Chronique de la quinzaine - 14 juin 1864

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Chronique n° 772
14 juin 1864


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 juin 1864.

Il faut bien s’accoutumer à vivre avec son mal ; il faut bien que les intérêts politiques ou autres que le conflit dano-allemand inquiète et agite depuis six mois prennent leur parti de vivre quelque temps encore avec la conférence de Londres et les incertitudes de la campagne diplomatique engagée sur cette question. Nous craignons qu’il ne soit pas permis de compter sur une prompte solution de cette affaire. Nous sommes en présence d’une simple et très brève prolongation de la suspension d’armes qui ajourne au 26 juin la reprise des hostilités. Les élémens d’une pacification seront-ils arrêtés au sein de la conférence avant cette époque ? Ce serait un miracle, et par conséquent c’est peu probable. La prudence est donc de n’espérer pour le 26 juin qu’un renouvellement à bref délai de la suspension d’armes. Encore ce résultat ne paraît-il point facile à obtenir, quand on connaît les raisons qui guident les deux parties belligérantes dans l’appréciation des conditions et des effets politiques d’un armistice. La conférence, depuis le 28 mai, s’est réunie quatre fois. Les deux dernières réunions, celles des 6 et 9 juin, ont été consacrées exclusivement à l’affaire de l’armistice. Ce fait seul indique les difficultés que cette question a soulevées. D’ordinaire, quand deux états en guerre conviennent de suspendre les hostilités pour négocier les bases d’un arrangement pacifique, c’est celui qui est le plus impatient d’arriver vite à la paix qui demande l’armistice le plus court, et c’est celui qui est le moins pressé d’en finir qui demande l’armistice le plus long. C’est ce qu’on a vu à la conférence de Londres : les puissances allemandes auraient voulu une suspension d’armes de deux ou trois mois, et ce sont les Danois qui ont insisté pour que le délai fût abrégé autant que possible. Les raisons tirées de la situation de chacune des parties s’ajoutaient, dans ce débat, aux inclinations diverses de chacun des belligérans, et les confirmaient dans la divergence naturelle de leurs tendances.

Le Danemark a besoin de la paix plus que l’Allemagne. Si les négociations doivent aboutir à un arrangement, le Danemark est plus pressé que l’Allemagne d’obtenir les garanties d’une pacification véritable et définitive. Il est aisé de comprendre que précisément parce qu’une paix prompte et la moins désavantageuse possible lui est nécessaire, le Danemark ne doit pas vouloir que les effets de la trêve soient tous contre lui et tous au profit de l’Allemagne. La suspension d’armes conclue au commencement du mois dernier n’a pas réglé les choses avec égalité entre les Danois et les puissances allemandes. Avec cette trêve, les Allemands gardaient tout ce qu’ils avaient occupé ; ils avaient le Jutland, ils s’arrêtaient lorsqu’ils n’avaient plus rien à conquérir. Les Danois au contraire s’arrêtaient lorsqu’ils n’avaient plus rien à perdre, et en cessant le blocus des ports germaniques renonçaient à exercer sur l’Allemagne la pression la plus sensible qu’ils eussent pu lui faire éprouver. En ne faisant point de l’évacuation du Jutland la condition absolue de la cessation du blocus, les Danois, lors de la conclusion du premier armistice, ont donné aux puissances neutres une preuve remarquable de docilité et de déférence. On s’est retrouvé en présence de cette inégalité de situation quand il a été question de prolonger l’armistice. Les puissances allemandes auraient désiré une prolongation de deux ou trois mois. Leur intérêt était fort simple. À la faveur de l’armistice, elles auraient pu faire traîner la négociation tout à leur aise et sans inquiétude du côté de la mer. Si à la fin on n’était point parvenu à s’entendre, on aurait du moins gagné les approches de l’automne ; la campagne commerciale du nord de l’Allemagne se fût achevée en pleine liberté et sans obstacle ; on aurait repris les hostilités sur terre dans la saison où sur mer le Danemark ne peut plus être redoutable ou même gênant. C’est au travers de ce calcul que s’est placé le gouvernement danois en ne consentant qu’à une prolongation de trêve de quinze jours. L’argumentation danoise est loyale et juste. Le Danemark s’étant rallié à la proposition des puissances neutres, le débat entre l’Allemagne et lui ne peut plus porter que sur une question de frontières. Si l’on est sincère, si l’on veut réellement mettre fin à la lutte, si l’on n’entend point éterniser une de ces contestations à la fois subtiles et opiniâtres auxquelles nos spirituels aïeux avaient si bien donné le nom de querelles d’Allemands, on a tout à fait le temps en quinze jours de se mettre d’accord sur le principe d’une délimitation de frontières. Le Danemark ne demande pas mieux que de s’entendre sur la base de transaction proposée par les puissances neutres ; mais, si la négociation vient à échouer contre l’obstination des puissances allemandes, il veut au moins avoir encore le temps de profiter de ses avantages maritimes.

Nous sommes donc arrivés au défilé le plus critique de la négociation qui se poursuit au sein de la conférence de Londres. La discussion est engagée sur le fond des choses. Déclarant le traité de 1852 aboli, la Prusse, l’Autriche et la confédération germanique ont mis en avant leur combinaison dans la séance du 28 mai : elles veulent que les deux duchés soient séparés de la monarchie danoise et placés sous la souveraineté du duc d’Augustenbourg, L’Angleterre, d’accord avec les puissances neutres, France, Russie et Suède, a proposé, comme moyen de pacification, le partage du Slesvig. La moralité du système de partage du Slesvig adopté par les puissances neutres consiste en ceci : ce plan s’efforce de concilier trois sortes d’intérêt, un intérêt de nationalité, un intérêt stratégique et un intérêt d’équilibre. On respecte l’intérêt de nationalité en séparant du Danemark la portion du Slesvig incontestablement occupée par une population de race allemande ; on pourvoit à l’intérêt stratégique en demandant pour le Danemark une frontière qui se rapproche de l’ancienne ligne de défense du Dannewirke ; on veut sauvegarder un intérêt d’équilibre en stipulant que l’Allemagne s’interdirait de créer des forteresses militaires ou maritimes dans les provinces détachées du Danemark. Au nom de l’intérêt stratégique, on écorne bien un peu le principe de nationalité ; on laisse un certain nombre d’Allemands enclavés ou disséminés dans la portion du Slesvig que l’on entend conserver aux Danois ; mais, quand on trace une frontière entre un faible et un fort, c’est évidemment à protéger le faible qu’on doit songer avant tout, et c’est au fort qu’il faut demander une garantie, dût cette garantie lui coûter un léger sacrifice. Enfin, dans un intérêt d’équilibre, on frappe d’une servitude les nouvelles acquisitions de l’Allemagne : on ne veut pas que le port de Kiel puisse devenir un arsenal de guerre. Là-dessus quelques-uns se récrient : Quoi ! on veut entraver le développement d’un peuple aussi grand que le peuple allemand ! Ceux-là parlent déjà comme si l’Allemagne était légitime et ancienne propriétaire des conquêtes qu’elle vient de faire ; ils oublient que nous sommes précisément au moment où il s’agit de donner une sanction à cet agrandissement et où tous ceux qui ont qualité pour accorder cette sanction ont aussi le droit d’y joindre les réserves et les restrictions indiquées par l’intérêt général. Si Kiel ou un autre port enlevé au Danemark est transformé en forteresse maritime allemande, que deviennent devant un tel voisinage l’indépendance et la sécurité du Danemark du côté de la mer ? Le Danemark ainsi diminué et affaibli, que devient l’équilibre du Nord ? Il y a de vieux mots que l’on a longtemps marmotés et dont une monotone routine semble avoir effacé le sens ; sous l’influence de certaines circonstances, ces mots semblent éclairés par une illumination soudaine et reprennent une signification saisissante. C’est ce qui arrive aujourd’hui pour cette locution rouillée : l’équilibre du Nord. Cet équilibre, c’était autrefois l’indépendance des états Scandinaves et l’autonomie de la Pologne. Les états faibles s’affaissent de plus en plus de nos jours sous la pression des masses puissantes, et nous craignons bien que l’équilibre du Nord, qui, appuyé lui-même simultanément ou tour à tour par la France et l’Angleterre, était une barrière élevée pour protéger les faibles, ne soit plus qu’un édifice lézardé, une ruine, dont un large pan va s’écrouler sous nos yeux imprévoyans. Quand nous pensons à l’antique sollicitude que la France a portée à cette grande combinaison politique, quand nous songeons à ce qu’il a été consacré de profonds desseins et d’actions héroïques à la défense ou au succès de cet intérêt de la communauté européenne, quand nous nous rappelons que c’est pour cette cause qu’ont travaillé et combattu le vaillant et pieux Gustave-Adolphe, Charles XII le fou austère, l’élégant Gustave III, les braves Danois que nous trouvions toujours à côté de nous pour défendre la liberté des mers et les droits des neutres, les Danois, à qui nos derniers désastres ont coûté la Norvège, nous l’avouons, nous ne pouvons murmurer sans mélancolie ce mot d’équilibre du Nord. C’est un écho de notre histoire qui va se perdant au loin, et où résonne encore en expirant un des sentimens les plus justes et les plus droits de notre politique nationale.

Voilà ce qui va se débattre dans les minuties de la délimitation de la question de frontière. Dans cette controverse, l’Angleterre représente l’utilité, l’Allemagne la nationalité, la Russie la légitimité notariée, la France la philosophie. Tout cela fait bien des complications. Sans s’inquiéter de théories, l’Angleterre propose de mettre fin à un mariage orageux par un divorce raisonné. Que ce qui est danois dans les duchés aille au Danemark, que ce qui est allemand retourne à l’Allemagne ; seulement, comme il faut une bonne frontière au Danemark, qui est le plus faible, et que cette bonne frontière enclave encore quelques Allemands, il faut que l’Allemagne fasse le sacrifice d’une petite fraction germanique. Les puissances allemandes couvrent leur ambition de symétrie logique : elles partent de la théorie du slesvig-holsteinisme, qui considère les deux duchés comme un tout indissoluble ; qu’on leur accorde cette base, le reste n’est plus qu’une affaire de considérations pratiques. Au point de vue pratique, pour se rapprocher de la proposition anglaise, elles emploient un procédé méthodique. Parmi les provinces qu’on enlève au Danemark, il y a le petit duché de Lauenbourg. Les droits héréditaires du roi Christian sur le Danemark sont incontestables ; en consentant à la cession du Lauenbourg, le roi a droit à un équivalent. Cet équivalent, il est juste de le lui donner dans le nord du Slesvig. C’est de cette façon que les Allemands parviennent à trouver discutable la proposition britannique. Seulement ils veulent céder le morceau le moins gros possible du Slesvig ; ils demandent la ligne d’Apenrade. Ce n’est pas leur dernier mot. Il faut avoir le courage de répéter des expressions géographiques qui ne rappellent aux lecteurs français que le nom du protecteur de Candide : de la ligne d’Apenrade, les Allemands se rabattent sur la ligne de Tondern à Flensbourg ; des gens bien informés disent même qu’ils ne tiennent point à Tondern et qu’ils accepteront la ligne de Bredstedt à Flensbourg ; au pis aller encore, ils laisseraient Flensbourg aux Danois. On voit que si les puissances neutres et le Danemark veulent entrer dans ce marchandage, on aura du champ pour se démener. La Russie ne se laisse point étourdir de tout ce bruit. M. de Brunnow a défendu le traité de 1852 avec chaleur, comme un père défend son enfant. Cet acte répudié, il a tiré avec sang-froid de son dossier de vieux parchemins qu’il compte donner à ronger à la diète germanique. Si le traité de 1852 est abandonné, la Russie met en avant les droits de sa maison impériale, de la maison de Holstein-Gottorp, droits qui, suivant elle, priment ceux du prince d’Augustenbourg et qu’elle transfère à un autre prince allemand, chef de la branche cadette de Holstein-Gottorp, le grand-duc d’Oldenbourg. Au milieu de ce brouhaha, la France apparaît comme une personne ; pudique, rêveuse, étonnée. Elle a une placidité et des naïvetés charmantes. Elle ne comprend peut-être pas grand’chose aux solutions proposées devant elle ; mais quand c’est son tour de parler, elle exprime tranquillement le vœu ingénu que, quelle que soit la solution adoptée, les populations dont on aura disposé soient consultées loyalement sur le choix de leur gouvernement. Nous avons ainsi remplacé le principe de l’équilibre du Nord par l’apostolat platonique du suffrage universel.

Quoi qu’il en soit, nous sommes arrivés au nœud le plus périlleux et le plus compliqué de la négociation. À notre point de vue, la complication qui s’est révélée dans les intérêts est la meilleure chance que nous ayons de voir le péril détourné. Il faut une solution prompte, car si l’accord entre les belligérans n’a pas été établi avant le 26 juin, tout annonce qu’à cette époque les hostilités seront reprises. Or les Allemands, avec la diversité des intérêts et des mobiles qui se font jour parmi eux, ont-ils quelque chose à gagner à perpétuer les chicanes et à faire la guerre pour la guerre sans poursuivre en commun le même objet positif ? Le voyage du prince d’Augustenbourg à Berlin semble avoir mis la Prusse contre lui. M. de Bismark voulait que les duchés placés sous l’autorité du prince d’Augustenbourg ne fussent en réalité que des avant-postes prussiens, de véritables marches organisées dans le système des institutions militaires et maritimes de la Prusse. Le prince d’Augustenbourg semble avoir refusé d’entrer dans ces vues. Il est et veut rester l’homme de la confédération germanique ; il ne consent point à devenir un vassal de la Prusse. L’attitude du prince d’Augustenbourg a causé à Berlin un profond mécontentement. Aussi, quand ont paru les prétentions de la Russie et la candidature du grand-duc d’Oldenbourg, on a cru voir dans cette combinaison le jeu et la main de M. de Bismark. Certes, dans l’état présent des choses, il ne peut être indifférent pour l’Autriche, pour la Prusse et pour la confédération avant la reprise des hostilités de savoir pour qui et pour quel système on se battra. Veut-on donner les duchés à la branche cadette de la maison impériale de Russie ? Veut-on accroître la puissance militaire de la Prusse en lui livrant en réalité les positions stratégiques du Slesvig-Holstein ? Veut-on fortifier au sein de la confédération le groupe des états moyens en assurant au contraire aux duchés les garanties d’une véritable indépendance ? Et là ne s’arrête point la confusion où les incertitudes de la situation actuelle plongent l’Allemagne et l’Europe. D’étranges idées jaillissent au sein du Danemark ; par une réaction désespérée, quelques Danois, plutôt que de voir leur monarchie démembrée, parlent de la faire entrer tout entière dans la confédération germanique ; d’autres ne voient de salut que par la fusion du Danemark avec la Suède et la Norvège, que dans une grande union Scandinave. Nous ne croyons point que de tels desseins aient dès à présent chance de s’emparer en Danemark de la raison et de l’imagination populaires ; mais quel droit a-t-on de compter sur la sagesse du Danemark, si on n’est point sage envers lui, si on le pousse à bout en le laissant aux prises avec des avidités et des agressions impitoyables ? La France ne pourrait permettre l’absorption du Danemark dans la confédération germanique ; la Russie ne permettrait point l’union Scandinave. De l’une ou l’autre de ces absorptions naîtrait infailliblement une guerre européenne. Toutes les conséquences qui découlent déjà ou menacent de sortir de la destruction du traité de 1852, on les avait prévues en 1852, et on avait voulu les prévenir alors, et tout ce qui se passe aujourd’hui n’est, on le voit, que la démonstration par l’absurde de la sagesse de ce traité. Si la conférence n’aboutit point à un prompt résultat, les belligérans comme les neutres, — la confédération, l’Autriche et la Prusse comme la France, l’Angleterre et la Russie, — marchent au hasard vers un inconnu plein d’obscurité et de troubles. Il faut donc faire la paix tout de suite sur les bases proposées par les puissances neutres. Il est probable que le Danemark, en consentant à la dernière prolongation d’armistice, aura obtenu des puissances neutres ou de l’une d’entre elles la promesse qu’il ne serait point abandonné dans le cas où l’Allemagne n’accepterait pas la proposition britannique. Si la vue des difficultés intérieures qu’elles se créeront infailliblement en poursuivant la guerre indéfiniment n’est pas suffisante pour rallier les puissances allemandes à la proposition des neutres, que la France, qui s’est trop longtemps tenue effacée dans ce grave débat, sorte "enfin de sa réserve et ramène l’Allemagne à la modération en lui faisant entendre des conseils qu’une amicale sincérité et une suffisante énergie rendent efficaces.

Nous reconnaissons volontiers que M. de Bismark, qui, depuis six mois, a donné l’impulsion aux événemens, a saisi avec une rare adresse et une audace heureuse l’occasion que la dissolution des grandes alliances en Europe lui fournissait de rendre un certain prestige à la politique prussienne. M. de Bismark a largement usé de la licence que lui donnaient l’isolement et les indécisions diplomatiques de la France et de l’Angleterre ; mais, il fera bien d’y réfléchir, il est des succès que l’on compromet et que l’on change en revers en voulant les pousser à bout. Pour ne parler que de l’Angleterre, il est évident que M. de Bismark jouerait une partie dangereuse, s’il voulait lui infliger un nouvel échec moral en faisant avorter la proposition de lord Russell. Le gouvernement anglais est vis-à-vis de l’opinion anglaise et du parlement dans une telle position qu’il ne peut plus, dans cette question danoise, subir d’échec. Si la conférence se sépare sans résultats et si les hostilités recommencent, il ne semble pas possible que l’Angleterre ne fasse point en faveur du Danemark une grande démonstration morale. Le cabinet anglais ne peut plus se laisser amuser et jouer. On a eu une idée de l’irritation contenue de l’Angleterre dans la récente séance de la chambre des communes, où M. Disraeli s’est plaint avec amertume du silence gardé par le ministère sur la négociation, et des concessions peu dignes que le bruit public attribuait au cabinet. Lord Palmerston, depuis le commencement de la question danoise, a déclaré avec netteté et à plusieurs reprises que la base choisie par l’Angleterre dans la négociation serait le traité de 1852 et par conséquent l’intégrité de la monarchie danoise, M. Disraeli, aux applaudissemens de la majorité visible de la chambre, a reproché au ministère d’avoir, par faiblesse, abandonné la politique choisie d’abord par lui comme celle de l’Angleterre, et, en présentant un plan de partage du Slesvig, de travailler lui-même au démembrement du Danemark. Nous croyons que M. Disraeli n’a pas été assez exactement informé de la teneur de la proposition anglaise ; lord Russell n’a offert de séparer la portion allemande et la portion danoise du Slesvig qu’afin de constituer un Danemark plus homogène et de l’affranchir des dangers et des ennuis d’une querelle de race. D’ailleurs lord Russell a parfaitement réservé la validité du traité de 1852 pour le cas où l’Allemagne n’accepterait point la transaction offerte. Quoi qu’il en soit, c’est pour le cabinet anglais un intérêt vital de terminer d’une façon passable la question danoise. Si M. de Bismark, si M. de Beust se refusent à la proposition anglaise, ils auront la gloire de faire arriver sur-le-champ une flotte anglaise dans les eaux danoises, et ils ajouteront peut-être à cette gloire la satisfaction d’être les auteurs de la chute du cabinet de lord Palmerston. Nous avons dit le coup qui a été porté à la solidité du ministère par le discours de M. Gladstone sur la réforme électorale ; on a obtenu du chancelier de l’échiquier une atténuation de sa manifestation radicale ; M. Gladstone a publié son discours en y ajoutant une préface où il s’excuse un peu sur la chaleur prime-sautière de l’improvisation, où il ajourne l’accomplissement de la réforme demandée par lui, où il lègue la solution pratique de cette controverse à une autre génération. On a essayé de représenter son impétueuse sortie comme un faux départ. Il est douteux que ces apologies et ces demi-rétractations aient apaisé les conservateurs du parti whig et aient enlevé au parti tory l’avantage que lui a donné dans la politique intérieure le manifeste intempestif de M. Gladstone, lin échec éclatant de politique extérieure arrivant au milieu d’une telle disposition des esprits achèverait le ministère. Le parti tory, comme on en parle déjà, pourrait proposer un vote de refus de confiance contre le cabinet avec de grandes chances de succès. Dieu fasse, dans l’intérêt de la paix, que la fantaisie de renverser lord Palmerston ne séduise point l’imagination aventureuse de M. de Bismark !

Les questions intérieures doivent naturellement chômer en France au lendemain de la clôture d’une session. Un fait récent vient cependant d’allumer dans une sphère élevée une vive et intéressante polémique : nous voulons parler de la mesure de M. Duruy qui a retiré à M. Renan sa chaire d’hébreu au Collège de France. Chose curieuse, il y a deux mois, quand à propos de la pétition de M. Merlin une grande discussion s’engagea dans le sénat, discussion dont la situation de M. Renan était l’objet principal, les choses avaient pris une tournure qui ne donnait point à prévoir le dénoûment auquel nous venons d’assister. L’intervention de l’état pour la répression des doctrines contraires au dogme catholique avait été chaleureusement invoquée par un nouveau cardinal, M. de Bonnechose. M. Delangle avait opposé, dans l’intérêt politique de la liberté de penser, une vigoureuse réponse aux prétentions du cardinal. Le sénat, qui n’est point suspect de hardiesse philosophique, avait applaudi M. Delangle et lui avait donné raison. A peu près à la même époque, des personnes bien informées racontaient que M. Renan était menacé dans sa chaire par de hautes et actives influences, mais que, pour défendre en sa personne la liberté du haut enseignement, M. Duruy, avec une abnégation qui lui faisait honneur, avait avancé comme enjeu sa propre démission de ministre. La bourrasque était donc passée. Comment est-elle revenue en l’absence et dans le silence des chambres ? C’est ce que nous ignorons. Il est maintenant établi en fait qu’un professeur du Collège de France peut être purement et simplement destitué, sans qu’on veuille bien donner les motifs d’une si grave mesure, qui atteint en lui la sécurité de l’un des premiers corps enseignans du pays. Tout est contradictoire dans la révocation qui frappe M. Renan. Le Collège de France est l’établissement qui par excellence a en tout temps représenté chez nous l’enseignement libre. Depuis le commencement de ce siècle, deux professeurs de ce collège ont seuls été atteints de destitution définitive, mais pour des motifs avoués par l’autorité qui les révoquait et puisés dans un intérêt d’ordre public. En 1852, M. Fortoul changea la situation des membres du Collège de France et les plaça au point de vue de la révocation dans la condition des membres du corps enseignant. Ils pouvaient donc depuis 1852 être destitués comme des professeurs de l’Université ; mais voici que l’année dernière M. Duruy, avec une sollicitude louable, voulant affermir la carrière universitaire, établit en faveur des professeurs des garanties contre l’arbitraire ministériel. Les professeurs ne peuvent plus être révoqués qu’après une sorte de jugement, c’est-à-dire après un débat contradictoire soutenu devant un comité du conseil de l’instruction publique. Si le décret de 1852 a fait rentrer les professeurs du Collège de France dans le droit commun universitaire, ils doivent être protégés par les mêmes garanties ; ils ne peuvent pas être privés de leur carrière sans le jugement préalable de leurs pairs. La révocation de M. Renan, arrêtée en contradiction des principes posés, il y a un an, par M. le ministre de l’instruction publique, crée aux professeurs du Collège de France une situation exceptionnelle. On les a fait entrer sous la loi commune au personnel enseignant, lorsqu’en 1852 on leur a enlevé leurs antiques franchises, et aujourd’hui on les exclut des garanties données naguère au corps enseignant. La sécurité d’un professeur du Collège de France serait ainsi inférieure à celle du plus modeste officier universitaire de nos lycées. Il suffit de signaler ces contradictions pour montrer la gravité du précédent créé par la révocation de M. Renan.

Quoique les motifs de cette révocation n’aient point été officiellement avoués, pouvait-on se méprendre sur la cause de ce coup d’autorité administrative ? Le professeur d’hébreu n’est-il pas l’auteur de la Vie de Jésus ? Vue ainsi, la question prend des proportions plus vastes, et le principe de la liberté de penser est en jeu. L’organisation de la liberté fait si malheureusement défaut en France, que, nous l’avons remarqué à plusieurs reprises, des incidens comme celui-ci produisent toujours chez nous une irritation envenimée, et font tourner cette irritation bien moins encore contre la main qui a frappé que contre la cause en faveur de laquelle le coup a paru être porté. Il y a là une situation fausse qui remplit d’embarras et d’angoisse les esprits vraiment libéraux. D’un côté, l’état sent que sa responsabilité est accrue de tout ce qui manque à la liberté de chacun, et plus il se sent responsable, plus il est tenté d’exercer arbitrairement le pouvoir. D’un autre côté, les partis qui se partagent le champ des croyances, ne possédant point par eux-mêmes des libertés suffisantes, font alternativement la cour au pouvoir, et toutes les fois qu’un acte arbitraire est accompli, il se trouve toujours, ici ou là, des mains vulgaires pour applaudir. Les partis philosophiques et religieux, ne se sentant point établis sur des droits, se contentent de solliciter des faveurs pour eux et des disgrâces pour leurs adversaires. Dans cette confusion intéressée et passionnée, la notion et le goût de la liberté vont s’altérant de plus en plus. Nous avons vu un parti catholique aveugle et brutal se réjouir de ce que la France avait perdu en 1852 la liberté de la presse ; nous avons vu aussi une démocratie imprévoyante se réjouir lorsque M. le duc de Persigny a jugé à propos de réglementer la société de Saint-Vincent-de-Paul. Les catholiques en question ont eu la suppression de l’Univers ; les libres penseurs dont nous parlons se réveillent aujourd’hui avec la destitution de M. Renan. Quand le pouvoir, les croyans et les libres penseurs auront-ils appris enfin qu’il n’y a de sécurité, d’indépendance et de dignité pour eux que dans l’état libre ? Certes ce n’étaient point les auteurs du concordat, ce n’était ni Napoléon ni le cardinal Consalvi qui comprenaient cet idéal libéral des sociétés modernes. Un partisan violent des vieilles idées et des vieilles choses, un type français de codino furibond qui nous paraît être plus en faveur auprès de la cour de Rome que les illustres catholiques libéraux de Paris, M. Crétineau-Joly, vient de traduire et de publier les mémoires inédits du cardinal Consalvi qui, grâce à Léon XII, ont échappé aux limbes des archives secrètes du Vatican. Ce livre, malgré l’archaïsme de ses idées, est une publication intéressante et opportune. Le cardinal Consalvi est peut être la dernière expression élégante et digne de cette race de politiques qu’a produits la prélature romaine. Ce n’est point là un cardinal dévot ; c’est un esprit appliqué aux affaires, une volonté imployable sous une enveloppe douce, quelque chose de discrètement et de gracieusement mondain sur un fonds de probité et de régularité. Consalvi fut l’ami de bien des figures élégante qui ont traversé le commencement de ce siècle. Napoléon le redouta et le persécuta, mais il séduisit le prince-régent : il fut lié avec la célèbre duchesse de Devonshire ; Metternich lui écrivait avec ce mélange de feu et de pédantisme qui lui était particulier ; Gentz le félicitait ; M. de Talleyrand lui adressait, après l’empire, quelques-uns de ces madrigaux en prose qu’il tournait si bien ; Louis-Philippe lui envoyait un charmant billet avec des collections de fleurs ; il fut chéri par son bien-aimé Cimarosa. Il fut ce qu’on appelait sous Louis XIV un honnête homme, ce que nous appellerions, après l’invasion de la barbarie contemporaine et à la barbe de Fourier, un civilisé. Deux épisodes des mémoires de Consalvi éclairent d’un jour curieux l’histoire de Napoléon : c’est la négociation du concordat et la résistance opposée à la volonté impériale par une poignée de cardinaux à l’époque du mariage de Marie-Louise. La négociation du concordat est une vivante peinture de la politique de Napoléon ; le cardinal y raconte une singulière supercherie du premier consul, qui fera dresser les cheveux sur la tête de tout diplomate correct, si nos archives ne fournissent point une réplique victorieuse à ce récit. La lutte des cardinaux qui ne voulurent pas assister au mariage religieux de Marie-Louise est une piquante scène de mœurs. Ces treize neri, car Napoléon leur défendit de porter le rouge et les condamna au noir, tremblant devant la colère impériale, mais obéissant sans broncher aux scrupules de leur conscience, font une figure moitié comique, moitié imposante, sur ce grand tableau des splendeurs napoléoniennes où regorge la foule des courtisans chamarrés. Après ces luttes terribles où la papauté et le sacré-collége subirent de si rudes épreuves, il y a quelque chose de touchant à voir la douceur toute naturelle et la courtoisie sans affectation avec lesquelles le pape Pie Vil et le cardinal Consalvi, rentrés à Rome, y donnent l’hospitalité à la famille Bonaparte, à son tour précipitée par les événemens. Ce ferme et gracieux cardinal Consalvi eût ouvert des oreilles bien étonnées, s’il eût entendu M. de Cavour lui proposer l’église libre dans l’état libre. Cette formule n’eût été pour lui que du malséant patois piémontais. Cet homme aimable ne se doutait cependant point, en écrivant ses mémoires, qu’il laissait des pages précieuses que l’Italie aura le droit d’invoquer contre le gouvernement des papes. Consalvi a lutté avec énergie contre les abus du pouvoir temporel ; mais il explique lui-même, dans une page fine et charmante, qu’il est impossible à Rome de corriger les abus. Après de tels aveux, il faudra bien convenir un jour que, pour réformer les abus, il n’y en a qu’un seul à faire disparaître, et que celui-là est justement le pouvoir temporel.

Si donc la littérature italienne peut compter comme une bonne fortune la publication des mémoires de Consalvi, nous croyons que la politique italienne y peut trouver aussi du profit. On parle peu depuis quelque temps de la politique italienne ; c’est bon signe. Le gouvernement et le peuple italien font on ce moment paisiblement, habilement et sans bruit, leurs affaires. L’ordre intérieur, confié aux mains adroites de M. Peruzzi, est dans un état satisfaisant. Les partis violens qui sont très peu nombreux en Italie, le parti rétrograde et le parti d’action avaient compté pour le printemps de cette année sur des agitations, sur des prises d’armes, sur une conflagration générale. Les émigrés napolitains de Rome parlaient du réveil de la guerre civile dans les provinces méridionales. Leurs premières et faibles tentatives ont été énergiquement réprimées, et rien de sérieux n’est plus à craindre de ce côté-là. Du côté du parti d’action, l’attitude franche et ferme de M. Peruzzi a empêché toute explosion. M. Peruzzi a déclaré que le gouvernement n’abandonnerait jamais à un parti extra-parlementaire l’initiative de la politique nationale. Cette déclaration réitérée a été comprise, car M. Peruzzi a montré qu’il saurait promptement et résolument la mettre en pratique, si l’on avait la folie de l’y contraindre. Le général Garibaldi, revenu de son excursion triomphale, semble avoir fait l’acquisition, en Angleterre, d’un approvisionnement utile de patience et de bon sens. Le jeune et habile ministre des affaires étrangères, M. Visconti-Venosta, a tracé naguère un remarquable tableau de la politique extérieure de l’Italie : sans rien abandonner touchant la revendication de Rome et de Venise, il a montré avec le tact d’un homme pratique que l’Italie était astreinte à la conduite et aux devoirs d’un gouvernement régulier, et que ses plus sûrs intérêts lui interdisaient de venir troubler la paix de l’Europe. L’ordre intérieur et le calme du dehors ont été pour le président du conseil, qui est aussi le ministre des finances, M. Minghetti, une bonne fortune dont il est en train de profiter avec application et avec succès. M. Minghetti travaille à réduire la disproportion qui existe entre les dépenses et les recettes, et il y réussit déjà dans une certaine mesure. Une partie très importante et très délicate de sa besogne est de se procurer les ressources extraordinaires destinées à faire face aux découverts du budget. M. Minghetti a conduit fort adroitement et fort heureusement ses opérations de trésorerie ; il a négocié et réalisé, sans que les marchés financiers en prissent émotion, les 200 millions qui restaient à émettre sur l’emprunt de 700 millions. Il s’occupe de l’aliénation des chemins de fer de l’état. Cette opération lui procurera une ressource très importante, et dont la réalisation prochaine ne peut qu’améliorer la situation du crédit italien. Par l’aliénation des chemins de fer et par la vente ultérieure d’une portion des domaines nationaux, M. Minghetti éloignera en effet de plusieurs années la perspective et la nécessité d’un nouvel emprunt.

Le gouvernement parlementaire de Belgique est sorti enfin de la crise bizarre qu’il a traversée durant plusieurs mois. À trois voix près, la chambre des représentans se trouvait coupée en deux. Combattus par une opposition qui les empêchait de gouverner efficacement et dignement, les ministres libéraux avaient donné leur démission. Les chefs du parti catholique appelés par le roi à composer un ministère avaient refusé. C’était à qui ne serait pas ministre. L’effet politique produit par cet interrègne ne pouvait tourner qu’au profit du cabinet libéral. Les chefs du parti clérical, en refusant de prendre le pouvoir, montraient une inconséquence qui frappait tous les yeux. Ils avaient donc agi comme une opposition factieuse, puisqu’ils refusaient les portefeuilles, après les avoir pour ainsi dire arrachés aux libéraux ; ils prouvaient en outre qu’ils se défiaient de leurs forces, puisqu’ils n’osaient pas dissoudre la chambre et affronter des élections générales. Après avoir usé ainsi le prestige du parti catholique en contraignant ce parti à un aveu prolongé d’impuissance, MM. Rogier et Frère-Orban, cédant à un intérêt d’ordre et de patriotisme, ont repris leurs portefeuilles. M. Frère-Orban a caractérisé la crise dernière dans un discours net, énergique, éloquent, qui détermine avec fermeté la situation nouvelle des partis en Belgique.

Nous ne dirons qu’un mot de la bouffonnerie dangereuse du dernier coup d’état roumain. Le premier acte du prince Couza, ce représentant d’une nationalité qui aspire à l’indépendance, a été d’aller de sa personne faire acte de vassal auprès de la Porte et de solliciter du sultan l’investiture de l’hospodorat héréditaire. Il paraît que, plus sage que ce dictateur patriote de la Roumanie, la Porte ne s’est point laissé prendre à cet acte d’hommage ; elle a compris que la constitution que Couza vient de détruire, émanant du concert de six puissances, et ayant la validité de la convention internationale à laquelle elle est annexée, la Porte ne saurait s’ériger en juge du coup d’état accompli par son vassal empressé. La question de la constitution roumaine est une question européenne. Ce n’est pas à Constantinople, c’est à Paris ou à Londres qu’elle doit être traitée, et là elle sera discutée avec d’autres lumières que celles que les télégrammes suspects de Bucharest répandent dans la presse européenne.

e. forcade.


REVUE MUSICALE.

Quand le Théâtre-Italien a fermé ses portes, on peut dire avec assurance que la saison des nobles plaisirs est finie. Les dernières représentations ont été assez brillantes et ont attiré à la salle Ventadour un public empressé d’entendre surtout Fraschini, qui a été admirable dans Rigoletto, dans il Trovatore, dans un Ballo in Maschera, dans la Lucia et dans tous les rôles qu’il a abordés pendant six mois. À la représentation qu’on a donnée à son bénéfice, Fraschini fut si noblement inspiré au quatrième acte de Rigoletto qu’on lui a fait redire la délicieuse cantilène que tout le monde connaît ;

La donna è mobile
Qual piuma al vento.

Le public enthousiaste qui remplissait la salle jeta un bouquet au grand artiste, qui paraissait un peu ému de cet hommage qu’il mérite si bien. Dans la scène finale de la Lucia, Fraschini a été si vrai et si touchant qu’il me semblait entendre les accens du merveilleux Rubini.

Mlle Adelina Patti a quitté Paris bien avant la fermeture du théâtre; elle est à Londres maintenant et nous reviendra l’année prochaine. Cette brillante enfant, qui doit plus à la nature qu’à l’art, n’en est pas moins l’idole de tous ceux qui l’entendent. Cependant il y a des rôles, il y a des opéras où Mlle Patti n’est plus la même : elle joue, elle chante le rôle de Rosine comme une petite espiègle qui se permet beaucoup de licences. Il faut la voir surtout dans la scène avec Bartolo, Lorsque le docteur va à son bureau pour s’assurer s’il ne manque aucune feuille de papier à lettre, la sémillante cantatrice le suit en lui faisant des grimaces d’écolière qui sont d’un goût détestable. A la leçon de chant, Mlle Patti introduit des chansons espagnoles qu’elle chante avec un brio étonnant; mais ce que Mlle Patti ne doit jamais faire, c’est de toucher à la musique de Mozart. Dans le programme de la belle représentation qui a été donnée au bénéfice de la célèbre virtuose, il y avait deux scènes de Don Juan; on ne peut s’imaginer de quelle manière elle a dit la phrase du duetto : Là ci darem la mano. — A côté de M. Delle-Sedie, Mlle Patti paraissait une écolière; elle n’a pas mieux compris l’air adorable de

Batti, batti,
O bel Mazetto,


où elle a été plus coquette qu’attendrie. A propos de M. Delle-Sedie, on nous fait craindre que ce chanteur d’un goût si parfait ne soit point engagé pour l’année prochaine. Si M. le directeur commet cette faute, qui serait presque une injustice, il peut s’attendre que le public lui manifestera son mécontentement. M. Delle-Sedie est un artiste des plus utiles, et, dans tous les rôles qu’on lui confie, il est à la fois comédien intelligent et chanteur exquis. Parmi les bonnes acquisitions qu’on doit à M. Bagier, il faut citer M. Scalese, bouffe d’un vrai talent, dont nous avons déjà mentionné le nom. Sans être d’une première jeunesse, M. Scalese a encore une voix qui ne manque pas de rondeur. Il est un excellent comédien de la vieille école, et s’est fait applaudir dans le rôle de Bartolo et dans celui de Don Pasquale, où Mlle Patti a été charmante. Le rôle du docteur convient admirablement à la voix flexible, au goût et à l’intelligence de M. Delle-Sedie. N’oublions pas que nous avons possédé pendant quelques mois les sœurs Marchisio. Elles ont débuté, comme on le pense bien, dans la Semiramide. Le rôle de la reine de Babylone convient bien à la belle voix de soprano que possède la Carlotta, et dans le duo célèbre entre Semiramide et Arsace elles ont produit cet effet d’ensemble qu’on ne saurait trop admirer. Carlotta a été aussi très heureuse dans le rôle de Gilda du Rigoletto, qu’elle a joué avec une énergie qu’on ne lui connaissait pas.

L’Opéra vit, comme beaucoup d’autres théâtres, de son ancien répertoire. Il n’a donné depuis quelques mois qu’un acte, le Docteur Magnus, dont la musique vulgaire est de M. Boulanger. Le charmant ballet de Giselle a été repris pour les débuts de Mlle Mouravief, que le public parisien accueille toujours avec faveur. Une cantatrice qui porte un nom français, Mme Pascal, qui n’a pas encore une bien grande célébrité, a débuté dans Guillaume Tell par le rôle de Mathilde. La voix de Mme Pascal est un soprano d’une étendue suffisante, car elle peut monter sans effort jusqu’à l’ut supérieur et au-delà. Elle a chanté avec goût, avec un sentiment vrai, la belle romance sombres forêts; elle a été plus heureuse encore dans le duo avec Arnold, où sa belle voix timbrée et flexible a produit sur le public un effet décisif. Si Mme Pascal reste quelques années à l’Opéra, il y a lieu d’espérer qu’elle développera les qualités qu’elle possède, et dont la plus saillante est l’instinct dramatique.

On a repris à l’Opéra-Comique l’Éclair de M. Halévy. Cet ouvrage, en trois actes, a été représenté le 16 décembre 1835, et la Juive le 25 février de la même année. L’Éclair eut alors un beau succès, qui se prolongea assez tard. La pièce de MM. Planard et Saint-Georges est intéressante, et la musique, vive, colorée et parfois charmante, est l’œuvre d’un maître qui avait plus de main que d’invention. « Toutes les fois que nous avons à nous occuper d’une œuvre nouvelle de M. Halévy, disais-je dans la Revue du 1er avril 1858 à propos de la Magicienne, nous éprouvons un certain embarras. Musicien d’un vrai mérite, esprit distingué, caractère aimable, M. Halévy occupe dans l’école française un rang élevé que personne ne lui conteste. Il a obtenu de grands succès sur les deux théâtres lyriques. Il n’y a pas un opéra de ce maître, quelle qu’ait été sa fortune auprès du public, qui ne renferme des pages remarquables, des morceaux d’un style élevé dont on se souvient encore; Guida et Ginevra Charles VI, la Reine de Chypre, et plusieurs opéras-comiques, qui ont été représentés avec plus ou moins de succès, n’ont pas affaibli la considération qui s’attache à l’auteur de la Juive, de l’Éclair, du Val d’Andorre, parce que dans chacun de ses ouvrages il a donné la mesure d’un talent supérieur, qui manque, il est vrai, de variété et surtout de prudence. C’est toujours pour nous un grand étonnement que de voir un artiste aussi éclairé que M. Halévy s’embarquer sur la première chaloupe venue pour traverser un fleuve redoutable. A quoi servent donc l’esprit cultivé, la finesse du goût et beaucoup d’expérience, puisque M. Halévy se trompe si souvent sur le mérite des poèmes auxquels il confie sa destinée? Meyerbeer, qui est un grand nécromant, y regarde de plus près, et alors même qu’il accepte un libretto comme celui de l’Étoile du Nord, c’est qu’il y a vu deux ou trois situations propres à évoquer son génie méditatif. S’il existe des compositeurs qui peuvent dire comme Rameau : Je mettrais en musique jusqu’à la gazette de Hollande, il y en a d’autres, en plus grand nombre, qui n’ont de véritable inspiration que lorsqu’ils sont soutenus par de bonnes situations dramatiques. Tel est M. Halévy, qui a fait un chef-d’œuvre du premier et bon poème qu’on lui ait donné, la Juive. Si M. Halévy, qui est avant tout une imagination dramatique, était plus difficile dans le choix de ses poèmes, s’il consultait mieux ses propres instincts, il obtiendrait des succès plus fréquens et moins contestés. On le sait, le temps ne fait rien à l’affaire. Lorsqu’on peut écrire une page aussi fortement émue que le cinquième acte de la Magicienne, on n’est pas excusable de surmener sa verve, et de ne pas attendre que la goutte de lumière soit formée au bout de la plume, comme dit le délicat et ingénieux Joubert. »

Tel était M. Halévy à l’époque où il donna la Magicienne, qui n’eut qu’un nombre restreint de représentations. Il y a deux ans à peine que ce grand artiste a quitté la vie, et l’on sent déjà que de trente opéras qu’il a écrits avec une facilité si malheureuse il ne restera que la Juive. Je ne veux pas médire du mérite de l’Éclair, qui renferme beaucoup de morceaux charmans, et où l’on sent la main d’un maître qui connaît les secrets de l’art; mais ce qu’on chercherait vainement dans les trois actes de l’Éclair, c’est de la franche gaîté, des mélodies naturelles, des harmonies moins fouillées, et enfin des modulations plus développées. M. Halévy avait l’imagination triste, et si l’on trouvait parfois dans l’homme un doux rieur, ces qualités disparaissaient sous la plume du compositeur. D’ailleurs il ne faut pas oublier que M. Halévy était Juif, et que la race d’Abraham n’a jamais su rire. Voyez Meyerbeer : il ricanait comme un démon, mais non comme une na- ture humaine. Où donc se cache la gaîté de Mendelssohn? Ce n’est pas dans ses symphonies ni dans ses oratorios, où l’amour même est absent, ni dans ses sonates, ni dans ses concertos, ni surtout dans ses mélodies sans paroles. Avouons-le donc, il n’y a au monde que M. Offenbach qui soit un Juif amusant!

A côté de Lara, dont le succès de mélodrame n’est pas encore épuisé, on a donné un petit acte, Sylvie, qui est le début heureux d’un jeune compositeur qui a remporté le premier prix de l’Institut. On dit que M. Guiraud est fort jeune et qu’il est né à Paris. Quel que soit le lieu de sa naissance, la petite pièce intéressante qu’il a mise en musique le recommande à l’opinion des hommes de goût. Il n’y a que trois personnages dans cette jolie paysannerie, dont les auteurs sont MM. Adenis et Rostain. Les trois personnages sont Jérôme, Germain et Sylvie. Sylvie et Germain sont, je crois, ou neveux du vieillard ou adoptés par lui. Quoi qu’il en soit, il est certain que Sylvie aime Germain et qu’elle est payée de retour. Le vieux Jérôme avait la vue si basse qu’il distinguait à peine la figure des deux amans. Un jour Sylvie lui remit une paire de lunettes, qu’il accepta avec un plaisir d’enfant. A peine eut-il posé sur son nez les lunettes qu’il s’écria en regardant Sylvie : « Mais, mon enfant, tu es charmante, et je ne croyais pas que j’avais auprès de moi un si joli minois! » Voilà donc le bonhomme si amoureux de Sylvie qu’il lui offre sa main. Il lui déclare son amour, et il entend qu’elle renonce à être la femme de Germain. Sylvie fut si fort étonnée de cette déclaration de son parrain qu’elle en avertit Germain. On pense bien que le jeune gars est furieux de trouver un rival dans son bienfaiteur. Pendant que le vieux Jérôme va chercher le notaire pour son propre compte, les deux amans restent seuls à la maison. Après s’être un peu querellée avec Germain, Sylvie, se frappant le front, court à une armoire qui est au fond de la chambre, et elle en tire les habits de noces de Jérôme et les robes et les fichus de sa femme, qu’il a beaucoup aimée. Il paraît que Jérôme et sa fiancée se sont servis des mêmes moyens pour obtenir l’autorisation des parens qui refusaient de les unir. Sylvie et Germain se sont réfugiés chacun dans une chambre pour changer de costume. Jérôme alors arrive tout pétillant dans sa maison. Il est heureux, dit-il en lui-même, de faire le bonheur de Sylvie, qui le mérite bien. Se tournant tout à coup vers la porte, il voit les deux enfans revêtus des habits qu’il avait aussi portés dans sa jeunesse. Il se trouble, il pleure, il s’attendrit, et, ouvrant ses bras, il les presse contre son cœur et les bénit. Cette touchante idylle, jouée par Mlle Girard, MM. Sainte-Foy et Ponchard, a été bien accueillie à la première représentation. La musique est jolie, et bien appropriée au sujet et aux caractères des trois personnages. Une ouverture bien dessinée, des couplets, des duos, des trios, dont la mélodie rappelle heureusement les chants du vieux Monsigny, toutes ces qualités prouvent que M. Guiraud est né pour cultiver le genre de l’opéra-comique.

Le Théâtre-Lyrique a repris, il y a quelques jours, la Reine Topaze, opéra en trois actes, dont la musique est de M. Victor Massé et le libretto de MM. Lockroy et Léon Battu. La Reine Topaze, qui fut représentée pour la première fois dans le mois de février 1857, est l’ouvrage le plus important qu’ait produit l’auteur ingénieux des Noces de Jeannette, de Galatée et de quelques opéras qui n’ont pas eu un succès durable. Il nous suffira aujourd’hui de citer quelques morceaux saillans de cet opéra, que nous avons jugé dans le temps avec beaucoup de bienveillance. La scène se passe à Venise, et après une introduction assez heureusement disposée, le capitaine Raphaël raconte sa vie dans un rhythme saillant, — Je suis capitaine. — Une charmante fantaisie est celle où la reine Topaze définit le vol de l’abeille. Nous citerons encore le chœur des gondoliers. Le trio syllabique entre les deux bohémiens et la reine est bien en situation. Le second acte s’ouvre par un dialogue à demi-voix :

Rira bien celui-là
Qui le dernier rira!


que la reine et Raphaël chantent tour à tour, exprimant leur gaîté par des éclats de rire heureusement enchâssés dans quelques notes chromatiques bien choisies. Le second et le troisième acte contiennent encore une foule de morceaux et de scènes piquantes qu’il suffit d’indiquer, et qui justifient le succès qu’obtient pour la seconde fois la Reine Topaze au Théâtre-Lyrique,


PAUL SCUDO


V. DE MARS.

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