Chronique de la quinzaine - 14 juin 1914

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Chronique n° 1972
14 juin 1914


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Nous avions encore, il y a quinze jours, un ministère Doumergue : nous avons aujourd’hui un ministère Ribot. Changement considérable et qu’on peut qualifier d’imprévu. Les socialistes et les radicaux unifiés n’en reviennent pas. Ils criaient si haut qu’après les élections dernières le gouvernement leur appartenait de plein droit, qu’ils avaient fini par le croire et presque par le faire croire. Ils se préparaient à nous gouverner, mais ils y ont mis des conditions à ce point inacceptables que le pouvoir leur a échappé au moment où ils s’apprêtaient à mettre la main sur lui. À qui la faute si M. Viviani a échoué, on le verra un peu plus loin. Son échec, l’effondrement de sa combinaison, dû à la folle intransigeance de ses amis sur la question militaire, a créé un grand désordre. Les radicaux s’étaient rendus impossibles, et tout le monde paraissait l’être devenu avec eux. L’embarras de M. le Président de la République était grand : il offrait des portefeuilles dont personne ne voulait. C’est alors qu’il a eu recours à M. Ribot, et celui-ci s’est dévoué : il a dénoué la crise, il a fait un ministère. Il s’attend sans doute à bien des difficultés dans sa tâche, mais c’est un honneur pour lui d’en avoir vaillamment accepté le fardeau. Il a rendu au pays un service dont on ne saurait lui être trop reconnaissant.

Comme il l’a dit lui-même, M. Doumergue ne s’était donné qu’une tâche, qui était de « faire » les élections ; il s’est bien gardé d’y ajouter quoi que ce fût, de crainte qu’il n’en résultât quelque accident pour lui et pour ses collègues et il a mieux aimé laisser péricliter les intérêts immédiats du pays, les plus graves et les plus pressans, que de s’exposer à ce danger. L’opération une fois terminée, il s’est empressé de donner sa démission, et il est parti, laissant nos finances en désordre et la loi de trois ans en butte à des attaques violentes que l’administration préfectorale avait encouragées pendant les élections, en donnant l’estampille officielle aux candidats qui s’y livraient. De l’aveu commun, jamais, depuis l’origine de la troisième République, la situation n’a été plus inquiétante qu’elle ne l’est en ce moment. Le pays commence à en éprouver un véritable malaise, et le mot qui revient dans toutes les conversations est pour demander où nous en sommes et où nous allons. À ces questions les socialistes unifiés et les radicaux socialisans ont une réponse très simple : c’est que, le programme de Pau ayant triomphé aux élections, il n’y a donc qu’à l’appliquer, et ils s’offrent pour cela, ou plutôt ils s’imposent avec l’arrogance des vainqueurs. Mais le sont-ils autant qu’ils le disent ? Les premières manifestations de la Chambre n’ont été nullement conformes à leurs espérances et à leurs prétentions. Elles se sont produites à propos de la formation provisoire du bureau, c’est-à-dire de l’élection du président et des vice-présidens. Sans doute, dans les élections de ce genre, le coefficient personnel joue un rôle important, et il est certain, par exemple, que M. Paul Deschanel, grâce aux sympathies qu’il s’est attachées par son impartialité et sa bonne grâce, a conquis une autorité qui était une force pour sa candidature. Les socialistes unifiés se sont comptés, — pour la forme, — sur le nom de M. Vaillant, sachant très bien la vanité de leur geste et M. Deschanel a été élu à une majorité plus considérable qu’aucun président n’en avait eu depuis longtemps : or M. Deschanel appartient par ses idées à la moyenne du parti républicain, est également éloigné des opinions extrêmes, et son programme est très différent de celui de Pau. Admettons pourtant, si on le veut, que son élection ne prouve rien et que l’homme seul a emporté tous les suffrages : il n’en a pas été de même des vice-présidens. Cette fois, il y a eu bataille : les socialistes et les radicaux unifiés ont eu leurs candidats, MM. Rabier et Augagneur, et toutes leurs forces sont entrées en ligne pour les faire élire. C’était là, on le sentait, on l’avouait, l’épreuve significative. M. Rabier avait pour lui une sorte de possession d’état : il était depuis longtemps vice-président dans les Chambres antérieures, et rien ne semblait pouvoir ébranler sa situation. Quant à M. Augagneur. il avait pour lui sa notoriété tapageuse et l’intransigeance de ses opinions. Ils étaient l’un et l’autre les parfaits représentans et les champions naturels de la concentration à gauche et de la reconstitution du bloc. Cependant ils ont été battus. Telle a été la première manifestation de la Chambre : elle a été une déception pour les socialistes et les radicaux unifiés, et nous espérons bien que ce ne sera pas la dernière. A vouloir imposer dans toute sa crudité le programme de Pau, ils éprouveront encore quelques déconvenues du même genre.

La démission de M. Doumergue mettait M. le Président de la République en demeure d’exercer sa prérogative essentielle et de désigner un nouveau président du Conseil. Il a dû éprouver quelques embarras à le faire, car la Chambre nouvelle est encore, au moins dans ses élémens nouveaux, à l’état de nébuleuse. Il y avait toutefois une manière d’en sortir, qui était de tenir moins de compte des partis plus ou moins organisés, des groupes et des sous-groupes, puisque d’ailleurs on connaissait mal leurs limites, et d’envisager en elles-mêmes les questions qui sont posées : elles sont assez graves en ce moment pour qu’on s’en préoccupe avant tout. Quand on a des idées très nettes, très fermes, très arrêtées sur les solutions à leur donner, quoi de plus simple que de faire appel aux hommes qui adoptent ces solutions et sont décidés à en assurer le succès ? La première de ces questions est aujourd’hui celle du service militaire ; il est impossible d’en exagérer l’importance : l’avenir et la vie même du pays en dépendent. On sait comment, pourquoi, dans quelles conditions, sous l’empire de quelles nécessités inéluctables, le service militaire, qui avait été chez nous abaissé à deux ans, a été relevé à trois. La loi une fois votée, il faut s’y tenir, non seulement à cause de ses vertus propres, mais parce que nous serions la risée du monde si nous y portions atteinte, que nous réjouirions nos adversaires éventuels, que nous contristerions et peut-être découragerions nos amis. C’est à la fidélité que la Chambre montrera à la loi militaire qu’on mesurera au dehors l’estime et la confiance, ou le dédain et la pitié qu’on devra éprouver pour nous. La loi militaire prime donc en ce moment toutes les autres, et comme les sentimens de la Chambre à son égard ne peuvent pas sans les plus grands inconvéniens rester dans le vague, il importe qu’elle les manifeste et qu’on les connaisse tout de suite. Telle est sans doute l’opinion de M. le Président de la République. Le jour même de la réunion de la Chambre, il a prononcé à Rennes un discours qui devait avoir et qui a eu un grand retentissement. Parlant au milieu de 3 000 personnes, au banquet de la quarantième fête fédérale de gymnastique, il a fait une allusion émouvante aux désastres de l’année terrible et a continué en ces termes : « Depuis lors, des générations nouvelles sont venues ; elles n’ont connu que les bienfaits de la paix ; elles ne savent rien de la guerre que par les livres ou par les récits des anciens ; mais l’Histoire est là pour leur apprendre que les nations qui s’endorment dans une sécurité apparente se réveillent trop souvent dans l’humiliation ou dans la défaite. La France ne veut pas être exposée à subir la loi de l’étranger ; elle est fermement pacifique, mais elle entend sauvegarder son indépendance, ses droits et son honneur. Il lui faut, pour les défendre, une armée composée de gros effectifs et rapidement mobilisable ; il lui faut aussi des troupes instruites, exercées et entraînées. »

M. Poincaré a l’art des raccourcis où beaucoup de choses sont comprises en quelques mots. En disant qu’il faut à la France une armée composée de gros effectifs rapidement mobilisables, une armée composée de troupes instruites, exercées et entraînées, il a dit tout ce qu’il fallait dire : il ne reste plus qu’à le faire. Une armée active suffisamment nombreuse et toujours tenue en haleine est, pour un grand pays militaire, la première nécessité : rien ne peut y suppléer, ni la préparation antérieure, ni l’entretien ultérieur. Les sociétés de gymnastique peuvent rendre de très appréciables services, et M. Poincaré a eu grandement raison, en parlant à une des plus anciennes et des mieux organisées, de rappeler le mot du général Chanzy : « Faites-nous des hommes, et nous vous ferons des soldats. » Il est bon d’envoyer au régiment des hommes solides et alertes, mais c’est là seulement qu’ils deviennent des soldats. Il n’y a pas de plus dangereuse chimère que celle qui consiste à croire que la durée du service militaire peut être sensiblement diminuée en vertu de la préparation donnée à l’homme avant qu’il soit enrôlé sous les drapeaux. Cette chimère est celle des socialistes et des radicaux unifiés : ils croient, ils le disent du moins, que le soldat peut être aux trois quarts formé avant d’être enrégimenté et que, dès lors, quelques mois de service suffisent pour sa pleine instruction militaire. On ne saurait s’élever trop haut contre de pareilles idées. Nous avons assisté autrefois à l’expérience des bataillons scolaires, où de vrais généraux jouaient aux soldats avec des enfans armés de fusils de bois, et il ne fallait pas alors se moquer de cette niaiserie car elle était populaire, et tout le monde la prenait ou avait l’air de la prendre au sérieux. L’institution n’a pourtant pas tardé à tomber dans le ridicule et elle a disparu discrètement : qui sait si on n’essaiera pas de la ressusciter ? Il n’en est certes pas de même des réserves ; elles sont une grande partie de notre force militaire, et la France a raison de compter sur elles ; mais leur force vient de ce qu’elles sont composées d’hommes faits, qui ont servi plusieurs années dans nos régimens, qui y sont devenus des soldats et qui restent assujettis à des exercices périodiques. Qu’on ne s’y trompe pas toutefois : dans l’étal de nos mœurs, ces périodes d’exercice sont pour le pays une charge très lourde, aggravée par les dérangemens qu’elles entraînent. Nous avons toujours vu les socialistes et les radicaux poursuivre avec une insistance égale la diminution de la durée du service actif et celle des périodes d’exercice des réserves et, par malheur, ils ont obtenu successivement, tantôt l’une, tantôt l’autre. Lorsque la durée du service a été réduite à deux ans, les partisans de la réforme ne cessaient pas de dire que la principale force de notre armée était dans les réserves, et que c’était là qu’il fallait se préoccuper de l’augmenter sans cesse. Il n’y aurait sans doute que deux années de service actif, mais le nombre et la durée des périodes d’exercice feraient compensation, et l’armée y gagnerait au lieu d’y perdre. On a donc fait l’essai du service de deux ans dans ces conditions, mais, au bout de quelques années à peine, on a diminué la durée des périodes d’exercice, de sorte qu’après avoir affaibli l’armée active sous prétexte de fortifier les réserves, on a affaibli les réserves sans chercher ailleurs, cette fois, une compensation. Que devient, avec de pareils procédés, la force finale de notre armée ? Et, nous en sommes bien sûr, ce qu’on a fait dans le passé, on le fera encore dans l’avenir, car les périodes d’exercice pour nos réserves sont aussi odieuses qu’une plus longue durée de service dans l’armée active ; la démagogie trouve autant de popularité malsaine à attaquer celles-là que celle-ci. Quoi que nous fassions d’ailleurs pour nos réserves, elles seront toujours inférieures en nombre à celles des Allemands ; nous ne les fortifierons jamais assez pour établir l’égalité entre les unes et les autres. Il n’est donc pas exact que la force principale de notre armée soit dans les réserves ; elle est dans l’armée active que nous devons rendre d’autant plus solide, résistante et, comme dit M. le Président de la République, instruite, exercée et entraînée, que l’infériorité de nos réserves est un mal irrémédiable.

Quand M. le Président de la République est revenu de Rennes à Paris, il a trouvé la crise ministérielle ouverte. M. Doumergue, qui avait déjà annoncé sa démission urbi et orbi, est venu lui en apporter la notification officielle. Il a donc dû faire un choix nouveau. Pourquoi ce choix s’est-il porté sur M. Viviani ? On en a été, il faut le dire, un peu étonné. M. Viviani a un grand talent de parole et sa personne ne soulève aucune objection ; mais il n’a pas voté la loi de trois ans et, puisque cette loi est aujourd’hui en cause, qu’elle est attaquée et qu’il faut la défendre, il n’était pas particulièrement indiqué pour remplir cette tâche. N’exagérons rien pourtant : M. Viviani a assez de souplesse pour s’adapter à une situation nouvelle. Dans sa campagne électorale, il a été un de ces socialistes qui ont amendé le programme de Pau. En ce qui concerne notamment la loi de trois ans, il a dit qu’elle était votée, qu’on ne pouvait songer à la modifier, encore moins à la supprimer tout de suite et qu’il fallait par conséquent l’appliquer. Il ne fermait pas l’avenir à d’autres espérances, mais il se refusait à leur abandonner le présent. Chargé de former un ministère, il a cherché une formule de conciliation qui rendrait sa pensée avec ses hésitations, ses tâtonnemens, ses ménagemens, mais aussi avec une fermeté relative, et voici celle qu’il a trouvée : c’est un morceau très laborieux, très travaillé, tout en nuances, où des idées diverses se font équilibre les unes aux autres. « Le gouvernement affirme son intention d’appliquer avec régularité et loyauté la loi votée par le parlement. Le nouveau Cabinet se propose pourtant de mettre à l’étude les projets concernant la préparation militaire de la jeunesse et la meilleure utilisation de nos réserves. Quand ces projets seront votés et appliqués, quand on aura constaté par l’expérience leur efficacité, si, à ce moment-là, la situation extérieure le permet, on pourra envisager alors une diminution des charges militaires. » Cette rédaction alambiquée, qui avait évidemment pour intention de satisfaire tout le monde, n’a pas atteint son but.

La composition éventuelle du ministère, dont les journaux publiaient la liste au fur et à mesure que les négociations se poursuivaient, n’était d’ailleurs pas faite pour apporter un supplément de clarté. On y voyait figurer côte à côte des hommes politiques dont les uns étaient partisans, les autres adversaires de la loi militaire : et ce n’était pas seulement au sujet de cette loi que les choix de M. Viviani présentaient ces oppositions violentes, car on voyait parmi ses futurs collègues des partisans très ardens de l’impôt sur le revenu tel qu’il a été voté par la Chambre, comme M. Malvy et M. Renoult, et des adversaires non moins résolus de cet impôt, comme M. Jean Dupuy. Il est donc probable que, si l’échec de la combinaison ne s’était pas produit au sujet de la loi militaire, il aurait éclaté au sujet de la loi fiscale, ou d’une autre réforme encore, car la division des idées était partout. L’erreur fondamentale de M. Viviani est d’avoir voulu former un ministère avec des hommes pris dans toutes les nuances de la gauche, dans tous les groupes ou sous-groupes des partis socialiste et radical, sans se préoccuper du passé des personnes et ; de leurs opinions connues. Des précédens que nous avons toujours déplorés pouvaient lui faire croire que ce qui a réussi autrefois le ferait encore aujourd’hui. Combien de fois n’avons-nous pas vu, — et rien n’est plus démoralisant pour le pays, — un homme politique abandonner son opinion pour entrer dans une combinaison, sauf à la reprendre lorsqu’il en sortait ? Il semble qu’il y ait un vestiaire pour les opinions gênantes à la porte des ministères. Si ces procédés ne sont plus de jeu, félicitons-nous-en. Quoi qu’il en soit, M. Viviani, à la recherche de collaborateurs variés, a rencontré des refus qu’il n’avait pas prévus. Le premier de tous et le plus retentissant a été celui de M. Léon Bourgeois. Étant donné ses opinions générales, il n’y avait aucune raison pour que M. Bourgeois n’entrât pas dans un ministère Viviani, mais il a une opinion particulière et très ferme sur la question militaire : il est pour la loi de trois ans. La phrase que nous avons citée plus haut et qui devait figurer dans la Déclaration ministérielle ne lui a pas paru suffisamment affirmative : il a refusé son concours. M. Jean Dupuy a longtemps marchandé le sien et on ne sait pas trop s’il l’aurait maintenu jusqu’au bout dans le cas où la combinaison aurait abouti, mais elle n’a pas abouti, et l’échec est venu d’un point inattendu. Le croirait-on ? Deux des collaborateurs qu’avait voulu se donner M. Viviani, M. Justin Godard, auquel il avait confié un ministère, et M. Ponsot, auquel il avait confié un sous-secrétariat d’État, ont déclaré qu’ils ne pouvaient pas accepter la réserve qu’après avoir fait des réformes militaires et en avoir éprouvé par l’expérience l’efficacité, on n’envisagerait la diminution de la durée du service que « si la situation extérieure le permettait. » Comment ! si la situation extérieure le permettait ? Qu’avons-nous à nous préoccuper de la situation extérieure pour faire une réforme qui doit fortifier notre armée ? Plus la situation extérieure sera alarmante, plus vite il faudra abandonner le service de trois ans, qui est pour nous une faiblesse, et en venir aux milices qui sont une force merveilleuse. Ainsi ont raisonné ou déraisonné MM. Godard et Ponsot, fidèles, ont-ils dit, aux doctrines de leur parti et aux opinions qu’ils ont soutenues devant leurs électeurs. Pourquoi, hélas ! ne raisonne-t-on pas ou ne déraisonne-t-on pas de même à Berlin ! M. Viviani a dépensé en vain son éloquence : MM. Godard et Ponsot n’en ont pas démordu et ils ont déclaré qu’ils n’entreraient pas dans la combinaison si le membre de phrase qu’ils condamnaient était maintenu. M. Viviani a cru devoir le maintenir, et sa combinaison ministérielle s’est effondrée sous le poids de ces hommes considérables qui s’appellent MM. Godard et Ponsot. M. Viviani a péri par où il avait péchée il a été victime des groupes et des sous-groupes dont il a voulu à tout prix avoir des échantillons complets dans sa boutique ministérielle, et son échec n’a diminué ni la gravité de la situation, ni l’embarras de M. le Président de la République.

Pourtant l’épreuve n’a pas été inutile ; une leçon en est ressortie qui sera salutaire, si on en profite, et que nous verrons d’ailleurs s’accentuer encore dans la suite de la crise : c’est qu’on ne doit compter à aucun degré sur l’esprit de conciliation des socialistes et des radicaux unifiés. Ils sont intransigeans sur les idées, ils le sont aussi sur les personnes. La phrase incidente qui leur a déplu n’est pas le seul motif pour lequel MM. Godard et Ponsot se sont retirés de la combinaison et l’ont fait échouer : ils n’y acceptaient pas la présence de M. Jean Dupuy, homme de bon sens et d’opinions modérées. Les journaux de leur parti ont accusé acrimonieusement M. Jean Dupuy d’avoir tout gâté en exigeant le maintien du membre de phrase dont MM. Godard et Ponsot exigeaient la radiation : or il paraît que M. Dupuy n’assistait même pas à la réunion où le conflit a éclaté. Mais il n’appartient pas au parti radical et radical-socialiste, et ce parti veut tout pour lui en ne laissant rien aux autres. Son Comité exécutif s’est réuni dès le début de la crise et a voté une résolution qui mérite d’être reproduite. La voici : « Le Comité exécutif, résolu à faire appliquer, dans son esprit et dans sa lettre, le programme de Pau, approuvé par la majorité du corps électoral, invite ses élus à n’accorder leur confiance qu’à un gouvernement disposé à en poursuivre la réalisation avec le concours des groupes de gauche, à l’exclusion de tout parlementaire de la Fédération des Gauches et de l’Alliance démocratique, et leur demande, parallèlement à l’effort continu de laïcité, de prendre immédiatement les mesures nécessaires pour mettre en œuvre la conception de la nation armée, qui, impliquant la réduction du service actif, accroîtra en même temps la puissance défensive du pays, et d’assurer, dès le vote du budget et la loi de finance actuellement soumis au Sénat, la couverture financière des nouvelles dépenses militaires par des impôts sur la richesse acquise, et de rendre définitives les dispositions fiscales adoptées par la Chambre de 1909. » Tel est le mot d’ordre du parti : il est filandreux, mais très net. Et ici encore il y a un membre de phrase important, celui que nous avons écrit en lettres italiques » Il ne figurait pas dans la rédaction primitive, qui sentait déjà l’ostracisme, mais pas assez au gré de tous : un pur trouve toujours un plus pur qui l’épure, et il s’est trouvé, dans le Comité exécutif, des purs plus raffinés que les autres qui ont présenté la phrase capitale sous forme d’amendement et l’ont fait voter par la majorité. On ne parle pas là des progressistes, il y a longtemps qu’ils sont excommuniés et qu’il est interdit de frayer avec eux ; mais on n’avait pas encore soumis à la même excommunication la Fédération des Gauches, c’est-à-dire MM. Briand, Barthou, Millerand et leurs amis. Les voilà exclus à leur tour de la majorité républicaine. Est-ce assez ? non : le Comité exécutif du parti radical et radical-socialiste étend plus loin ses foudres ; il en frappe aussi l’Alliance démocratique. L’Alliance démocratique est ce groupe qui, présidé avec un désintéressement personnel absolu par M. Adolphe Carnot, a joué depuis quelques années un rôle très actif dans le fonctionnement de nos institutions. Nous n’avons pas toujours approuvé ce rôle ; l’Alliance démocratique a fait beaucoup de concessions aux radicaux ; elle est allée à gauche plus loin que nous ne l’aurions voulu ; il est toutefois un point qu’elle ne saurait dépasser, car elle est profondément patriote et on ne voit pas le nom illustre de Carnot couvrir une entreprise politique qui aboutirait à la désorganisation de notre armée. Aussi l’Alliance démocratique s’est-elle arrêtée dans la voie où d’autres continuent leur course folle. Aussitôt elle a été traitée comme la Fédération des Gauches et comme les progressistes eux-mêmes. Soit, elle peut s’en consoler ; mais à force d’épurer, qu’arrivera-t-il au parti radical lui-même ? Nous ne désespérons pas de le voir un jour mis au ban de la République par les socialistes unifiés : ce sera logique et conforme à la justice immanente des choses. Mais, en attendant d’être excommuniés à leur tour, nos grands excommunicateurs d’aujourd’hui savent bien ce qu’ils veulent, et ce qu’ils font : ils veulent reconstituer le Bloc et faire une majorité dont les socialistes unifiés seront un élément indispensable. Nous disions, il y a quinze jours, que si on laisse en dehors de la majorité les 102 socialistes unifiés de la Chambre, on peut en trouver une dans les 500 députés qui restent. On le peut assurément, l’arithmétique permet de l’espérer ; mais si on en élimine d’abord la droite, puis les progressistes, puis les membres de la Fédération des Gauches, puis les adhérens de l’Alliance républicaine et peut-être, demain, le lot de modérés relatifs qui se formera sans doute parmi les radicaux-socialistes eux-mêmes, il faudra bien se rabattre sur les unifiés et leur demander de combler les vides qu’on aura créés. Alors le Bloc sera reconstitué et on pourra appeler à la présidence du Conseil M. Combes, auquel M. Viviani est d’ailleurs allé offrir un portefeuille dont il n’a pas voulu, nous ne savons pourquoi : il se réserve sans doute pour de plus hautes destinées. C’est là que nous allons, ou du moins c’est là qu’on veut nous entraîner ; mais la Chambre se laissera-t-elle faire ?

Après l’échec de M. Viviani, M. le Président de la République a fait appeler dans la même journée M. Paul Deschanel qui a préféré rester à la présidence de la Chambre ; puis M. Delcassé, que son état de santé a retenu chez lui ; puis M. Jean Dupuy qui n’a pas cru être indiqué par les circonstances pour la présidence du Conseil et a passé la balle à M. Peytral, qui l’a laissée tomber, comme les autres. M. le président de la République s’est alors souvenu que, dans la conversation qu’il avait eue avec lui, M. Doumergue lui avait présenté trois ministères comme possibles : un ministère Viviani, un ministère Bourgeois et un ministère Ribot. M. Bourgeois aurait accepté un ministère, mais non pas la présidence du Conseil ; M. Viviani avait lamentablement échoué ; M. Poincaré a fait appeler M. Ribot. Il lui avait déjà, on s’en souvient, confié le soin de former un Cabinet après la chute de M. Barthou ; mais il lui avait donné alors un mandat limité, qui consistait à faire un Cabinet avec le concours ou du moins avec l’adhésion des radicaux. Il semble bien lui avoir laissé aujourd’hui une liberté plus large. On ne saurait avoir trop de reconnaissance à M. Ribot pour avoir accepté la lourde charge que tant d’autres avaient déclinée. S’il n’avait consulté que son intérêt personnel, les-bonnes raisons ne lui auraient pas manqué pour s’abstenir lui aussi ; mais il n’a écouté que son courage et il s’est mis aussitôt en campagne. La situation s’aggravait tous les jours, il n’y avait pas un moment à perdre. M. Ribot est dans une situation particulière : il est un peu en dehors des partis, et il a pris l’habitude d’étudier et de traiter les questions en elles-mêmes, pour elles-mêmes, avec la seule préoccupation des intérêts généraux qui s’y rattachent. Personne aujourd’hui, dans les Chambres, n’en a une connaissance plus approfondie ; il est toujours prêt sur tous les sujets ; sa parole nette et pratique autant qu’éloquente a fait de lui, autrefois au Palais-Bourbon et maintenant au Luxembourg, un conseiller toujours écouté et le plus souvent : suivi. C’était donc le meilleur choix que pût faire M. le Président de la République, si on se place au point de vue des questions à résoudre, point de vue qui est le nôtre et qui, en ce moment, devrait être celui de tous. Mais il y en a un autre, celui des partis, celui des groupes et des sous-groupes, celui auquel s’était placé M. Viviani, lorsqu’il a vainement essayé de former son ministère et auquel il est malheureusement resté attaché depuis.

Se souvient-on du motif qui a fait échouer M. Ribot après la démission de M. Barthou ? C’est parce qu’il a rencontré devant lui l’opposition irréductible du groupe, radical-socialiste, au nom duquel M. Caillaux lui a déclaré qu’il ne pouvait accepter et soutenir qu’un ministère présidé par un de ses membres. La même condition lui est imposée par eux aujourd’hui, mais M. Ribot a passé outre à l’obstacle qui l’avait arrêté, il y.a quelques mois. On ne l’accusera pas d’avoir divisé le parti républicain : il s’est divisé lui-même en deux fractions irréductibles. Si c’est un malheur, — nous laissons à l’avenir le soin d’en décider, — M. Ribot n’en est pas responsable. Son premier acte a été d’offrir un portefeuille à M. Viviani qui l’a refusé, en lui donnant pour motif qu’il ne lui apporterait aucune force, attendu que tous ses amis voteraient contre lui. Le refus de M. Viviani devait naturellement en amener d’autres, ceux de M. Messimy, de M. Renoult, de M. Métin, sans parler des sous-secrétaires d’État, MM. Jacquier et Ajam. M. Noulens, ministre de la Guerre, a hésité ; M. Ribot faisait appel à son patriotisme et il aurait bien voulu lui donner son concours ; mais il a entendu gronder sur sa tête les foudres de la rue de Valois : il s’est soumis, il s’est démis. Qu’allait faire M. Ribot ? Les radicaux unifiés croyaient sans doute que l’histoire se répéterait, et que M. Ribot s’effacerait devant leur opposition : il n’en a rien été, et leur déception en est tournée à l’irritation. Le groupe s’est réuni et, sur l’observation d’un de ses membres que le choix de M. Ribot au lendemain des élections générales constituait « un défi, » a voté une motion ainsi conçue : « Le groupe du parti républicain radical et radical-socialiste renouvelle l’ordre du jour voté le 1er juin, par lequel il déclare qu’il n’accordera sa confiance qu’à un Cabinet s’appuyant exclusivement sur la majorité de gauche, fermement décidée à poursuivre la réalisation du programme de Pau, et compte sur la discipline de tous les membres du parti. » Est-ce la guerre ? on le verra bien. En tout cas, ce n’est pas M. Ribot qui l’a déclarée. À qui la faute si M. Viviani n’a pas pu former un ministère ? Elle est à M. Godard, à M. Ponsot, au groupe radical-socialiste lui-même qui croit avoir la force et le droit d’opposer son veto à tous les ministères dont le chef n’est pas un homme à lui. A-t-il ce droit ? A-t-il cette force ? L’événement montrera s’il y a là une réalité ou simplement un immense bluff. Le parti radical et radical-socialiste, enivré de quelques succès dont il exagère l’importance, s’imagine être à lui seul le parti républicain tout entier. Il dit volontiers : « Moi seul, et c’est assez. » Il le dit, mais il lui reste à le prouver, et la résolution avec laquelle M. Ribot a constitué son ministère le mettra en mesure de le faire. Qu’il le fasse donc. En attendant, M. Ribot a obtenu le concours de M. Léon Bourgeois auquel il a confié les Affaires étrangères, de M. Delcassé au ministère de la Guerre, de M. Jean Dupuy, qui va aux Travaux publics et de M. Clémentel, qui assume la lourde responsabilité des Finances.

M. Ribot, au ministère de la Justice qui est peu chargé, aura le temps de s’occuper de la politique générale. En somme, ce ministère est, dans les circonstances, actuelles, le meilleur qu’on pût espérer : il est composé de manière à faire bonne figure devant les Chambres et devant le pays.

Nous l’attendons à l’œuvre et l’œuvre sera difficile. Il doit compter en effet avec la malveillance et la rancune des radicaux-socialistes. Faut-il dire de tous ? Non, peut-être. M. Ribot aurait grand tort d’essayer de désarmer cette malveillance par des concessions dont on ne lui saurait aucun gré d’un côté, et qui l’affaibliraient de l’autre ; mais n’y a-t-il pas, même parmi les radicaux-socialistes, des hommes plus raisonnables que les autres, qui ont moins de prétentions personnelles et plus de patriotisme, et qui, eux aussi, attendront le nouveau ministère à l’œuvre, avant de prendre parti. Beaucoup d’entre eux ont dit aux électeurs que, puisque la loi de trois ans était votée, il fallait l’appliquer. Beaucoup sont préoccupés de l’état de nos finances, sentent la nécessité d’un emprunt immédiat et désirent qu’il réussisse. Beaucoup estiment, comme M. Viviani, que, même dans la politique intérieure, il faut tenir compte de la situation extérieure et, tout en maintenant avec dignité notre liberté et notre indépendance, reconnaître la solidarité qui existe entre nous et nos amis du dehors. A tous ces intérêts, qui sont aujourd’hui les premiers de tous, le nouveau ministère apporte une garantie. Nous voulons croire, jusqu’à preuve du contraire, qu’il y a des radicaux qui le comprennent. En tout cas, les questions sont nettement posées et les positions doivent être prises non moins nettement devant le pays. C’est à lui de juger.

Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.

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