Chronique de la quinzaine - 31 mai 1864

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Chronique n° 771
31 mai 1864


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mai 1864.

La session de la chambre des députés est terminée. Telle qu’elle a été, avec ses grands débats de l’adresse au début, sa somnolence au milieu, et vers la fin sa discussion précipitée du budget, cette session a formé un épisode important de notre vie publique.

La session de 1864 a eu cela de remarquable qu’elle a été la première phase de la carrière d’une chambre nouvelle, et que cette chambre a été aussi la première qui soit sortie de l’élection depuis la promulgation du décret du 24 novembre 1860, Dans notre chronologie constitutionnelle, la session qui vient de finir est le lendemain du jour qui a fourni sa date au décret. Dans le développement de notre vie politique, on peut la considérer comme la véritable épreuve pratique du régime institué par cet acte de l’initiative impériale. Nous ne trouvons pas qu’il y ait lieu en ce moment d’être enfiévré d’optimisme et de s’abandonner à une satisfaction jubilante. Cependant nous pensons et nous n’hésitons point à dire que personne n’a trop à se plaindre de l’expérience qui vient de s’accomplir. La France, par l’organe et dans le spectacle de la discussion parlementaire, s’est en quelque sorte remise à la politique. Elle est revenue à sa tradition sans véhémence, sans emportement, mais avec un goût manifeste. Elle a été flattée d’entendre la parole de ses grands orateurs, qui est peut-être, n’en déplaise à M. le duc de Persigny, la plus solide de ses gloires actuelles; elle a été touchée de voir ses libertés plus souvent et plus vigoureusement défendues; elle a été éclairée par des débats financiers qui lui ont montré l’influence que la direction de la politique exerce sur les intérêts de sa richesse et de son travail; elle a pu apprendre qu’elle n’est ni aussi incapable ni aussi indigne de gérer ses affaires et d’exercer le self-government que de bizarres flatteurs de sa paresse se sont pendant douze années efforcés de l’en convaincre. Les esprits indépendans et persévérans appelés à prendre part à la vie publique ont pu voir aussi par cet exemple qu’il y a place pour leur activité et pour leurs efforts, que le découragement et l’abstention ne sont plus de mise, qu’il ne nous est pas permis d’affecter l’inertie comme une forme du dédain, que nous ne devons pas commettre la faute des classes éclairées des États-Unis, et abandonner exclusivement la direction des affaires publiques à une classe formée d’agens officiels et de potiticians de profession. Nous espérons que la leçon qui ressort de cette première expérience ne sera point perdue dans nos prochaines élections des conseils-généraux. On assure que le ministre de l’intérieur, M. Boudet, a adressé aux préfets, à propos de ces élections, une circulaire qui fait honneur à sa modération, et qui tend à contenir, au lieu de les exciter, les passions administratives. Nous sommes charmés que M. le ministre de l’intérieur renonce dans cette circonstance au système qui a si peu réussi à son prédécesseur. Si l’attitude modérée qui est attribuée à M. Boudet témoigne d’une sage intelligence de la situation, les libéraux, par leur empressement et leur union, montreront, eux aussi, qu’ils comprennent le devoir qui les invite» dans les circonstances actuelles, à poursuivre le succès de leurs candidatures, et à constater par le résultat des élections les progrès que leurs opinions font dans le pays.

Mais parmi les effets de la dernière session il en est un auquel nous prenons un intérêt particulier. Nous nous demandons quelle impression ce réveil de vie politique a dû produire sur la chambre elle-même et sur le gouvernement. Nous croyons que pour la chambre l’impression a été bonne. La majorité sans doute se ressent de son origine : elle contient des esprits excessifs qui ne peuvent oublier ce qu’ils doivent au système des candidatures officielles. Pour se figurer qu’il en pût être autrement, il faudrait méconnaître la nature humaine. Cependant la majorité prise en masse nous semble être entrée dans une voie progressive. On aurait pu craindre que la majorité, effarouchée par une franchise et une vigueur de parole auxquelles elle n’était point habituée, ne se hérissât contre l’opposition et ne se montrât intolérante envers la contradiction. Il n’en a point été ainsi. Non-seulement la majorité ne s’est point effrayée de la discussion, mais elle y a pris un goût manifeste. Toute assemblée a son point d’honneur, et c’est l’heureux privilège d’une assemblée française de ne pouvoir demeurer insensible au talent. Les orateurs nouveaux de l’opposition qui sont entrés dans le corps législatif lui ont apporté un lustre qui a rejailli sur ce corps tout entier. Leur renommée, l’illustration de leur carrière, le prestige d’une sorte de résurrection surprenante et d’une éloquence persistante et comme rajeunie ont élevé la chambre à ses propres yeux comme aux yeux du public. On pourrait dire que la place occupée par chaque député dans l’état en est devenue plus grande et plus haute. D’ailleurs le talent n’est point un don égoïste et solitaire; il est fécond, il se communique, il est contagieux. Le voisinage, le contact, le choc, ont porté bonheur à plusieurs membres de la majorité. Il y avait sur ces bancs des hommes de mérite, laborieux, modestes, à qui il ne manquait que le stimulant de l’émulation ou l’encouragement et la récompense des regards du public. Ces hommes, on peut le dire, quoiqu’ils eussent passé déjà bien des années dans le corps législatif, n’ont été mis véritablement en valeur et en lumière que cette année. C’est un capital enfoui qui a été rendu à la circulation. La majorité a donc pris d’autant plus de goût aux débats publics qu’elle s’est aperçue que plusieurs des siens y pouvaient tenir leur rang. Nous n’avons pas besoin de citer des noms. Cette première rencontre de la majorité issue des candidatures officielles et de l’opposition libérale ne s’est donc point trop mal passée, et nous avons le droit d’en tirer bon augure. Il y a bien eu dans ce nouveau ménage de la chambre quelques incidens sur lesquels on pourrait élever de justes plaintes. Quelques discussions ont été trop brusquées : la majorité n’a point encore assez d’haleine pour permettre qu’un orateur d’opposition essaie de répondre à un grand discours d’orateur officiel ; la majorité aime trop à vt)ter sous l’effet bruyant et triomphant de la harangue ministérielle. Une fois même, à la fin de la session, un important discours que M. Thiers se proposait de prononcer a été pour ainsi dire escamoté par un tour de vitesse imprimé à la votation. Il s’agissait du budget rectificatif de 1864; le budget rectificatif de l’année est bien le budget réel, celui qui doit serrer la dépense d’aussi près que possible, et mesurer les ressources avec précision, puisqu’il porte sur l’exercice courant, à moitié écoulé. Avec notre nouveau mode de comptabilité financière, le budget rectificatif devrait donc toujours être l’objet d’une discussion pratique très sérieuse. L’ouverture d’une séance avancée d’une demi-heure sans que M. Thiers dût le prévoir a empêché l’illustre orateur d’exposer sur le vrai budget de 1864 des observations attendues par le public, et qui eussent pu profiter au gouvernement ; mais, si l’on oublie cette espièglerie d’un goût assez équivoque et quelques impatiences regrettables, il faut convenir qu’en somme l’attitude du corps législatif durant la session n’est pas faite pour décourager ceux qui espèrent dans l’avenir du régime représentatif. Pour notre part, nous nous associons sans pruderie à la bonne humeur qui a inspiré les adieux concilians et gais adressés à la chambre par M. de Morny.

Ce que nous avons dit de la chambre à propos de l’impression produite sur elle par la dernière session, on devrait se croire autorisé à le dire aussi du gouvernement. En dépit des bruits qui ont, à plusieurs reprises, circulé depuis six mois, l’expérience législative de cette année a été ce qu’un gouvernement prévoyant et sage devait souhaiter. Le gouvernement a trouvé, dans les travaux de cette session, pour l’esprit public une occupation utile, pour l’expédition des affaires un concours efficace et un contrôle exercé avec prudence et modération, pour quelques-uns de ses représentans devant la chambre l’emploi d’un réel mérite et d’un talent qui a fait de nouvelles preuves. Il n’est pas admissible qu’à notre époque, avec les résultats et les promesses que la révolution nous a donnés, avec le génie de la France sympathiquement compris, des esprits distingués puissent croire qu’il y ait pour nous dans l’avenir un autre gouvernement possible que celui que nous appelons, depuis 1789, le gouvernement du pays par le pays. S’il était des gens qui voulussent fermer les yeux à cette perspective, ces gens-là croiraient la France condamnée à une décadence incurable, ils seraient ses calomniateurs systématiques, et ce n’est point parmi ceux qui ont eu l’honneur de guider ses destinées que l’on peut s’attendre à trouver de tels détracteurs de notre patrie. Eh bien! si la France est appelée à se gouverner un jour elle-même, et si c’est pour l’en rendre mieux capable que l’on a cru consciencieusement que la liberté, au sortir d’une tourmente révolutionnaire, devait lui être discrètement mesurée, comment ne se féliciterait-on point des timides progrès que le régime représentatif a pu accomplir parmi nous cette année? Il nous semble que l’initiative à laquelle nous devons le décret du 24 novembre ne peut voir dans ce qui s’est passé depuis six mois, au lieu de motifs de regrets, que des raisons de s’applaudir de son œuvre et de la continuer. Devait-on espérer que la transition vers ce qui sera le régime définitif de la France, et ce qui a été appelé le couronnement de l’édifice, pût s’accomplir plus doucement pour le pays et avec moins de secousses pour le pouvoir? L’enseignement qui sort des faits récens dit au pouvoir d’aller en avant, non de revenir en arrière. Nous n’avons pas l’idée de signaler ici les divers progrès libéraux que cette expérience conseille et semble préparer. Il y a d’ailleurs dans le mouvement des choses une force intime qui va se développant toute seule, indépendamment des volontés humaines. Cette force fera naturellement sortir de la situation tout ce qu’elle contient. Nous avons en ce moment un curieux exemple de ce développement naturel des choses. Qui eût dit, il y a quelques années, que sous le régime actuel on en pourrait venir à personnifier des systèmes de politique en des combinaisons ministérielles, et que des noms propres pourraient devenir les emblèmes de tendances différentes ? Tel est pourtant le phénomène auquel nous assistons depuis quelques semaines, et ce phénomène est déjà un résultat notable de la session. On parle de remaniemens de cabinet, on met en avant divers ministères possibles; l’opinion publique, en discutant des noms, rend hommage à l’importance des personnes. Elle a cru voir le duc de Persigny rôdant autour du pouvoir avec le désir prononcé d’y rentrer, et comme le duc de Persigny ne lui est connu que par sa passion pour les candidatures officielles, par son antipathie pour le gouvernement parlementaire, par ses classifications des citoyens en populations urbaines, qu’il aime peu, et en populations rurales, qu’il chérit, par la doctrine historique des juges hanovriens qu’il a inventée en haine de la liberté de la presse, cet homme politique est devenu pour elle le représentant des idées rétrogrades et réactionnaires. Frappée au contraire du talent qu’a déployé M. Rouher, regardant la vigueur parfois un peu rude de la parole de ce ministre comme le signe d’une fermeté de caractère qui accompagne ordinairement une certaine indépendance d’esprit, ayant remarqué aussi en plus d’une occasion les tendances libérales de l’auteur du traité de commerce, elle le désigne comme l’homme d’une politique à la fois libérale et gouvernementale. Au bout de l’horizon, dans un lointain mirage, flotte une autre figure que l’on associe au rétablissement hypothétique du régime parlementaire : c’est celle du duc de Morny, C’est la signification que l’on a donnée à certaines coquetteries de M. de Morny. On entend dire que, de même que M. de Morny a joué le rôle principal au coup d’état de 1851, de même la loi des contrastes et la bonne grâce de sa carrière veulent qu’il soit le président du conseil du premier cabinet parlementaire, si nous sommes destinés à posséder jamais un tel cabinet. On entrevoit donc trois combinaisons possibles, M. Rouher entre les ducs. On va plus loin : ainsi que le peintre marie ses tons, les causeurs politiques, autour de chacun des trois noms principaux que nous avons signalés, posent d’autres noms qui achèvent la couleur des trois groupes. On nous pardonnera de ne parler de ces conjectures vaporeuses que d’une façon ondoyante. Il y a là pourtant le commencement d’une situation nouvelle, le badinage qui prélude à un intéressant travail d’opinion, un symptôme de ce que nous appelons la marche naturelle des choses. Cela n’existe encore qu’à l’état de bourdonnement, mais de bourdonnement assez bruyant pour que le sévère Moniteur ait cru devoir imposer le silence. On annonçait que c’était après la session que nous verrions le jeu des combinaisons ministérielles; la note du Moniteur a protesté contre ces bruits de changement. Soit : que les choses restent ce qu’elles sont, nous avons trop peu d’inquiétude d’esprit et d’impatience pour nous en plaindre. Nous aimons même le bon duc Vincentio conservant ses ministres et les haranguant de la sorte au début de la comédie de Shakspeare Measure for measure : «Escalus, vous développer la nature et les conditions du gouvernement serait de ma part une affectation de rhétorique, sachant que votre science surpasse tout ce que mes avis vous pourraient fournir. Je connais votre aptitude, il ne me reste plus qu’à la laisser à l’œuvre. Voilà vos commissions.» Un discours de ce genre, prononcé au début de l’été, à l’entrée des vacances, ne sera jamais hors de saison, et nos présens ministres sont nécessairement et unanimement d’avis qu’ils ont mérité de l’entendre.

Nous demanderons encore à l’opulent Shakspeare une transition pour passer de nos affaires intérieures à la question danoise. Ceux qui sont au courant de la politique shakspearienne n’ont point oublié la terrible guerre que soutient le duc de Florence contre ses voisins dans All’s well that ends well. Le duc a invoqué le secours de la France, et ce secours n’arrive point. «Je m’émerveille fort, dit le duc à un gentilhomme français, qu’en une si juste affaire notre cousin France ferme son cœur à nos prières. — Mon bon seigneur, répond le gentilhomme, pour juger la condition de votre état, je suis dans la position d’un homme du commun qui voit les choses du dehors, et que la grande machine de son gouvernement entraîne, sans qu’il y puisse rien, dans son mouvement. Aussi je n’ose pas dire ce que je pense de la conduite de la France, puisque, sur le terrain incertain où je me trouve, je me suis trompé toutes les fois que j’ai essayé de faire une conjecture. « Ne vous semble-t-il pas entendre le libéral, l’énergique, le brave Danois nous exprimer la même surprise à nous tous Français, qui proclamons la justice de sa cause eu dénonçant l’hypocrisie et l’iniquité de l’agression dont il est victime, et nous demander à quoi songe le cousin France? Ne sommes-nous pas obligés de lui répondre, comme le gentilhomme français au duc de Florence : « Nous sommes des gens du commun, nous ne voyons les choses que du dehors; nous ne sommes point admis aux conseils de cabinet, on nous laisse à la porte des conférences; nous sommes entraînés par un mouvement dont nous ne sommes pas les maîtres : comment vous expliquerions-nous ce que nous ne comprenons point, ô brave Danois, puisque de notre part toute conjecture pourrait être erreur?» Nous donnerions bien pourtant quelque chose pour savoir ce qui se passe dans la conférence. Nous sommes sûrs que cette réunion diplomatique présente des scènes intérieures que croquerait à ravir le génie profond et comique d’un Shakspeare. Les protocoles de cette conférence seront un jour publiés, la ponctualité et la sincérité du blue-book nous en répondent. On verra alors si nous nous trompons.

On peut se figurer les divers rôles. Voici d’abord les trois Allemands : le Prussien plus hardi, plus sec, plus tranchant, l’Autrichien plus modéré, plus réservé, le représentant de la diète observant, écoutant, épiant l’occasion de placer un mot qui, sans le séparer de ses puissans collègues, marque pourtant la place et la physionomie de cette troisième Allemagne rêvée par les états moyens et petits de la confédération. Nous jurerions que les trois Allemands ont conduit les choses méticuleusement et d’une façon cauteleuse. Quand il a été question de l’armistice, ils ont exigé la cessation du blocus exercé par le Danemark sur les ports allemands. Une idée juste a dû naturellement venir à l’esprit des plénipotentiaires français et anglais : c’est que le blocus était la compensation de l’occupation du Jutland, et qu’il était équitable que, le blocus cessant, le Jutland fût évacué. On n’a rien pu obtenir des Allemands; M. de Beust, pour faire sa place à la diète, n’aura pas manqué de donner à entendre que, si les hostilités maritimes continuaient, la diète prendrait part aux hostilités sur terre. Pour arrêter l’effusion du sang, il a fallu céder en laissant l’armée austro-prussienne dans le Jutland. L’armistice conclu, on a dû aborder le fond de la question. Sur quoi traiterait-on? La base naturelle était le traité de 1852. La Prusse et l’Autriche ont évidemment rejeté cette base. Le traité, ont-elles soutenu, a été abrogé par la guerre; M. de Beust n’avait pas même besoin de cet argument. Il lui suffisait de dire que la diète n’avait point participé au traité. Le terrain du traité a dû être quelque temps défendu par l’Angleterre, la Russie et la France. Là s’élevait une question de principe : en admettant que le traité pût être abrogé par la guerre survenue entre le Danemark et les puissances germaniques, pouvait-il être annulé entre les puissances germaniques et les puissances neutres? Un traité n’oblige-t-il point réciproquement et solidairement les uns envers les autres tous ceux qui l’ont signé? Lord Russell, lord Clarendon, M, de Brunnow, qui a été le principal négociateur de la convention de 1852, ont dû vivement insister sur ce point. La résistance de la Prusse et de l’Autriche a été invincible, la Prusse se cantonnant dans une question de forme, et prétendant que, les ratifications n’ayant pas été échangées entre les six puissances, elle n’avait en réalité traité en 1852 qu’avec le Danemark. On a dû abandonner la question de principe; mais dans la pratique pourquoi ne pas prendre le traité comme point de départ? Il nous semble à ce propos entendre M. de Brunnow prodiguer à ses collègues allemands les admonitions conservatrices, car la Russie a repris dans les conseils européens la tutelle des intérêts conservateurs; il nous semble voir le malheureux lord Russell, qui a foi dans les dépêches, puisqu’il en écrit tant, tirer de son portefeuille les dépêches de janvier, dans lesquelles, avant d’envahir le Slesvig, les ministres de Prusse et d’Autriche reconnaissaient encore la validité du traité de 1852; il nous semble voir lord Clarendon essayant de la méthode insinuante, invoquant la raison pratique, l’expediency si chère aux Anglais, et alléguant que, même en abandonnant la validité absolue du traité de 1852, la bonne règle était de s’en écarter le moins possible, et le bon ordre de discussion de l’adopter pour type, sauf à y introduire les variantes devenues et jugées nécessaires. Mais M. de Bernstorf est inflexible; il repousse les entraves d’un contrat antérieur, la Prusse veut avoir devant elle table rase et instituer des arrangemens nouveaux. Nous imaginons qu’il a suffi au représentant de la France d’être de son pays et d’aimer les choses claires pour être fatigué de ces subtilités et de ces chicanes. Il a dû dire aux représentans prussien et autrichien : Expliquez-vous, soyez précis; avant que la base naturelle de la négociation soit abandonnée, faites-nous connaître du moins ce que vous voulez et la combinaison que vous avez à nous proposer. La tactique des plénipotentiaires allemands, pressés par une interrogation nette, aura vraisemblablement été curieuse. Ah! vous voulez savoir si nous avons quelque chose à proposer? vous voulez connaître notre combinaison? Eh bien ! oui, nous avons une combinaison, nous vous la révélerons à notre heure, et cette heure ne sonnera que lorsque vous aurez renoncé au traité de 1852. Pour le moment, contentez-vous de cette déclaration : nous voulons poser la base d’une paix solide, et pour établir cette paix il faut que l’indépendance du Slesvig et du Holstein vis-à-vis du Danemark soit complète, et que les duchés soient étroitement unis entre eux par les mêmes institutions. On devait se récrier sur une telle déclaration qui laissait la porte ouverte aux combinaisons les plus diverses. Devant certaines conséquences de la déclaration prussienne, les envoyés danois ne pouvaient que protester en arguant de l’insuffisance de leurs pouvoirs. Une de ces conséquences était la combinaison que l’on a nommée l’union personnelle, qui, tout en établissant la séparation politique des duchés et du Danemark, aurait laissé à leur tête le même souverain. Dans la première moitié de ce mois-ci encore, ce système eût pu avoir l’adhésion de l’Autriche et de l’Angleterre; mais il répugne également au Danemark et à l’Allemagne, il perpétue les complications, il ne pacifie point. Si la France ne cherche dans les arrangemens à prendre que les conditions d’une paix durable, elle ne peut épouser cette combinaison. En tout cas, la première question soulevée par la déclaration prussienne est celle du souverain qui devra être donné aux duchés. Quel serait le souverain? a-t-on dû demander. Pour le Holstein, a dû dire M. de Beust avec un mélange de modération et de fermeté qui marquât bien la position distincte de la troisième Allemagne en dehors et à côté de la Prusse et de l’Autriche, pour le Holstein (M. de Beust ne doit point nommer le Slesvig, qui est l’affaire de ses puissans confédérés), c’est à la diète germanique qu’il appartient de rechercher le souverain légitime et de le désigner. — Vous nous la baillez belle, monsieur de Beust! Avec ses procédures légales actuelles, il faut à la diète au moins deux années pour juger le procès de légitimité que vous évoquez en son nom. Or vous et vos amis, vous ne cachez pas que tant qu’un arrangement définitif ne sera pas conclu, vous occuperez le Holstein, le Slesvig et le Jutland. C’est donc à une occupation indéfinie de la presqu’île danoise, c’est à un démembrement indéterminé du Danemark qu’aboutissent les prétentions allemandes, lorsque l’Europe réclame une paix immédiate et quelque chose qui ressemble au respect de l’intégrité danoise.

Nous supposons que les choses n’étaient pas plus débrouillées que cela lorsque la conférence, après sa cinquième séance, celle du 17 mai, se séparait à l’occasion des vacances de la Pentecôte. En présence de cette confusion, les grands gouvernemens, qui tenaient à faire avancer la négociation, ont dû prendre le parti de demander aux puissances allemandes des combinaisons précises et se mettre en mesure d’en présenter eux-mêmes. Il fallait en finir avec une scolastique qui ne procédait que par des déclarations générales, des réserves subtiles et des réticences captieuses. Il fallait introduire au moins dans la discussion un projet pratique qui eût quelque chance et quelque apparence d’amener une pacification permanente entre le Danemark et ses avides voisins. Il paraît que la Prusse et l’Autriche, fidèles à leur habitude de ne s’avancer que pas à pas, de ne pas démasquer avant l’heure leurs desseins réels, à qui il ne coûte rien de mettre en avant des combinaisons dont l’avortement est presque certain, pour renvoyer au Danemark la responsabilité du refus et avoir l’air elles-mêmes d’épuiser la mesure des concessions possibles, sont arrivées à la dernière séance avec un plan d’union personnelle. Ce plan ne devait pas être et n’a pas été pris en considération. La France et l’Angleterre s’étaient mises d’accord, dans l’intervalle de la Pentecôte, sur une combinaison qui certes n’est point brillante, si l’on songe au patronage que de grands états doivent aux faibles, mais qui se recommande par une apparence logique, qui a du moins l’avantage de séparer les affaires danoises des affaires allemandes, et qui assurerait au Danemark réduit son indépendance et sa tranquillité intérieures. Ce projet divise le Slesvig et incorpore au Danemark la partie allemande de ce duché. Le choix du souverain du nouvel état ainsi formé du Holstein, du Lauenbourg et de la partie méridionale du Slesvig serait laissé aux populations. Ce projet, recommandé par la France et l’Angleterre, rallierait probablement la Russie, et aurait au fond l’adhésion de l’Autriche, qui cherche à se dégager de l’étreinte de l’alliance prussienne. Une des conséquences de cet arrangement qui le rendrait plus acceptable serait de donner satisfaction, non aux ambitions politiques qui ont excité cette guerre, mais au sentiment national allemand que cette question a si longtemps surexcité, et d’accroître dans la confédération germanique la force des états secondaires. L’accord de la France et de l’Angleterre sur cette solution de la question dano-allemande est une chose considérable sans doute ; mais cette solution n’est point elle-même exempte de difficultés. Le Danemark se résignera-t-il à l’injuste diminution qui lui et imposée par la violence ? La Prusse et l’Allemagne ne chercheront-elles pas à prolonger la querelle sur la fixation d’une nouvelle frontière qu’il ne sera point aisé de tracer ? Le sentiment même qui pousse la France et l’Angleterre à recommander cette solution, il ne faut pas se le dissimuler, en affaiblit d’avance l’autorité. Ce sentiment est complexe : un extrême désir d’empêcher la guerre à tout prix s’y mêle à un doute très évident touchant la possibilité de grandes alliances et à une répugnance à mener de concert de grandes affaires qui ne semble point près de finir. La situation même qui a donné naissance à ce sentiment est précisément celle qui a inspiré aux cours dirigeantes d’Allemagne une hardiesse dont on ne les aurait pas crues capables. Cette situation durant, on ne voit pas pourquoi par exemple un homme d’initiative tel que M. de Bismark, qui aime les aventures par tempérament, qui est obligé peut-être de les rechercher par les nécessités de sa politique intérieure, renoncerait à profiter des occasions et ne prétendrait désormais qu’à la renommée d’un homme circonspect. M. de Bismark s’est donné à lui-même depuis six mois le spectacle le plus amusant : la Russie étant séparée de la France et de l’Angleterre par la question polonaise, l’Angleterre étant séparée de la France par la question du congrès, il a mis ces trois puissances dans la nécessité de laisser voir au monde qu’elles sont annulées par leur isolement. Il a appris à l’Allemagne que, lorsque ces trois puissances sont isolées, elle est capable d’affronter de difficiles entreprises sans rencontrer de résistance sérieuse, et d’obliger la Russie, l’Angleterre et la France de tourner malgré elles dans l’orbite des affaires germaniques. Nous faisons des vœux pour que M. de Bismark veuille bien se contenter d’un seul succès de cette sorte.

Si la question danoise peut arriver à un dénoûment quelconque, il semble qu’elle soit destinée à être bientôt remplacée dans les préoccupations européennes par une affaire orientale, l’affaire des principautés roumaines. Le prince Couza, qu’un hasard a mis à la tête des Principautés-Unies, est, lui aussi, un personnage qui aime à faire parler de lui. Il vient d’étonner l’Europe par nous ne savons quelle singerie de coup d’état autour duquel les télégrammes font tapage. Le prince Couza, suivant la mode de tous les temps et de tous les lieux, donne à la dictature dont il s’empare la couleur d’une révolution démocratique. Le prétexte qu’il a choisi pour abroger la liberté de la presse et chasser le parlement roumain a été un projet de loi rurale qui doit conférer aux paysans le droit de propriété. Ce prétexte est hypocrite, et ne peut tromper les hommes politiques d’Europe qui ont observé la carrière du prince Couza depuis son avènement. Au fond, ce qu’a voulu le prince, c’est prendre le pouvoir arbitraire. Entre son parlement et lui, la querelle véritable ne portait point sur la loi rurale. Le prince n’a pas donné au parlement le temps de discuter et de voter cette loi ; la majorité de l’assemblée était notoirement favorable à la rénovation sociale qui devait donner aux paysans la propriété. Ce qui est évident pour ceux qui ont étudié l’histoire des principautés depuis l’union, c’est que le prince Couza n’a point montré les qualités d’esprit et de caractère par lesquelles un chef d’état organise une nationalité et fonde un gouvernement. Pour se convaincre qu’il a bien plus que l’assemblée aujourd’hui accusée par lui contribué à l’instabilité des choses en Roumanie, il n’y a qu’à rappeler un fait. Depuis l’avènement du prince, c’est-à-dire en six années, vingt cabinets se sont succédé en Roumanie. Cinq de ces ministères seulement sont tombés devant un vote de la chambre; les autres ont été élevés ou renversés par le bon plaisir du prince. C’est donc le prince et non la chambre qui est coupable de l’état de trouble et de confusion produit par une si étrange consommation de ministères. Ces changemens insensés prouvent deux choses : d’abord que le prince Couza se distingue par une prodigieuse versatilité d’esprit et de caractère, ensuite qu’il a méconnu les lois du régime représentatif que la convention européenne de 1858 a données à la Roumanie, et qu’il a continuellement éludé ces lois par les caprices de l’arbitraire. Cette versatilité capricieuse explique aussi et les griefs et la force de l’opposition qui s’était formée contre lui. Le prince s’était également joué du parti conservateur et du parti libéral, et il avait fini par réunir contre lui les deux grandes fractions de l’assemblée. Les résultats de cette politique désordonnée étaient dénoncés dans la chambre par les amis mêmes du prince. Le parti ministériel lui-même, à une adresse proposée par la majorité, opposa un jour un projet plus modéré, mais où il était dit que « la justice et l’administration étaient scandaleuses, que l’administration empiétait sur le terrain de la justice, que les garanties manquaient à la liberté de la presse et à la liberté individuelle, que le pays était épouvanté du désordre qui régnait dans les finances, que les comptes de plusieurs années n’avaient pas été présentés, etc. « C’est en réclamant contre une administration corrompue et arbitraire, contre une justice vénale, contre la dilapidation des finances, dont on ne voulait pas lui rendre compte, que l’assemblée s’est rendue odieuse au prince Couza. La loi rurale n’a été, nous le répétons, qu’un prétexte choisi pour donner le change aux paysans et à l’Europe sur l’objet et les causes du conflit. Ce qui est grave dans le coup d’état du prince Couza, c’est qu’il porte atteinte non-seulement aux droits des Roumains, mais à la convention européenne qui, en constituant la Roumanie, lui avait donné les institutions qu’on vient de briser. Les puissances signataires de la convention sont donc mises en demeure et ont le droit de veiller à ce qui se passe dans les principautés : parmi ces puissances, il en est trois, l’Autriche, la Russie et la Turquie, qui touchent la Roumanie par leurs frontières. Si le prince Couza eût été animé d’un véritable patriotisme, s’il eût sincèrement souhaité d’asseoir la nationalité roumaine, il eût consacré tous ses efforts à unir ses concitoyens en les associant par la liberté au gouvernement du pays, et il eût évité scrupuleusement d’ouvrir par des révolutions intérieures l’accès de la Roumanie à l’intervention étrangère. Il se peut que, détournée par d’autres soins et retenue par la prudence, cette intervention ne s’exerce point immédiatement; mais on ne peut se dissimuler les graves dangers que recèle la situation des principautés. Ceux qui voient dans les coups d’état des mesures de salut ne peuvent reconnaître dans un homme tel que Couza, auquel manquent aussi notoirement la droiture du caractère, la fixité des idées et la capacité administrative, la trempe d’un sauveur de la société.

Cette affaire des principautés, venant se joindre à la question danoise, est comme un avertissement réitéré adressé à notre politique pour lui rappeler l’importance de l’alliance anglaise. Si un cas urgent se présente et si cette alliance nous fait défaut, nous aurons à souffrir dans la part que nous avons prise à l’union des principautés et dans l’intérêt que nous devons porter aux destinées de la Roumanie. La solution de la question danoise par la division du Slesvig sera un rude déboire pour l’opinion publique anglaise, et nous désirons qu’elle ne nous prouve point en Orient ou ailleurs qu’elle nous en veut de n’avoir pas écarté d’elle cette humiliation. Nous sommes curieux de voir comment s’y prendra lord Palmerston pour justifier devant la chambre des communes le partage du Slesvig. Le vieux lord, après une assez longue attaque de goutte, a fait sa rentrée dans la chambre en toilette de printemps aux applaudissemens de ses collègues. Il a montré, en parlant des affaires de Chine, qu’il n’a rien perdu de la verdeur de son esprit. Son absence a cependant porté un sérieux dommage au cabinet qu’il dirige. Le voyant malade, on a pensé à son grand âge, et parmi ses collègues et au sein du parti libéral on s’est mis à songer à l’avenir. Qu’arriverait-il, si lord Palmerston venait à cesser d’être le chef du cabinet? L’union des whigs et des radicaux, qui forme la majorité actuelle, subsisterait-elle? A qui, dans le parti libéral, donnerait-on la place de premier ministre? On devisait ainsi sur l’avenir; les prudens parlaient d’un replâtrage, de la possibilité de marcher quelque temps encore en investissant lord Clarendon des fonctions de premier, lorsque M. Gladstone, d’un coup d’aile, a mis en poussière les combinaisons vermoulues dont s’entretenaient les vieux whigs, et a pris une position indépendante et hautaine qui semble devoir changer prochainement dans le parlement anglais les relations des partis. A propos d’une motion de réforme électorale présentée par M. Baines, M. Gladstone, à l’improviste, dans un discours véhément, a pris en main la cause d’un abaissement radical du cens. Ce qui a le plus blessé l’instinct conservateur anglais dans cette échappée de M. Gladstone, c’est que le grand orateur a traité la question électorale non à l’anglaise, en balançant des chiffres et en faisant des cotes mal taillées, mais à la française, en mettant en avant des principes et un dogmatisme absolus. Dans le monde qui fait et soutient les cabinets, M. Gladstone, par cet élan démocratique, a compromis ses chances futures ; il n’est plus pour les vieux whigs qu’un objet d’animadversion, et il n’est plus que le premier et le plus grand des radicaux. Aussi bien M. Gladstone a-t-il voulu peut-être donner à entendre aux whigs exclusifs qu’avec un talent qui a fait la fortune et l’éclat du présent ministère il ne lui convient point, si lord Palmerston faisait défaut, de se soumettre à la direction d’une médiocrité aristocratique. Cette nouvelle attitude de M. Gladstone avancera peut-être la chute du cabinet et le retour des tories au pouvoir; elle montre en effet que l’union des whigs et des radicaux n’est plus durable et rapprochera du parti tory un certain nombre de membres de l’aristocratie whig. Le manifeste du chancelier de l’échiquier donnera aussi une physionomie animée à la campagne qui va commencer pour les élections générales, qui auront lieu l’année prochaine.

Mais que sont ces épisodes de la vie politique anglaise auprès de l’effroyable lutte qui se poursuit aux États-Unis, et dont les terribles incidens viennent effrayer l’Europe? Du moins semble-t-il permis aujourd’hui d’espérer que l’on touche à la crise extrême de cette guerre civile. Les forces de l’Union, sous la direction du général Grant, attaquent en ce moment l’armée confédérée de Virginie avec une énergie digne de celle de leurs adversaires. Grant a montré dans le début de cette campagne une. résolution et une opiniâtreté auxquelles les précédens généraux en chef de l’Union ne nous avaient point accoutumés. Ce général taciturne, ennemi de l’emphase américaine, est décidé à vaincre et a fait passer son âme dans ses soldats. On admire avec raison, au point de vue militaire, Lee et ses bandes d’intrépides gentlemen; mais ce ne sont pas non plus de médiocres soldats que ces Yankees, si dédaignés dans notre aristocratique Europe, qui se battent chaque jour pendant une semaine, toujours prêts à attaquer malgré les cruelles pertes qu’ils subissent, et malgré le désavantage des positions gagnant sans cesse du terrain sur un ennemi qui s’est fortifié d’avance dans les lignes qu’il a choisies. On n’ose rien prédire sur l’issue de cette sanglante campagne. Ce que nous constatons avec plaisir, c’est qu’à mesure que le dénoûment approche, les hommes du nord semblent davantage estimer leurs adversaires, et ont pour leurs merveilleuses qualités guerrières comme une sourde sympathie. Grant, malgré son laconisme stoïque, en recevant à son bivac le général confédéré Ned Johnstone, qui venait d’être pris par Hancock, aimait à lui rappeler qu’ils avaient autrefois servi dans la même brigade. Les correspondances de l’armée du nord recueillent avec une certaine attention marquée les traits qui peuvent rapprocher les adversaires dans une commune estime. Peut-être y a-t-il dans l’expression de ce sentiment de justice l’indice d’une réconciliation et d’un apaisement moins éloignés qu’on ne pense.

Ce bruit que fait la guerre depuis quelques années dans les préoccupations et l’imagination des peuples doit avoir de mystérieuses influences dont les signes extérieurs nous échappent. N’y a-t-il pas, en fait d’impressions et d’excitations belliqueuses, une sorte de contagion secrète qui se trahit çà et là par des effets inattendus? C’est ce que l’on se demande en voyant les insurrections renaître en Algérie et les agitations de la régence de Tunis. Ces populations musulmanes, ces fanatiques nomades que les chrétiens ne peuvent ni absorber ni s’assimiler, dont la longue patience est aussi surprenante que leurs subits réveils, ont entendu dire peut-être que l’Europe cette année serait la proie d’une grande guerre, et que le bon moment arrivait pour elles de se soulever. Les insurrections algériennes sont un embarras pour nous, elles ne peuvent être un grave souci. Personne ne doute qu’elles ne soient promptement réprimées; mais elles peuvent jeter un certain trouble dans nos finances et introduire dans nos budgets, pour nous servir du mot à la mode, de nouvelles rectifications. Il est impossible de faire allusion aux troubles algériens sans donner un regret sincère au maréchal Pélissier, à ce vieux soldat qui a uni son nom à une grande victoire française, et qui est mort avec la douleur de voir que cette soumission de l’Algérie, à laquelle il avait pris autrefois une part si active, n’est point encore une œuvre achevée.

La société parisienne est agitée en ce moment d’une émotion qui nous reporte au-delà de 1789. Depuis la mort du dernier duc de Montmorency, qui n’a point laissé d’héritiers directs, plusieurs prétendans plus ou moins proches alliés du duc ont aspiré à relever sur leurs personnes ce grand titre et ce grand nom. Ceux qui ont connu le dernier duc de Montmorency ont regretté ce concours et ce bruit. Il y aurait en à leurs yeux une sorte de bienséance à laisser s’éteindre ce titre avec l’homme de bien qui l’avait si honorablement porté. Le duc de Montmorency était de la race des modestes et des fidèles ; c’est à peine si le monde a connu le dévouement touchant et constant, mais sans fracas et sans faste, qu’il a porté à une grande maison française frappée par une solennelle infortune. Si, tandis que l’on prend son titre de duc, Montmorency vivait aujourd’hui, il partagerait simplement à cette heure une douce joie de famille avec ceux à qui il avait gardé sa précieuse amitié. Pourquoi cet honneur de noblesse, qui finissait si naturellement avec lui, est-il remis en vigueur au profit d’un autre? Qu’est-ce qu’un titre de duc pour des descendans de vieilles races, aujourd’hui qu’il n’y a plus de duché-pairie? Que l’on fasse de nouveaux nobles, même après 1789, nous le comprenons, puisqu’un grand bomme l’a voulu et essayé; mais que l’on reporte un titre éteint de l’ancienne noblesse sur un collatéral éloigné, nous avouons que s’il existe une législation qui autorise ces octrois de faveur, nous serons curieux qu’il en soit donné connaissance dans le procès-qui s’engage à ce sujet.

Peut-être nous sera-t-il permis encore, quoique bien tard, de nous associer au deuil qui frappait, il y a quinze jours, la famille de M. J. de Rothschild. Les regrets sentis qu’a inspirés la mort de M. Salomon de Rothschild se sont exprimés dans l’empressement universel qui a entouré sa famille, si inopinément, si cruellement atteinte. Salomon de Rothschild est mort à vingt neuf ans. Il est mort sans avoir rempli le rôle auquel il était appelé dans les grandes affaires économiques de notre époque; mais à ceux qui l’ont connu il avait déjà prouvé que ce rôle, il l’eût rempli dignement. Il avait une juvénile ardeur d’esprit et une rare chaleur d’âme. Il travaillait avec l’application d’un jeune homme qui aurait eu besoin d’être le fils de ses œuvres. Il aimait les livres, les arts comme les affaires. Il s’intéressait à tout, se mêlait à tout. Il avait une pétulance bonne et communicative. A voir son activité, il semble qu’un instinct secret l’avait averti qu’il devait se hâter de vivre. Mille traits de gracieuse délicatesse, de cordiale générosité, que sa modestie et son bon goût tinrent cachés pendant sa vie, se révèlent maintenant chaque jour, et le font revivre doucement dans la mémoire de sa famille et de ses amis, où sa spirituelle et attachante figure ne sera jamais effacée.


E. FORCADE.


LA CONFERENCE DE LONDRES
ET LES INTÉRÊTS EUROPEENS DANS LA QUESTION DANO-ALLEMANDE.

La guerre engagée depuis quatre mois entre le Danemark et l’Allemagne a déjà entraîné assez loin les puissances belligérantes dans leurs actes et les puissances neutres dans leurs calculs pour que les prétentions et les intérêts soient devenus de part et d’autre faciles à saisir. Si l’on étudie avec soin dans quelles dispositions les huit cours signataires du traité de Londres ont abordé la conférence anglaise, on peut déterminer assez exactement quelles perspective se présente d’un rétablissement prochain et durable de la paix. En ce moment, il est vrai, la confusion est extrême ; elle ne date pas d’aujourd’hui : il a fallu que l’Europe fût singulièrement dénuée de cohésion, c’est-à-dire privée de tout système d’alliances politiques, pour que la diplomatie, appliquée spécialement à cette question dano-allemande pendant quinze années, se trouvât impuissante à prévenir une guerre si longtemps annoncée et prévue. Certains principes de droit public paraissent être singulièrement effacés, et dans ce désordre à la fois politique et moral on cherche tout d’abord avec inquiétude où sont la sauvegarde du faible et la garantie d’une sécurité commune. Peu à peu cependant on se rassure. les principes fondamentaux du droit public, s’ils sont un instant opprimés par la passion d’un peuple puissant, triompheront d’eux-mêmes. A l’origine du débat diplomatique duquel dépend aujourd’hui la paix ou la guerre, il est certainement possible de découvrir, derrière les dispositions évidentes et déjà déclarées de chacune des puissances neutres, leur adhésion incontestable à un grand intérêt général et européen, le maintien de l’intégrité de la monarchie danoise. Nous n’inventons pas cette définition, c’est l’Europe qui l’a donnée en 1852 : toutes les principales cours, même de l’Allemagne, ont déclaré alors que l’intégrité danoise importe à la sécurité générale. Une agression allemande est venue donner un violent démenti à cette déclaration solennelle; voyons si les intérêts particuliers de chaque puissance neutre, examinés à nouveau, n’aboutissent pas à la même conclusion qu’on avait adoptée naguère, si certaines prétentions des puissances assaillantes, dépassant un vœu légitime, ne s’éloignent pas, au profit de vues égoïstes, du but vers lequel il faut les ramener, et quelle solution enfin, de nature à satisfaire peut-être l’Allemagne elle-même, il serait permis d’attendre.

On ne doit pas s’étonner que le gouvernement anglais ait pris sur lui de provoquer pour cette seule question une conférence, et qu’il mette tous ses soins à la faire réussir, car nul grand gouvernement parmi les neutres n’est compromis au même degré dans les affaires danoises, et n’a d’intérêt aussi pressant à ce qu’un résultat heureux soit, obtenu. C’est, à vrai dire, un triste récit que celui des relations politiques entre l’Angleterre et le Danemark dans les vingt dernières années; le souvenir de 1807 les domine; ce souvenir n’est pas encore éteint, il s’est représenté plus d’une fois. On sait comment, après que la flotte anglaise eut brûlé le tiers de Copenhague et détruit ou enlevé la marine danoise afin d’enchaîner et de punir un allié de Napoléon, le cabinet britannique contribua, lors de la paix en 1814, à dépouiller le Danemark de la Norvège et prit lui-même Helgoland; des alliés de l’empereur, le Danemark fut le plus maltraité, et quand les vainqueurs, pendant le congrès, se partagèrent le butin, on lui donna, en compensation dérisoire pour la perte de la Norvège, un petit duché allemand de cinquante mille âmes, le Lauenbourg, à la condition encore que ce petit duché ferait, aussi bien que celui du Holstein, partie de la confédération germanique. Les souverains, en se séparant, prirent affectueusement congé du roi de Danemark : «Votre majesté, lui disait-on, a gagné tous les cœurs... — Et pas une âme, » répondit avec résignation Frédéric VI. L’Angleterre crut effacer, il est vrai, ces tristes souvenirs dans l’esprit des peuples, et aux yeux du Danemark lui-même, par le développement de ses institutions intérieures et l’essor inouï de son commerce maritime. On fut tenté d’oublier le passé et de se confier de nouveau à l’amitié d’un peuple dont on eût voulu suivre de loin certains exemples. La première guerre intentée par l’Allemagne à l’occasion des duchés éclata en 1848 ; le Slesvig était évidemment dès lors l’objet des convoitises germaniques, mais la possession de ce duché avait été solennellement assurée au Danemark par l’Angleterre et la France. Le cabinet de Copenhague se tourna d’abord vers Londres; la réponse fut que le moment d’invoquer la garantie, dont on reconnaissait d’ailleurs le caractère obligatoire, ne paraissait pas venu. Or l’armée prussienne avait déjà envahi le Slesvig et était même entrée dans le Jutland; le gouvernement français offrait d’envoyer un corps d’armée, si de Londres on consentait à disposer d’une force égale : le ministère anglais n’y consentit pas. Au lieu de faire honneur aux promesses de la Grande-Bretagne, lord Palmerston offrit une médiation; au lieu de contribuer à défendre effectivement le duché dont la possession avait été assurée au Danemark, il proposa de le séparer et d’en faire un état indépendant; il conseilla ensuite de le partager, et le ministère tory qui le remplaça au pouvoir crut apparemment mieux faire en se contentant de coopérer au traité de Londres, que personne aujourd’hui ne veut plus reconnaître ni défendre.

Cette nouvelle épreuve n’empêcha pas le cabinet danois d’accorder confiance aux offres de bons offices qui lui vinrent encore en 1860 de la part du gouvernement britannique, au moment où l’Allemagne était de nouveau menaçante; mais en vérité lord Russell ne fut pas heureusement inspiré dans ses propositions, que couronna sa malencontreuse dépêche du 23 septembre 1862, où il conseillait un partage de la monarchie danoise en quatre parties, chacune avec son assemblée législative. La Russie appuyait avec ardeur l’idée de cette combinaison, qui fut par bonheur mal accueillie de la France, et que la Suède fit rejeter. Lord Russell ne se découragea point; mais son action se borna dès lors à demander avec instance au gouvernement danois de perpétuelles concessions. C’est lui qui obtint le retrait des ordonnances du 30 mars 1863, concernant l’administration du Holstein. A l’occasion du changement de règne en Danemark, cédant peut-être aux suggestions de la Russie, il envoya lord Wodehouse à Copenhague pour obtenir du nouveau roi, de concert avec M. Ewers, l’humiliant rappel de la constitution du 18 novembre, qui venait d’être signée par Christian IX, et contre laquelle réclamait ardemment l’Allemagne; peu s’en fallut que la constitutionnelle Angleterre ne conseillât alors, en manière de joyeux avènement, un coup d’état. Déjà cependant les Allemands étaient sur la frontière : le ministère danois, en présence de leur attaque imminente, et pour essayer encore de détourner la guerre, offrit de proposer au conseil suprême, qui serait convoqué dans ce dessein, l’abolition légale de l’acte du 18 novembre; il quitterait les affaires, si le conseil suprême n’acceptait pas sa proposition. C’était le seul moyen de se prêter à une concession très pénible en respectant les lois. Le gouvernement anglais ne comprit cependant pas le sens de cette résolution, ou bien il feignit de ne le pas entendre : il se hâta d’annoncer aux cours de Berlin et de Vienne que le Danemark s’était formellement engagé à supprimer la constitution du 18 novembre, et il les pressa d’accepter cette mesure, offrant d’en garantir l’exécution, et de refuser désormais toute assistance au Danemark, si sa prétendue promesse n’était accomplie dans un délai de six semaines!... Mais les armées de la Prusse et de l’Autriche avaient franchi la frontière, et leur impatiente ardeur avait coupé court à l’incroyable et dangereuse confusion où la légèreté du cabinet britannique l’avait précipité, et le Danemark avec lui; l’équivoque disparaissait devant une situation différente, qui créait à l’Angleterre de nouveaux devoirs. Les cours allemandes n’avaient pas même prêté l’oreille à sa proposition; cependant l’Angleterre se contente de déplorer le sort de ceux qu’elle protège. Bien plus, elle conseille à Copenhague, quand les troupes danoises s’apprêtent à résister en avant de l’Eyder, de se retirer derrière le Danevirke, puis d’évacuer le Slesvig et de renoncer même à défendre Düppel. De l’autre côté, elle continue de promettre au nom du Danemark le retrait de la constitution de novembre, comme s’il s’y était engagé, et elle n’obtient pas même des cabinets allemands la moindre garantie, ni un mot de promesse en échange de la concession qui lui tient si fort à cœur.

Ce sont là des fautes; l’honneur de l’Angleterre est engagé à les réparer. Une grande puissance qui distribue des conseils accepte l’obligation de secourir ceux qu’elle dirige. Cette affaire est assez grave pour discréditer, en cas d’insuccès, le cabinet britannique, et, si ce nouveau malheur lui arrive, qui sait à quel prix il retrouvera une occasion de se relever devant l’opinion? Lui faudra-t-il une seconde guerre en Europe pour réparer le tort de n’avoir pas su limiter celle-ci ou la prévenir?

Si le ministère anglais est engagé de la sorte dans le conflit entre l’Allemagne et le Danemark, le suprême intérêt de la nation britannique, l’intérêt maritime, n’y est-il pas également impliqué? Donnez les admirables ports des duchés à la Prusse ou à la confédération germanique, et vous avez une marine allemande capable, d’ici à peu d’années, de balayer la Baltique et de la fermer aux flottes étrangères. Il ne faut pas s’y tromper : la rade seule de Kiel est plus précieuse au point de vue militaire que tous les ports prussiens ensemble; les côtes donneront d’excellens matelots, et ce n’est pas l’argent qui manquera au grand œuvre de la nouvelle Allemagne. Peut-il convenir à la Grande-Bretagne qu’une rivale de plus lui soit créée? Ce n’est pas au moment où le percement de l’isthme de Suez l’inquiète sur sa domination méditerranéenne qu’elle donnera les mains à des remaniemens, de territoire où l’Allemagne trouverait enfin le complément redoutable de sa puissance.

La France, elle aussi, dès qu’on a pu prévoir l’éclat des hostilités entre l’Allemagne et le Danemark, s’est trouvée dans une position très délicate : si elle intervenait, elle ne pouvait le faire, afin d’être respectée et obéie, que la main sur la garde de son épée. Or c’était la guerre continentale, avec ses contre-coups en Pologne, en Hongrie, en Italie, qu’elle voyait, au premier grave dissentiment, se lever sur sa frontière, tandis qu’une démonstration maritime dirigée par la Grande-Bretagne aurait peut-être, sans devenir pour personne aussi compromettante, fait réfléchir les Allemands. Aurait-on immédiatement et sans autre péril atteint le but, si la France s’était jointe à l’Angleterre pour une action commune? C’est là un ordre de questions auxquelles, pour beaucoup de causes, il est fort difficile de répondre. Ce qui est sûr, c’est que le gouvernement français, en restant sans cesse bienveillant pour le Danemark, avait trouvé le moyen de ne jamais se lier envers lui, soit par des conseils qui parussent dégénérer en une pression indiscrète, soit par des promesses destinées à n’être pas accomplies. Il ne lui était pas arrivé de froisser les Danois, et l’Allemagne, de son côté, n’avait aucun reproche à lui faire. La France pouvait donc aborder franchement la conférence, où elle se présentait sans aucun dessein personnel qui fût étranger à l’intérêt général; mais, si elle n’ambitionne pour elle-même dans tout ce débat aucun avantage, il lui importe, au point de vue de sa puissance continentale, comme il importe à l’Angleterre au point de vue de sa puissance maritime, que l’Allemagne, déjà si forte par sa cohésion et sa résistance, ne transforme pas, en acquérant de nouvelles armes, sa nature essentiellement conservatrice en esprit d’agression et de conquête : ce serait là en effet une grave innovation, qui changerait toutes les conditions de l’Europe. En second lieu, le sort du Danemark ne saurait devenir indifférent à la France, pas plus qu’à l’Angleterre. Ce petit royaume, que la nature semble avoir jeté en avant de la Baltique pour en garder les clés au nom de tous, sans être asservi à personne, a besoin, pour répondre à sa mission, d’une indépendance que les prétentions allemandes menacent et compromettent. D’ailleurs, dans les cas de guerre continentale, qu’il serait imprudent de ne pas prévoir, il est notre allié naturel, et c’est un titre, on le sait trop bien, qu’il n’a jamais répudié.

La Russie n’a certainement pas dans la conférence une position aussi dégagée que celle de la France. Elle a peu manifesté ses vues, il est vrai, et il serait difficile de les bien établir; toutefois il n’est pas possible que certaines nécessités récentes et bien connues de sa politique aient laissé absolument intacte sa liberté d’action. Sans doute M. de Brunnow aura dû soutenir aussi vivement que personne dans la conférence le traité de Londres, auquel personnellement il a pris une si grande part; en 1852, c’était, comme on peut se le rappeler, le cabinet de Saint-Pétersbourg qui dictait la paix, et M. de Brunnow tenait la plume. Il n’en faudrait pas rigoureusement conclure à une attitude très énergique du gouvernement russe. contre les prétentions excessives de l’Allemagne. On doit toujours se rappeler que l’insurrection de Pologne est à peine éteinte, et que le souvenir tout au moins est vivant encore des obligations récentes que la Russie a contractées envers l’Autriche et la Prusse. Si le célèbre pacte conclu au XVIIIe siècle par ces trois cours a déposé dans le champ de la politique européenne un germe funeste, dont nous voyons sans cesse et dont nos fils verront longtemps encore apparaître çà et là les rejetons, le grain que le conflit dano-allemand a fait éclore dans le sol des duchés paraît être de même nature. La Prusse l’a cultivé avec un indiscret empressement; l’Autriche, comme autrefois, a suivi, et certains esprits craignent que le cabinet de Saint-Pétersbourg ne veuille être, lui aussi, de la future moisson. C’est sans doute prévoir les partages de trop loin; l’Europe est de nos jours, après une longue et dure expérience, suffisamment avertie, et, pour peu que le gouvernement russe n’ait plus de goût pour les aventures, son intérêt bien entendu ne paraît pas en contradiction avec celui de l’Angleterre et de la France. Il se trouvera du reste en demeure, si la conférence discute, comme il faut l’espérer, toutes les conditions d’un arrangement définitif, de témoigner jusqu’où va son bon vouloir pour le bien commun de l’Europe. Un rival de M. le duc d’Augustenbourg se présente, le grand-duc d’Oldenbourg, qui s’autorisera des liens naturels entre sa famille et la maison impériale de Russie. D’un autre côté, si la succession fixée en 1852 pour la monarchie danoise n’est pas reconnue, la Russie reparaît avec son droit réservé sur la partie du duché de Holstein qui comprend précisément la rade de Kiel. L’occasion en sera d’autant plus belle pour le cabinet de Saint-Pétersbourg de contribuer, s’il le faut, par des sacrifices personnels à la paix de l’Europe.

Après l’Angleterre, la France et la Russie, on compte encore au nombre des puissances neutres signataires du traité de Londres le royaume-uni de Suède-Norvège, qui a, lui aussi, dans le conflit dano-allemand des intérêts immédiats. Même ces intérêts sont tels qu’on s’étonne tout d’abord de trouver ce gouvernement parmi les neutres; l’étonnement s’accroît, si l’on se rappelle que, six mois à peine avant l’ouverture de la guerre, des négociations étaient engagées entre les cabinets de Copenhague et de Stockholm en vue d’une alliance défensive. Vers le 15 octobre de l’année dernière, on était d’accord sur les bases et même sur les détails du traité, et le roi Frédéric VII adressait à son ministre des affaires étrangères, M. Hall, les pleins pouvoirs pour conclure; mais le traité de Paris du 21 novembre 1855 imposait au cabinet suédo-norvégien la nécessité de consulter les deux puissances qui l’avaient garanti contre toute agression de la Russie, c’est-à-dire la France et l’Angleterre, et ce fut un premier motif de retard. Bientôt Frédéric VII mourut, le 15 novembre; quelques jours après, la nouvelle constitution danoise pour les affaires communes entre le Danemark propre et le Slesvig était adoptée par Christian IX, et nul symptôme ne venait témoigner d’un changement de dispositions de la part du cabinet de Stockholm. Ce ne fut que pendant les derniers jours de novembre qu’il manifesta subitement le dessein arrêté de ne pas donner suite aux négociations. Quelle que fût la cause de cette rupture, on comptait encore à Copenhague, quand le Slesvig fut menacé, que le passage de l’Eyder par les armées allemandes provoquerait infailliblement une démonstration scandinave. La déception fut profonde quand on vit qu’il fallait renoncer à cette espérance, et les commentaires ne manquèrent pas. Ce n’est pas ici le lieu de les enregistrer, mais il est permis de constater le grave échec infligé en cette circonstance à la cause du scandinavisme. L’union des trois royaumes, qui intéresse au plus haut point l’Europe et chacun des trois états du Nord, est aujourd’hui gravement compromise. Que le gouvernement suédo-norvégien se soit abstenu par l’effet d’une pression étrangère, comme on l’affirme, ou bien par le sentiment de sa faiblesse et de son péril, c’est une faute, ce semble, qu’il a commise en omettant d’offrir au Danemark l’appui moral de sa coopération. Sans aucun doute, il ne faut pas lui prêter, comme on l’a fait, l’intention secrète de profiter d’un malheur voisin : une telle politique répugne au caractère du roi Charles XV et à celui du comte de Manderström, qui avait répondu avec une telle vigueur à la démarche intempestive de lord Russell en septembre 1862. Si, par impossible, la Suède avait calculé de la sorte, c’eût été de sa part une grande erreur: l’union scandinave ne peut se former un jour, elle ne peut subsister, pour le bien de l’Europe et du Nord, qu’à la condition que chacun des trois peuples destinés à la composer soit intact et respecté. Nul d’entre eux n’entend chercher un joug au milieu de ses frères et se choisir parmi eux un maître, et c’est sur la base d’un dévouement commun, non sur celle d’un calcul égoïste, qu’une telle union, pour être conforme aux vœux et aux intérêts de notre temps, peut se contracter et devenir féconde. Il importe que cette vérité soit entendue non pas seulement à Stockholm, où l’on est sans doute édifié à ce sujet, mais aussi dans les grandes cours appelées en ce moment à sauvegarder l’intérêt européen, et qui apercevront derrière la ruine du Danemark une grave atteinte à l’indépendance utile du groupe scandinave.

En résumé, l’intégrité de la monarchie danoise a été en 1852 proclamée nécessaire. Quelles sont cependant les prétentions des cours allemandes? Si ces prétentions se trouvent en quelque mesure conformes à la justice et à l’intérêt bien entendu de l’Europe, les puissances interprètes impartiales de ce même intérêt n’auront aucune raison de ne les pas satisfaire. M. de Saint-Priest, dans ses belles études sur le partage de la Pologne, caractérisait ici même la première rupture de l’Allemagne avec le Danemark à l’occasion des duchés par ces mots : « la guerre la plus injuste qui fut jamais[1]. » On peut en dire autant de celle-ci. Le Danemark affirmera son droit devant tout tribunal impartial, sans crainte d’être démenti et condamné. Si ses plénipotentiaires plaident à Londres en ce moment qu’il n’a commis dans tous ces longs débats aucune véritable faute, probablement ils sont dans le vrai. Affirmer l’oppression des duchés par le fait même du Danemark, c’est se moquer, et ceux-là commettent une étrange confusion, en Allemagne et ailleurs, qui, se disant les défenseurs de la liberté, prennent parti contre ce petit peuple. Avant de donner l’exemple d’un courage et d’un patriotisme mémorables, il a su s’élever en quinze ans, sans le moindre trouble civil, au milieu de mille embarras que lui suscitaient les prétentions étrangères, du rang inférieur des nations régies par l’absolutisme au rang supérieur des nations constitutionnelles et libres. Il a voulu étendre au Slesvig les libertés dont il jouissait lui-même, et le seul parti allemand s’y est opposé, pour le plus grand profit des hobereaux et de ce qui reste encore d’institutions féodales. Déplorer le triste sort d’une nationalité souffrante dans le Slesvig, c’est se moquer, à moins qu’on ne parle de la population scandinave, qui est là chez elle après tout, et que les Allemands, reçus jadis en hôtes dans ses villes, veulent chasser aujourd’hui, comme si elle n’était pas la maîtresse de la maison. Quel nombre d’intrus constituera, selon vous, dans un pays étranger, une nationalité à laquelle la majorité des anciens habitans doive obéir? Il n’y a dans ce duché que des sujets danois, quel que soit leur idiome. Ce ne sont pas les campagnes du Slesvig méridional qui réclament contre l’ancienne domination de leur duc, roi de Danemark : c’est une partie des habitans des villes dans le centre même du duché. Qui donc les empêche d’aller vivre en Allemagne, s’ils se trouvent mal gouvernés dans la monarchie danoise? Ils forment un parti factieux, non pas une nationalité.

Mais il n’en va pas de même pour le Holstein, il est vrai, et c’est ici qu’une distinction importante permet de répartir équitablement la justification et le blâme. Certes il y a au fond de cette émotion qui s’est emparée de toute l’Allemagne autre chose qu’une pure et simple injustice, et le faux n’a pas cette puissance d’entraîner à sa suite quarante millions d’hommes. Il n’est que trop facile de s’expliquer la passion germanique en dehors de toute faute commise par les Danois. Il y a d’abord quelques raisons mauvaises. L’Allemagne a subi depuis quinze ans plusieurs sortes d’humiliations : la principale a été, lorsqu’une des deux grandes monarchies qu’elle compte dans son sein a été vaincue sur les champs de bataille, de ne lui avoir su porter aucun secours: elle a eu, dans cette occasion, le sentiment amer et de ses divisions intestines et de l’impuissance où la condamne sa constitution. Dans un temps où la vieille Europe se transformait de toutes parts, l’Allemagne a fait de mauvais rêves : créée pour une mission conservatrice et toute de résistance, elle a cherché autour d’elle où dépenser, sans trop de péril, un excès de force qui lui montait à la tête. Or il faut avouer que la situation géographique du malheureux Danemark était bien faîte pour exciter son humeur : il l’étouffe dans la Baltique, et, lui fermant l’accès de ses côtes, il l’empêche de s’étendre sur la Mer du Nord; il accapare pour lui seul tous les meilleurs ports en lui laissant les plus mauvais; il nourrit dans les innombrables golfes de ses îles toute une population de bons et hardis matelots qu’il anime de son esprit intelligent et libre. Jalouse de tels avantages, pourquoi l’Allemagne, elle aussi, ne réclamerait-elle pas, comme on l’a dit, le droit à la mer? Quand on est une grande race, une grande nationalité, par le temps qui court, on ne se refuse rien. Cette ambition serait légitime, et dominerait même, à notre sens, la doctrine étroite de l’équilibre européen, si l’Allemagne devait tirer de son propre fonds cette nouvelle puissance. Qu’elle réagisse contre la géographie et contre la nature, qu’elle transforme, si elle le peut, ses rivages, ses ports et les aptitudes de ses populations côtières, ce sera une richesse de bon aloi qui viendra s’ajouter à sa grandeur, et de laquelle nul ne pourra médire; mais lorsque des marines secondaires et respectables comme celles des états scandinaves subsistent au grand profit de l’Europe, il n’est pas légitime qu’elle leur ravisse leurs principaux élémens de prospérité pour les exploiter à son avantage exclusif.

Une guerre contre le Danemark pouvait en apparence conduire l’Allemagne vers l’accomplissement de ses desseins maritimes; elle lui donnait en outre l’occasion, dont elle avait besoin, de batailler et de se mouvoir, surtout elle lui procurait la douce illusion de se croire intérieurement unie. L’unité de l’Allemagne! voilà un autre rêve qui tourmente depuis bien longtemps les esprits au-delà du Rhin. C’est un grand sujet de dépit, dans cette époque de centralisation puissante, de ne pouvoir obtenir cette bienheureuse unité. L’Allemagne la poursuit incessamment; les vastes plaines des duchés la lui montrent, mais ce n’est qu’un mirage, car l’unité allemande, si elle est possible, ne sera que la récompense d’un long travail intérieur ou de sacrifices patriotiques à la suite de quelque grande épreuve héroïquement subie; une guerre imméritée contre un faible ennemi ne saurait l’enfanter.

Il n’y a qu’une seule bonne raison, mais il y en a une parmi celles qui expliquent la passion infatigable de l’Allemagne : c’est le sentiment de la race, qui, après s’être manifesté longtemps au-delà du Rhin d’une manière incomplète et confuse par de vagues efforts vers l’unité nationale, se traduit plus précisément aujourd’hui dans une révolte formelle contre certaines entraves constitutionnelles et légales. Le duché de Holstein est tout allemand, il fait partie de la confédération germanique; cependant la diète de Francfort n’y exerce pas une autorité directe et franchement reconnue, et par exemple la question de succession, dans une grave conjoncture, y a été tranchée par les cours étrangères sans qu’on daignât même la consulter. Est-ce la faute du Danemark? Non assurément; le souverain de la petite monarchie danoise n’a pas excédé, dans ces transactions, la limite de ses droits et de ses devoirs, tels que les traités de 1815 les avaient fixés. Il est douteux qu’on puisse montrer un texte en vertu duquel la signature de la diète de Francfort ait été évidemment nécessaire au bas du traité de 1852, et si l’on cherche dans l’histoire des trente ou quarante dernières années des exemples à l’appui de cette prétention fédérale, on n’en trouvera pas. La diète a pris part, il est vrai, aux stipulations qui ont jadis constitué le royaume de Belgique, mais elle intervenait là très régulièrement, parce qu’il s’agissait d’un remaniement de territoire où des parties du sol dépendant de la confédération germanique étaient impliquées. Il est si peu permis d’accuser le Danemark sur ce point et de l’attaquer, comme on l’a fait, à cette occasion, que la Prusse et l’Autriche elles-mêmes l’ont détourné en 1852 de demander la signature de Francfort; elles croyaient alors à l’incompétence de la diète, qu’elles dédaignaient : comment ces mêmes cours viennent-elles cependant déclarer aujourd’hui le traité non valable parce que la diète ne l’a pas accepté? Que la diète elle-même élève cette prétention, cela ne nous étonne pas. Il y a au-delà du Rhin un groupe d’états intermédiaires qui forme, en dehors de la Prusse et de l’Autriche, la véritable Allemagne, grande et noble nation de quinze à vingt millions d’âmes, qui n’a commis encore aucune des injustices ni des violences dont l’histoire des Habsbourg et des Hohenzollern est remplie. Ce groupe a été jusqu’à présent tenu à l’écart, dédaigné, menacé même par les deux grandes puissances allemandes, et maltraité à leur profit par la constitution imposée en 1815 à tout le corps germanique; il demande à vivre, il veut faire valoir sa force réelle et sa dignité, et sans doute il est temps que l’Europe, dans l’intérêt de son repos et de la justice, intervienne pour lui faire rendre ce qui lui est dû. M. de Beust s’est fait, depuis plusieurs années déjà, l’organe de ce mouvement et de ces aspirations légitimes. On n’a pas oublié son projet de réforme fédérale en 1861; la position qu’il vient de prendre à la tête des états moyens et comme représentant de la diète de Francfort lui donnera l’autorité suffisante pour reprendre une œuvre devenue nécessaire, et en même temps, nous l’espérons du moins, pour se contenir dans les limites de la modération.

Il y aurait donc lieu de faire droit à certains intérêts allemands représentés par la diète, et qui ne sont pas en désaccord avec l’intérêt européen; mais que veut la Prusse, et comment la satisfaire, elle en particulier? Elle se dit l’épée de l’Allemagne, et cette fois encore, en dépit de la diète, c’est elle seule, à vrai dire, qui s’est chargée de toute la guerre. L’Autriche n’a fait que suivre, pour ne pas lui laisser tout l’honneur de triomphes si glorieux, et pour rester en mesure de contrôler et de balancer ses prétentions. Est-ce bien pour les intérêts de la « grande patrie » que Berlin et Vienne se sont ainsi offertes, ou bien est-ce de part et d’autre pour certaines vues très particulières à la « patrie restreinte? » Demandez à M. de Bismark comment sa couronne d’épines s’est changée en lauriers, mais conseillez-lui de ne pas continuer à malmener, comme il l’a fait tout récemment encore (dans sa dépêche du 8 mai), la diète germanique. Si quelque droit peut être invoqué pour une guerre si utile au cabinet qui règne encore à Berlin, c’est au nom de la diète seule, et il est imprudent de laisser paraître dès maintenant trop à découvert le secret espoir d’avoir conquis l’hégémonie.

Entre la résolution de maintenir l’intégrité de la monarchie danoise, résolution dictée, dès l’origine du débat, aux puissances neutres par l’intérêt européen, et la nécessité reconnue de faire une concession à de nouvelles et légitimes exigences de l’Allemagne proprement dite, y a-t-il un moyen de conciliation qu’on puisse recommander? Nous n’en pouvons pas imaginer un seul qui soit rigoureusement à l’abri de tout reproche, puisque, en face de la prétention fondée de l’Allemagne d’être absolument maîtresse chez elle, le Danemark ne devrait cependant perdre, en vertu du principe posé en 1852, aucune parcelle de son territoire. Le droit rigoureux demanderait, si l’Europe croit devoir corriger une maladroite combinaison de 1815 en imposant à la monarchie danoise une diminution de territoire, qu’on stipulât en même temps pour celle-ci un dédommagement proportionné, difficulté nouvelle et grave. — A la place du droit rigoureux, rarement applicable dans les affaires humaines et surtout en politique, mettons l’équité. Or l’équité ne serait-elle pas satisfaite, si le Holstein était entièrement détaché de la monarchie danoise, mais avec certaines conditions imposées par l’Europe, de telle sorte que les ports du nouvel état ne vissent pas se former de redoutables établissemens militaires? Le Danemark subirait de la sorte, il est vrai, une grande perte, et l’on serait injuste de compter pour peu de chose cette mutilation d’une antique monarchie. La lettre du programme adopté naguère par l’Europe serait violée, mais l’esprit, ce qui vaut mieux, en serait sauvegardé; l’intégrité territoriale de la monarchie danoise subirait une atteinte, mais qui serait rachetée par la force nouvelle donnée à son intégrité morale ; l’intérêt de la nationalité scandinave resterait intact, dans le présent et l’avenir, pour le triomphe d’une doctrine que notre temps préconise. L’Allemagne, de son côté, aurait recouvré la libre disposition d’un territoire allemand; elle en disposerait à son gré, en consultant, si elle le veut, les populations sur le choix de leur futur souverain : c’est une affaire qui se débattrait de Berlin à Francfort. L’important, c’est que la véritable Allemagne, celle que représente M. de Beust, aurait obtenu de l’Europe une satisfaction éclatante. Dès son apparition comme grande puissance entièrement reconnue, elle aurait, du consentement de l’Europe, fait annuler un traité solennel auquel manquait sa signature; on aurait amendé, pour lui complaire, un point important des arrangemens de 1815; elle ferait sa véritable entrée dans le monde politique à la faveur d’une convention européenne comportant un double triomphe de la théorie des nationalités. L’œuvre de la conférence une fois terminée, le groupe des états intermédiaires se trouverait en possession de tenir tête aux prétentions exclusives que pourraient susciter les projets ultérieurs de réforme fédérale.

Peut-être, si on la présentait avec l’énergie d’une conviction sérieuse et raisonnée, y aurait-t-il plus de chances qu’on ne croit pour le succès d’une solution qui offrirait cette fortune d’être à la fois conforme aux vœux légitimes d’une grande portion de l’Allemagne et à l’intérêt européen. Aller au-delà contre les droits du Danemark, ce serait, nous le croyons, franchir les limites qu’impose la justice. Nous ne parlons pas seulement ici des prétentions tendant à séparer de la monarchie danoise tout le Slesvig : ceux qui les ont élevées sont les plus dangereux ennemis de la paix de l’Europe; nous parlons surtout des projets de pacification qui auraient pour base une cession en faveur de l’Allemagne de la partie du Slesvig où l’allemand est parlé. C’est apparemment le droit des nationalités qu’on invoquerait à l’appui d’une telle solution; or il y a lieu de rappeler qu’en voulant appliquer le droit rigoureux, on arrive à l’injustice, summum jus, summa injuria. Que la conférence réponde ici au nom de l’Allemagne par un sacrifice correspondant à celui qu’elle aura imposé au Danemark en lui enlevant le Holstein, et les puissances neutres auront finalement servi l’intérêt de l’Europe par la haute moralité d’une sentence arbitrale qui aura obtenu de l’un et l’autre adversaire de notables sacrifices, et qui n’aura renoncé à l’application du droit extrême contre chacun d’eux que pour y substituer l’impartiale équité.

Ce que l’on a pu savoir des délibérations de la conférence répond-il à ces conclusions, et permet-il d’espérer un accord sur une pareille base? Les trois premières séances ont été consacrées à fixer un armistice qui, par la levée du blocus, aurait été nuisible au Danemark, s’il ne devait profiter aux négociations et servir la cause d’un arrangement équitable. On a ensuite, dans les séances du 12 et du 17 mai, abordé le fond de la question, mais non sans quelque difficulté pour obtenir des plénipotentiaires allemands des explications précises sur les griefs de leurs cours et sur la manière dont il aurait fallu, du côté du Danemark, mettre en pratique la constitution commune et les fameux engagemens de 1852. Jamais l’Allemagne ne s’est exprimée nettement à ce sujet, et il est naturel que la même abstention se soit produite dans la conférence. Quant au traité de Londres, personne n’ignore que les puissances allemandes ont absolument refusé de le reconnaître, et les puissances neutres ne se sont jamais formellement obligées à le défendre. Il est écarté : c’est une concession importante, qui s’accorde avec l’abandon du duché de Holstein, dans lequel ce traité réglait la succession, et qui n’entraîne pas à la rigueur le démembrement du Danemark, puisqu’il serait possible, en sacrifiant la lettre du traité, d’en conserver l’esprit quant à l’intégrité danoise. Toutes les transactions des années 1851-52 une fois mises à néants quelles bases d’un arrangement définitif les plénipotentiaires allemands ont-ils proposées? Enivrés de la victoire, ils ont demandé la séparation des deux duchés ou bien l’union personnelle, deux prétentions équivalentes. Enfin la contre-proposition d’un partage du Slesvig leur a été faite pendant la séance du 28, sur les bases suivantes : on réunirait à l’Allemagne toute la partie du territoire au nord de l’Eyder, contenant une population de 119,000 âmes qui ne parle en effet d’autre langue que l’allemand. On donnerait ainsi pour limite commune aux deux nations la ligne de la Sli, continuée par celle du Danevirke. Un tel arrangement, dit-on, décernerait à l’Allemagne un triomphe signalé, puisque, outre le Holstein, dont elle aurait recouvré l’entière disposition, elle aurait enlevé enfin un morceau du Slesvig; le Danemark, de son côté, y trouverait un grand profit : d’abord les cantons mixtes, ceux où les deux langues, allemande et scandinave, sont mêlées, seraient entièrement à lui. Il les réunirait ainsi que la partie septentrionale du duché, toute danoise, au royaume proprement dit; ce serait une incorporation véritable, à la fois politique et administrative. Peut-être même l’Europe consentirait-elle au besoin à garantir la paisible possession de ce royaume ainsi constitué; ce serait ensuite au roi de Danemark de se faire obéir chez lui, et, si l’ancien parti slesvig-holsteinois. s’agitait encore, de l’obliger au silence : de par les traités, l’Allemagne n’aurait plus aucun prétexte d’intervention.

Voilà le brillant côté du projet; en voici le côté sombre. En mutilant le Danemark sous l’empire d’une nécessité cruelle, mais qu’on subirait afin de sortir d’embarras sans le danger d’une guerre, on veut apparemment donner au futur état une frontière sérieuse, sur laquelle il puisse au moins arrêter assez longtemps l’ennemi pour permettre à l’Europe, en cas de subite agression, d’intervenir; cette frontière devrait même être assez forte pour suffire plus tard à la sûreté d’un royaume-uni du Nord : c’est là évidemment l’intérêt européen. Si donc il faut absolument, en présence d’une guerre qu’on veut empêcher de renaître, chercher un expédient au-delà des limites que nous avons indiquées, la difficulté consiste à fixer quelle partie du Slesvig pourrait être détachée sans compromettre entièrement la frontière du Danemark. Le mode de partage qu’on a proposé pourra répondre à cette nécessité absolue, mais seulement aux conditions suivantes, qu’impose la nature elle-même.

Il suffit de jeter les yeux sur une carte pour comprendre que le golfe de la Sli ne peut être défendu en même temps que la ligne du Danevirke par les seules forces d’une armée danoise, pour deux raisons : d’abord parce que l’étendue de ce golfe en longueur est très considérable, ensuite parce que sa côte méridionale, plus élevée que la côte opposée, domine celle-ci. La rive méridionale fait partie d’un vaste triangle; la base en est adossée, vers l’est, à la Baltique, et le côté méridional, de l’est à l’ouest, au golfe profond d’Eckernförde. Le sommet tronqué de ce triangle, dirigé vers le sud-ouest, forme avec l’extrémité même du golfe de la Sli une ligne étroite fortifiée qui est la véritable clé des nombreux passages du fleuve. Le Danemark devrait donc conserver cette presqu’île[2] et le port d’Eckernförde, qui contribue à défendre le sommet du triangle; sans cela, il est clair qu’il ne saurait opposer de ce côté aucune sorte de résistance. Quant au Danevirke, cette ligne de fortifications, trop étendue aussi, ne peut être de quelque utilité qu’avec les inondations provenant des eaux de la Treene; il faut donc de toute nécessité, à cause des pentes, concéder la vallée de la Basse-Treene, qui incline vers Frederikstadt, ville située sur le fleuve Eyder. L’Eyder lui-même ne peut être franchi que sur trois ou quatre points par l’ennemi assaillant, de sorte que les défenseurs de la Sli et du Danevirke ont le temps de se préparer, tandis que l’ennemi, s’il possède le pays au nord de l’Eyder, peut exécuter contre eux avec toute facilité un subit mouvement d’attaque. On arrive toujours à ce résultat que la nature même a donné au Danemark l’Eyder pour frontière. Ce fleuve a été, dès le temps de Charlemagne, une de ces limites de races que la politique a dû partout consacrer. Les anciens scandinaves laissaient volontiers entre eux et leurs voisins étrangers de vastes espaces vides en manière de défense naturelle ; le pays entre la ligne du Danevirke et l’Eyder était ainsi une marche presque entièrement vague, et ce même pays contient maintenant encore tout le système des eaux nécessaires à la protection de la frontière dano-allemande.

Le partage du Slesvig sur cette base n’en donnerait pas moins à l’Allemagne un territoire important, toute la partie sud-est de ce duché, toute la côte nord de la rade de Kiel, avec la citadelle de Frederiksort, et une population de près de 50,000 âmes parlant exclusivement la langue allemande, qui s’ajouterait avec un grand avantage à la population déjà nombreuse et riche du Holstein. Reculer vers le nord la limite des concessions envers l’Allemagne est inadmissible; lui donner les cantons mixtes serait tomber dans une incroyable confusion : ce serait, pour protéger ce qu’on veut bien appeler la nationalité allemande en Slesvig, dépouiller la nationalité scandinave, qui dans ces mêmes cantons a la majorité. Or la résistance que le Danemark a opposée à l’invasion pendant la dernière campagne, celle qu’il s’apprête encore à faire, si la guerre continue, ses succès sur mer, son vigoureux blocus, dont le commerce allemand a beaucoup plus souffert qu’il ne le dit, ses victoires pendant la guerre de 1848 à 1851, son énergie constitutionnelle depuis quinze ans, tout cela décèle une nationalité avec laquelle il faudrait compter, une nationalité jeune, qui promettait à l’Europe, de concert avec la Suède et la Norvège, un heureux et utile équilibre du Nord, qui voit cependant son péril et se résout à vendre chèrement sa vie. Si les cantons mixtes étaient donnés à l’Allemagne, et que par impossible la paix fût signée sur cette base, il est clair que la lutte ne tarderait pas à recommencer, l’élément scandinave ne se soumettant pas, quels que fussent les efforts de son gouvernement, et l’élément germanique ne renonçant pas, à moitié chemin, ou au tiers du chemin, à son travail d’expansion, déjà couronné de succès.

En tout cas, l’avenir est très sombre pour le Danemark ; ce royaume est fort menacé dans son existence même, au cas où ses ennemis ne se laisseraient pas ramener à la modération. L’avenir est sombre aussi en vérité pour l’Allemagne, si un droit sens politique ne préside pas à ses conseils. Son facile triomphe a été rendu détestable par la manière dont le Slesvig, pris seulement en gage, disait-on, s’est vu traiter, par le bombardement de Sonderborg, par l’invasion du Jutland, entreprise sur un prétexte qui n’était pas avouable, enfin par la conduite des troupes alliées envers des populations inoffensives avant et pendant l’armistice. Sous l’apparent concert d’un tel triomphe, combien il y a chez les Allemands de divisions redoutables ! On se rappelle les invectives toutes récentes encore de M. de Bismark à l’endroit de la diète de Francfort, les dissensions en Holstein entre l’armée unie des deux grandes puissances et les troupes de la confédération, les rivalités des principaux chefs pendant la campagne, la soif de conquête que respiraient les ordres venus de Berlin, la passion plus contenue des états intermédiaires, l’embarras digne de compassion de l’Autriche en présence des succès de sa rivale, et surtout à la vue de ce calice d’amertume d’une proposition formelle de consulter les vœux des populations. Quel exemple et quel châtiment ! Au retour de la campagne, l’Allemagne ne retrouvera pas son apparente unité ; ils auront beau, Prussiens et Autrichiens, avoir porté le brassard blanc de 1813 : la lutte renaîtra pour l’hégémonie, pour le renouvellement du Zollverein, peut-être, qui sait ? pour la simple possession des dépouilles de la guerre. À qui appartiendront le Holstein, et Kiel, et Rendsbourg ? L’Europe laissera-t-elle une flotte et une forteresse fédérales ou prussiennes enchaîner la Baltique et asservir le Danemark, qu’elle aura prétendu sauver ? Le traité de Londres étant détruit, les droits de la Russie sur toute la partie gottorpienne du Holstein, qui comprend les ports de Kiel et de Neustadt, renaissent. Que la Russie ne les fasse pas valoir immédiatement, cela est possible ; mais qu’un prince d’Oldenbourg, c’est-à-dire d’une branche cadette de la maison de Gottorp, soit élu duc du nouvel état, et voilà le Holstein tout entier à la disposition du gouvernement russe ! Enfin l’avenir est sombre pour l’Europe elle-même : sa diplomatie n’a pas su prévenir, quand il en était temps encore, un débat qu’elle ne sait plus maîtriser après qu’il a éclaté ; son vieil équilibre ne sait plus où se prendre, à quels traités survivans ni à quels principes, et elle ne se sent pas la force de raffermir son droit public, de toutes parts si ébranlé. Puisse l’odieuse guerre qu’elle tente d’arrêter maintenant l’avertir de son propre péril, et conseiller aux uns l’énergie dans la justice, aux autres la modération !


A. GEFFROY.

SOUVENIRS HISTORIQUES DE FRANCE ET D’ÉCOSSE.[3].

Il suffit de lire quelques romans de Walter Scott pour avoir une idée des rapports qui ont existé pendant des siècles entre l’Écosse et la France. Ce ne sont pas seulement les aventures de Quentin Durward qui nous montrent ces liens des deux pays; combien de fois, en des récits consacrés à un sujet tout différent, ne voit-on pas les Écossais du romancier faire leur voyage de France et nos Français leur rendre visite en Écosse! Il y a là un souvenir et une indication, le souvenir d’une longue fraternité perpétuée jusqu’à nos jours à travers des fortunes diverses, l’indication de recherches curieuses et qui promettaient à l’histoire une ample moisson de détails. M. Mignet, dans le premier chapitre de son Histoire de Marie Stuart, a signalé en quelques traits l’importance politique de cette amitié séculaire : « Exposée, dit-il, aux attaques continuelles du même ennemi, la France avait contracté avec l’Écosse, au XIIIe siècle, une alliance qui dura jusqu’à la fin du XVIe, et qui fut également utile aux deux pays, puisqu’elle les aida tour à tour à se délivrer des Anglais. » On sait avec quel soin les rois de France entretinrent ces relations; ils contribuèrent par tous les moyens au développement de l’Écosse, la secourant dans le péril, apaisant ses luttes intestines, ouvrant de larges débouchés à son commerce, s’entourant d’une garde écossaise qui payait ses privilèges par un dévouement à toute épreuve, donnant des titres et terres sur notre sol aux Stuarts, aux Douglas, aux Hamilton. Leur cour était ouverte à la noblesse d’Écosse, dit encore M. Mignet, « comme un asile ou comme une école. » Les relations établies par une alliance si longue et si féconde pouvaient-elles disparaître subitement à l’heure où les deux couronnes d’Écosse et d’Angleterre se trouvèrent réunies sur la même tête? Non, certes. Aux rapports politiques succèdent alors les rapports intellectuels. L’histoire des mœurs et des lettres s’enrichit de tout ce que perd l’histoire des négociations et des batailles. En un mot, ce long échange d’influences a changé de caractère, sans jamais s’interrompre, depuis les premiers temps du moyen âge jusqu’à la révolution française; curieux tableau qui manquait à l’histoire et que M. Francisque Michel vient de nous donner sous ce titre: les Écossais en France les Français en Écosse.

Avant de remercier M. Francisque Michel du soin qu’il a mis à rassembler tant de matériaux, je lui dirai tout d’abord le défaut de son livre. Il y a trop de détails, et pas assez de lumière. On voudrait plus d’art, plus d’arrangement au moins, une distribution plus juste et plus heureuse. C’est un magasin plutôt qu’un livre. Pourquoi tant de noms accumulés, tant de renseignemens généalogiques, tant d’armes et de blasons? Pourquoi les grands faits sont-ils confondus avec les minuties, les noms illustres avec les noms obscurs? L’auteur nous répondra sans doute que ce travail a été entrepris pour l’Écosse autant que pour la France, que les souvenirs dont nous sommes peu touchés ont de l’intérêt pour nos anciens alliés, que les Écossais, moins oublieux que nous, aiment à consacrer la mémoire de cette antique fraternité des deux races, et qu’il a obéi à un sentiment de patriotisme en ouvrant ses pages aux renseignemens, bien mieux, aux sollicitations qui lui arrivaient de toutes parts. Dans ce grand livre de l’amitié de l’Écosse et de la France, aucun gentilhomme écossais, pourvu de ses documens historiques, n’a voulu laisser omettre le nom de sa famille. A la bonne heure! voilà un argument, et le succès que les recherches de M. Francisque Michel ont déjà obtenu dans le royaume-uni plaide aussi en faveur de son procédé. Bornons-nous donc à faire nos réserves au point de vue de l’art, et sachons gré à fauteur de tout ce qu’il a mis d’attrayant et d’utile en ce magasin trop encombré.

Le tableau de M. Francisque Michel commence avec les premiers temps du moyen âge, mais c’est surtout pendant la guerre de cent ans, sous Louis XI et Charles VIII, sous les derniers Valois, enfin pendant tout le XVIIe siècle, que son sujet lui a fourni les développemens les plus abondans et les plus neufs. Le rôle des Écossais pendant la guerre de cent ans est très nettement indiqué; le patient érudit a consulté toutes les chroniques, et nul détail ne lui échappe. La part qu’ils ont prise dans nos rangs à ces batailles terribles, les jalousies qu’ils excitaient parfois chez les soldats de la France, l’appui que leur prêtaient nos chefs, leur fierté intraitable en face des Anglais et la guerre sans merci qu’ils se faisaient les uns aux autres, tout cela est mis sous nos yeux d’après les rapports des témoins. « C’était, dit un chroniqueur contemporain à propos du désastre de Verneuil (1424), c’était un spectacle affreux à contempler que celui des monceaux de cadavres entassés et pressés sur ce champ de bataille, là surtout où la lutte avait eu lieu avec les Écossais, car pas un d’eux ne fut épargné à titre de captif... » Malgré les mésintelligences qui pouvaient s’élever parfois entre les Français et leurs auxiliaires pendant ces guerres désordonnées, la France ne cessait de compter sur l’amitié de l’Écosse, puisque Charles VII, dans une heure de désespoir, eut la pensée de se réfugier dans ses montagnes. Un matin qu’il était livré à ses tristes pensées, il entra dans son oratoire, « et là, — dit un contemporain, Pierre Sala, dans le livre intitulé Hardiesses des grands rois et empereurs, — il fit une humble requête et prière à notre seigneur, dedans son cœur, sans prononciation de paroles, où il lui requérait dévotement que, si ainsi était qu’il fût vrai héritier descendu de la noble maison de France et que le royaume justement lui dût appartenir, qu’il lui plût de le lui garder et défendre, ou au pis lui donner grâce d’échapper sans mort ou prison, et qu’il se pût sauver en Espagne ou en Écosse, qui étaient de toute ancienneté frères d’armes et alliés des rois de France... » Parmi les Écossais qui se trouvaient alors en France, et dont M. Francisque Michel poursuit scrupuleusement la trace, combien de noms intéressans par les rapprochemens qu’ils amènent! Ici, dans la garde de Charles VII, voici un soldat nommé Poquelin qui fera souche sur la terre de France, et dont un arrière-neveu, s’il faut en croire certaines conjectures, pourra bien être Molière lui-même. Là, c’est un peintre qui dessine le portrait de Jeanne d’Arc ; plus loin, un gentilhomme qui, dans son enthousiasme pour « cette fille digne de mémoire qui fut cause de la récupération du royaume de France des mains de Henry tyran, roi d’Angleterre, » la suit partout « en ses quêtes et récupérations, » est toujours présent à sa vie et présent aussi à sa mort. Marguerite d’Ecosse, mariée toute jeune au dauphin, à celui qui sera un jour Louis XI, occupe une place douloureuse dans cette galerie. On est tenté de lui appliquer les paroles si tendres de Bossuet à propos de la mort de Madame : « Le matin, elle fleurissait, avec quelle grâce, vous le savez! Le soir, nous la vîmes flétrie... » C’est elle qui, devant régner en France, étudiait avec tant d’amour notre langue, notre poésie naissante; c’est elle qui, émerveillée de la prose et des vers d’Alain Chartier, de l’écrivain qui avait contribué par ses manifestes à ce réveil national d’où était sortie Jeanne d’Arc, lui donna un jour un témoignage si candide de son admiration. Comment elle mourut, par quelles lâches intrigues, dans quelles souffrances imméritées, mais aussi au milieu de quelle désolation publique, demandez-le aux chroniqueurs dont M. Francisque Michel a rassemblé les textes.

De règne en règne, tant que dure la rivalité de la France et de l’Angleterre, on voit se resserrer les liens de l’Ecosse et de la France. Un des plus curieux épisodes de cette histoire, c’est l’ordonnance par laquelle Louis XII accorda des lettres de naturalité à toute la nation écossaise en masse. (Septembre 1513.) Après des alternatives, dont M. Francisque Michel nous indique le secret, l’alliance, un peu relâchée par momens, se renoue d’une façon plus étroite. Les guerres religieuses établissent de nouveaux courans dans les échanges que se font les deux peuples. Tandis que les protestans de France vont se presser autour de John Knox et préparer les révoltes sous lesquelles succombera Marie Stuart, des catholiques écossais viennent chercher un asile en France. Je citerai comme une des parties les plus neuves du travail de M. Francisque Michel les rapports littéraires de la France et de l’Ecosse pendant la seconde moitié du XVIe siècle, la mission du poète Du Bartas auprès de Jacques VIe l’installation des savans écossais dans nos universités, le rôle important qu’ils y jouèrent et que l’Ecosse de nos jours rappelle encore avec orgueil. « Durant les XVIe et XVIIe siècles, écrit sir William Hamilton, il était rare de trouver sur le continent une université sans professeur écossais. » Et il ajoute : « La France fut longtemps la grande pépinière des talens de l’Ecosse. »

L’auteur de ces recherches ne pouvait oublier le collège des Écossais à Paris, ce sanctuaire des Stuarts pour ainsi dire, ce dépôt des traditions et des archives de la royauté exilée. Lorsque le dernier archevêque catholique de Glasgow, James Beaton, s’était réfugié en France au XVIe siècle, il avait confié au collège des Écossais la garde des registres de son diocèse, ainsi que de l’argenterie et des joyaux de l’église. Un siècle plus tard, après la révolution de 1688, c’est encore là que les derniers descendans de Marie Stuart déposèrent tous leurs papiers d’état, titres, sceaux, mémoires, négociations diplomatiques. Un intérêt religieux s’attachait à ces reliques pour tous les jacobites opiniâtres; l’historien aujourd’hui pourrait y puiser les plus précieux renseignemens. Pourquoi faut-il que ces trésors aient été balayés par les tempêtes de 1792? C’est une longue et singulière histoire que celle de ces papiers des Stuarts, emportés par des mains fidèles, puis dispersés par les événemens, devenus un objet d’épouvante pour la personne qui les détient, cachés, enfouis sous la terre, brûlés enfin et perdus à jamais. Le dernier gardien du collège des Écossais, Alexandre Innés, avait été incarcéré avec des religieuses anglaises, et il devait périr avec elles le 9 thermidor, le jour même où la chute de Robespierre renversa l’échafaud de la terreur. Le dépôt confié à sa garde ne fut pas sauvé comme lui ; les archives jacobites avaient été dirigées vers l’Angleterre dès le lendemain du 10 août 1792, et ce fut pendant cette odyssée que, passant de main en main, elles disparurent. Il y avait d’autres collèges écossais dans nos provinces, munis aussi de bibliothèques, de trésors littéraires, de précieuses archives; presque tous furent pillés par la populace. Par un arrêté du 24 vendémiaire an XI, le premier consul réunit au collège écossais et irlandais de Paris le collège écossais de Douai, ainsi que les collèges irlandais de Toulouse, de Bordeaux, de Nantes, de Lille, d’Anvers, de Louvain; il régularisa leur situation, assura le bon emploi de leurs revenus; mais les archives des Stuarts étaient perdues pour toujours.

Il y aurait encore bien des faits intéressans à extraire de ce livre. Soit qu’on veuille suivre le développement continu de nos relations politiques avec le pays des Douglas et des Stuarts, soit qu’on veuille recueillir des indications bibliographiques sur les principaux personnages mêlés à cette histoire, — Buchanan, Lennox, Law, Hamilton, Charles-Edouard, et tant d’autres, — on trouvera chez M. Francisque Michel un guide exactement Informé. Un répertoire si vaste, si complet, trop complet peut-être, un ouvrage qui a coûté tant de recherches et de voyages, mérite assurément de ne point passer inaperçu. Nos voisins d’outre-Manche lui ont fait un accueil empressé; l’auteur, malgré les reproches que nous lui avons faits, a droit aussi chez nous à la reconnaissance des lecteurs studieux.


SAINT-RENÉ TAILLANDIER.


V. DE MARS.

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  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 octobre 1840.
  2. La presqu’île de Svansen.
  3. Les Écossais en France, les Français en Écosse, par M. Francisque Michel, 2 vol. in-8o; Paris, Herold.