est point, ce nous semble, dans la meilleure des situations pour tracer des plans de politique, ou pour tirer des horoscopes. Dans ses prophéties, il n’a vu jusqu’ici que le passé ; ses conseils et ses jugemens se sont trouvés plus d’une fois en défaut, et c’est ce qui fait que le gouvernement, pour être mieux éclairé, pourrait bien aller chercher ailleurs que dans ses interprétations le sens du dernier mouvement électoral, le secret des vœux, des pensées et des aspirations du pays.

Au moment où les élections s’achèvent, résumant ce qui reste de vie politique en France et laissant la faible trace d’une émotion qui va déjà en s’effaçant, voici que nos soldats, engagés dans une nouvelle campagne en Kabylie, escaladent les pics du Jurjura et se montrent là où ils n’avaient pas encore paru. Il y a un mois à peine, ils se rassemblaient au pied des montagnes ; ils campent aujourd’hui, au nombre de vingt mille hommes, sur les plus hauts sommets, emportés par un assaut heureux. C’est une autre œuvre qui s’accomplit en dehors de la politique de tous les jours, une œuvre de patience, de ténacité et de courage, l’œuvre de l’assimilation complète et définitive des dernières populations insoumises de l’Algérie. On sait maintenant, surtout par les savans et pittoresques récits du général Daumas, comme aussi par un livre récent de M. Berbrugger sur les époques militaires de la Grande-Kabylie, quel est ce théâtre d’une guerre incessamment renouvelée, d’une guerre qui se poursuit au milieu de la pacification même du reste de l’Afrique française. La Grande-Kabylie est cette contrée qui s’étend à l’est d’Alger en massifs montueux, presque impénétrables, et dont les pentes, en s’abaissant vers le littoral, vont tremper dans la Méditerranée. D’Alger même, de la place du Gouvernement, on peut voir les versans du Jurjura ; on aperçoit les défilés qui conduisent à ces cimes neigeuses, et plus d’une fois du haut de ces crêtes nos soldats ont pu distinguer tout à coup les blanches maisons de la première ville de notre colonie. Là vivent des peuplades aux mœurs belliqueuses, fières de leur indépendance, très différentes par les traditions des populations arabes, ayant conservé leur caractère primitif à travers toutes les invasions, et distribuées encore en confédérations toujours prêtes à prendre les armes. La proximité de la Kabylie, la menace d’incursions incessantes jusque dans la Mitidja, le danger de ce foyer d’élémens hostiles et rebelles, étaient visiblement autant de raisons d’incompatibilité entre la domination française et l’indépendance kabyle. L’illustre maréchal Bugeaud fut l’un des premiers à reconnaître la nécessité de forcer par les armes l’entrée de ces montagnes, sauf à compenser ensuite par la douceur et l’équité de l’administration les terribles rigueurs de la guerre. Il avait vu clairement que la domination de la France ne pouvait être sûre qu’en étant complète. On eut le tort quelquefois de lui disputer les moyens d’action, et comme il arrive presque toujours des entreprises nécessaires, quoique difficiles et contestées, la conquête de la Kabylie s’est accomplie, au milieu, du bruit des controverses dont elle était l’objet, par la force même des choses.

La conquête de la Kabylie sera, sans nul doute, un des épisodes les plus curieux dans l’histoire de la prise de possession de l’Afrique par la France ; elle conservera ce caractère curieux et par les efforts d’héroïsme qu’elle a imposés à nos soldats, et par la nature des obstacles, qu’il a fallu vaincre, et par l’énergie de la résistance. Elle était en principe, si l’on peut ainsi parler, dans la création de ces positions de Dellys, Bougie, Sétif et Aumale, placées en quelque sorte comme des sentinelles aux quatre angles d’un carré destiné à se resserrer de jour en jour, en enveloppant de toutes parts les massifs kabyles. DE là ont rayonné en effet toutes les expéditions, toutes les tentatives de conquête qui se sont succédé en ces dix dernières années. Il a fallu débloquer Dellys et Bougie, libres du côté de la mer et souvent menacées du côté de la terre. Les Kabyles ont voulu briser plus d’une fois ce cercle qui les étreignait, et ils sont allés d’eux-mêmes au-devant des coups de la France. C’est ainsi que tous ces chefs qui se sont élevés bientôt aux premiers rangs de l’année, le général Saint-Arnaud, le général Bosquet, le général Pélissier, exécuteurs de la pensée du maréchal Bugeaud, ont été conduits successivement à franchir ces remparts formidables, allant chercher les tribus les plus hostiles jusque dans leurs nids d’aigles où elles se croyaient inexpugnables, saccageant quelquefois leurs moissons, ouvrant des routes sur leur passage, et laissant partout des postes avancés qui devenaient le point de départ de marches nouvelles. La campagne actuelle, conduite par le gouverneur-général lui-même, le maréchal Randon, n’est que le couronnement de cette série d’entreprises. Parmi les diverses tribus, une surtout, celle des Beni-Raten, était parvenue jusqu’ici à se soustraire à l’ascendant de la France, soit par la ruse, soit parce qu’elle était plus difficile à atteindre. La présente expédition n’a point eu d’autre objet que de vaincre la résistance kabyle jusque dans ses derniers retranchemens, et ce n’était point une œuvre aisée, puisque cinq cents hommes ont été mis hors de combat dans l’assaut qui a porté notre armée sur le plateau de Souck-el-Arba, point culminant de cette partie du Jurjura. Maintenant la tribu des Beni-Raten et les tribus environnantes paraissent faire leur soumission ; elles paient des contributions, elles envoient des otages, elles se résignent en un mot, ne pouvant faire autrement, et pendant ce temps nos soldats sont déjà au travail : ils construisent un vaste fort, destiné à dominer le pays et à le tenir en respect ; ils ouvrent une route qui doit relier le nouveau poste de Souck-el-Arba aux postes élevés dans les dernières campagnes. L’expédition actuelle étendra sans doute le plus possible le rayon de notre action. Ainsi la conquête marche peu à peu à son terme. Ce qui est soumis depuis longtemps reste en paix sous la domination française. Les parties jusqu’ici inexplorées s’ouvrent chaque jour. Le faisceau des résistances et des hostilités se dissout, et ce qui achèvera de le dissoudre, c’est la politique, c’est le mélange des intérêts, c’est le travail appuyé et protégé par la présence d’une force suffisante. Or ici commence évidemment une autre question. N’est-ce point le cas de se souvenir de ce mot que rappelle justement l’auteur des Époques militaires de la Grande-Kabylie. M. Berbrugger ? Populus romanus ubique vicit habitat. Il ne suffit pas de conquérir, il faut s’établir. De ces contrées occupées par les armes et successivement soumises, il faut faire un empire définitivement acquis à la civilisation.

C’est le problème qui s’agite, sinon absolument depuis le premier jour de la conquête, du moins depuis qu’il n’est plus entré dans les vues de la France de se borner à une occupation limitée et précaire. L’Algérie aujourd’hui, c’est tout ce qui s’étend du Maroc à Tunis, de la Méditerranée au Sahara. Que deviendra ce pays, qui fait désormais partie de la France ? Chaque année, le gouvernement publie une statistique précieuse, instructive, de ce qui sa fait en Afrique, sous le titre de Tableau de la Situation des Établissement français dans l’Algérie. La dernière statistique va jusqu’à la fin de 1855 et même, en certaines parties, jusqu’en 1856. C’est là qu’on peut voir en ses moindres détails cette œuvre laborieuse et difficile de l’assimilation d’un empire. Certes, en dehors même de ce qui est purement militaire, il y a des progrès considérables à noter. Il n’en faudrait d’autre preuve que le développement du commerce, qui n’atteignait pas 8 millions en 1831, et qui s’est élevé en 1855 au chiffre de 155 millions. Ce progrès est dû particulièrement à la nouvelle législation douanière de 1851, qui est venue changer une situation impossible et même inexplicable. L’Algérie se trouvait en effet dans des conditions telles que ses produits avaient à lutter sur son propre marché avec les produits similaires étrangers, apportés librement. Expédiés au dehors, ils étaient considérés comme produits français, et étaient frappés à ce titre de droits de douane ; en France même, ils n’étaient reçus que comme produits étrangers grevés de tarifs onéreux. Si la législation de 1851 n’a pas réalisé tous les bienfaits, elle a du moins amélioré sensiblement cette situation. Et qu’en est-il résulté ? C’est que l’Algérie, qui jusque-là allait chercher des grains au dehors pour vivre, a exporté dans l’une des dernières années plus d’un million d’hectolitres de blé. C’est là un commencement heureux. Sous bien d’autres rapports, des signes également favorables se révèlent : des villes se fondent, la culture s’accroît, les plantations se multiplient. Tout le monde a pu voir, à la dernière exposition universelle, les magnifiques produits qui peuvent sortir de ce sol fécond. Un intérêt particulier s’attache à la colonisation, et surtout à ce qu’on peut appeler la colonisation libre. On n’a pas oublié qu’il y a quelques années le gouvernement faisait une assez large concession à une compagnie genevoise qui s’engageait à construire et à peupler un certain nombre de villages aux environs de Sétif. Cette compagnie s’est mise à l’œuvre, elle a créé plusieurs villages où elle a attiré des Suisses, des Savoisiens et même des Français ; elle s’est occupée aussi de l’exploitation d’une partie des terres qui lui sont spécialement concédées comme prix de ses travaux. La colonisation individuelle a également sa part. Ce sont là certainement des résultats. Il est cependant un fait qui ne peut manquer de frapper vivement, c’est que, malgré tout, la population européenne reste encore singulièrement restreinte. Quel est en effet le chiffre de cette population jusqu’en 1856 ? Il ne dépasse pas 167,000 âmes. Sur ce nombre, il y a à peine 100,000 Français, 41,000 Espagnols, 9,000 Italiens, 6,000 Maltais. Autre détail : la population rurale ne va pas au-delà de 59,000 âmes. Sans doute, il faut tenir compte de certaines conditions particulières. La France ne procède pas par l’extermination à l’égard des indigènes, elle cherche au contraire à les attirer à elle, et à l’abri de la paix le travail peut se développer sans nécessiter le concours exclusif des Européens. N’y a-t-il pas toujours néanmoins quelque chose d’étrange dans ce chiffre minime mis en présence des immenses émigrations qui s’en vont vers d’autres contrées, vers le Nouveau-Monde ? Il y a donc beaucoup à faire encore pour développer les germes de prospérité qui existent dans l’Algérie, et dont les résultats actuels ne peuvent donner qu’une faible idée. La France est intéressée à cette œuvre ; elle y est intéressée par les efforts qu’elle s’impose depuis vingt-sept ans, par le sang héroïque dont elle n’a cessé d’arroser cette terre, par l’or qu’elle y a répandu, parce qu’enfin de toutes les œuvres de notre temps c’est une des plus grandes, si ce n’est la plus grande, la seule où ne se voie pas l’effigie d’un parti ni même d’un gouvernement, mais la noble et victorieuse effigie de la France.

Certes les œuvres et les entreprises ne manquent pas aujourd’hui ; elles embrassent tous les intérêts de l’ordre politique et de l’ordre économique, la vie matérielle aussi bien que la vie morale. Il est surtout un problème qui est en quelque sorte le principe et la racine de tous les autres, c’est celui de l’enseignement, qui vient d’être évoqué de nouveau par le gouvernement lui-même au sein du conseil de l’instruction publique, lequel s’est réuni il y a peu de jours. Quand on agite de telles questions, en réalité c’est l’avenir même des générations nouvelles qui se débat, et cela suffit bien assurément pour qu’on suive d’un œil attentif la marche de l’instruction publique. Les réformes qui ont été accomplies il y a plusieurs années, et qui ont eu pour effet de scinder dans une certaine mesure l’enseignement, en faisant une part plus large aux sciences, ces réformes auront-elles décidément une influence heureuse ? C’est là justement la question. Il s’est élevé récemment plus d’un doute lorsqu’on a vu des chiffres qui indiquaient une diminution sensible du nombre des jeunes gens qui recherchent l’enseignement littéraire. C’était un commencement de justification de bien des craintes. Que dans un pays comme le nôtre et dans un siècle comme celui où nous vivons, au milieu de tous les développemens de l’industrie et du travail matériel, que dans ce siècle l’instruction scientifique s’étende et se fortifie, c’est une condition naturelle, nécessaire ; mais après tout il s’agit de faire des hommes avant de faire des industriels ou des savans, et là est précisément l’utilité de l’instruction littéraire. L’enseignement des lettres forme en quelque sorte la nature intellectuelle de l’enfant ; il façonne sa pensée, ouvre son esprit, et le prépare à entrer avec sûreté dans le domaine des sciences. Le danger consisterait à intervertir les vrais rapports de ces différentes parties de l’enseignement, car ce serait intervertir les notions mêmes de l’éducation générale. Et qu’on n’oublie pas qu’ici les expériences se font sur l’âme de toute une jeunesse. Depuis que les dernières réformes ont été accomplies, le débat existe, ainsi que le rappelait l’autre jour M. le ministre de l’instruction publique, qui n’a point voulu lui-même aborder la question avant de l’avoir sérieusement étudiée. Maintenant quelle est la pensée du gouvernement sur ces graves et délicates matières ? M. le ministre de l’instruction publique annonce l’intention de marcher dans la voie des larges améliorations, pour nous servir de ses paroles. Perfectionner, rectifier, corriger le système actuel sans le détruire, c’est là, il nous semble, le résumé de la pensée du gouvernement. Or, comme perfectionner le système actuel dans le sens scientifique, ce serait aller droit contre les écueils qui ont été signalés, il est évident que les améliorations dont il est question doivent tendre à neutraliser ces dangers en fortifiant l’instruction littéraire. Si nous avons bien compris, M. le ministre de l’instruction publique n’a nullement le fanatisme de l’organisation créée avant lui ; il la maintient parce qu’elle existe, sans décliner les lumières de l’expérience, si cette expérience venait à parler assez haut contre le système actuel des études, et en se réservant jusque-là d’introduire dans l’enseignement des améliorations partielles destinées à porter remède aux abus. On voit dans quels termes reste cette question : le débat se poursuit devant le conseil de l’instruction publique comme devant l’opinion, et c’est l’un des plus graves qui se puissent élever, puisqu’il touche à tous les intérêts intellectuels, c’est-à-dire à l’une des plus vraies grandeurs de la France.

Les livres, comme les faits de la vie publique, ont aussi leur histoire, qui recommence tous les jours, et qui embrasse une diversité singulière de nuances morales. C’est l’histoire des goûts, des penchans, des besoins secrets et des caprices d’un temps que les œuvres littéraires ne font que refléter. Le romancier peint la vie, il veut en retracer une image qui vise à être tout à la fois idéale et réelle. Le moraliste, d’un trait vif et impersonnel, décrit les mœurs qu’il censure et qu’il cherche à corriger. Le critique juge les idées et s’efforce de les rectifier. Ils ont tous leur place dans la marche commune, et par leurs œuvres, par le choix de leurs sujets, par les inclinations de leur esprit, ils ne font que mieux mettre en lumière, chacun dans une mesure différente et à des points de vue divers, ce travail intérieur d’une société qui flotte entre toutes les tendances et toutes les aspirations. Que fait M. Oscar de Vallée dans son livre récent sur les Manieurs d’argent ? Il s’attache à analyser une maladie qui ne date pas de notre temps, nous le croyons bien, qui a pris d’autres noms et d’autres formes, mais qui s’est étrangement aggravée, et tendrait, s’il n’y avait une réaction énergique, à altérer les sources de la vie. Il décrit l’envahissement du luxe, les luttes laborieuses et inégales de l’honnêteté, la falsification des mœurs sous l’influence de l’esprit de lucre, surtout l’ascendant croissant des hommes d’argent combiné avec le déclin des supériorités morales. Ce nom même de manieurs, d’argent, l’auteur ne l’a point créé ; il l’a demandé à La Bruyère, qui déjà de son temps, traçait un portrait curieux du financier, et le représentait prenant en toute chose un ton ferme et assuré, important, présomptueux, politique et même libertin. « Il se croit du talent et de l’esprit, il est riche, » disait La Bruyère autrefois. Et quel est le financier aujourd’hui qui n’a pas du talent et de l’esprit, qui ne se croit point en état de diriger l’opinion et déjouer un personnage public, de faire des journaux ? Au besoin même, il donnerait des conseils pour faire des comédies. M. Oscar de Vallée a été un peu gêné peut-être par ses fonctions de magistrat pour aborder les côtés les plus vifs de son sujet, et c’est ce qui explique comment dans son livre la pensée est supérieure à l’exécution. L’auteur s’est borné en effet à décrire quelques-unes des époques antérieures où a régné cette épidémie du gain et des importances financières, en joignant à ce tableau sans réelle nouveauté des réflexions sensées, les conseils d’un moraliste honnête et sincère. Quel est le remède proposé par l’auteur à la société souffrante ? C’est la probité, c’est l’intégrité des mœurs, c’est le contentement dans la médiocrité de sa fortune, c’est la ligue des honnêtes gens contre l’esprit de lucre. Hélas ! le remède lui-même n’est pas nouveau ; il est à la disposition de tous les hommes et de toutes les sociétés. Les lois n’y peuvent rien certainement. Il ne reste donc qu’à réveiller cet instinct de la conscience qui est plus fort que toutes es lois, et dont les pouvoirs eux-mêmes peuvent seconder le réveil, sinon par des moyens directs, du moins par l’autorité de l’exemple et par l’initiative du respect pour tout ce qui fait la force morale d’une société.

Par malheur, quand il y a des manieurs d’argent, c’est-à-dire des hommes qui spéculent, qui s’enrichissent moins par l’industrie sérieuse et le travail que par toutes les combinaisons hasardeuses, il faut bien aussi de toute nécessité qu’il y ait des hommes qui s’appauvrissent et qui perdent à cette loterie toujours ouverte le peu qu’ils ont, sans compter l’honnêteté elle-même, compagne de leur médiocre condition. Ceux-ci forment le troupeau vulgaire et obscur qui se laisse attirer d’abord par un petit gain, puis éblouir par le spectacle des grandes fortunes subites. Ils ont reçu un nom trivial, dont un romancier, M. Paul Deltuf, s’empare à son tour pour raconter sous une autre forme cette éternelle histoire des corruptions de l’argent. M. Paul Deltuf, et il n’est pas le seul aujourd’hui, a entrepris, dans les Pigeons de la Bourse, de décrire ce monde, dont le classement n’est pas encore trouvé, où on ne vit pas, où on spécule, où à l’abri des opérations sérieuses végète, pullule toute une population de hardis faiseurs de coups de main : monde étrange, qui a son luxe à lui, ses mœurs, sa langue, ses héros et son genre particulier d’honnêteté, toujours à l’état d’observation vis-à-vis du code. Sinclair, ce brillant opérateur de M. Deltuf, a une morale très simple qui consiste à garder son bon renom à la Bourse, sans s’inquiéter des dupes qu’il fait en dehors de l’enceinte sacrée. Le malheur est que si M. Daltuf a peint au naturel quelques-uns de ces personnages qui ne savent pas le soir comment ils soutiendront leur luxe du lendemain, il n’a réussi à mettre en regard qu’un assez triste héros. Ce pauvre marquis Fabrice de Guerenger, dépouillé, ruiné et réduit au dénûment pour avoir voulu se mêler à des opérations scabreuses, mérite bien son sort, et même, sachant l’aventure où il s’engage, il n’inspire plus d’intérêt, il perd cette auréole qui siérait à sa jeunesse et à son nom. Le tableau peint par M. Deltuf peut avoir son prix par l’exactitude de certains détails ; il est froid néanmoins en voulant pénétrer au plus vif des mœurs contemporaines ; il n’a rien qui saisisse ou attire, et on arrive à se demander d’où vient cette étrange émulation de beaucoup d’écrivains occupés aujourd’hui à dépeindre dans leurs ouvrages des mondes sans aveu, dont l’existence n’a d’autre mérite que d’exciter une certaine curiosité dépravée et éphémère. Ceux-ci vont fouiller dans tous les secrets de la vie des courtisanes ; d’autres vont chercher leurs inspirations et leurs types dans les régions de la spéculation aventureuse. Quelques-uns ont mis un talent réel dans leurs tableaux. D’où vient cependant que ces peintures gardent on ne sait quoi de froid et de vulgaire ? C’est que les auteurs abaissent et rétrécissent l’art en croyant lui offrir un nouveau champ d’observation. Ils prennent pour la vie même de notre temps ce qui n’est qu’un épisode. Ils se bornent trop à peindre les mondes inavoués pour eux-mêmes. Or ces mœurs n’ont rien qui intéresse ; ces personnages, il faut bien le dire, offrent peu de ressources à l’art. Toute cette vie étrange, frauduleuse, violente et vulgaire, manque essentiellement de poésie. C’est un fait tout spécial, en dehors duquel se déroule la véritable société, la seule où l’esprit puisse trouver l’aliment de sérieuses et larges inspirations. M. Osciar de Vallée cherche dans son livre sur les Manieurs d’Argent comment on pourrait guérir notre temps de sa maladie morale. La littérature n’a pas dans les mains l’unique remède ; elle peut du moins commencer la guérison en cessant de vouloir intéresser à des mœurs et à des existences dont le spectacle n’offre qu’un attrait dangereux et malsain.

La satire peut traverser ces régions, l’intelligence poétique ne peut indéfiniment se complaire à les peindre, elle n’y trouve même plus la nouveauté ; ces types, ces personnages, ces mœurs, ces incidens, se ressemblent invariablement. Rien n’est heureusement plus monotone que le vice, même comme inspiration littéraire. Dans la vérité au contraire, dans la pureté des sentimens et des pensées, dans l’étude sincère et dévouée de la vie prise en son plus large sens, l’art littéraire retrouve son énergie salutaire et féconde. Par malheur, dans notre temps, c’est une lutte qui se livre sous toutes les formes entre des influences mortelles et des influences plus généreuses, et faire œuvre de critique, ce n’est point autre chose vraiment que d’observer les péripéties de cette lutte où sont enjeu les destinées de l’esprit. M. de Pontmartin, on le sait, est un de ces observateurs qui, par circonstance, par impatience d’action ou par goût, se jettent dans la mêlée littéraire. Romans ou poésies, histoires ou études morales, il juge toutes ces œuvres qui se succèdent, et avec ses jugemens il fait des livres qui sont un enchaînement d’aperçus, de digressions, d’entretiens rapides. L’œuvre d’ailleurs est ondoyante et diverse comme le sujet lui-même ; elle va de la chaire au théâtre, d’un livre d’histoire ou d’analyse politique à une étude littéraire, de la révolution à un conte, et de l’empire romain à un vaudeville. M. de Pontmartin avait d’abord donné à ses critiques le simple nom de Causeries littéraires, il a continué par les nouvelles ou les dernières Causeries ; il prend maintenant un jour, et on a les Causeries du Samedi, qui sont les plus récentes, qui réunissent tout un ensemble de fragmens sur des poètes, des philosophes, des romanciers, des historiens, sans compter les écrivains qu’il est difficile de classer et qui sont nombreux dans notre temps. La critique de M. de Pontmartin a un caractère particulier : elle ne procède pas d’une connaissance réfléchie et savante de toutes les conditions de l’art dans ses manifestations diverses ; c’est une impression rapide et courante, c’est véritablement une causerie où le thème change à chaque instant, où l’esprit se promène à travers tous les sujets. Ainsi fait M. de Pontmartin, s’emportant quelquefois au-delà des limites et revenant bientôt sur ses pas, injuste et acerbe par accident, par oubli, et admiratif jusqu’à l’hyperbole quand il a l’heureuse fortune de se trouver en présence du livre d’un de ses amis, d’un homme dont il partage sur d’autres points les opinions. N’est-il donc pas naturel et juste, dira-t-on, d’être sympathique pour ses amis ? Qui pourrait le nier ? Seulement la couleur de l’opinion d’un écrivain ne prouve pas toujours que son œuvre réunisse toutes les perfections littéraires ; cette œuvre peut même être lourde et inanimée, et puis il en résulte qu’un penchant trop décidé à l’éloge d’une part peut diminuer d’un autre côté l’effet de la critique, en lui donnant une couleur sinon systématique, du moins un peu factice et facilement prévue. Au fond, M. de Pontmartin sait bien ce que la critique a de difficile dans ses conditions ; il marche dans cette voie avec la finesse et l’habileté d’un esprit qui sent tous les dangers, et plus d’une fois la réserve secrète et ironique se laisse apercevoir sous la louange, car c’est là encore le propre de sa critique de procéder d’un sentiment mesuré des choses. Quand elle franchit cette mesure, elle n’est plus elle-même, elle est hors de sa nature. Fidèle à son propre instinct, elle est ingénieuse, élégante, pleine de ressources et de souplesse, et dans la défense de ces notions invariables de l’art littéraire qui se confondent avec les notions de la morale sociale, elle s’élève naturellement, sans effort, comme s’élève toujours un brillant esprit porté, soutenu par la vérité. Les Causeries du Samedi ne sont qu’un jalon de plus dans cette voie critique où M. de Pontmartin est entré, et où il poursuit sa campagne. Marquer ainsi les étapes, c’est le meilleur moyen de se reconnaître, de mesurer le chemin qu’on a parcouru, et puis quand vient l’heure de rassembler ces pages qui se succèdent, M. de Pontmartin pourrait encore, sans y perdre, oublier plus d’un morceau échappé au courant de la critique de tous les jours. Ce serait peut-être un art de plus, qui ne servirait qu’à mieux mettre en relief l’éclat élégant et fin des fragmens qu’il conserverait en les rajeunissant par une publication nouvelle.

Les affaires intérieures de la France ont eu depuis quelques jours le privilège d’éclipser les affaires du monde. À vrai dire, elles ont été un intermède dans un moment de repos général. C’est qu’en effet les questions politiques, diplomatiques, qui s’agitaient naguère encore, semblent sommeiller aujourd’hui, ou du moins elles n’ont pas pour le moment cette animation qu’elles avaient, et qu’elles retrouveront sans nul doute. Les principautés en sont à attendre l’effet des dernières résolutions prises à Constantinople. Au nord de l’Europe se poursuit toujours, dans l’ombre des négociations diplomatiques, cette éternelle affaire qui divise le Danemark et les puissances allemandes. Seulement, si ce différend ne se dénoue pas, il ne s’aggrave pas non plus. Le Danemark, si l’on s’en souvient, avait proposé aux deux principaux cabinets de l’Allemagne une transaction qui consistait à consulter les états provinciaux du Holstein sur l’organisation particulière des duchés. On arrivait ainsi à souscrire, dans une certaine mesure, aux réclamations allemandes, sans que les droits souverains du Danemark fussent mis en doute, sans que l’organisation de la monarchie tout entière fût soumise en quelque sorte à la juridiction et à l’arbitrage des duchés. Tout semblait donc arrangé, et la possibilité d’une intervention de la diète de Francfort était surtout écartée ; mais en acceptant les propositions du Danemark, le cabinet de Berlin les a interprétées de telle façon qu’il a fait surgir encore une difficulté nouvelle, comme si ce terrain de transaction n’était pas par lui-même assez fuyant. La Prusse a de nouveau réclamé en effet, au nom des duchés, tout ce qu’elle demandait d’abord, et ce que le cabinet de Copenhague ne pouvait évidemment lui accorder. De là la nécessité de nouvelles délibérations et de nouvelles communications diplomatiques. Le Danemark a étendu le plus qu’il l’a pu la mesure des concessions. Peut-il aller plus loin sans abdiquer sa souveraineté ? C’est ce qui est douteux. Le cabinet de Copenhague vient maintenant à son tour de répondre à la Prusse. Il se montre toujours animé du même esprit de conciliation, sans abandonner néanmoins, à ce qu’il semble, la position qu’il a prise. En un mot, il pourra peut-être faire encore quelques concessions de détail, pourvu que ces concessions ne portent aucune atteinte à sa juridiction souveraine, et la Prusse devrait ici obéir aux considérations qui l’ont guidée dans l’affaire de Neuchâtel, aujourd’hui définitivement réglée par la ratification du traité récemment signé à Paris. Ainsi se déroule à travers mille petites péripéties diplomatiques cette question danoise, qui n’est peut-être pas près de finir encore, mais qui n’est point vraisemblablement destinée à sortir de cette sphère de négociations plus laborieuses qu’efficaces.

Si les questions d’un ordre général s’effacent, quelques pays offrent encore dans leur vie intérieure le spectacle d’un travail où sont en jeu leurs intérêts les plus essentiels. Qu’est-ce en effet que la crise d’où la Belgique vient à peine de sortir, si ce n’est une des épreuves les plus délicates pour ses institutions ? Les chambres belges, comme on le sait, avaient été temporairement suspendues à la suite de tumultes provoqués par la discussion de la loi sur les établissemens de bienfaisance ; mais ce n’était là encore qu’une mesure momentanée, qui laissait toute liberté aux résolutions des pouvoirs publics. Le gouvernement s’est décidé à adopter une mesure définitive en prononçant la clôture de la session législative, et en même temps il annonce l’intention de proposer, dès l’ouverture de la prochaine session, l’ajournement de la loi de la charité. Quelle est la véritable pensée qui a inspiré cette résolution ? Le ministère, comme il arrive souvent dans les pays libres, a mieux aimé ne point entrer en lutte avec une émotion publique peu fondée sans doute, mais réelle. Il a tenu compte d’une effervescence qu’il est plus facile de constater que d’expliquer, et avec laquelle il est plus sage de transiger que de raisonner, ainsi que l’a dit le roi Léopold lui-même. Si le ministère s’est déterminé à sacrifier l’œuvre qu’il avait préparée, c’est qu’en outre il se croit suffisamment armé, dans l’intérêt des pauvres et de la charité, par un article de la loi communale qui, récemment interprété par la cour de cassation, laisse au gouvernement toute latitude pour autoriser les fondations charitables, en tenant compte de la volonté des fondateurs. C’est donc sous l’empire de ces considérations que le cabinet de Bruxelles s’est décidé. D’un côté, il n’a pas voulu braver jusqu’au bout une effervescence toujours dangereuse et menaçante pour la paix publique ; d’un autre côté, il pense que les moyens dont il dispose légalement dans l’intérêt des pauvres lui suffisent, au moins provisoirement, en attendant que le calme des esprits permette de travailler utilement à une législation nouvelle et définitive. Le gouvernement belge, on le voit, s’est montré en ces conjonctures difficiles véritablement modère : il a donné l’exemple de la prudence en refusant de prolonger une lutte où la victoire elle-même eût été peut-être funeste pour le pays ; mais si le cabinet de Bruxelles a fait ce qu’il a pu, ce qu’il devait pour conduire heureusement la Belgique à travers les périls de la situation la plus compliquée, les faits qui ont contribué à créer cette situation ne restent pas moins déplorables. Cette irruption soudaine de la force n’a pas moins eu pour effet de jeter un trouble momentané dans le jeu naturel des institutions, premier exemple de ce genre dans les annales politiques de la Belgique. Et ce qui prouve combien cette crise a été pleine d’anomalies et de difficultés, selon le langage du gouvernement, c’est que le roi Léopold lui-même, accoutumé à montrer la plus extrême circonspection, s’est cru obligé de parler directement au pays dans une lettre publique adressée au ministre de l’intérieur. Le roi Léopold rappelle à tous la modération, la réserve dans la pratique des institutions libres ; il montre la nécessité de s’abstenir de soulever ces questions irritantes qui ne servent qu’à allumer la guerre dans les esprits. C’est qu’en effet malheureusement la Belgique est livrée à des partis extrêmes qui se font une guerre permanente, passionnée, acerbe, et qui semblent toujours vouloir se détruire mutuellement, en fondant, selon le langage du roi, la suprématie d’une opinion exclusive sur l’autre. C’est entre ces deux partis que le ministère a pris position. Bien que catholique, il ne partage pas tous les emportemens d’une fraction de son parti ; libéral sincère, il ne veut pas suivre des libéraux qui ressemblent trop souvent à des révolutionnaires. Sa mission n’est point facile, surtout aujourd’hui, au milieu de l’effervescence des passions contraires ; mais en restant fidèle à une politique modérée, il est dans la voie juste, et il sert les plus vrais, les plus sérieux Intérêts de la Belgique.

Il y a toujours en Hollande une question des plus graves, depuis longtemps livrée à toutes les polémiques, et qui ne cesse d’être agitée par les partis : c’est celle de l’instruction primaire. Cette épineuse question ne va-t-elle pas enfin être résolue ? Elle est tout au moins sur le point de reparaître dans le parlement. Le gouvernement a répondu aux remarques qui lui avaient été adressées par les bureaux de la seconde chambre, et il a introduit dans la loi quelques-unes des améliorations qui lui avaient été indiquées, notamment en ce qui touche la subdivision de l’enseignement primaire en deux catégories, l’une se bornant à l’instruction la plus élémentaire, l’autre embrassant des connaissances un peu plus larges. Le gouvernement d’ailleurs a refusé de céder à des réclamations d’un autre genre. Il persiste dans ses propositions primitives au sujet de la faculté d’accorder un subside à l’enseignement séparé des différens cultes, ce qui ne satisfait pas plus les partisans des écoles séparées que l’opinion dont M. Groen van Prinsterer est le représentant. Le cabinet maintient également l’obligation de conformer l’enseignement « aux vertus chrétiennes. » C’était là et c’est encore un des points les plus débattus. Les déclarations du ministère tendent, il est vrai, à prévenir les inductions exagérées qu’on pourrait tirer de cette prescription, pour légitimer un enseignement dogmatique et animé d’un esprit de prosélytisme aussi contraire aux tendances des chambres qu’aux instincts, d’une population qui, comme celle des Pays-Bas, professe des croyances religieuses, fort mêlées. Maintenant il reste à savoir quelle sera l’issue de la discussion qui va s’ouvrir dans la seconde chambre, comment sera résolue cette question qui depuis plus d’un an pèse sur la politique hollandaise, et a rendu si difficile, si laborieuse l’existence du ministère actuel, né justement à l’occasion de ces complications religieuses. Il y a une différence toutefois, c’est que lorsque le ministère venait au monde, tous les esprits étaient troublés, redoutant une politique de réaction extrême ; aujourd’hui ils sont plus calmes, et les conditions sont peut-être moins défavorables pour une transaction entre les opinions et les intérêts qui sont en présence.

La Hollande, dans la sphère des affaires commerciales, a des relations et des intérêts qui s’étendent au loin ; aussi est-elle toujours attentivement occupée de tout ce qui se passe au Japon, et c’est ce qui explique l’importance d’un nouveau rapport que le gouvernement vient de mettre au jour sur les affaires de ce pays, jusqu’ici à peu près entièrement fermé. On sait les efforts qui ont été tentés dans ces dernières années pour ouvrir cet empire. Les États-Unis sont parvenus à conclure un traité qui leur ouvre les ports de Hakodadi et de Simoda L’Angleterre a obtenu l’accès pour son pavillon dans le port de Nagasaki et dans celui de Hakodadi, déjà ouvert aux Américains. La Russie est arrivée à son tour pour négocier uns convention. La Hollande, par suite de ses relations anciennes avec le Japon, a, sans traité spécial, le bénéfice des avantages accordés à d’autres nations. Tout compte fait, voilà trois ports devenus accessibles, sur les côtes du Japon ; mais cette ouverture est plus apparente que réelle. En admettant les navires étrangers dans ses ports, le gouvernement japonais n’a eu nullement en vue de les ouvrir au commerce ; bien au contraire, il a nettement déclaré que le commerce continuerait de se faire exclusivement, comme jusqu’à ce jour, par le port de Nagasaki, réservé aux Chinois et aux Hollandais. Sous ce rapport donc, ce qui a été obtenu n’est qu’un indice favorable, un premier pas vers un meilleur système. Il reste à développer ces relations nouvellement créées. Les Japonais eux-mêmes, initiés peu à peu au mouvement universel, sentiront la nécessité d’aller plus loin dans cette voie, et dans ces conditions la Hollande est assurément le pays le mieux placé pour rattacher le Japon au système commercial du monde. C’est aussi là l’objet de sa politique. Elle s’est efforcée depuis longtemps, et plus particulièrement depuis quelques années, de gagner les sympathies du gouvernement japonais en répondant à tous ses désirs, en lui envoyant des présens. Elle espérait d’abord obtenir un traité formel confirmant les droits acquis et concédant quelques avantages nouveaux. Pour lever les difficultés de détail, il fut décidé que le gouvernement colonial achèterait au fermier du commerce spécial sa part dans le commerce japonais. Le gouvernement, devenu maître des importations, était ainsi maître d’agir. Telle était la situation lorsque le commissaire néerlandais, M. Donker Curtius, parvenait à conclure en 1855 une convention provisoire qui confirmait le droit des Hollandais à commercer avec le Japon, qui stipulait leur assimilation avec les nations les plus favorisées, et supprimait quelques-unes des entraves les plus gênantes. Ce n’était pas beaucoup ; seulement, sous l’empire de cette convention, on se réservait d’ouvrir des négociations nouvelles sur quelques articles additionnels. La Hollande n’a rien négligé pour arriver à ses fins ; mais, malgré les changemens favorables qui semblent s’opérer chaque jour dans les dispositions du Japon, elle n’a pu réussir encore. Employer des moyens violens n’entrerait guère dans le caractère de ce pays, et ce ne serait peut-être pas le meilleur moyen d’arriver à un résultat plus favorable. Le commerce hollandais reste donc avec les avantages qui lui sont assurés, et c’est avec l’aide du temps, par le développement des intérêts et des besoins, à la faveur de lumières nouvelles, que des relations plus larges, plus fructueuses, pourront s’établir entre le Japon et toutes les nations commerciales du monde. La Hollande sera la première, sans nul doute, à favoriser cette extension, comme elle sera la première à profiter de l’ouverture définitive de l’empire japonais.

Mais dans cet Orient lointain, où tout apparaît quelquefois confusément, tandis que les nations commerciales du monde cherchent à ouvrir des relations avec le Japon, tandis que la guerre avec la Chine est encore en suspens, voici une bien autre affaire qui surgit : c’est une insurrection militaire qui vient d’éclater dans les possessions anglaises de l’Inde. Comment est née cette insurrection ? La cause première semble fort puérile : les soldats indigènes se sont persuadé que dans la composition des cartouches qui leur étaient destinées, il entrait des matières impures selon leur religion, et ils se sont soulevés ; mais évidemment des causes plus générales ont dû déterminer ce mouvement, qui s’est étendu à des contrées diverses. Sur un point notamment, à Meerut, plusieurs régimens se sont mis en insurrection ; ils ont été vaincus et dispersés par les Anglais, et de là les insurgés se sont dirigés vers l’ancienne capitale de l’empire mogol, Delhi, où ils ont trouvé d’autres régimens indiens qui se sont joints à eux. La malheureuse ville de Dehli est tombée entre les mains des révoltés, qui l’ont saccagée et pillée. Les Européens ont été massacrés. Ce qu’il y a de curieux, c’est que les insurgés, une fois maîtres de Dehli, ont proclamé un roi qui paraît appartenir à la famille du dernier empereur mogol. Venant deux ans plus tôt, pendant la guerre d’Orient, cette insurrection de l’armée du Bengale aurait été certainement un grave embarras ; aujourd’hui encore elle ne laisse point d’avoir un caractère inquiétant. La puissance anglaise, on peut le penser, ne viendra pas se briser contre ce mouvement, et il est à présumer que les dévastateurs de Dehli expieront cruellement leurs terribles méfaits. C’est là néanmoins une affaire qui commence, et qui est un motif de plus pour attirer les regards vers cet extrême Orient où bien des signes aujourd’hui sembleraient annoncer des événemens considérables. ch. de mazade.



ESSAIS ET NOTICES.




WAHLBERG LE TUEUR D'ELEPHANS.


La Suède a perdu récemment un des voyageurs les plus hardis, les plus dévoués au service de la science qu’elle ait jamais comptés parmi ses enfans. Mort à quarante-six ans, tué cruellement dans une de ces chasses à l’éléphant où il s’était rendu célèbre, Wahlberg promettait de devenir un des plus illustres naturalistes d’un pays qui en a beaucoup produit. Il mérite une place dans la phalange de ces courageux élèves de Linné que leur maître envoyait explorer le monde, et qui ont fait tant de conquêtes sur le domaine de la nature. Il a continué et agrandi les travaux commencés en Afrique par Sparman et Thunberg. Tout un musée spécial pour les productions de l’Afrique du sud témoigne aujourd’hui à Stockholm de ses intelligens travaux et de ses succès. Il n’aura pas peu contribué à la solution du grand problème de la connaissance de l’Afrique intérieure. Voilà un vrai pionnier de la civilisation, qui a rempli son rôle avec une mâle énergie, et qui a succombé avant l’âge, à son poste, en présence de l’ennemi.

J.-A. Wahlberg, mort en Afrique le 6 mars 1856, était né près de Gothenbourg, en Suède, le 9 octobre 1810, d’une famille de négocians. Orphelin à onze ans, il acheva studieusement ses classes, d’abord au gymnase, puis à l’université d’Upsal, et il fut reçu ingénieur. Déjà cependant un attrait particulier lui avait révélé sa vocation : épris des charmes et même des dangers de la nature du Nord, il avait tenté des excursions nombreuses dans les alpes norvégiennes, dans les vastes solitudes de Laponie et de Finmark, et dans les îles qui entourent la péninsule suédo-norvégienne. Le sol même de la patrie avait offert les premières amorces à cette curiosité, à cette audace du naturaliste et du chasseur qui devait être la passion dominante de sa vie. Toutefois il fut avant tout l’homme de la science. Loin de se laisser aveuglément entraîner à l’enivrement que lui causait un commerce intime avec cette nature dont il était épris, loin de se perdre, sous l’empire d’une imagination surexcitée, dans le plaisir haletant des chasses ou dans la dispersion animée des voyages, il eut cette constante pensée d’être utile à la science, et, comme ce bon général d’armée de qui les lumières, contrairement aux autres hommes, croissaient avec le péril, nous le verrons affronter les plus grands dangers et des difficultés inouïes dans le seul espoir de satisfaire aux exigences les plus précises de la science ; nous le verrons accomplir, en présence même des obstacles et des périls, les travaux les plus patiens.

En 1837, M. Letterstedt, consul de Suède au Cap, vint à Stockholm, et sollicita l’envoi d’un naturaliste suédois dans l’Afrique australe, encore si peu connue. Wahlberg, à qui s’offraient dans la patrie toutes les sûretés d’une carrière déjà heureusement ouverte et les plaisirs de l’étude au milieu même des joies de la famille (sa sœur avait épousé en 1835 l’excellent professeur Anders Retzius), Wahlberg s’offrit avec enthousiasme et fut agréé. Son but constant fut désormais de doter la Suède d’un musée spécial d’objets d’histoire naturelle et d’ethnographie pour toute l’Afrique australe, tel que pas un pays au monde ne pût en offrir un qui fût comparable, et, bien que la mort l’ait trop promptement interrompu, il y a réussi.

L’Académie des sciences de Stockholm contribuait, par une somme de 3,500 francs environ, aux frais d’une telle mission. Ce fut le seul secours que reçut le jeune Wahlberg, qui dut consacrer sa fortune particulière aux dépenses considérables de son entreprise. Arrivé au Cap le 2 février 1839, il s’occupa d’abord de recueillir les renseignemens nécessaires sur les peuplades voisines et sur tout le pays qu’il se proposait de parcourir. Après un court séjour à Port-Élisabeth, dans la baie d’Algoa, au point précis que n’osa franchir Barthélémy Diaz en 1486, il s’embarqua et arriva à Port-Natal le 19 juin 1839. La terré de Natal, ainsi nommée parce qu’elle fut découverte par Vasco de Gama en 1498 le jour de Noël ou de la Nativité, s’étend, au nord-est de la colonie du Cap, sur la côte orientale de l’Afrique australe. La ville même de Port-Natal, fondée en 1824 par les Anglais à l’embouchure du fleuve Natal, allait être pour Wahlberg, pendant la difficile et brillante campagne de cinq années (1839-1844) qui s’ouvrait devant lui, son point de départ, son lieu de repère, de retraite et de repos.

Aux environs de Port-Natal, et dès le début de sa carrière nouvelle, Wahlberg fit la rencontre d’un naturaliste français, M. Adulphe Delegorgue, de Douai, mort à, Paris en 1847, qui fut pour lui un ami dévoué, et qui nous a laissé[1] de précieux témoignages sur le naturaliste suédois. « Aimable et sûr, dit-il, tout de feu pour les découvertes, d’un zèle infatigable, ne renonçant jamais à son but avant de l’avoir atteint, né avec d’admirables qualités dont, loin de se vanter, il avait à peine conscience, Wahlberg m’inspira, quand je le pus connaître, non pas seulement de l’amitié, mais, du respect. »

Après deux années à peine, consacrées à réunir des collections présentant un tableau complet de la flore et de la faune de toute la contrée voisine de Port Natal, Wahlberg partit, le 7 octobre 1841, pour son premier grand voyage de découverte à l’intérieur. Voici quels étaient son cortège et son équipement. Il avait pour compagnon un jeune paysan ou boer (on appelle boers, c’est-à-dire paysans ou cultivateurs, les descendans des anciens colons hollandais du Cap, qui ont cédé devant l’occupation anglaise, se sont retirés à quelque distance de la colonie, et ont formé de nouvelles colonies d’agriculteurs). Ce Hollandais, nommé Wilhem Nel, fut fort utile à Wahlberg par sa fidélité, son intrépidité et son sang-froid. Le hardi voyageur emmenait encore un Caffre nommé Ia, âgé de vingt ans, un autre âgé de treize ans, et, pour traîner tout l’équipage, un chariot attelé de douze bœufs. Il faut dire ici quelques mots de ce singulier mode de locomotion, universellement adopté dans les contrées sud-africaines, et le seul pratiqué dans les longues traites. On emploie des chariots en bois, à quatre roues bien ferrées, avec une caisse d’un mètre de large sur cinq ou six de long, le train de derrière restant fixe, mais celui de devant pivotant sur une forte cheville. Toutes les pièces sont maintenues simplement par des chevilles de bois et par des lanières de cuir ; en effet, les chutes et les chocs étant extrêmement fréquens à cause des effrayantes inégalités du sol, les crampons et les écrous en fer mettraient en pièces les parties principales, se briseraient eux-mêmes, et le voyageur, qui trouve partout du bois et du cuir, ne saurait, sans une forge et tout un lourd appareil, comment les réparer. D’ailleurs la nécessité de démonter souvent l’édifice pour le passage de rivières, de ravins ou de gorges difficiles, donne encore un avantage à cette construction facile et commode. Au-dessus de la caisse s’arrondissent quinze cerceaux réunis par des bambous servant de traverses et revêtus d’une forte toile imperméable. Aux parois sont suspendus les principaux ustensiles, boîtes à feu, vaisselle et provisions légères, sucre, café, etc. Par derrière, on voit pendre les pots en fer, les marmites, les casseroles, une petite provision de bois sec. Le lit, c’est-à-dire un cadre de bois sur lequel sont tendues, en se croisant, plusieurs courroies, et qu’on recouvre de peaux de moutons ou de paillasses bourrées de plumes, est un objet de luxe que les riches boers se permettent seuls, et qui n’est pas fait pour les naturalistes. Ceux-ci réservent la meilleure place pour l’esprit-de-vin, les flacons, les scalpels, la poudre et les fusils. Outre le fusil ordinaire, il leur faut, dans ce pays des grandes chasses à l’hippopotame, au rhinocéros et à l’éléphant, un fusil d’un grand calibre que le chasseur appuie d’ordinaire, pour le tirer, sur l’épaule d’un servant, mais que Wahlberg, vigoureux autant qu’adroit, savait manier et tirer seul. Nous aurons décrit tout le chariot avec son entier appareil, si nous mentionnons encore, suspendus sous la caisse même, le sabot de fer ou de bois, indispensable dans les longues descentes, et surtout le pot à goudron, puisqu’il y aurait grand péril d’incendie à laisser passer deux jours sans graisser les boîtes des roues, et qu’un incendie dans les parties résineuses des forêts serait comme on pense, un épouvantable danger. Mais quel attelage pourra déplacer, ni trop lentement ni trop vite, cette grande machine, chargée quelquefois de trois et quatre mille livres, à travers un pays sans routes, au milieu des montagnes et des rocs, sur des cascades de pierres, dans des rivières aux sables mouvans ? — On emploie pour cet usage les bœufs à longues cornes divergentes qui abondent dans le pays. Il en faut pour un chariot ordinairement dix-huit, quelquefois vingt-quatre. Chaque paire est distribuée des deux côtés d’une longue lanière attachée à l’extrémité du timon. Les deux timoniers doivent être les deux bêtes les plus intelligentes de l’attelage ; il faut qu’ils sachent contre-tenir dans les descentes trop rapides. Le conducteur dirige du chariot même où il est assis, et son adressa consiste à avertir énergiquement, avec le long fouet dont il est armé, chacun des bœufs de son attelage.

Nous ne saurions avoir le dessein de retracer ici tout l’itinéraire de Wahlberg. Qu’il nous suffise de dire qu’il parcourut tout le pays au nord de la colonie du Cap et à l’ouest de Port-Natal jusqu’au lac N’Gami, cette conquête toute moderne de la science géographique, dont il approcha dans sa première campagne et qu’il atteignit dans la seconde, pendant ses deux dernières années, 1854 et 1855[2]. Les dangers qu’il affronta pour arriver au but qu’il s’était proposé, son énergie, son dévouement constant à la science, voilà ce qu’il nous importe de montrer. Rappeler ces beaux exemples, c’est faire le plus digne éloge de qui les a donnés. Il s’agissait pour Wahlberg d’ajouter dans ses collections, à la flore et aux insectes du pays presque inconnu dans lequel il pénétrait, de beaux exemplaires des individus composant la faune sud-africaine. L’antilope n’est point féroce ni dangereuse ; Wahlberg raconte cependant qu’il dut continuer pendant douze jours consécutifs une chasse des plus fatigantes pour atteindre l’antilope noire, la seule espèce dont il voulût avoir un spécimen. Lorsqu’enfin sa balle, après une si active recherche, eut frappé la proie qu’il avait si longtemps convoitée, mourant de soif, il se précipita sur les mamelles de l’animal expirant, et y chercha un adoucissement aux cruelles tortures qu’il endurait.

C’étaient là des difficultés et des peines ordinaires. Écoutons-le raconter dans sa correspondance, dont nous avons entre les mains quelques extraits, les incidens plus dramatiques de la chasse au rhinocéros par exemple. Wahlberg apprit dès ses débuts, au prix d’un imminent péril, de quel singulier protecteur la nature a doué cet énorme animal. Le bufaga, sorte de petit héron blanc, se perche, au milieu des épais fourrés de l’Afrique, sur le dos du buffle ou du rhinocéros, et se nourrit des tiques qu’il rencontre sur le corps de ces quadrupèdes. Le rhinocéros peut marcher et paître, ses mouvemens ne gênent en rien le bufaga, dont il ne s’effraie pas non plus ; mais quand le rhinocéros, debout dans les marais, sous la chaleur étouffante du midi africain et tropical, rumine, demi-endormi, sa nourriture, c’est alors surtout que le bufaga lui devient un ami précieux. Il veille en effet pour lui, et s’il voit approcher la hyène, ou le serpent, ou le chasseur, il avertit immédiatement le rhinocéros en s’envolant avec un grand fracas et des cris perçans. « Le rhinocéros d’Afrique, dit Wahlberg dans une de ses lettres, est fort irritable et prend aussitôt l’offensive. Me trouvant un jour en présence d’un de ces animaux, je vis tout à coup le bufaga s’envoler de la sorte, et au même instant mon ennemi se précipiter sur moi. Comme je n’avais que mon fusil ordinaire, chargé à petit plomb, je pris la fuite au plus vite. Par bonheur, au moment où je sentais déjà sur mon dos la forte et chaude haleine du redoutable animal, nous rencontrâmes un arbre énorme renversé en travers du chemin ; je sautai par-dessus : le rhinocéros étonné s’arrêta court, soufflant avec bruit, jetant sa tête à droite et à gauche, puis se retourna brusquement et s’éloigna. »

Un jour, dans une expédition qu’il faisait jusqu’à une assez grande distance de son campement, c’est-à-dire de l’endroit où il laissait son chariot avec quelques hommes de garde, Wahlberg est abandonné par ses guides, qui lui emportent même ses provisions et son fusil… « Le soir approchait, écrit-il dans ses lettres ; je me trouvai absolument seul, entouré bientôt des ténèbres, et sans autre arme que mon bâton, au milieu des bêtes féroces dont j’entendais commencer les rugissemens. J’avais perdu toutes traces du chemin que j’avais déjà parcouru ; j’avais faim et soif. J’essayai à plusieurs reprises d’allumer du feu en faisant jaillir de deux pierres quelques étincelles sur un linge couvert d’un peu de poudre ; je n’y pus réussir. Je me déterminai à me coucher, là où j’étais, sans souper, sans lumière, si ce n’est celle de fréquens éclairs qui sillonnaient un ciel chargé d’orage. Un peu de gazon amassé par terre composait ma pauvre couche. Je l’entourai de branches de jeunes acacias, nourriture ordinaire du rhinocéros noir, et dont la contrée m’offrait de gros buissons. Comme ces acacias sont armés de cruelles épines, ils me faisaient une sorte de rempart… Je ne tardai cependant pas à être fort inquiet. Les rugissemens se multipliaient et s’approchaient de ma retraite. Je distinguais facilement déjà ceux du lion, ceux de la hyène, qui me paraissaient affamés. Bientôt je fus visité par quelques chacals. Les hyènes, dont j’apercevais à travers la demi-obscurité les yeux ardens, devinrent trop familières, et je dus plus d’une fois m’élancer de ma couche pour les effrayer. Tout près de moi enfin un lion attaqua un rhinocéros. Le combat fut court et la victoire bientôt décidée en faveur du roi des forêts. Les rugissemens du vainqueur, les gémissemens et le râle du vaincu sous les griffes et les dents cruelles qui le dépeçaient, tout cela fut, je vous assure, un effrayant spectacle et un terrible concert. — C’est toutefois ce qui devint l’occasion de mon salut. D’abord, tant que le lion resta sur le champ de bataille, sa présence tint à distance respectueuse les hôtes de la forêt ; puis, le lendemain matin, comme je descendais vers un petit vallon où j’avais sourdement entendu pendant la nuit un ramage de grenouilles que ma soif ardente me rendait mélodieux, je rencontrai une troupe de Cafres Basutos qui, marchant selon leur habitude à la piste des oiseaux de proie, venaient leur disputer les restes du butin à moitié dévoré par le lion. Ces Cafres m’indiquèrent le chemin qui conduisait à leur kraal ou village, et de là je pus rejoindre mon campement[3]. »

Mais ce fut surtout par ses chasses spéciales que Wahlberg acquit une grande réputation auprès des naturels, qui le placent aujourd’hui au rang de leurs plus célèbres chasseurs d’éléphans, à côté des Christian Muller, des Jean Delange, des Gert Roedolph, etc. Il faut se rappeler que la chasse à l’éléphant est bien souvent, pour le naturaliste en Afrique, le seul moyen de se procurer de nouvelles ressources, à cause de la valeur de l’ivoire, qu’on trouve toujours à échanger avantageusement dans les villes de la côte, ou même dans les résidences des rois ou chefs de tribus cafres. Lors donc que Wahlberg a perdu à la suite d’une épizootie, par exemple, la plupart de ses bœufs, ou lorsqu’il a besoin d’acheter des guides ou des serviteurs, il chassa pendant quelques jours l’éléphant, et revient avec un chargement d’ivoire, pour lequel il obtient ou des hommes, ou des bœufs, ou de l’argent. La chasse à l’éléphant offre à la vérité de grands dangers. Tout éléphant blessé devient redoutable. Quelques-uns attaquent de préférence ceux de l’espèce qui est privée de défenses, ou bien ils tâchent de surprendre l’animal au moment où il déguste le makano des Cafres Amazulus et l’om-kouschloudne, fruits sauvages qu’il abat de sa trompe et laisse à dessein quelques jours sur le sol, parce qu’en fermentant sous le soleil, ils acquièrent une propriété enivrante qui est du goût de l’éléphant. Voici comment, suivant le récit de Delegorgue, se fait d’ordinaire dans le sud de l’Afrique cette chasse aux éléphans. Trois chasseurs s’étendent à plat-ventre à la suite l’un de l’autre, simulant le mieux qu’il leur est possible, s’ils sont aperçus de l’éléphant, un serpent qui se glisse à travers les herbes. On rampe sur les genoux et les coudes jusqu’à une trentaine de pas du but. Arrivés là, tous se dressent de concert, et trois balles essaient ensemble d’atteindre la partie concave qui se trouve au-dessus de l’œil de l’animal. Toutefois l’éléphant n’est pas toujours facile à entourer et à cerner ; ces animaux marchent souvent en troupes de cinquante, de cent, de deux cents individus. Un d’eux avertit de l’approche du chasseur, et aussitôt, comme sur un mot d’ordre fort bien compris, la troupe s’ébranle, les défenses s’entrechoquent, les taillis et les arbustes sont piétinés comme herbe menue, et la troupe disparaît. Dans ces derniers temps, quelques chasseurs d’éléphans ne combattaient qu’à cheval et avec d’excellentes montures. Wahlberg ne voulut jamais accepter ce système. Très agile et très hardi, il combattait à pied, assurant qu’on avait ainsi le tir moins incertain et même la retraite plus facile. Il tua de la sorte, dit-on, jusqu’à quatre cents éléphans, et les naturels, frappés d’admiration et de respect, disaient : « Le Grand-Esprit a donné un grand cœur au tueur d’éléphans (ils le nommaient ainsi). Il est petit de taille, mais son cœur est plus grand que celui du plus grand homme. »

Nous l’avons dit, nul entraînement, n’était capable de faire oublier à Wahlberg les intérêts de la science. « Le 13 septembre 1844, écrit-il, nous campâmes à Lepenula, sur les bords du fleuve Umslabezi, dans un pays rempli de pintades, de singes, de crocodiles et d’éléphans. Je tuai, le lendemain 14, un admirable éléphant, grand, vigoureux et dans la force de l’âge. Bien que je n’eusse avec moi que quatre nègres, je résolus d’en préparer le squelette. Ce n’était pas une petite affaire. Nous établîmes notre campement au milieu des acacias épineux, tout près du cadavre ; nous élevâmes en cet endroit même une hutte de branches et de feuilles que je recouvris le lendemain de la peau de l’éléphant. Nous nous mîmes seulement alors au véritable travail. Au bout de deux journées, la bête était dépecés, toutes les chairs épaisses coupées, et j’envoyai à mon principal campement chercher un chariot. Pendant les huit jours qui s’écoulèrent avant que le chariot arrivât, j’achevai avec trois hommes le pénible travail, et nous frayâmes ensuite un chemin pour la voiture. Les hyènes à la vérité nous fatiguaient beaucoup, attirées en grand nombre par l’infection qui commençait à s’étendre. J’en blessai et j’en tuai plusieurs. Il me venait aussi des lions, surtout pendant la nuit. J’avais enfermé le squelette dans la hutte, et les bêtes féroces venaient rôder autour. Les feux que nous tenions presque continuellement allumés les éloignaient finalement, et elles se contentaient de dévorer quelques morceaux des chairs éparses. » Ce squelette d’éléphant ainsi préparé se voit aujourd’hui à Stockholm, dans le musée de l’institut Carolin[4]. Peu d’entre ceux qui l’examinent avec étonnement, ou même qui l’étudient, savent combien de peines il en a coûté pour doter les collections suédoises de ce seul individu. Il a fallu deux jours pour enlever les grosses, chairs, huit jours pour préparer tout le squelette ; il a fallu construire une hutte pour l’y enfermer ; il a fallu livrer maint combat pour défendre ce trophée contre les bêtes féroces ; il a fallu six jours pour amener un chariot, six jours pour emporter le squelette, à travers un chemin qu’on frayait à coups de hache, jusqu’au campement, un voyage de deux mois ensuite pour le porter, sur les épaules, jusqu’à Port-Natal, d’où on l’embarqua, presque tout cela exécuté avec trois ou quatre nègres paresseux, et souvent perfides. Il est facile de deviner ce qu’il fallait, pour vaincre tant d’obstacles, de ferme et inébranlable volonté et de dévouement patient à la science.

Wahlberg s’imposait aussi quelquefois de bien longs travaux par le choix rigoureux des individus dont il tenait à enrichir ses collections. Voulant, par exemple y faire figurer surtout la variété de rhinocéros appelée par les naturalistes keithloa, il se mit en campagne pour cette recherche. La campagne dura sept mois. Nous l’avons vu déjà poursuivre douze jours de suite l’antilope noire.

Nous n’avons rien dit de ses chasses au buffle, à la girafe, à l’hippopotame. Bientôt, nous l’espérons, on publiera le livre qu’il avait commencé à rédiger et les relations données par lui de ses différens voyages. Les hommes de science y pourront apprécier quels services il a rendus. Qu’il nous suffise de les résumer ici a l’aide de quelques chiffres épars dans les documens qui nous sont communiqués. On compte dans les collections dont il a doté la Suède : 533 mammifères, dont beaucoup d’une énorme dimension ; 2,527 oiseaux, 400 espèces en tout, plusieurs tout à fait nouvelles ; 480 amphibies, crocodiles, etc. ; 5,000 espèces d’insectes, un grand nombre de poissons, un nombre infini de plantes, etc., tout cela d’un choix et d’une préparation sévères, tout cela se rapportant à une seule contrée, sans aucun mélange de productions hétérogènes. Que de matériaux et que de secours nouveaux pour plusieurs sciences à la fois ! Déjà le professeur Kreuss, de Stuttgart, et le professeur Lovén ont décrit les crustacés recueillis par Wahlberg ; le professeur Boheman publie sur les insectes l’ouvrage intitulé Insecta cafraria. Le savant et vénérable M. Fries, d’Upsal, s’est réservé de décrire les plantes, avec la collaboration de M. Wikstrœm ; le professeur Sundevall s’est occupé des mammifères et des oiseaux, et M. Müller, de Berlin, des étoiles de mer. Un seul explorateur, hardi et dévoué, a suffi, par ses travaux de moins de dix années, à procurer aux maîtres même de la science tant de sujets d’études à peu près entièrement nouvelles.

Wahlberg était revenu prendre quelque repos dans sa patrie en 1845. Il entreprit un nouveau voyage dans l’Afrique australe en 1854 et 1855. Il écrit à la date du 21 novembre de cette dernière année, des bords du lac N’Gami : « Je viens de faire une excursion de chasse vers le fleuve Doughe (ou Tioughe), affluent du N’Gami, au nord-ouest. Cette excursion a duré quatre mois, de juillet à octobre. J’ai tué douze éléphans, mon Cafre en a tué trois. J’ai donc en ivoire une valeur d’environ 10,000 francs. Je vais partir pour le nord-ouest, de concert avec M. Green, jeune voyageur anglais. Je veux chasser le rhinocéros, mais surtout l’éléphant, afin de couvrir mes dépenses de voyages… Je viens d’acheter un bon fusil anglais et dix bœufs pour deux cents livres d’ivoire… » Telles sont les dernières nouvelles qu’on ait reçues directement de Wahlberg. Il partit le 22 novembre pour sa chasse nouvelle avec M. Green, un autre commerçant anglais, M. Ch. Cathcart Castry, et une escorte. On n’arriva au lieu désigné qu’au commencement de février 1856. Le 28 de ce mois, Wahlberg s’éloigna des chariots, accompagné d’un fidèle serviteur, nommé Kooleman, et de trois ou quatre naturels. Dix jours se passèrent sans que MM. Green et Castry, qui chassaient de leur côté, mais à de petites distances, entendissent parler de lui. Le 11 mars enfin, ses gens revinrent au campement, mais sans lui, et rapportèrent que, dès leur départ, ayant dépisté un éléphant, ils s’étaient mis à sa poursuite ; ils en avaient bientôt découvert d’autres ; Wahlberg en tuait à peu près un par jour. Les repas étaient abondamment fournis soit de chair d’hippopotame, soit de trompes et de pieds d’éléphans, mets fort délicats. Tout promettait une heureuse et riche expédition ; « mais le 6 au soir, Wahlberg ayant voulu abattre un jeune éléphant que nous avions cerné dans une petite plaine bornée par un marais, nous lui tirâmes, sur son ordre, quelques coups de fusil qui le rendirent furieux, et tout à coup, s’élançant sur Wahlberg avant qu’il eût pu faire feu, il le renversa, brisa en deux le fusil, comme s’il eût compris ce qu’était cette arme, et, en poussant un cri horrible, il écrasa son malheureux adversaire et prit la fuite. Quand nous approchâmes, le cadavre n’était pas reconnaissable. Nous creusâmes une tombe au pied d’un grand arbre ; nous y élevâmes une croix sur un tertre couvert de gazon, et nous revînmes désolés… » Dans ces derniers voyages, en 1854 et 1855, Wahlberg avait tué trente-six éléphans. Celui-ci avait, cela est sûr, beaucoup de ses frères à venger.

A. GEFFROY.

UNE NOUVELLE RÉFUTATION DE KANT.

Voici une étude sur Kant[5] qui, même après les travaux de M. Cousin et de M. de Rémusat, de M. Wilm et de M. Barni, mérite de fixer l’attention des penseurs. Elle se recommande surtout par l’élévation des sentimens qui l’ont dictée ; l’auteur, M. Maurial, professeur à la Faculté des lettres de Rennes, a compris que l’absence de principes était un des plus tristes fléaux de ce temps-ci, et il s’attaque à l’illustre philosophe de Kœnigsberg comme au plus grand, au plus profond, au plus dangereux représentant du scepticisme. Jusqu’ici on s’est plus appliqué à comprendre le système de Kant qu’à le réfuter. Je ne veux pas dire assurément que M. Cousin et M. de Rémusat, M. Wilm et M. Barni, n’aient pas adressé à la philosophie critique de très sérieuses objections : on ne peut nier toutefois que leur principal objet n’ait été de faire connaître à la France la signification véritable et la portée de cette philosophie. La pensée de Kant est si subtile, sa dialectique si hardie, l’enchaînement de ses formules si serré, sa langue si abstraite et si bizarrement scholastique, qu’il a fallu bien des efforts pour en pénétrer le sens. Les Allemands eux-mêmes n’ont pas la prétention d’avoir complètement réussi dans cette tâche ; il y a encore maintes parties du système dont l’interprétation donne lieu à de vifs débats chez nos voisins. M. Erdmann n’expose pas le système de Kant comme M. Kuno Fischer ; M. Fischer n’admet pas toutes les explications de M. Rosenkranz. Comment s’étonner du long travail qu’a exigé la traduction de Kant en français ? Traduire Kant en français, ce n’est pas seulement trouver dans notre idiome l’équivalent de ses formules, c’est saisir sa pensée, la dégager de son enveloppe, la rendre claire et intelligible pour tous là où il s’est contenté de se comprendre lui-même. Grâce à quelques esprits persévérans, ce travail est en bonne voie chez nous ; je crois pouvoir dire cependant qu’il est loin d’être terminé, et il est tout naturel qu’avant de discuter une telle doctrine, on essaie de l’embrasser tout entière. L’intérêt du travail de M. Maurial, c’est qu’il donne à la fois et une exposition nouvelle de Kant et une réfutation de ses principes.

On sait quelle est l’opinion généralement admise sur le système de Kant : c’est un scepticisme, mais un scepticisme d’une nature toute particulière, ou plutôt il faut y distinguer deux choses fort différentes, l’inspiration de l’auteur et le résultat auquel il est conduit. Si l’on n’examine que l’intention de l’auteur, c’est-à-dire l’inspiration philosophique et morale qui a soutenu ses recherches, on ne peut méconnaître les services que le sage de Kœnigsberg a rendus à la pensée humaine ; il a proclamé plus haut que personne le droit du libre examen, et pour délivrer l’homme des vaines hypothèses, des théories arbitraires, c’est-à-dire de toutes les autorités usurpées, il a soumis les instrumens même de la connaissance, l’entendement et la raison pure, à une critique qui est devenue le fondement nécessaire de toutes les recherches de l’avenir. Reconnaître les droits de la raison et marquer les limites de son pouvoir, écarter par là et le faux dogmatisme qui abuse l’esprit de l’homme et le scepticisme qui le décourage, telle était l’entreprise de Kant, entreprise difficile et périlleuse, périlleuse surtout pour un génie si audacieux et si profondément original. Un esprit ordinaire suivra la route tracée par ce qu’on appelle le sens commun, et, n’ayant pas de découvertes à faire, il est bien sûr de ne pas s’égarer ; un génie créateur pourra être entraîné hors du vrai, sa profondeur et sa subtilité lui seront un piège. À force de réfléchir sur la nature et le rôle de l’esprit humain, Kant en vint à se représenter la raison comme un moule qui imprime nécessairement sa forme atout ce qu’il reçoit, — comme un miroir qui, métamorphosant les objets, leur impose une certains apparence, si bien que nous ne sortons pas de nous-mêmes, qu’il nous est impossible d’en sortir, et que nos connaissances, au lieu d’être l’expression de la réalité, ne sont et ne peuvent être que le résultat des formes de l’entendement. En un mot, la réalité nous échappe ; nous ne connaissons que des phénomènes, et encore ces phénomènes dépendent-ils absolument du miroir qui les reflète. Tel est le résultat de la critique de Kant, résultat bien différent, comme on voit, de l’intention première du philosophe. Kant voulait assurer les droits et guider les recherches de la pensée humaine ; son système, s’il eût triomphé, eût ébranlé l’autorité de la raison et découragé la philosophie.

Voilà l’opinion admise sur la critique de Kant. Dans quelle catégorie ranger une telle philosophie ? Ce n’est ni un système sensualiste, ni un système idéaliste : le scepticisme, pas plus que le mysticisme, ne peut la revendiquer tout entière ; mais on y découvre peut-être quelque chose de tout cela. La vérité est que c’est là une doctrine toute nouvelle, très ingénieuse, très originale, qui déconcerte les classifications établies, et réunit avec une étonnante hardiesse les choses les plus contraires. Certes, il faut bien le reconnaître, Kant se rapproche des sensualistes quand il déclare que les notions d’espace et de temps ont pour fondement unique des affections de la sensibilité impropres par leur nature à représenter autre chose qu’elles-mêmes, et cependant n’est-ce pas un étrange sensualiste, cet homme qui arrive à la négation de la matière et qui fait de tous les phénomènes du cosmos de pures conceptions de notre esprit ? Le scepticisme, on ne saurait le nier, est le résultat inévitable de son système : quel scepticisme extraordinaire pourtant qu’une doctrine où la raison est placée si haut, où les facultés de l’esprit dominent tout, où les formes de l’entendement ont le pouvoir de modifier, bien plus de créer tout ce que nous apercevons, une doctrine enfin qui inspirera bientôt à Fichte le dogmatisme le plus audacieux qui fut jamais ?

Les contradictions, ou, pour employer un terme plus exact, les complications de la philosophie kantienne, expliquent les incertitudes de l’opinion à son égard et les jugemens opposés dont elle a été l’objet. À l’époque où le sensualisme régnait sans contrôle dans la philosophie française, un esprit noblement spiritualiste, M. Charles Villers, publia un ouvrage intitulé Philosophie de Kant, ou Principes fondamentaux de la philosophie transcendantale (1801), et opposant la hardiesse de ce nouveau système à l’esprit timidement étroit de l’école de Condillac, il glorifia le sage de Kœnigsberg comme un révélateur. C’était la première fois que la philosophie critique était soumise au jugement de la France ; quelques-uns des ouvrages secondaires de Kant, traduits en français dès 1796, avaient passé inaperçus. Avec la publication de M. Charles Villers, la question du kantisme était posée chez nous ; mais cette apologie, dépourvue de précision, écrite d’un style déclamatoire, trop souvent injurieuse pour l’esprit français, ne pouvait que nuire à l’auteur de la philosophie critique. Les chefs de l’école régnante répondirent avec sévérité à cet imprudent manifeste, et des deux côtés, il faut bien le dire, Kant fut jugé avec des préoccupations étrangères au sujet. M. de Gérando et M. Destutt de Tracy, en discutant les principes de Kant, étaient aussi peu exacts que M. Charles Villers en les défendant. L’honneur de comprendre, de signaler les inspirations diverses de la philosophie de Kant, était réservé à M. Cousin et à, son école. Un des meilleurs travaux que nous, possédions sur la Critique de la Raison pure, ce sont incontestablement les leçons faites par M. Cousin à la Sorbonne pendant les années 1819 et 1820, et publiées par lui en 1842. Il est de mode depuis quelque temps de dédaigner les travaux de la philosophie française sous la restauration et la monarchie de juillet ; nous avons aujourd’hui de si grands philosophes, notre vie intellectuelle et morale est si riche, si glorieuse ! Cette mode-là, n’a pas encore passé le Rhin : un des premiers écrivains philosophiques de l’Allemagne, M. Erdmann, dans un ouvrage publié assez récemment[6], a rendu un éclatant hommage à l’auteur des leçons de 1820. M. Cousin, et après lui M. Charles de Rémusat, M. Wilm, M. Barni, M. Adolphe Garnier, selon la méthode qui a été mise en lumière de nos jours, et qui restera un des titres du XIXe siècle, ont indiqué la part de bien et de mal, de vérité et d’erreur, que contient la philosophie kantienne. Nulle part cette impartialité intelligente n’était plus nécessaire ; Kant, encore une fois, est un de ces esprits qu’il est impossible de juger en les enfermant dans une formule. « M. Cousin, dit M. Erdmann, n’étant pas gêné, comme ses devanciers, par un système étroit, a pu reconnaître les services de Kant, et il l’a fait aussi complètement que pouvait le faire un étranger ; par la partie positive comme par la partie négative de sa critique, il a expliqué, il a révélé Kant à ses compatriotes. » M. Wilm dans son Histoire de la Philosophie allemande, M. Adolphe Garnier dans son Traité des facultés de l’âme, M. Barni dans les Examens qui accompagnent ses traductions et aussi dans un bon article du Dictionnaire des Sciences philosophiques, ont suivi la même direction. M. de Rémusat, donnant une conclusion à tant de sérieuses études, en résume la pensée en ces termes : « Cette psychologie n’est ni le scepticisme, ni l’idéalisme proprement dit, quoiqu’elle ait sur quelques points déféré à l’objection sceptique ou accepté les distinctions idéalistes. En tout cas, elle est certainement un rationalisme ; c’est la raison observée par la raison. Descartes, Leibnitz avaient déjà professé un véritable rationalisme. Depuis Kant, je n’imagine pas un rationalisme qui ne s’emparerait pas du criticisme, qui n’en adopterait pas les principes, hors dans ce qu’ils ont de négatif ; mais aussi j’en imagine un qui complète le criticisme, qui en comble les vides, qui en fasse sortir un dogmatisme rationnel. Dans l’état des connaissances humaines, une philosophie dogmatique naissant de la philosophie critique paraît l’idéal de la philosophie. »

S’emparer du criticisme et en combler les vides, faire sortir de la philosophie critique un dogmatisme rationnel, tel a été, on ne l’ignore pas, le glorieux et périlleux labeur de l’Allemagne. Aussi, depuis que le philosophe de Kœnigsberg a eu de si hardis successeurs, l’étude de son système n’a-t-elle plus chez les Allemands qu’un attrait de curiosité historique. Avant que Fichte et Schelling eussent paru, les idées de Kant avaient été discutées avec une vivacité extrême. Cette polémique, qui dura une vingtaine d’années, est même un des épisodes les plus intéressans de l’histoire intellectuelle de l’Allemagne à la fin du XVIIIe siècle ; on y rencontre des noms illustres, Hamann, Herder, Mendelssohn, Schiller, Jean-Paul, Reimarus, et nombre d’ouvrages pleins d’idées, mais cette lutte, oubliée désormais, n’appartient plus qu’aux érudits. Pourquoi se soucierait-on de savoir que Herder, dans sa Métacritique et dans sa Calligone, s’est emporté avec violence contre le nihilisme de Kant ? A quoi bon examiner les argumens de Mendelssohn, de Reimarus, de Stattler, de Martin Ludvvig, lorsqu’ils attaquent, à des points de vue différens, le scepticisme de la philosophie critique ? Fichte, Schelling, Hegel, ont renversé ou prétendu renverser les barrières que Kant opposait aux dogmatiques de toutes les écoles. On n’a donc plus à s’occuper de l’examen des principes de Kant, il suffit d’étudier historiquement la révolution qui a fait succéder à la philosophie critique le dogmatisme si résolu dont Hegel est l’expression dernière.

Ainsi les esprits distingués qui continuaient sous le consulat et l’empire la stérile école de Condillac repoussaient le système de Kant comme un tissu de rêveries idéalistes ; l’école éclectique française s’efforçait de le comprendre, et en indiquait avec impartialité les différens aspects ; les critiques allemands l’étudient surtout au point de vue historique, car ils l’ont dépassé ou croient l’avoir dépassé depuis longtemps, et ce qui les intéresse, c’est de voir comment Fichte, Schelling, Hegel, ont pu être les héritiers légitimes d’Emmanuel Kant. Que reste-t-il donc à faire à un penseur qui voudra juger l’auteur de la Critique de la Raison pure ? M. Maurial n’a pas voulu faire œuvre d’historien, il n’a pas évoqué une grande figure pour la peindre ou la juger une fois de plus ; il n’avait donc pas à se demander comment il pouvait renouveler son sujet. L’originalité de son travail est dans les fortes convictions qui l’ont inspiré. On sent ici un esprit élevé, moral, avide de croyances, qu’affligent sincèrement les progrès du scepticisme, progrès trop visibles, hélas ! dans l’affaissement de la conscience publique. Il s’est dit : Où est aujourd’hui la forteresse du scepticisme ? Cette forteresse, pour tout esprit sérieux, c’est la philosophie de Kant. Sans doute le nombre est grand des ennemis de la raison : il y en a dans tous les camps, à droite et à gauche, chez les disciples attardés des mauvaises écoles du XVIIIe siècle comme dans cette fraction du clergé qui garde obstinément les principes de l’ancien lamennaisisme ; mais les railleries ou les déclamations de ces deux groupes d’écrivains ne sont guère redoutables. Ce qui fait de Kant le plus dangereux des sceptiques, c’est précisément son autorité philosophique et morale. Voilà un sage, un stoïcien, un homme qui honore la raison humaine, un penseur qui a revendiqué avec fierté les lois du libre examen, — et cet homme, après une enquête scrupuleuse sur la nature et les droits de la connaissance, est conduit à proclamer l’impuissance absolue de la raison. Quel étrange épisode dans l’histoire de la pensée, et quel argument il peut fournir aux adversaires de la philosophie ! Il importe donc, selon M. Maurial, « de prendre cette doctrine corps à corps, et de dissiper, par l’analyse et la discussion, les paralogismes, les faux systèmes, en un mot toutes les apparences qui font sa force. » Ne vous étonnez pas si la discussion est vive, pressante, et si le vigoureux lutteur songe plus à démasquer les erreurs de son adversaire qu’à reconnaître ses glorieux services. Il ne s’agit pas pour lui de mesurer le génie de Kant, il s’agit de mettre à néant les plus subtils argumens du scepticisme.

M. Maurial dénonce tout d’abord ce qu’il croit être le vice fondamental du système ; Kant est un sensualiste, un continuateur de Hume, et le scepticisme n’est pas chez lui une concession, comme dit M. de Rémusat, une conséquence involontaire, comme l’ont dit d’autres juges ; c’est une conséquence prévue. Kant n’a pas rencontré le scepticisme ; il marchait à ce but, et il a su l’atteindre. On trouvera sans doute que M. Maurial exagère ici le sensualisme de Kant, afin de combattre plus aisément son scepticisme. On pourra lui reprocher aussi des contradictions, car, après avoir rattaché toutes les négations du subtil penseur à ce sensualisme dont il exagère manifestement la portée, il reconnaît ailleurs que Kant a été entraîné au scepticisme par le désir de ruiner à la fois et le dogmatisme des intolérans et le matérialisme des écoles grossières. Il faut citer ce portrait de Kant : « Esprit sincère et profondément honnête, aimant le vrai et le bien, ayant également à cœur les intérêts de la morale et ceux de la science, les droits de la pensée et les devoirs que la conscience impose à la volonté, c’est pour sauver les deux objets de son double culte qu’il se jette aux derniers excès du scepticisme ou du nihilisme. La philosophie de son siècle se servait du scepticisme pour saper les fondemens des croyances traditionnelles, en attendant le jour où, par un retour facile à prévoir, les défenseurs de ces croyances devaient s’en faire une arme contre la philosophie et la science. Que fait ce grand et malheureux esprit ? Redoutant pour la cause de la science les envahissemens de la métaphysique orthodoxe, et pour l’autorité de la morale les atteintes de la métaphysique matérialiste, il se réjouit de couper court aux attaques de l’une et de l’autre en détruisant les principes de toute métaphysique, oubliant que ces principes sont les mêmes que ceux sur lesquels reposent les grands intérêts qu’il voudrait sauver. » Tout cela est d’une parfaite justesse. Or, si Kant a été entraîné au scepticisme par des motifs si généreux, pourquoi imputer ses égaremens à certaines opinions sur le rôle de la sensibilité, opinions qui se trouvent, il est vrai, à l’origine de son système, mais qui ne sont pas ce système, et qui d’ailleurs ne ressemblent en rien aux argumens ordinaires des sensualistes ?

M. Maurial a écrit quelque part : « Les erreurs vulgaires et grossières sont rarement les siennes. » Je dis sans hésiter : Les erreurs vulgaires ne sont jamais les siennes. M. Maurial le prouve assez clairement, lui qui est obligé de déployer tant de finesse, de vigueur, de ressources de dialectique, pour ébranler l’échafaudage de la philosophie qu’il attaque. La psychologie de Kant, qui est la base de toutes ses négations, n’est pas une psychologie grossière ; c’est une psychologie subtile, profonde, mais incomplète. Le meilleur moyen de réfuter un tel homme, c’est de compléter sa psychologie, et surtout de restituer aux idées venues de la raison le caractère impersonnel qu’il leur enlève. L’école française a des armes toutes prêtes pour combattre cette erreur ; elle n’a qu’à se rappeler les principes de ses maîtres. Lorsque Fénelon, dans le Traité de l’Existence de Dieu, établit d’une manière si lumineuse que notre raison est en nous, mais que cette raison supérieure, qui nous corrige au besoin, que nous consultons sans cesse, n’est point à nous, ne fait point partie de nous-mêmes ; lorsqu’il l’appelle le soleil des esprits, le maître intérieur et universel ; lorsqu’il prouve que rien ne ressemble moins : à l’homme que ce maître invisible : par lequel l’homme est instruit et jugé avec tant de rigueur et de perfection ; lorsqu’il s’écrie enfin : « Où est-elle, cette raison suprême ? n’est-elle pas le Dieu que je cherche ? » il réfute d’avance tout le système de Kant. M. Maurial n’a peut-être pas assez insisté sur ce point. Il y a donc, ce me semblés, quelques excès de discussion et en même temps quelques lacunes dans l’argumentation, d’ailleurs si ferme, si scrupuleuse, si péremptoire, de M. Maurial. Ce qu’il est impossible de ne pas louer, c’est la haute inspiration morale qui l’anime. M. Maurial a une foi ardente dans les droits et les devoirs de la pensée ; il combat avec son âme pour des principes qui sont la vie même de l’âme. Au moment où les générations nouvelles semblent si tristement indifférentes à la cause du spiritualisme, on aime à voir un écrivain débuter, comme on débutait autrefois, par la conviction et par l’enthousiasme.

Ce livre mérite d’être lu, il le sera. Les esprits qui se préoccupent encore parmi nous des vérités philosophiques y puiseront le goût de la certitude ; Nous avons besoin qu’on nous tienne souvent ce mâle langage. L’Allemagne en ce moment souffre moins que nous des atteintes du doute. Tandis que nous abandonnons les hauteurs du spiritualisme, tandis qu’une physiologie malsaine envahit notre littérature et trouve des représentons au sein même de la philosophie, l’Allemagne, livrée naguère au délire du matérialisme, revient avec réflexion à des croyances meilleures. Cependant, si le pays de Leibnitz n’a plus besoin qu’on lui prêche la foi aux choses de l’esprit, il voudra savoir comment un disciple de Descartes juge le système de Kant. Herder a attaqué son ancien maître au nom du sentiment de la nature, et Mendelssohn au nom d’un platonisme assez vague, Stattler l’attaquait au nom de l’orthodoxie protestante, Martin Ludwig au nom de l’orthodoxie catholique ; ici, c’est un philosophe, un spiritualiste libéral qui condamne l’œuvre du philosophe de Kœnigsberg au nom des droits de la raison. La vivacité de l’attaque, la nouveauté des argumens, les grands intérêts qui sont en cause, appellent sur ce manifeste l’attention de nos voisins. Je prends la liberté de le signaler à M. Erdmann : quand le brillant professeur de Halle publiera une seconde édition de son Histoire de la Spéculation allemande depuis Kant, il sera tenu de donner son avis sur le livre de M. Maurial.


SAINT-RENE TAILLANDIER.

MÉMOIRES DE MESDAMES DE COURCELLES ET DE LA GUETTE, ET DE HENRI DE CAMPION[7]. — Le temps est plus que jamais aux travaux historiques : on poursuit sans relâche cette recherche de la vie intime de nos pères, étude trop négligée, et en faveur de laquelle se produit aujourd’hui une réaction d’autant plus vive qu’elle s’est fait longtemps attendre. C’est sur le XVIIe siècle, sur cette époque qui résume dans ses titres divers l’illustration de la vieille monarchie française, que l’attention se porte surtout depuis quelques années. Des écrivains éminens ont d’abord, et ici même, indiqué le chemin en plantant des jalons : après eux, les travailleurs sont accourus, parcourant le XVIIe siècle dans tous ses sens et laissant néanmoins encore beaucoup à glaner.

Les trois volumes où sont recueillis les Mémoires de Mesdames de Courcelles, de La Guette, et de Henri de Campion, commencent une vaste collection de nouveaux mémoires sur l’histoire de France dont on doit vivement désirer la continuation. Ils nous font connaître trois types également originaux, quoique des titres bien divers. Marie-Sidonie de Lénoncourt, fille du marquis de Marolles et d’Isabelle de Cronemberg, digne mère dont les galanteries innombrables devaient singulièrement édifier la fille, naquit en 1650, et reçut une éducation distinguée et religieuse par les soins de sa tante, abbesse de Saint-Loup d’Orléans ; mais sa beauté devait l’exposer à de terribles dangers : elle la connaissait, car elle nous a tracé elle-même un exact portrait de son ravissant visage, et elle apprit trop vite quelle puissance il lui prêtait. On ne se figure pas le nombre des adorateurs qui entourèrent Sidonie à son entrée dans le monde ; elle eut à repousser les avances de Colbert, mais ne voulut pas, ou ne put pas traiter Louvois de même, et se décida à épouser le marquis de Courcelles, neveu de Villeroy, officier brutal et ruiné, pour cacher cette galanterie. Sidonie ne devait pas longtemps s’en tenir là : pendant un voyage de Louvois, elle accueillit un cousin de Villeroy, qu’elle enleva à la princesse de Monaco. Au retour du ministre, cette affaire se découvrit et se termina par un déplorable éclat. Bientôt après, M. de Courcelles essaya, au moyen de drogues terribles, de défigurer sa femme. Elle pensa mourir et se retira, quand elle fut guérie, au couvent des Filles-Sainte-Marie, où la duchesse de Mazarin lui fit promptement oublier les bonnes résolutions qu’elle avait pu former. À dater de ce moment, Mme de Courcelles tomba dans la plus misérable situation : elle donna lieu aux plaintes trop légitimes de son mari, fut arrêtée, et à dater de ce moment commence un procès honteusement scandaleux. Après un assez long emprisonnement et une condamnation, Sidonie parvint à prendre la clé des champs et, s’attachant à M. de Boulay, continua à Genève sa coupable existence. Elle ne demeura pas longtemps avec lui et rentra à Paris dès que la mort de son mari le lui permit ; enfin après quelques autres accidens on perd sa trace, ou plutôt on ne veut plus la suivre, et elle meurt en 1685, mariée pour de bon à un soldat de fortune.

Mme de La Guette a les mêmes allures prestes et cavalières que la marquise de Courcelles, le même enjouement, un esprit également vif et prompt, mais là s’arrêtent ces ressemblances, heureusement pour M. de La Guette. Née pour être capitaine d’aventure, intrépide à la chasse comme devant l’ennemi, libre dans sa parole, elle ne cessa de suivre la grande route du devoir sans laisser la moindre parcelle de sa vertu aux buissons du chemin, chose assez rare à cette époque pour être notée, car le temps de la fronde ne fut pas précisément un temps modèle pour le bonheur et l’union des ménages. Elle s’est peinte d’ailleurs dans le quatrain qu’elle fut obligée un soir d’improviser chez la marquise d’Hocquincourt :

Si je suivois ma fantaisie,
Je m’en irois dans les combats
Avec un fort grand coutelas
Faire une étrange boucherie.

Mme de Courcelles et de La Guette représentent deux côtés bien distincts de la société féminine du XVIIe siècle ; c’est à ce point de vue que nous les signalons ici. Toutes deux ont en outre une réelle valeur littéraire, et si le style de Mme de Courcelles paraît plus soigné, plus gracieux, plus précieux surtout, celui de Mme de La Guette, qui semble avoir en grippe l’école de l’hôtel de Rambouillet, n’est pas moins remarquable par sa netteté, sa précision et son accent singulièrement mâle pour une femme.

Henri de Campion n’est pas inconnu des lecteurs de la Revue. Tous assurément se rappellent encore cet ardent ami de la duchesse de Chevreuse, qui plaça son frère Henri au service du duc de Vendôme et du duc de Beaufort, et le mit ainsi à même de recueillir des notes vraiment précieuses sur l’époque la plus embrouillée certainement de notre histoire. Tandis qu’Alexandre de Campion demeurait à Paris, Henri fuyait avec le roi des halles en Angleterre après la conspiration de Cinq-Mars, puis en revenait avec lui. M. Cousin a tracé de lui un portrait qui donne une haute valeur à ces mémoires : « C’était, dit-il, un homme instruit, plein d’honneur et de bravoure, sans jactance aucune, éloigné de toute intrigue et né pour faire son chemin par les routes les plus droites dans la carrière des armes. » Il ne ressemblait nullement à son frère. Henri de Campion nous a laissé un tableau véridique et simple de ces années si diversement agitées, et où l’histoire semble pendant quelque temps se plier à la forme du roman ; il dévoile de scandaleuses turpitudes avec une franchise inébranlable. Or, comme dit encore M. Cousin, il faut le croire absolument, ou, si l’on doute de ses allégations, le tenir pour le dernier des misérables. Henri de Campion d’ailleurs ne devait pas avoir envie de composer de faux mémoires, car il les écrivit à un moment où c’était plutôt pour lui un moyen d’oublier le présent qu’un passe-temps agréable : il venait de perdre sa femme et sa fille. Il les rédigea après la mort de Mazarin et lui survécut lui-même à peine deux ans.

On voit quel intérêt s’attache à ces trois volumes destinés à inaugurer une collection de nouveaux documens sur l’histoire de France. Ajoutons que MM. Pougin et Moreau ont fait précéder ces trois nouvelles éditions de courtes notices qu’on lit avec un vrai plaisir.


Ed. de Barthelemy.


  1. Voyage, dans l’Afrique australe, notamment dans le territoire de Natal, dans celui des Cafres, etc., Paris, A René, 1847, 2 vol. in-8o.
  2. Voyez le Lac N’Gami, Voyage de découvertes dans le sud-ouest de l’Afrique, par Ch. J. Anderson, 2 vol. in-8o, en anglais.
  3. C’est de cette nuit redoutable, modestement racontée par Wahlberg, que Delegorgue a dit dans son Voyage : « Quelque ardemment que je l’aie désiré, je n’ai jamais été témoin oculaire d’une lutte entre deux bêtes féroces. Un homme, un seul peut-être, a vu et entendu pareille scène. Abandonné des siens, sans armes, ne connaissant plus sa route, couché pendant toute une nuit au milieu des épines, tourmenté de la soif et de la faim, assiégé de mille craintes pour le moment présent et pour le lendemain, flairé par les hyènes et les rhinocéros, n’ayant pas même un arbre pour s’y réfugier contre eux, oui, Wahlberg, à vingt pas de distance, a vu un pareil combat ; il est peut-être le seul naturaliste qui pourra décrire la sauvage attaque, la défense désespérée… et ses propres angoisses parmi de tels dangers. »
  4. L’institut royal Carolin, école de médecine et de chirurgie fondée à Stockholm en dehors de l’institution universitaire, doit sa première origine à un Français, Grégoire-François Du Rietz. Né en 1607 à Arras, d’une ancienne famille noble des Flandres, Du Rietz fut reçu docteur à Salamanque. Devenu ensuite professeur de la Faculté de Paris, conseiller et médecin de Louis XIII, il fut envoyé comme médecin consultant à Gustave Adolphe en Allemagne, puis engagé en 1642 par l’envoyé de Suède à Paris, Jean Skytte, au service de la reine Christine. Skytte, dans la lettre où il le recommande à la veine, le dit : In omnibus medicis facultatibus ad miraculum usgue versatus, — acutissimus philosophus, — exemplari facundia cumulatissimus, — rerum melallicarum scientia nemini postponendus, etc. À son arrivée en Suède, il trouva l’enseignement médical de l’université d’Upsal si mauvais, qu’il demanda et obtint du chancelier la permission de fonder un enseignement à Stokholm, où du reste la médecine n’était exercée que par les chirurgiens-barbiers, formant une corporation alors même en décadence. Le collège de médecins organisé en 1663 par Du Rietz reçut des l’origine le droit de conférer des grades après avoir donné l’enseignement. Aujourd’hui c’est la principale école de médecine en Suède. Il y a dix professeurs titulaires et cinq professants adjoints. Les plus grands médecins de la Suède y ont enseigné et y enseignent encore, Bromel, Martin, Bergius, Berzelius, et aujourd’hui même les professeurs Huss, Mosander, Malmsten, Saatesson et And. Retzius.
  5. Le Scepticisme combattu dans ses principes. Analyse et discussion des Principes du Scepticisme de Kant, par M. Emile Maurial, Paris 1857.
  6. Histoire de la Spéculation allemande depuis Emmanuel Kant, 2 vol. ; Leipzig 1848-1853.
  7. 3 vol. de la bibliothèque Elzevirienne de P. Jannet.