Chronique de la quinzaine - 14 mai 1851

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Chronique n° 458
14 mai 1851


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 mai 1851.

À Londres et à Paris, le mois de mai s’est ouvert par une solennité publique chacun des deux pays a célébré une grande fête, et chacun a mis respectivement dans la sienne, avec l’empreinte de son caractère, le symbole de sa fortune. Le 1er mai, la reine Victoria inaugurait à Londres l’exposition des travaux de l’industrie universelle, et offrait aux produits du monde entier la magnifique hospitalité du palais de cristal. Le 4 mai, Paris et la France, Paris surtout grace au luxe et à la multiplicité de ses décors, Paris consacrait le troisième anniversaire du jour où la république fut officiellement proclamée.

Ce n’est pas nous qui voudrions rabaisser à plaisir notre pays malheureux ; plus nous le sentons dépérir sous la lente obsession des infirmités qui l’épuisent, plus nous voudrions fermer les yeux pour ne pas voir sa ruine, du pour croire à sa résurrection ; mais c’est cependant un devoir, un triste devoir, de regarder le mal en face, de le regarder jusqu’au bout, et passât-il déjà pour incurable, de le signaler chaque jour au malade, comme s’il pouvait le guérir. Il y a d’inexplicables retours dans les destinées des nations ; il y a particulièrement dans notre histoire des reprises merveilleuses ; à plus d’une époque, on dirait d’un homme qui faisait un mauvais rêve, qui avait les pieds et les mains liés au fond de l’abîme que lui représentaient ses songes, et qui, s’éveillant en sursaut, se retrouve libre, frais et fort. Il semble que ce soit un secret avertissement qui vienne alors tout d’un coup rompre le charme et rappeler la véritable vie. C’est pour cela qu’il ne faut jamais se lasser d’avertir, en recueillant, si dure qu’elle soit, la leçon que les événemens eux-mêmes nous apportent. Le contraste de ces deux fêtes de Paris et de Londres est une instructive et sévère leçon qu’il faudrait pourtant bien comprendre.

Voici d’abord la reine d’Angleterre dans tout l’appareil à moitié féodal de son antique monarchie ; elle arrive du vieux palais de Buckingham, assise au fond de son carrosse d’état, entourée de ses gardes du corps, accueillie par les hurrahs de la foule qui la salue et qui l’aime ; le canon tire, les trompettes sonnent. La reine met le pied dans le palais de l’industrie : les gentilshommes à la baguette d’or la précèdent, marchant devant elle à reculons comme devant une princesse des légendes d’autrefois. Elle monte sur son trône : aussitôt se rangent autour d’elle les gardes bourgeoises de la Cité, les hallebardiers de la Tour, les gras et respectables mangeurs de bœuf (beef-eaters) : tout ce monde vêtu comme pour jouer des rôles du moyen-âge dans une pièce de Shakspeare. Le promoteur de cette vaste entreprise, le prince Albert, en fait, pour ainsi dire, un public hommage à la souveraine personne dont il est en même temps le royal époux et le premier sujet. La fiction constitutionnelle se mêle ici et se confond presque avec les fictions chevaleresques. L’archevêque de Cantorbery prononce une prière et une bénédiction : à ce seul nom se rattachent encore les plus vénérables souvenirs du passé. On chante l’Alleluia de Haendel ; les chœurs sont conduits par des musiciens anoblis, ainsi que c’était jadis l’usage pour les ménestrels de cour. Le cortége défile, précédé des hérauts d’armes ; il se déroule en ordre le long de ces galeries transparentes. On croirait des contemporains de Henri VIII ou d’Élisabeth perdus dans ce public moderne dont l’affluence les enveloppe, et admirant avec lui les modernes chefs-d’œuvre du travail et de la science.

Est-ce donc là peut-être une fantasmagorie puérile, un de ces jeux d’imagination et d’archéologie comme on en a pu voir quelquefois, par exemple, à Potsdam ? Est-ce par amour de l’art que l’on s’applique ainsi les dehors d’une société qui n’est plus ? est-ce pour étouffer sous une vaine mascarade la société réelle du temps auquel on appartient ? Non, car c’est justement au contraire l’avènement de cette société nouvelle que l’on glorifie de la sorte avec les dehors et les pompes des siècles écoulés. Il y a là une des grandes puissances de l’esprit anglais, celle que j’appellerais volontiers la puissance de continuité. Le peuple anglais n’a pas été mis aux prises avec ces violentes épreuves que nous avons subies, et dans lesquelles nous avons, de nos propres mains, déchiré notre existence nationale en deux moitiés qui ne sont pas encore réconciliées. C’est un fait regrettable, mais c’est un fait qui a sa raison d’être : la France d’aujourd’hui ne s’est constituée qu’en reniant l’ancienne France ; son histoire ne commence pour les masses qu’avec l’explosion guerrière de la révolution ; les masses ignorent jusqu’à nos anciens rois, jusqu’à nos anciens capitaines. Sans nul doute, il faut les leur apprendre ; mais, si l’on veut qu’elles apprennent ces noms illustres des premiers fondateurs de la France, il faut les leur nommer comme l’honneur de la France et non pas comme celui d’un parti. Il n’y a jamais eu de parti en Angleterre qui prétendit s’attribuer le passé à titre de patrimoine, pas plus, en somme, qu’il n’y a eu de parti pour le proscrire : le passé de l’Angleterre est à tous les Anglais ; il ne fournit point d’argumens à l’une des classes de la population contre l’autre. Toutes y remontent et se plaisent à y remonter ; mais pourquoi ? parce qu’aucune ne s’y renferme. Telle est, en effet ; cette puissance de continuité dont je parle ; ce n’est point l’immobilité de la routine : c’est le mouvement de la tradition vivante, c’est le progrès, non pas comme chez nous par secousses lamentables, c’est le progrès sans lacunes et sans soubresauts. La royauté anglaise est restée jusqu’à présent (et puisse-t-elle durer toujours ainsi pour attester la vertu des grandes œuvres politiques !), elle est restée comme un monument national. Les observances de son entourage, ses galas, ses réceptions, son costume, son étiquette, aucun de ces prestiges si aisément et si cruellement démonétisés ailleurs, n’a pu tourner contre elle, parce qu’elle n’a jamais été exclusive. De tous les rangs et par tous les chemins, il a été permis de s’élever jusqu’à elle, de l’approcher et de recueillir quelque reflet de son éclat. Aussi tous les amours-propres, tous les orgueils qui donnent du nerf à un peuple, se sont-ils complus en elle, et c’est ainsi qu’elle est devenue l’idéal le plus cher du patriotisme le plus altier qu’il y ait en Europe ; c’est ainsi que l’antiquité même de ses usages est demeurée populaire, parce que cette antiquité, se prêtant si libéralement au commerce de toutes les choses nouvelles, ne sert plus qu’à leur conférer un surcroît d’illustration.

L’ouverture de l’exposition universelle était certainement un spécimen extraordinaire de cette curieuse alliance des formes antiques et des pensers nouveaux qui se produit à chaque pas en Angleterre. C’était à la fête de l’industrie que cette cour de pairs et de pairesses venait docilement s’associer. Des maîtres de cérémonie par trop maladroits avaient imaginé de faire de cette grande scène un spectacle privilégié ; l’industrie a énergiquement réclamé son droit de présence, elle a donné très clairement à comprendre que c’était elle qui invitait la reine, et qu’elle voulait la reine pour elle. La reine s’est rendue à ces exigences avec une bonne grace à la fois politique et charmante. Hier encore, elle venait à l’improviste visiter l’exposition, et marquait ainsi son empressement comme tout le monde.

Le jour de la grande solennité, quels étaient ceux qui marchaient derrière les hérauts, qui tenaient la tête de l’imposante procession ? C’étaient les entrepreneurs qui avaient bâti l’édifice ; c’était l’ingénieux architecte qui en avait fourni le plan, M. Joseph Paxton, le jardinier du duc de Devonshire. Ils avaient tous ainsi leur place d’honneur dans l’aristocratique compagnie, et ils n’en étaient que plus fiers du mérite de leur labeur plébéien. C’était encore un épisode bien significatif que cette première rencontre du duc de Wellington et de M. Cobden arrivant en pareille occasion et en pareil lieu, mettant face à face pour se tendre la main, non pour se combattre, le plus solide champion du principe de résistance et le plus ardent avocat du principe de réforme. Tous les deux étaient pourtant à leur place dans le palais de cristal. Qu’est-ce après tout que ce palais, sinon le temple où l’Angleterre instituait avec une consécration splendide le dogme du libre échange et de la libre concurrence prêché par Richard Cobden avant d’être érigé par Robert Peel en loi politique et sociale ? Et si c’était la victoire de Cobden qui trouvait là sa récompense, comment la récompense eût-elle été complète sans l’assistance du vieux duc ? Ce sage et vaillant esprit qui a toujours su vouloir à temps les réformes nécessaires est le témoin naturel de toutes les circonstances considérables en Angleterre, le patron obligé des plus belles fêtes britanniques. À cause de sa gloire, à cause de ses quatre-vingt-trois ans, peut-être aussi à cause de cet amour tout ensemble tenace et raisonnable qui l’attache au vieil établissement anglais, le duc de Wellington semble chargé par la faveur populaire de relier l’ancien monde avec le nouveau, en apparaissant dans celui-ci aux grandes occasions.

Rentrons chez nous, et passons maintenant à notre 4 mai. Sous ce ciel aussi brumeux que celui de l’Angleterre, sous cette pluie décourageante, la foule ne fait pas non plus défaut ; mais où est le mobile qui la guide, le zèle, l’idée qui la soutient ? Elle va machinalement devant elle, cherchant pour ses yeux une assez misérable pâture ; encore n’est-elle pas si occupée des jeux et des spectacles auxquels on l’invite, qu’elle ne prête de temps en temps l’oreille pour écouter si l’insurrection dont on la menace d’autre part ne sortira point des pavés au coin du premier carrefour. Paris a célébré son 4 mai sous l’impression plus ou moins sinistre de ce fameux bulletin qu’on a si heureusement désavoué, qu’il s’en est, au bout du compte, trouvé tout de suite trois au lieu d’un. Paris et la France ont éprouvé pour premier besoin, le jour anniversaire de la fondation de la république, le besoin très sincère de se garder mieux ce jour-là qu’un autre. À peine s’il y a quelques milliers de soldats ou de policemen pour défendre l’habitant de Londres contre les inconvéniens possibles de ce flot d’étrangers, pour préserver l’ordre au milieu de cette immense multitude. C’est une précaution que le gouvernement anglais a prise en considérant l’état général de l’Europe plutôt que le fond particulier du pays. Sur ce fond-là, les coups de main de l’émeute n’ont jamais eu de brillantes fortunes. L’émeute a livré, quelquefois même gagné chez nous de si redoutables batailles, qu’on ne se croit pas, qu’on n’est pas toujours en sûreté contre elle avec des armées. Et pourquoi ce peuple est-il si inquiet et si faible devant les assauts de l’émeute ? pourquoi cette inquiétude et cette faiblesse qui proviennent en lui d’une trop juste appréhension des surprises, des violences illégales, pourquoi redoublent-elles au moment même où il semble confirmer par une démonstration de plus l’ordre légal établi chez lui ? C’est qu’il ne croit pas à cette légalité, c’est qu’il n’a pas de foi dans sa constitution.

Voulez-vous savoir jusqu’à quel point l’ame de ce peuple est vide ? Regardez la fête dont il est censé se réjouir. Et d’abord ce n’est pas lui qui se la donne, pas plus qu’il ne s’est donné le gouvernement en l’honneur duquel il la célèbre. Quand l’Angleterre a convié le monde à sa grande exhibition, quand elle a résolu de décerner à l’activité humaine les splendeurs de ce triomphe nouveau, c’est que le peuple anglais devait faire lui-même les frais de l’entreprise : il s’y intéressait assez pour cela. Ce sont des souscriptions ou des spéculations particulières qui ont déjà fourni près de 2 millions sur les 4 ou à peu près qu’on a dépensés, et toute la somme sera bientôt amplement couverte. Le gouvernement n’a participé à cette œuvre gigantesque que dans une mesure très restreinte il ne lui a rien accordé de plus qu’un appui moral. Nous souhaiterions beaucoup qu’il y eût en France cet audacieux génie d’initiative ; nous commencerions, bien entendu, par l’employer aux choses de nécessité avant de lui demander ces récréations grandioses qu’il procure maintenant à l’Angleterre ; nous irions au plus pressé. Nous ne sommes même pas très sûrs que cette initiative, si jamais elle s’éveillait, s’appliquât très vivement à conserver la mémoire du 4 mai : c’est pour cela qu’il faut que l’état s’en charge, tant que l’état reposera matériellement sur cette date. L’état néanmoins peut sans doute avoir la meilleure intention possible de nous gratifier d’amusemens patriotiques dont le sens réponde à cette date mémorable ; mais il ne lui est pas donné d’exprimer avec bonheur des sentimens qui ne sont pour tout le monde que des sentimens de convention. L’état aurait beau vouloir être gai, on ne force pas les gens à rire. L’état, surtout quand il est rentré dans de sages mains, l’état n’est pas un être abstrait qui vive en dehors, au-dessus de la nation : l’état, c’est vous et moi, comme c’était jadis le roi Louis XIV. Essayez donc de trouver quelque manifestation enthousiaste pour faire honneur aux origines de la république ! vous verrez bien pourquoi le gouvernement n’y réussit pas mieux : l’inspiration manque, et comment ne manquerait-elle point ?

Comparez la fécondité d’une idée sérieuse à l’avortement d’une idée fausse ! Voyez seulement cette riche décoration du palais de cristal : voilà certes des gages positifs et précieux pour prouver en faveur de la pensée qui les a réunis, pour assurer sa juste importance à la solennité qu’on inaugure. Tous les produits bruts de la nature transfigurés et multipliés sous toutes les formes, par tous les arts humains, sans distinction, sans exclusion de provenance, d’atelier, de climat et de race, quel plus majestueux enseignement ! quelle plus haute philosophie ! Revenons en France, à Paris, sur nos ponts, dans nos promenades. Nous étions, l’année dernière, en pleine Égypte de Sésostris ; nous sommes pour celle-ci au cœur du paganisme ; nous adorons Neptune, nous construisons à sa ressemblance des statues de plâtre que nous dressons par-dessus des cascades de toile cirée. Nous dépensons à cela quelques centaines de mille francs, et le lendemain il nous en reste du gâchis ou des lambeaux ; mais nous avons du moins la consolation d’imaginer que nous nous sommes gratifiés d’un divertissement national. À qui s’en prendre s’il n’est pas plus vif ? Les républicains de vieille souche, que l’expérience a condamnés à laisser gouverner la république par d’autres qu’eux, diront probablement que la chose irait bien mieux et serait bien plus goûtée, s’ils en avaient encore le soin. Hélas ! on les a vus à l’œuvre. Il leur siérait bien vraiment de se moquer des beef-eaters et des goldensticks de sa majesté Victoria ! Ce n’est pas eux qui s’amuseraient à des pastiches du moyen-âge ! Ils gardent leurs fracs noirs avec une austérité puritaine, mais ils servent au peuple les vieilles toiles de David ; ils recommencent à copier les Romains et les Grecs pour former les Français au civisme ; ils ont pour embellir leurs cérémonies des faisceaux de bois peint, des bœufs aux cornes dorées et des vierges à tant par tête. Non, les républicains qui nous ont gouvernés n’ont rien là-dessus à reprocher aux réactionnaires qui nous gouvernent. Je ne prétends pas qu’on ne pouvait point bâiller au nez du Neptune de plâtre : — il fallait rire de pitié ou se détourner par dégoût devant les mascarades de chair et d’os qui illustraient à leur guise la fraternité naissante.

On se heurte là, nous le répétons, on se heurte contre une irrémédiable impossibilité. Il est impossible d’instituer une solennité véritable à propos d’un accident ou d’un prétexte. L’exposition de Londres n’est pas un caprice ; elle est le couronnement le plus logique de ces réformes qui ont renouvelé depuis quelques années toute l’économie matérielle et sociale de l’Angleterre ; elle est en quelque sorte un appel fait au monde, que l’Angleterre prend ainsi à témoin du ferme propos avec lequel désormais elle s’engage dans les voies salutaires de la liberté commerciale. Si nous voulons mieux apprécier à ce point de vue la portée de l’exposition universelle de Londres, rappelons-nous seulement la vivacité avec laquelle nos protectionistes empêchèrent ici qu’on essayât modestement et en petit quelque chose d’analogue lors de l’exposition parisienne de 1849. La grandeur de la fête anglaise s’explique donc de reste ; nous en avons assez dit pour expliquer la pauvreté de la nôtre : c’est la fête d’un principe auquel personne, pas même ceux qui s’en font les défenseurs attitrés, personne n’adhère encore que sous bénéfice d’inventaire. La république est dans la constitution, ou elle n’est pas. Or, la constitution, nous l’avons assez souvent démontré, peut bien être une arme, une barrière que les partis s’opposent réciproquement avec une utilité tantôt particulière, tantôt publique ; elle n’est un palladium pour aucun.

Personne n’a professé un respect plus sévère que nous pour cette constitution, tant qu’il ne servait à rien de l’attaquer, sinon à susciter un désordre de plus en minant la seule légalité sur laquelle on eût où poser le pied. Aujourd’hui que l’on peut légalement en appeler de cette légalité imparfaite et vicieuse à une autre qui soit meilleure et plus stable, c’est la stricte obligation de tout citoyen de décharger son cœur et de proclamer ses griefs. Le temps est passé où l’on avait par devers soi une excuse suffisante pour prendre son mal en patience et chercher peut-être à s’abuser. Ce n’est pas assez de dire que la constitution permet qu’on la révise, elle le commande, tant elle est faite pour être révisée. Non, la constitution n’est pas un palladium, et les peuples pourtant ne vivent pas, s’ils n’ont point de palladium. L’histoire de la fabuleuse Pergame est en cela l’histoire du genre humain. C’était une règle de la vieille tactique électorale et parlementaire chez nos voisins d’outre-Manche qu’il fallait un cri pour entrer en campagne ; il y avait tantôt un cri, tantôt l’autre, dans le service des whigs ou des tories. Ce mot de ralliement devenait à la longue une espèce d’emblème matériel ; on s’y attachait, on se reconnaissait par là. Les états aussi bien que les partis ont besoin de ces emblèmes auxquels on finit par se dévouer sans y plus rien analyser, que l’on aime de cette forte et simple affection du bon soldat pour son drapeau. Nous avons fait de terribles progrès en politique ; de tous les bords, nous avons marché de plus en plus à l’abstraction ; les ultras de tous les régimes se sont de plus en plus infatués du grand honneur qu’ils avaient de représenter la Providence dans le monde, et de ces hauteurs où ils planent, du sommet de leur montagne rouge ou blanche, ils méprisent singulièrement la petitesse d’esprit qui présidait à nos luttes publiques d’il y a vingt-cinq ans. Nous sommes, quant à nous, de ceux qui voudraient pour beaucoup vivre encore dans ce temps-là ; nous estimons médiocrement la politique transcendante ; nous croyons qu’il est plus sain de s’enfermer sur un terrain plus pratique, et, plutôt que de chicaner dans les nuages à la façon d’aujourd’hui, nous aimerions qu’on eût encore à se battre pour ou contre la charte, comme de 1815 à 1830. Le devoir alors était clair, le but défini, le courage aisé.

De bonne foi, qui est-ce qui pourrait se passionner à présent pour ou contre la constitution de 1848, comme on se passionnait en 1827 pour ou contre la charte de 1815 ? Les plus zélés avocats de notre constitution républicaine ne prétendent s’y tenir que parce qu’ils la prennent pour un moyen ; la charte était le tout de ceux qui l’invoquaient ; ils ne voyaient et ne voulaient rien au-delà. Nous, au contraire, nous ne regardons plus jamais qu’au-delà ; au-delà de quoi ? c’est toute la question.

Cette situation est trop funeste, il faut absolument qu’elle change ! il faut un point fixe auquel nous rallier et nous prendre : ce n’est pas à supporter long-temps que de sentir toujours le sol trembler, s’affaisser, que de sentir le vide partout, le vide autour de soi, au-dessous de soi. Le vertige saisirait les ames les mieux trempées, si elles devaient flotter encore ainsi beaucoup sur l’abîme. Cette incertitude de toutes choses hébété à la longue et démoralise le pays. Ceux qui se mêlent de le conduire, ceux qui l’enseignent et le prêchent, semblent, en vérité, succomber chacun à son tour aux atteintes du mal : on dirait un tournoiement universel où, personne ne restant en place, ne sait plus où retrouver personne. Cet homme d’esprit sans gêne et d’heureux loisir s’était improvisé publiciste par grace pour le pauvre monde qui ne demandait qu’à jurer sur sa parole, et qui l’attendait comme la manne. Il protégeait les princes, il conseillait la France ; il était une des colonnes de l’ordre, un des vaillans du bataillon sacré ; il devait monter à l’assaut de toutes les barricades en traînant après lui, pour plus de sûreté, quiconque il soupçonnerait de n’être pas aussi brave, et le voilà qui pactise avec l’ennemi, qui propose de faire la part du feu, et quelle part ! de sacrifier sans autre forme de procès la loi du 31 mai, parce qu’elle pourrait bien exaspérer la faction qui n’en veut pas ! Figurez-vous le désappointement de ceux qui s’en étaient fiés aux débuts de l’oracle, et qui, de tout leur cœur, lui auraient continué leur foi ! Ils ne connaissent pas le secret de certaines brouilles, ils ne savent pas pourquoi Jupiter tonne de son tonnerre aigre-doux ; ils savent seulement que l’un des champions de l’ordre passe avec armes et bagages dans le camp des ennemis de la loi du 31 mai. Comment le suivre, mais comment le quitter ? quel embarras pour de bonnes gens ! Le nouveau ministère paraît heureusement moins préoccupé de cet abandon, et, au milieu de ces étourdissantes variations qui désolent le public, il est consolant de voir que cette loi du 31 mai, la pierre de touche à laquelle on distingue la bonne cause de la mauvaise, reste le fondement inébranlable de la politique du cabinet. On doit savoir gré à M. Faucher de s’être déclaré aussi énergiquement en faveur de cette loi tutélaire, et nous sommes heureux de pouvoir constater ainsi la parfaite unité d’intentions qui anime le gouvernement tout entier au sujet d’un point si essentiel.

Encore un mot sur l’état présent des esprits dans l’atmosphère qu’ils respirent. Si ce n’était que la presse qui vacillât ainsi au gré des circonstances, on apprendrait à ne s’en pas troubler. Comment après tout, par exemple, se tourmenter beaucoup de ce que tel journaliste, qui se vantait si fort d’avoir exterminé la candidature présidentielle du général Cavaignac vienne maintenant lui en offrir une autre ? Le personnage est ainsi fait, c’est tout ce qu’on en peut dire, et l’opinion aurait vraiment le droit de ne pas plus s’émouvoir des conversions de cette nature que l’honorable général ne s’émeut sans doute de pareilles avances. Malheureusement, cette mode des conversions soudaines gagne des régions plus hautes. Les hommes les plus éminens ont l’air de douter d’eux-mêmes et de tout leur passé ; le pêle-mêle où nous vivons les emporte. Les consciences tourbillonnent au hasard, comme si c’était une danse des morts. Il y en a qui portaient le rationalisme incarné dans la moelle de leurs os ; croyez-les, ils sont devenus mystiques, ou plutôt ne les croyez pas : ils essaient sur vous de ce mysticisme qui n’a jamais rien pu sur eux ; — experimentum faciamus ! Et le malaise universel augmente encore à voir qu’on vous propose tant de recettes dont les médecins n’usent pas pour eux-mêmes. Et puis les caractères se délabrent aussi bien que les doctrines ; il y a de plus en plus une tendance au médiocre et au vulgaire ; les héros descendent de leurs échasses, et les faux magnifiques se dévoilent sans trop de mauvaise honte. Il n’est qu’une porte par où l’on puisse introduire un air plus salubre dans ce chaos où nous nous débattons, par où l’on puisse arriver à rétablir un peu de calme dans les idées, un peu de dignité dans la conduite : c’est celle qu’on ouvrirait sur un autre avenir en travaillant sincèrement à refondre le pacte politique. Qu’on élève tous les argumens que l’on voudra contre la révision de la constitution ; en est-il un seul qui puisse prévaloir contre le service qu’elle nous rendrait en nous dégageant du gouffre où l’asphyxie nous étouffe ?

Nous avons peu de chose à dire des travaux parlementaires de la quinzaine ; nous ne saurions trouver beaucoup d’intérêt à nous étendre sur l’éloquence de M. Nadaud, qui n’est pas encore président de la république. M. Nadaud veut supprimer le livret des ouvriers, supprimer l’article 1781 du Code civil, relatif aux contestations des maîtres et des domestiques en ce qui touche les gages. M. Nadaud est convaincu qu’il n’y a que de bons serviteurs et que de mauvais maîtres. La société française n’est composée pour lui que d’ilotes rivés à la préfecture de police et d’exploiteurs qui se promènent sur le boulevard en gants jaunes. Cet homme est victime d’un fâcheux mirage. J’ai connu un romancier démocrate qui peignait infailliblement tous les bourgeois comme des monstres, les procureurs du roi comme des tigres, et les sous-préfets comme des abîmes de malice ; que voulez-vous faire à cela ? La question qui a surtout occupé les dernières séances de l’assemblée, la question importante, c’est celle du chemin de fer de l’ouest. La seconde et la troisième lecture se sont succédées rapidement et ont abouti à bien, malgré toutes les peines que certains orateurs se sont données pour les arrêter en route. La loi a été votée hier à la majorité de 436 voix contre 208. L’exécution va marcher dorénavant sans retard ; la concurrence ruineuse des deux chemins de Versailles est ainsi terminée, en même temps que le réseau des lignes de fer qui entourent et approvisionnent Paris s’agrandit encore de cinq ou six des plus riches de nos départemens. Mentionnons enfin la discussion préparatoire engagée dans les bureaux sur les conventions conclues avec la république argentine et avec celle de l’Uruguay. Cette discussion viendra bientôt à la tribune. Nous avons toujours essayé, pour notre part, de lutter contre les préjugés qui ont obscurci ou envenimé cette affaire. Nous ne savons vraiment ce qu’on pourrait répondre aux raisons apportées par M. Dariste en faveur du traité conclu par l’amiral Leprédour ; la grande majorité des commissaires nommés par les bureaux a d’ailleurs voté pour la ratification.

Nous ne terminerons point la chronique intérieure de cette quinzaine sans parler de deux publications qui, à des titres divers, ont frappé l’attention publique. Dans un travail assez considérable intitulé la Chambre des Députés et la. Révolution de février, M., Sauzet, l’ancien président, a voulu montrer qu’au 24 février tout le monde dans la chambre avait fait son devoir ; nul plus que M. Sauzet n’avait le droit de plaider cette cause : c’est à l’opinion de dire s’il l’a gagnée. L’auteur termine son livre par une profession de foi fusioniste. M. Sauzet demande qu’on mette les fleurs de lis sur le drapeau tricolore. Mon Dieu, oui ; la chose n’est pas plus difficile que cela ! Des récits élégans, mais quelquefois emphatiques de M. Sauzet, nous passons volontiers aux vives peintures de M. Cuvillier-Fleury dans ses Portraits politiques et révolutionnaires. M. Cuvillier-Fleury a réuni sous ce titre un choix des articles les plus remarquables qu’il ait donnés au Journal des Débats depuis trois ans. Ces études, qui ont été très bien accueillies à mesure qu’elles ont paru, gagnent encore à se trouver rapprochées, parce qu’on aperçoit mieux l’unité du sentiment qui les inspire. M. Cuvillier-Fleury est un critique vigoureux qui châtie l’un par l’autre le romantisme et la démagogie ; il a mis une plume exercée au service d’un esprit droit et d’une ame sincère.

Si l’on se souvient des explications que nous avons données, il y a quinze jours, sur l’état intérieur du Portugal et sur la nature des révolutions qui s’y déroulent, on comprendra qu’il n’y ait pas lieu de s’étonner beaucoup qu’une révolution nouvelle ait encore, depuis quinze jours, entièrement changé la face des affaires. Nous avions laissé l’autre mois le duc de Saldanha vaincu et fugitif, le roi maître des troupes et vainqueur sans combat, la reine assurée de sa couronne, M. Costa-Cabral, comte de Thomar, ministre dirigeant ; voici maintenant les rôles intervertis. C’est au comte de Thomar de chercher un asile à l’étranger ; la reine n’a plus d’autorité, le roi plus de soldats ; la monarchie constitutionnelle du Portugal est soumise à la dictature du duc de Saldanha. La cause la plus claire d’un si grand revirement n’est ni plus ni moins qu’une mutinerie de caserne. Quand les peuples vieillis ont perdu ce qu’ils avaient de consistance morale, il suffit de ces misérables accidens pour bouleverser leurs destinées. Moins ils tiennent à quelque solide fondement, moins il faut pour les ébranler ; ces commotions trop faciles sont à la fois le signe et le châtiment de leur décadence. L’histoire du triomphe de Saldanha est bonne à raconter. Qui sait où nous allons nous-mêmes ? Instruisons-nous d’avance au spectacle de ces aventures stériles, qui sont seulement un peu plus mesquines que les nôtres. Si décidément nous ne sommes plus capables d’aviser de sang-froid et de longue main aux solutions possibles, aux accommodemens raisonnables, préparons-nous aux solutions portugaises.

Rappelons d’abord qu’entre le duc de Saldanha et le comte de Thomar la dissidence était surtout personnelle et très peu politique : l’un et l’autre s’étaient tour à tour accusés d’avoir enfreint la charte et gouverné par l’arbitraire ; mais l’un et l’autre avaient donné des gages de leur commun attachement au principe même de cette constitution. C’était Saldanha qui avait battu les septembristes en 1847 ; on assure qu’à présent il les amène avec lui dans le ministère, et il est à peu près certain que les ultra-libéraux seront les premiers, sinon les seuls, à profiter du triomphe remporté sur la couronne par ce singulier conservateur. On parle en effet déjà d’exiger l’abdication de la reine dona Maria et de transmettre la dignité royale à son fils aîné, qui n’est âgé que de quatorze ans ; la transmettre ainsi conduirait assez vite à la supprimer, et l’on reconnaît l’influence du parti septembriste à ces inventions révolutionnaires. Quoi qu’il en soit, on ne peut dire que ce parti ait eu dans le mouvement une action très directe ; il est resté à l’écart, attendant le résultat, par défiance ou par rancune contre l’auteur du pronunciamiento. Le pronunciamiento n’est donc plus même une affaire de parti, c’est une querelle de ménage ; ç’a été le coup de tête d’un ambitieux mécontent ; servi à l’improviste par un caprice de la soldatesque, après avoir failli échouer contre son indifférence. Tout cela ne comporte donc en soi rien de plus profond ; mais, pour n’avoir que de si médiocres origines, l’anarchie n’en est pas moins désastreuse. Il n’y a qu’à la suivre, comme nous voulons le faire, dans ses principales phases pour se représenter le degré d’impuissance que suppose chez un peuple cette funeste habitude des insurrections militaires.

Ajoutons encore que ces insurrections sont fatalement aidées par la position respective de Lisbonne et d’Oporto. Il a pu paraître extraordinaire qu’à la seule nouvelle du succès imprévu de Saldanha dans Oporto, on n’ait plus pensé qu’à transiger au palais de Las Necessidades. C’est qu’une fois Oporto rangé dans un autre camp que Lisbonne, il n’y a presque pas moyen de réduire cette ville rivale. Les approches des deux cités, soit par terre, soit par eau, sont également malaisées. Oporto est couvert par le Douro et par la barre de ce fleuve aussi bien du côté de la mer que du côté de la terre ferme, comme Lisbonne est couverte par Torres-Vedras et par Santarem. Pour entrer de force dans Oporto comme dans Lisbonne, il faut une flotte anglaise ou une flotte française. M. Costa-Cabral n’était pas en position de solliciter en 1851 l’appui que l’Angleterre avait donné en 1846. Le ministre anglais, sir Hamilton Seymour, n’a pas été plus tôt informé de la réception du duc de Saldanha dans Oporto, qu’il a employé toute son autorité pour obtenir le départ du comte de Thomar. La presse anglaise, qui avait attendu pour rendre quelque justice au ministre portugais que son adversaire fût ou semblât anéanti, s’est retrouvée unanime pour l’accabler aussitôt que la rébellion a eu définitivement réussi. La bonne volonté du ministre de France ne pouvait aller loin ; la république n’a déjà que trop d’affaires en train. Deux vaisseaux de guerre français sont cependant arrivés dans le Tage ; trois vaisseaux anglais, le Phaëton, l’Aréthuse et l’Infatigable, croisent à l’embouchure du Douro.

C’est presque un roman que cette dernière campagne de Saldanha, quoiqu’elle vienne aboutir d’une façon très positive à la formation d’un ministère. Le duc était le 20 avril à Castro d’Aire, avec les troupes qu’il avait soulevées, lorsqu’il reçut avis de ses affidés d’Oporto que la majeure partie de la garnison se déclarerait pour lui aussitôt qu’il se montrerait. Il se mit en route à une heure du matin, accompagné seulement de deux aides-de-camp ; il avait dû laisser en otages à ses propres troupes son fils et le reste de son état-major ; les soldats révoltés ne s’étaient pas rassurés à moins en le voyant partir. À neuf heures, il touchait aux bords du Douro, qui était alors enflé par les pluies, et là, s’abandonnant à la rapidité du courant, il fut en peu d’heures tout près d’Oporto ; mais il rencontra d’autres nouvelles dans le voisinage de la ville. Ses amis lui mandaient que l’on ne pouvait plus compter sur personne, et qu’il eût à s’occuper avant tout de sa sûreté. Ce fut une véritable consternation. Le duc avait fait quatorze lieues dans la matinée à travers des chemins affreux, malgré tous les accidens et tous les risques. Le fleuve était trop gros pour qu’on pût le remonter ; on ne savait comment rejoindre les troupes, et les abandonner, c’était perdre toute la partie. Saldanha la tint pour perdue, et gagna seul la frontière de la Galice ; ses deux aides-de-camp se cachèrent dans lui faubourg d’Oporto. L’armée insurgée n’avait plus qu’à devenir ce qu’elle pourrait ; un coup de hasard en fit une armée victorieuse.

Le comte de Casal, gouverneur d’Oporto, avait eu vent de ce qui se passait ; il avait jeté en prison quelques militaires suspects, le colonel de la garde municipale et des sergens du 9e chasseurs. Puis, se croyant le maître de la situation et de la place, il avait eu l’idée malencontreuse d’encourager ses régimens à rester fidèles en leur délivrant quinze jours de solde le lendemain même de ces arrestations. Les chasseurs et les gardes municipaux, qui les avaient assez mal prises, se sentirent encore bien plus courroucés quand ils eurent dépensé leur argent à boire, et, l’ivresse s’en mêlant, les casernes se prononcèrent dans la soirée du 24. Informé tout de suite de la bagarre au milieu de laquelle un colonel venait de périr, le comte de Casal marche sur les casernes avec un régiment d’infanterie et un escadron de cavalerie qu’il croyait à sa dévotion. Les insurgés, massés devant les portes, tiraient en l’air et criaient vive Saldanha ! Casal ordonne de les charger ; le colonel d’infanterie Moniz, qui allait tenir le rôle principal dans ce moment de tumulte, refuse de commander le feu, sous prétexte qu’on n’y voit pas clair ; la cavalerie n’obéit pas davantage. Le comte de Casal, avec une soudaineté d’intelligence et de résolution qui prouve combien il connaissait son monde, pique des deux sans plus attendre et se sauve au galop devant ses propres soldats. Le colonel Moniz, à la tête de son régiment, va délivrer l’officier supérieur et les sergens prisonniers ; la musique joue l’hymne de Saldanha, et l’on rentre paisiblement au quartier. À une heure du matin, la ville était aussi tranquille que s’il ne fût rien arrivé, et la plupart de ses habitans ne se doutaient pas même qu’il fût arrivé quelque chose et qu’ils eussent changé de maître.

Les aides-de-camp de Saldanha n’avaient cependant pas perdu leur temps on courut après lui, mais on ne savait où le trouver, et le colonel Moniz n’avait point assez d’ascendant pour contenir des troupes sur lesquelles il n’y avait guère de discipline possible. Les bourgeois d’Oporto ne mettaient plus d’espoir que dans l’arrivée du duc de Saldanha et ne demandaient qu’à le saluer comme un sauveur de la patrie, tant ils avaient peur de ces soldats sans chef. Ce fut seulement après deux jours d’angoisses que le duc fit son apparition. On l’avait rattrapé de l’autre côté de la frontière d’Espagne, et il avait aussitôt tourné bride. Il avait chevauché vingt heures de suite pour rallier à temps les troupes également insurgées dans Braga, et il entrait enfin à Oporto en triomphateur. Deux lieues en avant de la ville, sur la route par laquelle il devait passer, la foule se pressait à pied, à cheval, en voiture ; dans les rues même, on faisait la haie ; les maisons étaient tendues de draperies ; les pavillons de toutes les nations flottaient aux fenêtres sur la tête des femmes, qui agitaient leurs mouchoirs. Ce n’était pourtant que le 27 avril, le premier dimanche après celui où le maréchal duc de Saldanha, seul avec ses deux aides-de-camp sur la rive du Douro, avait été averti par ses amis les plus fidèles qu’il n’y avait point à se fier aux gens d’Oporto. Ces brusques variations caractérisent de reste la moralité des événemens et des personnes. Nous en empruntons le détail pittoresque au récit d’un témoin oculaire qui n’est pas suspect, puisque c’est un correspondant du Times.

La reine dona Maria a fait la meilleure contenance qu’elle a pu devant ces nouvelles vicissitudes. Obligée de se séparer du comte de Thomar, elle n’a consenti à subir le joug du duc de Saldanha qu’après avoir cherché à former un cabinet intermédiaire dont le duc de Terceira aurait eu la présidence. Malheureusement, le roi n’a pu résister assez pour appuyer cette combinaison, il n’a pu garder l’armée qu’il commandait ; à peine l’état-major l’aura-t-il suivi dans sa retraite. À Coimbre, par exemple, deux régimens se forment sous ses yeux en ordre de marche ; il donne le commandement : les troupes tournent le dos à la route qu’il leur indique, criant en passant devant lui que c’est à Oporto et non pas à Lisbonne qu’elles veulent aller. Le duc de Terceira n’a pu se faire une longue illusion sur la possibilité de composer un ministère qui ne fût point à la discrétion du vainqueur. Dès le 28 avril, celui-ci écrivait cette lettre, datée de son quartier-général : « Dans la dernière dépêche que j’envoyais à votre excellence (nous l’avons citée il y a quinze jours), je lui marquais la nécessité de remplacer le ministère par un autre qui eût la confiance du pays. Aucun des membres de la majorité parlementaire qui a soutenu un ministère corrupteur et corrompu ne saurait mériter cette confiance. Qu’il plaise à votre excellence faire savoir à la reine, avec le plus grand respect, que ce n’est point pour préparer le retour du comte de Thomar au ministère dans six mois ou dans un an, que le duc de Saldanha a tiré l’épée du fourreau. »

Voilà du moins le vrai langage d’un conspirateur militaire, et il est facile de découvrir le mobile de la révolution sous ces phrases orgueilleuses : on connaît là que c’est le tempérament qui parle. Voulez-vous au contraire avoir une idée de cette creuse éloquence qu’inspirent des opinions auxquelles on ne tient que pour la forme, voulez-vous voir ce que deviennent nos modernes doctrines constitutionnelles à travers la rhétorique des langues pompeuses du midi ? lisez la proclamation du colonel Moniz, qui, le lendemain de la révolte, s’intitule déjà commandant de la 3e division militaire. Le duc de Saldanha soulève les régimens non pas seulement contre la reine et contre le ministère, mais contre les représentans légaux du pays, contre les chambres ; le colonel Moniz donne à ses soldats l’exemple de la défection : — l’un et l’autre ne trouvent rien dans cette conduite qui gâte ou qui gêne leurs beaux sentimens libéraux. Ces promoteurs d’anarchie militaire sont, à les entendre, des champions de liberté : « Soldats ! tous les Portugais désirent la liberté et l’ordre. Ils désirent cette liberté accordée par l’immortel empereur dom Pedro, mais pure et non pas imaginaire. Leur désir a été comprimé, et c’est pour leur permettre de l’exprimer librement que le noble duc de Saldanha en appelle à l’armée portugaise. La brave garnison d’Oporto a dans ce jour consolidé la vraie liberté derrière les murailles de la cité invincible. Soldats ! le brave maréchal sera bientôt ici pour vous conduire ; toute l’armée vous imitera ; la reine et la charte seront sauvées. Longue vie à sa majesté la reine dona Maria ! Hurrah pour la charte constitutionnelle de la monarchie ! hurrah pour le noble maréchal duc de Saldanha ! hurrah pour la brave garnison d’Oporto ! hurrah pour les braves habitans de la cité invincible ! » Est-il un plus curieux et plus hypocrite mélange de toutes les emphases à la fois, de celle du soldat et de celle du tribun ? Nous voulons encore espérer que sir Hamilton Seymour n’y sera point trop sensible, et ne se prêtera point trop à l’empire du duc de Saldanha, fût-ce, comme le prétendent les feuilles anglaises, par amour platonique pour les institutions parlementaires : il pourrait bien pousser ainsi au-delà du but et aboutir, sinon au despotisme militaire, peut-être au désordre d’un gouvernement septembriste. Qu’est-ce que gagnera lord Palmerston à mettre dans ce coin de l’Europe un peu plus de trouble qu’il n’y en a par nature ?

Le grand spectacle de l’exposition n’a pas absorbé toute l’attention publique en Angleterre durant ces derniers jours ; les affaires de politique et de religion ont eu leur place comme en un temps moins occupé. Ainsi le mois de mai se trouve de longue date l’époque à laquelle se réunissent à Londres en assemblées solennelles toutes les sociétés qui s’occupent de dévotion ou de charité. Le prosélytisme britannique a considérablement étendu ces pieuses associations, et les meetings généraux seront cette année d’autant plus fréquentés, que l’exposition aura, par un motif, il est vrai, plus mondain, conduit dans la capitale bon nombre des associés, des frères ou des sœurs de province. On compte du 9 avril au 24 juin jusqu’à cent douze anniversaires qui ont été ou étui doivent être célébrés par des institutions de bienfaisance ou de piété, dans des meetings, des dîners ou des sermons. Exeter-Hall n’est pas très loin du palais de cristal. Exeter-Hall est le nom reçu, le mot de convention, sous lequel on désigne ordinairement le lieu de ces meetings, quoiqu’il n’y en ait guère qu’une trentaine qui se tiennent dans cet édifice, mais ce sont les plus importans, et Exeter-Hall est tout rempli de leurs comités et de leurs bureaux. Exeter-Hall, projeté en 1825 et ouvert en 1831, sous les auspices de sir Thomas Baring et de quelques autres patrons, est devenu tout de suite le foyer d’un certain monde qui depuis long-temps d’ailleurs était organisé. L’usage des meetings de mai date du règne de Charles II ; il commença dans la Société des Amis, et s’accrédita peu à peu parmi les autres dissidens. Ce fut seulement vers 1760 et 1770 que ces réunions touchèrent à des questions qui n’étaient point purement religieuses, à des questions politiques et sociales, comme fit l’Anti-Slavery Society : celle-ci comprenait naturellement pour un pareil but des dissenters aussi bien que des ecclésiastiques de l’église établie : la Société Biblique, fondée au commencement de ce siècle, a continué cette fusion, et l’influence d’Exeter-Hall s’est progressivement accrue par des ramifications nombreuses. Exeter-Hall a fait du bien et du mal ; il pousse loin l’esprit de secte, et il se mêle parfois des choses qui ne sont pas précisément de sa compétence, de colonisation et de discipline pénitentiaire. Il serait pourtant injuste de ne pas lui reconnaître ce qu’on appellerait en Angleterre un grand fonds de respectabilité : c’est l’incarnation du puritanisme anglais.

Les protectionistes continuent à remuer avec une infatigable persévérance ; ils ont convoqué, il y a quelques jours, une grande assemblée au théâtre de Drury-Lane, et leurs journaux ont nommé ce meeting une démonstration sans pareille. À croire le Standard, on ne se souviendrait pas de mémoire d’homme d’en avoir vu qui l’égalât. Les réunions du free trade n’étaient que de la fausse monnaie à côté de celle-là ; la qualité, la quantité, tout se rencontrait à la fois dans le meeting protectioniste. Le Times ne parle point avec la même révérence de ces dignes campagnards qui se perdaient dans les détours intérieurs de Drury-Lane, comme dans un labyrinthe entièrement nouveau pour eux. L’instant, dit le Times, avait été bien choisi entre les travaux du printemps et ceux de l’été pour amener du monde à cette manifestation ; des trains spéciaux avaient été chercher des convois entiers de cultivateurs, et le théâtre était rempli de robustes gentlemen, de solides yeomen (substantial yeomen). L’adversaire capital du free trade, dans cette séance solennelle, fut un avocat irlandais, M. Isaac Butt. Les résolutions votées à l’unanimité par le meeting, sous la présidence du duc de Richemond, demandaient comme toujours une protection efficace pour l’agriculture.

Le cabinet de lord John Russell continue à n’être pas très favorisé dans le jeu souvent ingrat des luttes parlementaire ; il oppose, il est vrai, à chaque nouvel échec un surcroît de résignation, et tel est, à cette heure, le singulier état des partis anglais, que cette résignation obstinée ne blesse pas autrement les plus scrupuleux parlementaires : elle se fait accepter. Elle ne réconcilie, bien entendu, personne ; mais on la souffre, et, tout en votant résolûment contre le ministère, on n’a pas l’air d’exiger qu’il se retire, comme on l’eût exigé, comme il l’eût fait lui-même dans les temps de susceptibilité politique. Ainsi, dès le 2 mai, M. Hume propose de n’accorder l’income-tax, encore en question, que pour un an seulement, au lieu des trois ans de concession réclamés par le gouvernement. Les protectionistes et les radicaux se coalisent, mais sans entraîner M. Cobden, qui vote pour le ministère, ce qui n’empêche pas le ministère d’être battu par 244 voix contre 230, et de rester ainsi avec une minorité de 14 voix. Lord John Russell se croit quitte pour déclarer à la chambre qu’il répartira l’impôt du revenu selon le plan qu’elle lui a prescrit ; il demande, en retour de sa déférence, quelque ménagement pour le chancelier de l’échiquier, sir Charles Wood, victime trop constante du parlement. On eût pu supposer que la paix était encore replâtrée. Deux jours après, lord John Russell et sir Charles Wood n’en étaient pas moins battus sur un autre point. Lord Naas avait proposé de modifier les droits sur les spiritueux irlandais et écossais d’une manière assez favorable aux distillateurs. Cette proposition combattue par lord John Russell, divisa la chambre en deux, 159 contre 159, et la voix du speaker tombant contre le gouvernement, celui-ci eut encore ainsi le dessous dans la séance du 7 mai. On ne peut dire qu’il se soit beaucoup relevé en remportant depuis son médiocre avantage contre la proposition formulée par M. Urquhart au sujet du bill des titres ecclésiastiques. Aussi, dans cette même journée du 7 mai, M. Roebuck, malgré les bonnes paroles échangées le 5 avec d’autres, il est vrai, qu’avec lui, revenait à la charge et demandait la retraite du ministère. Il s’y est pris de sa façon sarcastique, comparant le ministère au cercueil de Mahomet, qui était suspendu entre ciel et terre, lui reprochant de ne tenir à rien, de ne reposer sur rien, et conseillant charitablement à lord John Russell de quitter les affaires par souci pour sa bonne renommée. Lord John a répondu d’une assez verte manière au député de Sheffield, que ce n’était pas précisément lui qu’il consulterait sur le soin de sa renommée personnelle ; il a derechef expliqué, en véritable homme d’état, que ce ne serait jamais par pique ou par ressentiment qu’il sortirait des affaires, et donnerait les mains à un changement aussi grave dans la politique du pays.

Les chambres prussiennes ont été closes par un message de la couronne dont M. de Manteuffel était le porteur. Les princes vont maintenant se retrouver à Varsovie, pendant que la diète de Francfort recommencera comme elle pourra l’œuvre interrompue des conférences de Dresde. Le roi de Prusse et l’empereur d’Autriche traiteront en personne devant l’empereur Nicolas. Les ministres de ces trois grands états, M. de Nesselrode, M. de Schwarzenberg et M. de Manteuffel, accompagneront leurs souverains. On essaiera encore de régler là des difficulté plus sérieuses que ne le veulent les uns, moins inconciliables peut-être que ne le voudraient les autres. Nous n’avons jamais supposé que l’Autriche et la Prusse jouassent la comédie en feignant de se disputer l’Allemagne pour amuser la galerie jusqu’à l’heure où l’on devrait agir tout de bon. Il y a trop de griefs positifs entre les deux puissances pour que cette dispute s’évanouisse au premier commandement. Nous ne nous fions pas davantage outre mesure à la durée de ces querelles. Il n’y a qu’à jeter un regard vers nos frontières pour apercevoir comme un cercle hostile qui se forme et se resserre de plus en plus autour de nous. L’Europe nous entourera bientôt d’une sorte de cordon sanitaire pour se garer des éventualités de 1852. Ce sera notre propre sagesse ou notre propre folie qui nous livrera ou nous préservera. Notre sort, non pas seulement vis-à-vis de nous-mêmes, notre sort vis-à-vis de l’Europe est tout entier dans nos mains.

ALEXANDRE THOMAS.


PEUPLE ET ROI AU XIIIe SIÈCLE, étude historique, par L.-D. Moland[1]. – Au milieu des luttes qui ont agité de notre temps la société française, l’histoire est devenue souvent le champ-clos des partis, et c’est peut-être à cette circonstance qu’elle doit la popularité dont elle a joui dans ces dernières années ; malheureusement les écoles opposées, qui combattent chacune pour sa foi politique, en sont venues souvent, en transportant dans le passé les passions du moment, à nier les vérités les plus évidentes, et, quand on veut se former une opinion indépendante et sûre, il importe avant tout de remonter aux documens eux-mêmes et de faire parler les morts. C’est à cette méthode d’évocation qu’a recouru l’auteur de Peuple et Roi, et c’est là ce qui donne à son livre un intérêt sérieux. Déterminer d’une manière générale quel a été dans le moyen-âge le rôle de la royauté française, et d’une manière plus particulière quels étaient au XIIIe siècle les rapports des rois de France et du peuple, tel est le but que s’est proposé M. Moland. Il a curieusement étudié, au point de vue spécial de son sujet, les années comprises entre 1226 et 1243, c’est-à-dire la première régence de la reine Blanche de Castille, et l’une des périodes les plus remarquables des luttes de la royauté contre le système féodal. Son livre est divisé en trois parties : la première et la troisième sont avant tout expositives et dogmatiques ; la seconde est plus particulièrement narrative, et nous regrettons que l’auteur, dans cette seconde partie, tout en s’inspirant des documens contemporains, tout en conservant même dans les détails une grande exactitude, ait cru devoir adopter une forme qui se rapproche de celle du roman historique, On a tant abusé du pittoresque et de la couleur locale, qu’il y a danger aujourd’hui à les transporter dans les travaux sérieux. Cette réserve faite, Peuple et Roi, qui est le premier ouvrage de l’auteur, est à plus d’un titre un livre distingué, et un début aussi sérieux dans cette carrière de l’érudition où se pressent tant de médiocrités vaniteuses mérite à tous égards d’être encouragé. M. Moland, pour éclairer sa thèse, a compulsé une grande quantité de textes peu connus : les poètes, les dramaturges, qui expriment si nettement au moyen-âge le sentiment populaire dans sa sincérité naïve, lui ont fourni un nombreux contingent, et, en combinant avec les révélations de la littérature les révélations de l’histoire, il a fort bien montré ce qu’était la vieille royauté française, l’identité d’intérêts qui unissait sa cause à celle du peuple, comment et pourquoi elle était populaire. M. Moland n’appartient à aucune école monarchique ; il ne prend point parti pour une famille plutôt que pour telle autre, et, placé sur la limite souvent indécise de l’érudition et de la polémique, il reste toujours sur le terrain de l’érudition et de la philosophie politique. — Suivant lui, la royauté ne fut pas seulement une institution tutélaire, mais aussi une institution libérale à laquelle le pays dut sa force de résistance et sa force d’expansion, la douceur et la bienveillance des mœurs, la noble indépendance du caractère national. Profondément identifiée avec la grande famille française, il était dans son intérêt de s’appuyer de préférence, et pour ainsi dire avec plus d’affection, sur la partie du peuple dont la condition a surtout besoin d’être améliorée ; et, en effet, son rôle dans la France du moyen-âge a été de traduire, dans une application ferme et prudente, l’éternelle aspiration de l’humanité vers une organisation sociale de moins en moins imparfaite. Expression providentielle de l’autorité, la royauté a sauvegardé l’ordre moral et religieux, en veillant, armée du droit et du glaive, sans défaillances et sans transactions, sur ce dépôt sacré ; elle s’est constituée et perpétuée par la volonté nationale, et de la sorte elle a reçu de la démocratie elle-même une force nouvelle. Son rôle, qui a commencé avec la nation, ne doit finir qu’avec elle, et, si le passé est réellement l’enseignement de l’avenir, on peut penser, d’après la leçon des siècles, que la royauté est encore aujourd’hui le gouvernement qui convient le mieux à la France, et celui qui peut opposer à la désorganisation sociale la résistance la plus énergique et la plus efficace. Telles sont les conclusions pratiques de l’étude historique de M. Moland. Ces conclusions trouveront sans aucun doute plus d’un contradicteur ; mais, qu’on les adopte ou qu’on les contredise, on doit reconnaître qu’elles sont très habilement et très logiquement tirées des faits mêmes réunis dans le livre. L’auteur, qui possède une connaissance étendue des institutions et des mœurs du moyen-âge, ne s’arrêtera pas, nous l’espérons, à ce premier essai. Les travaux sérieux qui réunissent l’érudition et l’idée sont assez rares de notre temps pour qu’on s’empresse de les signaler, lors même que l’on se trouve, sur certains points de doctrine, en dissidence avec les auteurs.


CH. LOUANDRE.


ESSAI D’UNE THÉORIE DU STYLE, par M. Edmond Arnould[2], — Comme l’observe judicieusement M. Arnould lui-même, une oeuvre de théorie littéraire semble peu de circonstance. Un présent incertain, un avenir plein de dangers, ne laissent guère de place aux questions de rhétorique, et les rendent d’un médiocre attrait. Ce dédain est-il raisonnable cependant ? Nous ne le croyons pas. La même loi qui préside à l’ordre du monde préside à l’ordre des pensées, et à peine le trouble s’est-il manifesté dans les discours de l’homme, qu’il éclate dans la société. Sans aller chercher loin de nous la preuve de cette vérité, qu’on se rappelle la littérature qui a précédé la révolution de février : le goût de l’étrange, l’amour de l’excessif, le dédain fastueux du simple pour , l’éclatant, du réel et du vivant pour le spéculatif et l’abstrait mathématique, voilà ses traits saillans, voilà par quels signes elle nous annonçait l’invasion prochainement victorieuse du paradoxe politique, de l’utopie sociale, le règne des calculs étroitement égoïstes s’accouplant aux rêves niaisement grandioses. Malheureusement M. Arnould ne s’est point proposé dans son œuvre l’étude curieuse des rapports qui unissent les révolutions littéraires et les révolutions sociales ; il s’est borné à tracer les règles du bon goût dans l’art de s’exprimer. Il y a tout d’abord trois choses à distinguer : le langage, représentant la pensée parlée dans ce qu’elle a de général et d’éternel ; la langue, qui correspond au génie particulier d’un certain peuple, au caractère d’un certain espace de temps ; le style enfin, propre soit à une époque déterminée, soit à un individu, et qui marque la langue commune d’un cachet spécial. C’est en lui donnant cette acception que Buffon a pu dire : Le style, c’est l’homme ; c’est ainsi qu’à son tour M. de Bonald a pu dire : Les littératures sont l’expressions des sociétés. Le style se forme d’élémens divers. M. Arnould en compte cinq, dont les uns se rattachent à la musique, le son et le ton, et les autres sont un emprunt aux arts plastiques et mimiques, la couleur, le dessin, le mouvement. De la combinaison du son et du ton avec la pensée de l’écrivain résulte l’harmonie du discours, purement mélodique au premier cas, et au second arrivant à une justesse d’accord qui s’adresse à l’ame plus qu’aux sens. Par la couleur, l’écrivain peint les objets ; le dessin lui sert à les préciser et à les délimiter, et, par le mouvement, il leur imprime la vie. Nous ne suivrons pas plus loin M. Arnould ; mais nous voudrions faire à propos de son livre une dernière remarque. Les époques reposées et fortes, en pleine possession d’elles-mêmes et de leur génie, ont adopté de préférence le ton moyen pour l’harmonie, affectionné le calme de la pensée et la netteté du dessin, se montrant sobres de couleur et réglées jusqu’au sein du mouvement. Aux armées de décadence, c’est le contraire qui a lieu. L’éclat des figures dans la confusion des objets, le brusque passage du ton élevé au ton grave, la violence emportée et bruyante de l’action, un pêle-mêle criard de sons, de couleurs et de gestes rapides qui étonne et surprenne, voilà ce qu’on recherche, ce qu’on veut à tout prix. — M. Arnould clot son essai par une interrogation. Les peuples se rapprochent, l’Europe marche à l’unité ; quel sera le rôle de la langue française ? Moins sonore et moins douce que les langues du Midi, moins âpre que les langues du Nord, héritière de la tradition classique, habituée à l’expression des idées générales, elle deviendra, dit-il, la langue européenne au milieu de la persistance des idiomes nationaux. Cette vue a de la justesse ; mais, pour qu’elle soit prophétique, les écrivains français ont à remplir de graves devoirs, dont les premiers sont le respect d’eux-mêmes et des autres, le retour à la discipline, le culte du beau et de la vérité humaine, qualités qui firent la grandeur impérissable des vieux maîtres.


P. Rollet.



V. de Mars.
  1. 1 vol. in-8o, Paris, Dentu, 1851.
  2. 1 vol. in-8o, chez Hachette, 14, rue Pierre-Sarrasin.