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Chronique de la quinzaine - 31 mai 1851

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Chronique no 459
31 mai 1851


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 mai 1851.

L’histoire de l’assemblée législative est depuis quelques jours toute pleine de vivacités et d’orages : c’est une série d’incidens qui se détachent en relief sur le fond même de la situation, qui s’y rapportent de près ou de loin, qui même en naissent quelquefois, qui d’une manière ou de l’autre la dessinent et l’accusent. Encadrée, pour ainsi dire, dans cette suite d’épisodes parlementaires, la situation s’aperçoit mieux, elle se laisse plus entièrement saisir, elle tombe maintenant tout-à-fait sous les regards du public. Il suffit de peu de mots pour en résumer le sens intime, pour en caractériser les divers aspects ; nous la réduirions volontiers à ces trois points sur lesquels nous appelons de toute notre ame la réflexion des gens de bien, les priant de s’interroger eux-mêmes en conscience sur chacune des questions que voici, et d’agir ensuite selon le juste jugement qu’ils auront prononcé, d’agir avec toutes les ressources qui sont à la disposition d’un vrai citoyen, lorsqu’il veut jusqu’à la fin dernière espérer en son pays.

N’est-il pas vrai d’abord qu’il se produit à cette heure un mouvement d’une incontestable puissance au milieu de la nation, un mouvement naturel et de plus en plus fort, qui monte à vue d’œil comme la crue des grandes eaux ? N’est-il pas vrai que dès l’instant où l’idée de la révision, pour la nommer par un nom devenu si vite populaire, a pénétré dans les couches épaisses de cette société si troublée, elle les a traversées comme un rayon de lumière ? Qu’on y prenne garde, et qu’on se demande s’il n’y a pas une analogie plus profonde peut-être qu’on ne le soupçonne encore entre la phase qui commence et celle d’où sortit l’élection du 10 décembre. On se souvient sans doute de cet irrésistible élan des masses, qui, une fois mises sur la voie, s’y portèrent sans plus rien entendre et votèrent avec la furie française. Il y avait pourtant des raisons pour modérer cet entraînement vers l’inconnu ; mais l’inconnu qui alarmait la sagesse, ou, si l’on veut, la défiance, n’avait rien qui effrayât la foule dans cette passion où l’avait jetée la violente envie d’un meilleur état. La foule ne se contente pas facilement d’être mal par crainte d’être pis ; elle va droit à l’opposé du côté où elle sent la souffrance, parce qu’elle s’imagine que le remède est-là et qu’elle l’y trouvera d’emblée. Les paysans et les manœuvres qui, se levant en masse au 10 décembre, votèrent à la république la présidence d’un Napoléon, ne raffinaient pas davantage. L’idée leur était venue que c’était le moyen de guérir du terrible malaise qui avait gagné tout le monde ; ils coururent tête baissée chercher la guérison. Il en est à présent de la révision du pacte constitutionnel de 1848 comme il en était alors de l’élection du 10 décembre : c’est une issue (et celle-là est plus encore l’unique que ne l’était l’autre), c’est une issue pour se tirer de l’impasse où l’on étouffe. On peut commenter d’autant de façons qu’il y a de partis et de nuances de parti les motifs individuels qui auront décidé les hommes politiques à prendre l’initiative de ce suprême effort ; le motif universel du succès qui le couronne, de l’impulsion, qui le précipite et le rend invincible, c’est l’ardeur fiévreuse avec laquelle on aspire par toute la France à conquérir de l’air et de l’espace pour soulager sa poitrine. Écoutez seulement la multitude qui pétitionne, écoutez l’expression la plus sincère et la plus unanime de ses vœux : on demande la révision pour la révision, on ne la demande pas en somme contre la république, — ce sont les purs républicains qui le feraient croire à force de s’en fâcher ; — on la demande contre la position insoutenable qui a mis toutes les patiences à bout, et ne dût-elle être qu’un second répit après le premier répit de l’élection du 10 décembre, il le faut à présent comme il a fallu naguère celui-là. Il n’y a point là-dessous d’intrigue qui puisse prévaloir, il n’y a pas de tactique clandestine qui produise de ces effets contagieux sur tout l’être moral d’un peuple ; il y a l’empire absolu d’une nécessité d’ordre public et je dirais presque d’existence nationale : primo vivere ! Ce que, donnera la révision, où l’on ira le lendemain du jour où elle sera décidée, personne assurément n’en sait rien ; mais on sait parfaitement que l’on ne peut plus aller du tout, si on ne l’obtient pas elle-même, et c’est cette claire conscience du besoin qu’on en a qui fait qu’on l’obtiendra. On ne lutte pas long-temps, même dans un pays en révolution, contre le cri de la conscience universelle.

N’est-il pas vrai cependant, et voilà une autre face de la situation, n’est-il pas vrai que plus ce cri souverain se propage et s’entend, plus on voit s’exaspérer tous ceux qui avaient pensé déposséder la France d’elle-même et lui imposer la règle de leur école, ou simplement le joug de leur volonté ? À mesure que le pétitionnement pour la révision a pris de la consistance, sourdes ou tumultueuses, on a senti redoubler les passions des esprits factieux ; on croirait que ces passions prétendent déjà couvrir la voix du pays et l’intimider par leur bruit ou par leurs menaces. Ceux-là sont des esprits factieux, qui ne savent point être conséquens avec eux-mêmes, si ce n’est dans leur penchant invétéré pour une domination brutale, qui démentent sans gêne leurs plus essentielles doctrines pour le profit de cette domination, qui soutiennent par exemple que le suffrage universel ne manquerait point de rendre la France républicaine, et qui ne veulent point admettre pourtant que la république dépende du suffrage universel. La république, c’est eux et leurs amis, c’est leur étroite orthodoxie, c’est leur intolérant catéchisme, je ne parle que de ceux qui sont honorables, sans quoi j’ajouterais, c’est la satisfaction égoïste de leur orgueil et de leurs appétits. La république, ainsi conçue par ces fiers cerveaux, s’explique assez aisément pour eux, et comme ils n’y voient point d’autres mystères, ils ne pardonnent pas au reste de la nation d’être moins sûre qu’eux-mêmes que la république lui convienne et de chercher à s’édifier. De là ces voix qui se grossissent, ces gestes qui s’emportent, ces scandales de tribune, ces sinistres rumeurs qui courent dans l’ombre. De là ces explosions calculées d’un fanatisme systématique qui annonce à coups de tam-tam qu’on est prêt à mourir plutôt que de se rendre : on essaie de faire peur aux gens. N’est-il pas vrai que, s’il est une manière d’ôter aux institutions républicaines ce qu’elles peuvent garder de prestige, c’est cette conduite des républicains forcenés ? N’est-il pas vrai que ce tapage affecté n’aboutit qu’à stimuler davantage les sentimens qu’il a l’air de braver, tourne rapidement contre ceux qui l’exécutent, et dégoûte de l’opinion qu’ils prétendent ainsi servir ? On verra combien à la longue il en restera qui ne s’apercevront point de l’abîme où ils poussent leur fortune et leur drapeau, ou qui, s’en apercevant, l’y pousseront toujours par entêtement et par colère.

Enfin, et c’est notre troisième point, qui n’est pas le moins singulier, à côté de ces désespérés qui ne veulent à aucun prix de la révision, il y a des sages qui, d’un très grand calme, professent qu’ils en voudraient bien, si elle était possible, mais qui, la déclarant d’avance impraticable, donnent en même temps à comprendre qu’il ne leur coûte guère de se résigner à s’en passer. N’est-il pas vrai que cette résignation doit paraître au moins étonnante chez des hommes d’état qui savent, à n’en pas douter, tous les vices de la constitution de 1848, n’ayant eux-mêmes réussi dans l’origine qu’à lui épargner les plus gros, sans pouvoir la préserver des inconvéniens inséparables du milieu d’où elle émanait ? Quels que soient les motifs qui semblent aujourd’hui les tranquilliser sur les éventualités de 1852, pour les dispenser de s’en beaucoup inquiéter d’avance, quels que soient les motifs plus ou moins particuliers de cette attitude indifférente, n’est-il pas vrai qu’une pareille attitude en face d’un avenir si proche et si sombre contraste péniblement avec les préoccupations du pays, et ne lui impose point de manière à lui rendre plus de confiance ? Si peu qu’on regarde autour de soi, et plus encore dans le pays que dans l’assemblée, on ne saurait se dissimuler que quiconque prendra froidement cette question capitale de la révision se trouvera bientôt en dehors du courant de l’opinion, d’un courant, non pas capricieux et fugitif, mais durable et profond. N’est-il pas vrai que cette scission qui se ferait entre l’opinion et les chefs parlementaires qu’elle aime à respecter et à suivre finirait par être une cause de discrédit pour eux et de désarroi pour tous ?

Tels sont les points principaux auxquels la pensée s’arrête naturellement, quand on observe la crise présente ; tels sont les points sur lesquels il faut avoir une conviction faite pour se faire aussi une conduite en face des circonstances prochaines dans lesquelles tout homme sera peut-être plus personnellement responsable qu’on ne l’a encore été dans aucune des passes de notre histoire révolutionnaire. Faut-il s’associer à l’entraînement qui se prononce en faveur de la révision et contribuer chacun pour sa part à l’accélérer ? Faut-il seulement regarder d’un peu haut cette poursuite, et ne s’y joindre que pour en décourager les autres en leur prodiguant l’avis de ne s’y point trop livrer ? ou faut-il, par hasard, approuver l’acharnement que les républicains du temps de la conquête opposent à tout essai de ce genre-là, comme si la république étant leur bien à eux et non pas celui de tout le monde, personne qu’eux n’y devait toucher ? Il est impossible de prendre ici l’un ou l’autre parti : c’est un devoir de choisir et de s’en tenir fermement à son choix. Pour choisir en connaissance de cause, ce n’est pas un mauvais apprentissage de recueillir et de méditer les scènes récentes qui ont agité l’assemblée nationale, de voir dans leur ensemble les opérations des partis aux prises et les coups qu’ils essaient.

La première impression qui nous vienne en comparant les souvenirs de ces tumultueuses séances, c’est que l’extrême gauche s’applique évidemment à tenir en haleine le parti sur lequel elle croit pouvoir compter en dehors de l’enceinte législative. Elle travaille de son mieux, par les voix de tous ses orateurs, par les grossières violences de tous ses excentriques, à distraire ses frères et amis, ses soldats d’aventure, du spectacle décourageant de cette union soudaine qui se manifeste dans la majorité raisonnable et sensée de la France pour arriver d’un commun accord sur le terrain neutre de la révision. Nous l’avons dit, son procédé est de faire plus de bruit que le pétitionnement, afin de l’étouffer ou de le dissimuler. Elle avait un instant pensé qu’aux pétitions pour la révision du pacte de 1848, elle serait à même d’opposer en nombre à peu près suffisant des pétitions rivales pour l’abrogation de la loi du 31 mai. C’était une illusion qui devrait l’éclairer. On a essayé en province, et l’on n’a trouvé que de rares signatures ; on a essayé à Paris, et, sur une plus ample vérification, l’on a dû renoncer à l’espoir de produire un mouvement quelque peu significatif : on s’est désisté prudemment, avant même d’avoir rien mis en œuvre. L’hostilité imprévue, déclarée tout d’un coup, contre la loi du 31 mai par quelques-uns de ses plus chauds promoteurs n’a pas ramené beaucoup de recrues dans ce camp là. Le vigoureux accent avec lequel M. Baroche a professé pour lui et pour le ministère tout entier une adhésion complète et fondamentale au système d’une loi si nécessaire, l’à-propos de cette véritable déclaration de cabinet, ont brusquement coupé court à toutes les incertitudes qu’on entretenait par artifice dans beaucoup d’esprits.

Ç’a été d’ailleurs, cette fois en particulier, une chaude rencontre, la suite assez éloignée, mais encore très passionnée, du jour où dans l’autre quinzaine la querelle s’était annoncée et déjà presque ouverte. On se rappelle que l’occasion en avait été fournie par le texte d’un message télégraphique relatif à l’élection des Landes. Le débat allait être renouvelé par le rapport que M. de Dampierre avait à lire sur cette élection, qui n’était pas d’ailleurs contestée, et qui envoyait à la chambre le général Durrieu, un partisan avoué de la loi du 21 mai. La montagne se promettait, de saisir cette conjoncture toute naturelle pour exciter dans le parlement, en l’honneur du suffrage illimité, le tumulte qu’elle n’a point encore obtenu du pays, pour livrer une bataille de plus à la loi du 31 mai. Elle s’était par malheur rangée sous un chef qu’elle a bien souvent répudié quand il s’offrait, qu’elle soupçonne toujours, même quand elle l’accepte, et qu’elle acceptait là, parce qu’elle se fiait à l’âcreté de son tempérament pour envenimer un litige où il n’entrait guère moins d’animosité personnelle que de motifs politiques. M. de Girardin lui semblait très en état d’être fort désagréable à M. Léon Faucher ; l’inconvénient est que M. de Girardin a toujours plus d’une rancune en train, et qu’il n’est pas maître de les régler comme ses idées, une idée par jour. Il y a dans cette tête échauffée une surexcitation maladive qui se trahit surtout au grand éclat de la tribune, et transforme en de soudaines colères les projets les mieux calculés de son habileté la plus froide. M. de Girardin a manqué M. Léon Faucher pour entreprendre M. de Dampierre, et la loi du 31 mai, au lieu de subir un assaut en règle, n’a plus guère eu à essayer que le feu croisé d’interruptions à peu près parlementaires. « Le vice de l’élection des Landes, a crié M. Madier de Montjau, c’est la loi du 31 mai. » Voilà tout le fort des argumens de la montagne. La loi du 31 mai n’existe point, parce qu’il ne lui plaît pas qu’elle existe. La montagne sait se départir à sa convenance de la méthode d’interprétation judaïque qu’elle applique à la constitution. Les pères de la constitution ont prévu qu’elle donnerait de grands sujets de la vouloir changer, et ils ont fait de leur mieux pour qu’on n’y parvînt pas ; ils ont décidé qu’en pareil cas, 188 voix seraient un chiffre qui pèserait plus que 562. Ce chiffre de 188 est devenu, sur les bancs de la gauche, un chiffre sacramentel ; on s’y tient à n’en pas démordre, et l’on ne jure, sur ce chapitre-là, que par la lettre de la constitution. La lettre de la constitution n’a pas interdit cependant de régler le domicile électoral ; elle a sagement déterminé qu’on aurait à vingt et un ans la maturité nécessaire pour participer au gouvernement de son pays, qu’on aurait, sans savoir lire, l’intelligence assez façonnée pour nommer à soi seul et tous en bloc les huit ou dix députés de son département. Ce sont là des mérites recommandables qui valent bien qu’on l’excuse de n’avoir pas dit aussi qu’il l’aurait indifféremment des électeurs volans et des électeurs sédentaires ; mais enfin elle ne l’a pas dit, et la loi du 31 mai a passé par la place que lui ouvrait cette lacune du texte constitutionnel. Or le texte n’est plus ici de rien aux yeux de ces puritains de la constitution, qui se refusent à sortir du sens littéral quand il s’agit de la révision. Ils vous menacent de l’émeute, si vous entreprenez la révision en dehors de leur texte ; ils vous en menacent encore, si vous ne leur abandonnez pas la loi du 31 mai, qui ne dépasse point cependant les termes de leur évangile : ce qui revient à dire qu’ils sont à eux seuls la loi et les prophètes, les maîtres souverains de la république et par conséquent de la France, à qui la république est supérieure, les maîtres en vertu de ce droit du plus fort occupant dont la France ne leur pardonne guère pourtant d’avoir un jour usé.

Nous ne savons pas ce que cette théorie pourra soulever de désordre à un moment donné sur la face du pays ; c’est une doctrine d’insurrection à tout bout de champ, qui ne soutient pas la discussion dans une assemblée délibérante. L’intérêt de la séance n’était pas là ; il était dans une complication plus délicate qui pouvait se présenter, comme le suggéraient des insinuations maladroites ou perfides. Nous ignorons si M. le président de la république a concouru à la loi du 31 mai par sympathie ou par raison, nous sommes seulement très persuadés qu’il comprend aujourd’hui que le rétablissement du droit désordonné de suffrage ne tournerait pas plus à son bénéfice qu’à celui de la France, et il n’a point d’ailleurs donné lieu de supposer qu’il pût jamais songer à séparer l’un de l’autre. Il est certain néanmoins que tout le monde n’a pas autour de lui un si juste sentiment de la vérité des choses. Le propre des politiques subalternes, c’est de trouver toujours des raisons d’état pour faire leur cour aux grands, et d’inventer des expédiens considérables à cette seule fin de s’imposer comme nécessaires. Il ne serait pas impossible que le président eût des amis dangereux qui lui répétassent que le cœur de la France est à lui, et que la passion qu’il inspire à la France est notre meilleur préservatif contre l’anarchie ; que d’en appeler hardiment à cette passion populaire, c’est le vrai moyen de paralyser les influences démagogiques. La France, hélas ! n’est folle de personne, elle ne sait que faire de son cœur, et depuis long-temps elle ne se marie plus par inclination. C’est une grande faute en politique de trop compter sur l’inclination publique, et surtout de compter sans son hôte. Un autre malheur des personnes puissantes est encore que ces amis dévoués les compromettent de leur chef par un excès de zèle qu’ils se figurent toujours qu’on leur pardonnera, et pour lequel ils ne demandent ni de permission ni d’excuse. On eût donc pu supposer, à de certaines publications, que le président ne voyait pas de mal à ce qu’on battit en brèche la loi du 31 mai. On ne ménageait pas les suggestions, peu s’en fallait, au dire des chroniqueurs, que le ministère ne fût intérieurement divisé sur cette loi fatale, et l’on nommait ceux des ministres qui n’avaient été introduits au pouvoir que pour la supprimer. Sur ces entrefaites est venue la déclaration de M. Baroche ; nous ne croyons pas nous tromper en pensant qu’il avait été chargé par ses collègues et par le président de la république de porter la parole au nom du gouvernement tout entier, afin que le désaveu fût plus efficace en étant infligé par celui des membres du cabinet auquel on prêtait le plus de relations avec ceux auxquels il l’infligeait. Il était du moins assez clair que M. Baroche tenait à formuler en toute franchise une opinion catégorique sur la loi du 31 mai, et il ne pouvait trouver d’occasion meilleure qu’en revendiquant l’apologie de la dépêche télégraphique de M. Faucher. L’apologie a été complète, et la base du ministère fortement assise sur un principe qui sert de digue contre le débordement du principe démagogique dans la constitution.

Ce serait fermer volontairement les yeux et s’abuser à plaisir que de chercher dans la pratique radicale du suffrage universel une voie de conservation. Nous l’avons dit bien des fois, le suffrage universel non mitigé ne saurait être qu’une arme agressive au milieu du déchaînement d’idées et de passions qui remue la société. Le suffrage politique exercé comme droit naturel de l’homme et non pas comme fonction relative du citoyen est incapable de rien édifier. Il est impossible que le suffrage universel réussisse beaucoup aux partisans de M. le président de la république, quand il est encore invoqué avec tant d’ardeur par les amis de M. Ledru-Rollin ; car nous le rappelons pour tous ceux qui ne se pressent pas de travailler aux solutions de 1852, on y travaille de reste à leur place. Les journaux rouges des provinces ne se font pas faute d’annoncer la candidature de M. Ledru-Rollin à la présidence ; ils demandent que dès à présent « toute la presse démocratique des départemens ouvre ses colonnes à cette question : — la démocratie des villes et des campagnes veut-elle, oui ou non, porter Ledru-Rollin à la présidence de la république ? » Nous trouvons même, dans une feuille du midi, cette candidature déjà prêchée par un ancien constituant, et par quelles raisons ? Ce sont bien les raisons qu’il faut donner quand on se réclame du suffrage universel. « 1o Ledru-Rollin a toujours voulu et veut plus que jamais l’abolition de la présidence ; 2o il est aujourd’hui le propagandiste le plus croyant du gouvernement direct du peuple par le peuple : il s’appliquerait de toutes ses forces à substituer la souveraineté effective et réelle du peuple à la souveraineté illusoire et nominale que lui a faite la constitution de 1848. » C’est donc là ce qu’on pense à Bagnères de cette constitution pour laquelle on veut mourir à Paris. On l’adore comme un fétiche, quand elle peut gêner la marche régulière de la société ; on la foulerait volontiers sous les pieds, quand on s’aperçoit qu’elle ne lui est pas encore assez nuisible. Et vous savez comment s’y prendrait M. Ledru-Rollin pour la rendre à souhait ; M. Louis Blanc lui-même en recule d’horreur et crie à la sauvagerie, tout en écrasant son rival de la montagne du nom dédaigneux de girondin. On n’est pas si dégoûté parmi les socialistes de province ; le meilleur titre qu’on invoque pour l’honneur de M. Ledru-Rollin, c’est son plan d’anarchie, qui éclipse tous ceux de M. Proudhon. « Afin d’éviter les luttes, les déchiremens, les dictatures et le despotisme des minorités (qu’en dit la future minorité des 188 ?), il veut qu’il y ait pour tous liberté illimitée de la parole, de la presse, du droit de réunion ; il veut, en second lieu, que toutes les solutions proposées soient discutées par les assemblées du peuple et votées par la majorité des citoyens avant d’être érigées en loi. » — Comme le dit M. Ledru-Rollin lui-même, « la France n’aurait-elle pas bien gagné sa journée, quand la nation entière aurait statué en connaissance de cause sur ses intérêts les plus précieux, sur son impôt, son crédit, etc. ? »

À qui s’adresse cette propagande des feuilles rouges ? Sur qui ces absurdités révoltantes, tristes fantaisies de l’ignorance ou de l’hébêtement, peuvent-elles avoir une action quelconque ? N’est-ce pas principalement sur ceux qu’on appelle en beau langage les déshérités du suffrage universel, sur ceux qui présentent les moindres garanties de consistance et de stabilité, dans un système dit restreint qui admet encore sept millions d’électeurs ? Rendez-leur donc le suffrage pour qu’ils l’emploient à constituer, sous l’égide de M. Ledru-Rollin, le gouvernement direct du peuple par le peuple ! Et voulez-vous aussi vous figurer jusqu’à quel point on peut leur apprendre à dénigrer ces prestiges de gloire et de grandeur guerrière qui sont les indispensables élémens d’une popularité napoléonienne, si toutefois c’est avec celle-là que vous comptez solliciter la faveur des masses ? Lisez encore cette feuille du midi, c’est un riche numéro ; il y a là une petite histoire de Jacques Bonhomme à la recherche d’une politique qui a bien son sens. Les journalistes des chefs-lieux rouges ont beaucoup abusé de Jacques Bonhomme dans ces derniers temps ; comme invention littéraire, ce n’est donc pas un fonds très neuf, mais la variation brodée sur ce thème usé ne laisse pas d’avoir de l’à-propos : c’est la satire, la charge du retraité par le paysan. S’il était un type dont on avait jusqu’ici respecté la simplicité démocratique et vertueuse, c’était bien le soldat laboureur, le vieil officier rentré dans ses foyers. Le paysan de mon journal n’est plus si niais. Jacques va trouver le capitaine, un capitaine qui a vu l’autre, qui a été sergent s’il vous plaît, qui est enfant du peuple, rien n’y manque, si ce n’est qu’il ne sait pas assez bien lire et écrire pour présider un club, — et Jacques se moque du capitaine, couvert de balafres et de croix. « La discipline, la discipline, avec cela on vient à bout de tout, » dit le vieux militaire. — Et Jacques de répondre « Sous ce régime, monsieur le capitaine, ceux qui commanderaient seraient heureux, ceux qui obéiraient fort malheureux ; or, comme le peuple obéirait toujours, le peuple serait toujours malheureux. N’en parlons plus ; votre politique ne sera jamais la politique du paysan. » Supposez-vous que les gens qu’on aura nourris de cette saine lecture iront ensuite voter en braves pour leur empereur ? Ils seraient plutôt tout préparés à voter selon le mot d’ordre qui leur viendrait de quelque comité de résistance, ou bien peut-être au besoin à faire ainsi qu’il est écrit dans le onzième bulletin, lequel vient de paraître, — c’est l’évangile de ce jour, — à s’emparer d’abord du droit au fusil, sauf à s’amuser ensuite du droit de suffrage.

Ces lamentables dispositions se montrent trop visiblement et de trop de côtés ; ce sera l’un des torts les plus graves de la montagne parlementaire vis-à-vis de l’histoire de les avoir encouragées à plaisir et comme avec un parti pris de chercher en dehors de l’assemblée la revanche qui lui échappe toujours à l’intérieur. Ce droit au fusil, elle l’a réclamé en propres termes dans la discussion de la loi organique sur la garde nationale. M. Napoléon Bonaparte, qui est très républicain, comme chacun sait, en sa qualité d’en-cas pour une présidence rouge, M. Napoléon Bonaparte a prêté là le secours de son éloquence ; tout ce que nous pouvons dire du rôle que la montagne voudrait attribuer à la garde nationale, c’est qu’il faut réellement les hyperboles en sens inverse du général de Grammont pour nous réconcilier avec cette honorable et civique institution, qui a passé de nos anciennes mœurs dans nos mœurs nouvelles. Il n’y a qu’à se résigner en l’acceptant telle qu’elle est dans son essence, parce que pour la supprimer on n’oserait, et pour la changer on ne peut. Nous ne nous soucions pas beaucoup, qu’elle fasse profession d’éclairer l’armée, comme l’entend M. Hennequin ; nous ne serions pas beaucoup plus fiers que l’armée fit profession de la compter pour rien, comme M. de Grammont a l’air de s’en vanter après quoi nous avouons qu’il nous serait difficile de ne point excuser les singularités qui émaillent la politique et la faconde de l’honorable général en considération des méchans quarts d’heure qu’il a dû faire passer « aux voraces, aux ventre-creux et aux rutilans, lorsqu’il avait l’honneur de commander à la Guillotière, le plus mauvais des faubourgs de Lyon. » M. Baune a réclamé la parole pour une question personnelle et vengé ses commettans par des injures à l’adresse de leur brave ennemi. La montagne ne néglige jamais de couvrir, tant qu’elle peut ses postes fortifiés, de donner à tous les siens des marques de sa protection et de sa vigilance. On a vu le tumulte soulevé par la simple déposition du projet de loi qui doit concentrer la police de Lyon et des communes suburbaines entre les mains du préfet du Rhône, avec attribution spéciale des fonctions déléguées, à Paris, au préfet de police. M. Baudin appelle une loi de terreur cette loi que tout Paris serait bien fâché de ne point subir, et dont le premier effet sera de préserver Lyon du retour de la véritable terreur qu’ont exercée les ventre-creux et les voraces.

Pendant que les républicains extrêmes croient servir leur cause en plaçant ainsi leur patronage, pendant qu’ils plaident pour les populations émeutières ou pour les émeutiers toujours en révolte jusque dans leur prison, les populations pacifiques envoient à l’envi les unes des autres ces pétitions que nous signalions en commençant. M. Moulin et M. Morin ont demandé, de leur côté, des mesures particulières destinées à faciliter le cours des propositions qui seraient faites au sein du parlement par des membres de l’assemblée concurremment avec les démarches des pétitionnaires. M. Morin a dû renoncer à une modification qui n’avait point assez de chances de succès ; celle que demandait M. Moulin a prévalu dans la séance d’aujourd’hui. Il y aura une commission spéciale de quinze membres qui sera chargée d’examiner toutes les propositions relatives à la révision, et qui devra communiquer son rapport un mois après le dépôt de la première. Aujourd’hui même la première a été remise sur le bureau du président par M. le duc de Broglie. Si de cette affluence combinée de pétitions et de propositions il résulte tôt ou tard un effet salutaire, personne plus que M. de Broglie n’aura de droits à la reconnaissance du pays. La proposition, signée par tous les membres de la réunion des Pyramides a réuni dans l’assemblée de nombreuses adhésions. Elle est ainsi conçue : « Les représentans soussignés, dans le but de remettre à la nation l’entier exercice de sa souveraineté, ont l’honneur de proposer à l’assemblée nationale d’émettre le vœu que la constitution soit révisée. »

Qu’on ne s’y trompe pas, ce n’est point sans peine que les choses en sont arrivées jusque-là ; ce n’est point sans jalousie, sans tiraillement, sans amertume. Le bien ne se fait pas facilement. La révision serait une large voie de salut ouverte devant la France, mais les intérêts étroits des coteries ou des factions ne se soucient pas de manœuvrer en un si grand jour. Les uns, en s’expliquant sur ce qu’ils entendent par révision totale, s’y prennent de manière à ne nous tirer d’une extrémité, que pour nous pousser dans une autre, et comme ils sentent que la France ne veut guère tomber dans celle-là, il se pourrait, à ce qu’on assure, qu’ils cherchassent par-dessous main à ne plus avoir de révision du tout, au lieu de cette totale révision, qui n’était au fond qu’une révision très spéciale. Les autres s’épouvantent du danger qu’on fait courir à la légalité, notre seule sauvegarde, en pétitionnant trop activement contre elle ; ils ne demanderaient pas mieux que de la garder telle quelle au service de leurs visées particulières, s’ils osaient seulement la déclarer moins mauvaise. Ils oublient d’expliquer comment on la changera en ne s’en plaignant pas, et comment on aura raison des réfractaires obstinés en se plaignant tout bas, par égard pour leur obstination. Au-dessus de ces rumeurs et de ces contradictions s’est heureusement élevée la ferme et patriotique volonté d’un homme de bien. Lorsque la postérité réglera la part de nos hommes publics, cette part, pour plusieurs d’entre eux, sera certainement brillante. Je doute cependant qu’il y en ait beaucoup dont elle puisse dire qu’ils se seront dévoués au bien de leur pays sans ambition, sans vanité, par amour pour cette noble et calme jouissance du devoir accompli. Il en est un du moins dont elle dira cela : ce sera M. de Broglie.

Nos possessions d’Afrique viennent d’être le théâtre de nouveaux combats. L’expédition dirigée contre la petite Kabylie est déjà signalée par de très vifs engagemens, par d’heureux résultats glorieusement achetés. Sortie de Milah, petite ville au sud-ouest de Constantine, située presque à l’entrée des montagnes qu’habitent les populations hostiles, la colonne expéditionnaire a soutenu durant sept journées, du 17 au 21 mai, date des dernières nouvelles, les fatigues et les pertes d’une marche même victorieuse en un pareil pays. La résistance que nos troupes ont rencontrée est une preuve de plus de l’importance et de la nécessité de l’entreprise qu’elles exécutaient. Pour que l’œuvre de la France en Afrique s’accomplisse jusqu’au bout, il faut coloniser ; mais il n’y a point de colonisation possible tant que la sécurité manque. Or, la sécurité de la province de Constantine est perpétuellement compromise par l’inquiétude ou le mauvais vouloir des populations kabyles qui l’avoisinent, notamment dans cette partie des montagnes qui s’étend entre Bougie et Philippeville, et qu’on désigne sous le nom spécial de petite Kabylie.

Les gens de montagne sont partout plus durs à l’obéissance que ceux de la plaine ; mais en Algérie la différence absolue qui sépare les deux races, uniquement réunies par le lien religieux, rend encore le contraste plus sensible. Les Kabyles en effet, d’origine berbère, sont les anciens maîtres du pays, que la conquête arabe a refoulés dans les montagnes, où ils ont emporté leur langue (le chaouia), leur industrie, leur courage infatigable, leurs habitudes d’égalité civile, leur droit de propriété personnelle, et encore cet entêtement proverbial qui fait dire aux Arabes : Cassé la tête d’un Kabyle, il en sortira une pierre. Kabyle ou montagnard, c’est donc tout un ; aussi les différentes parties de l’Algérie en renferment-elles beaucoup. Toutefois, l’agglomération de montagnes entre Alger et Philippeville étant plus considérable que partout ailleurs, leurs habitans ont toujours su s’y mieux maintenir, y garder leur indépendance et s’affranchir des tributs. Ils pouvaient ainsi passer à bon droit pour les représentans les plus énergiques de la race entière, et l’usage s’est établi de nommer Kabylie toute cette ligne de côtes ; puis, comme de Bougie à Philippeville le pays, large jusque-là de vingt-cinq lieues environ, ne l’est plus guère que de dix, cet étroit territoire s’est appelé petite Kabylie, et on l’a distingué comme cela de la grande, qui longe la première partie de la chaîne.

Plus rapprochée de la route de Philippeville à Constantine et de nos différentes colonies, la petite Kabylie était devenue la citadelle où se réfugiaient tous les aventuriers qui bravaient ainsi notre autorité après l’avoir inquiétée sur nos propres terres par leurs mauvais coups. Il était urgent de faire sentir à ces populations la longueur de notre bras, comme elles disent elles-mêmes, si nous ne voulions voir le danger prendre les proportions les plus graves. Ces motifs, qui ont décidé l’expédition actuelle, ne sont guère moins urgens pour la grande Kabylie, et nous forceront tôt ou tard à y intervenir aussitôt que le développement de notre colonisation nous aura mis en un contact encore plus proche avec les indigènes.

L’entreprise reconnue nécessaire, il fallait frapper de ces coups qui laissent des traces, et dont le souvenir ne se perd pas chez ces rudes ennemis. Le général Saint-Arnaud et les troupes sous ses ordres sont venus à bout de la tâche laborieuse qui leur était confiée. La nature même des lieux où ils combattaient ne permettait pas d’espérer que le combat ne leur coûterait point cher. Entre Milah et Djidjelly, ce n’est qu’une succession de crêtes et de ravines qui s’entrecroisent. Dans les fonds qui séparent ces crêtes, sur leurs pentes inférieures, s’élèvent des villages solidement bâtis, entourés de leurs vergers et comme isolés les uns des autres par la difficulté des passages. Pour tout chemin, on a des sentiers de deux pieds de large qui serpentent jusque par-dessus les hauteurs auxquelles ils sont comme accrochés. Les bons marcheurs du pays ne s’y habituent eux-mêmes qu’avec peine. Qu’on se figure maintenant à tous les coins de ces défilés des hommes de grande taille, souples comme des panthères, bien armés, bien pourvus de munitions, car ils fabriquent leurs armes et leur poudre, et tous exaltés par les cris de leurs femmes, par les invocations de leurs marabouts et de leurs poètes, qui les envoient à la guerre sainte en leur chantant leurs anciennes victoires sur les Turcs. Aussi, dès que, le 11 mai, les huit mille cinq cents hommes de la colonne, chargés chacun de leurs huit jours de vivres et de leurs soixante cartouches, commencèrent à gravir un à un les pentes escarpées, l’attaque commença. Elle devait être furieuse. Presque tous formés de vieilles troupes d’Afrique, nos bataillons sont restés impassibles au milieu des cris et de ces élans de rage qui saisissent parfois les Kabyles comme un vertige, et les lancent sur les baïonnettes et les soldats pour faire une trouée par le poids de leurs corps. Le général Saint-Arnaud, le général Bosquet, le général Luzy, étaient partout présens sur le terrain ; tous les officiers, les premiers au danger, donnaient l’exemple et l’élan. C’est ainsi que le 16 mai l’armée arrivait à Djidjelly, et y déposait des blessés par malheur trop nombreux. Une embuscade où sont tombées deux compagnies d’un régiment nouvellement arrivé de France a surtout grossi le nombre des victimes.

Les Kabyles n’avaient pu arrêter la marche de nos troupes jusqu’à Djidjelly. Le 20, au retour de la colonne, ils devaient éprouver un de ces désastres qui trompent toutes leurs résistances. Grace à des dispositions aussi heureuses qu’habiles, le général Saint-Arnaud, secondé par les généraux Luzy et Bosquet, est parvenu, après les avoir débusqués d’une position très forte, à leur couper la retraite, et leur a tué en moins d’une demi-heure cinq cents combattans, dont les cadavres ont été comptés sur le terrain. La précision des ordres, l’ardeur des troupes, la façon dont elles comprenaient le commandement, le saisissant en quelque sorte dans les regards des chefs, tous ces mérites de notre armée ne sauraient trop être signalés. L’armée est en France le rempart de l’ordre ; en Afrique, toujours bonne à la fatigue, vaillante au danger, elle reste fidèle à ses traditions d’honneur. C’est ainsi que ses faits de guerre ont le privilège de prévaloir un instant sur les haines et les discordes de partis, d’éveiller l’intérêt universel dans un pays aussi déchiré que le nôtre, et de rappeler au milieu de ces déchiremens un peu d’affection sympathique pour la commune patrie. Il est bon de constater ce symptôme consolant, quand il y en a tant d’autres qui le sont si peu.

Il y a de temps en temps dans l’histoire, à mesure qu’elle se fait, des rencontres singulières, des jours qui se trouvent rapprochés ou rappelés comme par une ironie instructive ou vengeresse. Le jour où la diète de Francfort a, pour la première fois depuis sa dispersion en 1848, repris le cours de ses séances, c’était presque le troisième anniversaire de celui où Francfort avait vu son fameux parlement germanique s’assembler à Saint-Paul. Que de rêves alors, que d’espérances patriotiques qui n’ont guère duré plus que ce printemps-là, plus que les feux de joie dont l’enthousiasme populaire avait à cette occasion couronné les hauteurs qui entourent la vieille cité ! Ces feux symboliques n’ont été que des présages mensongers ; la lumière ne s’est pas produite, ainsi qu’ils semblaient l’annoncer, dans les destinées de l’Allemagne, dans l’esprit de ses hommes d’état ; la vie nationale ne s’est pas autrement rallumée. La preuve en est dans le retour même qui ramène maintenant, comme par force, à l’ancien établissement. Sans doute il ne faut pas se fier outre mesure à ces vives démonstrations de l’allégresse des multitudes, et croire que les choses ne sauraient s’en passer pour être grandes. Il y avait cependant de bonnes raisons pour que l’avènement de la diète restaurée ne fût point salué par une allégresse très particulière, pas plus d’ailleurs que les gouvernemens eux-mêmes ne tenaient à l’inaugurer par des cérémonies et des discours. C’est qu’en effet le résultat est au fond plutôt négatif que positif : le plus grand mérite de cette restauration, et certes on ne doit encore l’accepter que sous bénéfice d’inventaire, son meilleur titre est d’en finir décidément avec les théories et les projets auxquels on a perdu trois années, et d’établir en fait que ces trois années sont perdues ; c’est d’être, pour ainsi parler, un certificat d’avortement. Après une si dure leçon, l’Allemagne comprendra peut-être que, pour se remettre à l’œuvre, il faut s’y remettre sur nouveaux frais.

On ne saurait néanmoins méconnaître qu’il y a dans la résurrection de la diète de Francfort un côté très positif : elle n’atteste pas seulement l’impuissance générale de l’Allemagne à s’organiser, elle atteste la prépondérance acquise par l’Autriche vis-à-vis de la Prusse, elle range la Prusse à l’état d’obéissance. Nous n’avons aucun plaisir à revenir sur un passé malheureusement accompli ; il y a désormais toute une portion du règne de Frédéric-Guillaume IV qui n’appartient plus qu’à l’histoire, et qu’il ne lui est plus donné d’amender. Il ne s’agit donc pas ici d’insister avec une affectation gratuitement blessante sur ces engagemens par lesquels la Prusse s’était vouée d’avance à toutes les extrémités d’une lutte suprême plutôt que de subir celles qu’elle subit aujourd’hui sans avoir tiré l’épée : nous ne sommes pas les gardiens de son honneur, et nous pouvons la féliciter en conscience et nous féliciter avec elle que le cœur lui ait manqué pour rompre la paix européenne. Il s’agit pourtant de préciser une situation et d’expliquer ce que c’est que l’apparition des plénipotentiaires prussiens à Francfort : ce n’est en somme ni plus ni moins que l’abandon solennel de tous les points de droit ou de fait que la Prusse avait voulu maintenir à son avantage depuis le commencement du démêlé. La Prusse prétendait que, depuis la révolution de 1848, l’Allemagne était en quelque sorte devenue table rase, que tout y était depuis lors à reconstruire, et elle avait, pour sa part, essayé à plusieurs reprises de s’arranger une nouvelle place. L’Autriche n’admettait pas que la révolution ait eu d’effets possibles ; elle considérait comme nul et de nulle conséquence l’arrêt de dissolution prononcé sur elle-même par la diète de Francfort, par l’organe légal de la fédération de 4815 elle persistait à dater du pacte de Vienne, que la Prusse considérait comme aboli. La diète germanique avait-elle été abolie ou seulement ajournée ? Avait-elle besoin pour exister derechef d’être derechef consentie par les états allemands, ou les obligeait-elle toujours comme une autorité dont l’exercice n’eût jamais été interrompu ? La question se posait en ces termes, et, si l’on s’en souvient, elle se posait avec fracas. C’était pour constater la vertu permanente de cette existence non interrompue que la diète intervenait l’année dernière dans la Hesse et dans le Holstein ; c’était pour la récuser que la Prusse mobilisait sa landwehr. À l’heure qu’il est, tous les états de la fédération ayant, selon l’exemple de la Prusse, envoyé leurs plénipotentiaires à Francfort, la question est vidée ; c’est même pour cela qu’il n’y a pas eu de séance d’ouverture. Le Journal de Francfort s’exprimait là-dessus très catégoriquement : « Cela prouve, disait-il en annonçant cette résolution, qu’on ne reviendra pas à la diète comme à une institution qu’on n’a point réussi à remplacer par un autre organe fédéral ; cela prouve qu’on s’en tient à la diète comme à une institution qui a été ajournée, mais qui n’a pas cessé d’exister un seul moment.

Or, si la diète n’a pas cessé d’exister un seul moment, toute la conduite de la Prusse depuis 1848 n’a été qu’une suite d’illégalités flagrantes, et de ces grandes ambitions qu’elle a manifestées par devant l’Allemagne, il ne lui reste d’autre fruit que l’embarras de les désavouer, que la nécessité d’en faire un meâ culpâ qui ne saurait évidemment ajouter à sa considération politique. Il y a pis encore : si c’était la Prusse qui se trouvait jusqu’ici en dehors de la légalité, la légalité était donc du côté de la diète, et par conséquent, dès que l’on rentre dans le giron de la diète, il faut accepter tous ses actes antérieurs, les actes les plus ouvertement hostiles à la politique prussienne ; il faut en endosser la solidarité. Ainsi les dépenses des armemens que l’Autriche et la Bavière ont naguère tournés contre la Prusse étaient assurément des dépenses fédérales, puisque ces armemens avaient été ordonnés par la diète. La Prusse aura-t-elle maintenant à en porter sa part, et sera-t-elle obligée de contribuer à solder le budget de la guerre dont on l’avait elle-même menacée ? Il ne manquerait plus que cette amertume après tant d’autres pour compléter les déboires du cabinet de Potsdam, pour éprouver la résignation des chambres berlinoises.

La présence des plénipotentiaires prussiens à Francfort signifie de la sorte que l’ordre de choses de 1815 était bien et dûment l’ordre normal ; qu’il l’est toujours demeuré, même quand il n’apparaissait pas, qu’il fonctionnait, si l’on ose ainsi parler, à l’état latent, quand c’était pourtant la Prusse qui tenait tout le théâtre et se produisait au grand jour ; qu’il a été remis, non pas en vigueur, puisque sa vertu n’avait point été altérée par l’usurpation de la Prusse, mais en lumière, puisque la Prusse a dû cesser de la lui disputer. La signification de cette démarche, son caractère de résipiscence est encore plus marqué par la choix des personnes auxquelles on en a confié le soin. M. de Rochow, M. de Bismark-Schoenhausen étaient les personnes qu’il fallait pour donner en toute sûreté cette adhésion nouvelle au régime de 1815. Il est même permis de présumer que, pour M. de Bismark tout au moins, c’est encore là une ère bien moderne et qu’il aimerait à remonter plus haut. M. de Bismark est à sa façon et selon son humeur un des coryphées de cette jeune droite qui pointe aujourd’hui par toute l’Europe, et qui a inventé pour toute gloire de donner à notre vieux marquis de Carabas une mine profonde avec des allures fringantes. Un critique éminemment ingénieux et sagace a montré une fois, dans cette Revue même, la fraternité piquante qui unissait par de certains endroits ce qu’il appelait alors la jeune Rome et la jeune Genève. Ce ne sont là que des nuances de la jeune droite, et cette fraternité subsiste en politique à travers les différences de pays, comme elle subsiste en religion malgré la différence des symboles. Ces conservateurs dans le genre sublime finissent par être aussi monotones d’un bout du monde à l’autre que les libéraux quand même, qu’ils ont tant raillés pour avoir voulu appliquer le constitutionnalisme sous toutes les latitudes. Ils n’ont, eux aussi, qu’une recette, c’est de revenir en France, jusque par-delà Richelieu ; en Espagne, à la dynastie autrichienne, sinon aux conciles de Tolède ; en Angleterre, jusqu’en 1648 ; sinon jusqu’aux Saxons ; en Prusse, au grand-électeur, sinon peut-être aux Teutoniques. Nous qui ne sommes que des conservateurs ordinaires, nous estimons qu’il est déjà bien suffisant de conserver au jour d’aujourd’hui l’année 1815, et nous ne voyons même pas beaucoup d’inconvéniens à ce qu’on ne la conserve point tout entière, cela soit dit pour d’autres encore que pour des Allemands.

Le Journal de Francfort, que nous citions tout à l’heure et qu’on n’accusera jamais d’être une feuille révolutionnaire, ne craint pas, pour son compte, de déclarer dans cet article, où l’on devine une communication, qu’il ne vient à l’esprit de personne d’en rester purement et simplement à cette date de 1815. Le Journal de Francfort, qui est une feuille d’ancienne roche germanique, une feuille de chancellerie, va jusqu’à parler de progrès ; il assure que la diète se modifiera d’elle-même selon les besoins nouveaux, maintenant qu’on a reconnu la légitimité de son droit. « La diète doit être développée et consolidée dans ce sens conservateur qui tient compte non-seulement du droit, mais aussi de l’expérience historique, cette dernière garantissant de la manière la plus sûre et la plus ferme que le droit consacré par les siècles ne deviendra jamais l’injustice du présent et de l’avenir. » Voilà sans doute de belles paroles, et il est à souhaiter que ce ne soient pas seulement des fleurs de langage diplomatique. La diète de Francfort a certainement eu son utilité de 1815 à 1848 ; ç’a été surtout d’amortir, en les enveloppant dans son ombre, les contrariétés réciproques que se causaient les deux grandes puissances rivales, et d’ajourner le choc qui devenait inévitable après des froissemens trop publics. En revanche, la diète, livrée tout entière à ces influences qui s’y partageaient ou s’y disputaient la haute-main pour gouverner par son intermédiaire, la diète n’a rien fait pour assurer à l’Allemagne une assiette plus solide contre les éventualités du jour où ce choc éclaterait. Elle a servi d’instrument de compression, elle a comprimé à outrance beaucoup plutôt qu’elle n’a organisé. Elle a fomenté l’idée de l’unité chimérique, par cela même qu’elle rendait odieux le seul pouvoir qui représentât l’unité réelle ; on a le droit de dire qu’elle a contribué sensiblement à faire éclore l’esprit révolutionnaire en étouffant les justes libertés. On peut lui imputer, comme un malheur dont elle est responsable, l’inexpérience sous laquelle ont succombé les hommes les mieux intentionnés que le mouvement de 1848 ait portés aux affaires. Incapable de se défendre elle-même contre ce brusque assaut de la démagogie, elle avait empêché ses successeurs de se préparer à le recevoir ; elle avait empêché l’éducation constitutionnelle de l’Allemagne sans l’avoir habituée à la discipline du bon plaisir. L’Autriche serait donc tout-à-fait bien inspirée si elle renonçait, comme elle le dit ou le fait dire à ses anciens erremens ; si elle méditait, comme elle s’en vante, la régénération de l’Allemagne par la régénération de la diète. Nous ne demandons pas mieux que d’assister à ce beau spectacle, et autant nous avions peu de goût pour une concentration violente des forces nationales de l’Allemagne, autant nous applaudirions à l’établissement équitable d’une sage et raisonnable union entre tous les peuples de ce grand pays.

À cela, malheureusement, il n’y a qu’une difficulté, c’est que la première condition que l’Autriche veuille débattre à Francfort, la première exigence qu’elle y apporte n’est encore autre que celle sur laquelle on s’est heurté si vainement à Dresde : il lui faut l’entrée de tous ses états non allemands dans la confédération. L’Autriche propose toujours à la Prusse le même marché avec la même persistance inflexible et hautaine. La Prusse n’a plus, depuis 1848, que 500,000 sujets qui ne soient pas compris dans le corps fédéral ; à remonter même au-delà, elle n’avait en dehors de la fédération germanique que ses deux provinces de Prusse orientale et de Posen : ce sont les districts polonais de Posen qui restent encore séparés. L’Autriche offre de tenir pour allemandes ces 500,000 ames polonaises, mais c’est parce qu’elle entend elle-même introduire d’abord dans le nouvel empire allemand ses Polonais à elle, ses Hongrois, ses Illyriens, ses Italiens, qui ne font pas moins de vingt-quatre millions d’hommes. Le cabinet de Vienne se gouverne en toute cette affaire à peu près comme les républicains de profession se comportent chez nous dans l’affaire de la révision. Il veut ou ne veut pas du pacte de Vienne, selon qu’il l’accommode ou le gêne. Il en veut pour astreindre la Prusse, il n’en veut plus quand il s’agit pour lui-même de s’ouvrir l’Allemagne par une large brèche que le pacte ne l’autoriserait point à y faire.

La Prusse cependant s’empresse de déclarer en toutes circonstances que son développement intérieur ne sera point gêné par ces relations nouvelles qu’on peut bien dire inattendues après les vicissitudes de 1848. Elle fait bonne mine à mauvais jeu. C’était là le principal du discours prononcé par M. de Manteuffel et lors de la clôture du parlement. C’est encore ce que voudrait donner à entendre, par rapport à la Russie, un article semi-officiel publié dans la Gazette de Prusse au sujet de l’entrevue de Varsovie. Autre exemple de ces rapprochemens qui sont comme des malices du sort : le roi Frédéric-Guillaume quitte l’hospitalité protectrice du czar pour venir inaugurer à Berlin la statue triomphale du grand Frédéric, et, pendant ces fêtes nationales qui rappellent à la Prusse des temps plus prospères, l’empereur de Russie va jusqu’à Olmütz au-devant du jeune empereur d’Autriche. On jurerait qu’il isole ainsi tout exprès l’un de l’autre les souverains qui semblent maintenant accepter ses directions, comme pour marquer davantage l’ascendant qu’il exerce. Du reste, à ne voir que les dehors de la situation, tout à Varsovie se serait passé en fêtes, et le czar, laissant la politique à ses ministres, n’aurait eu que des complimens et des tendresses pour le cher Fritz.

En Angleterre, l’exposition et le derby ont un peu rejeté dans l’ombre les questions parlementaires. La chambre des communes a été obligée de se compter au milieu même d’une discussion ; il n’y avait plus assez de membres présens. Les membres irlandais ont continué à disputer amendement par amendement le bill des titres ecclésiastiques ; une seconde lecture du bill de l’income-tax dans la chambre des lords a fourni à lord Stanley une nouvelle occasion d’attaquer le ministère, comme s’il était prêt maintenant à le remplacer. Maintenant, à vrai dire, Londres et l’Angleterre ne sont plus qu’à l’exposition et tout à l’exposition ; le palais de cristal défraierait à lui seul vingt chroniques ; il est le rendez-vous de la cour et de la ville, et la fête perpétuelle dont il est le théâtre sert d’occasion au déploiement des magnificences de l’aristocratie britannique. Les levers et les bals de la reine, les réceptions du duc de Wellington, les soirées instructives, les conversazione chez les nobles lords qui, protecteurs des arts et des sciences, montrent à leurs visiteurs les trésors de leurs collections, les banquets où les corporations municipales invitent les étrangers et les traitent solennellement dans leurs vieux hôtels, voilà les nouvelles qui remplissent les journaux anglais. J’oubliais les festins-réclames de l’immortel Soyer ; il est vrai que le Symposium a surtout fasciné des journalistes français qui, par un autre trait de caractère, n’ont plus voulu du tout y avoir dîné, quand ils ont soupçonné qu’ils avaient pris trop au sérieux ce dîner d’ouverture.

Le maréchal de Saldanha est entré à Lisbonne au milieu d’acclamations qui ne sont précisément très honorables pour personne. Il ne faut point juger trop sévèrement des humeurs si différentes de nos humeurs septentrionales et nous choquer par trop de leurs métaphores ou de leur emphase. On dirait que tous ces personnages ont des rôles de capitan. La lettre écrite de Vigo par le comte de Thomar au maréchal Saldanha était pourtant d’un ton plus sensé jusque dans l’amère expression du ressentiment qu’elle trahissait ; elle aura peut-être troublé par les souvenirs qu’elle réveillait le triomphe de Saldanha. Ce triomphe serait complet, s’il n’avait maintenant qu’à humilier le roi Ferdinand et la reine dona Maria, s’il n’avait à se défendre contre ses alliés. Son ministère est en partie composé de progressistes, et, forcé de capituler à chaque instant avec des exigences sans cesse multipliées, il pourrait bien exciter, en penchant trop du côté de la charte de septembre, les mécontentemens que le comte de Thomar avait provoqués en restant exclusivement fidèle à la charte de dom Pedro. Il paraît que déjà beaucoup d’entre ceux qui ont coopéré à la chute du comte de Thomar en sont à s’indigner d’être réduits à partager avec les septembristes. Prendre ou partager est en effet le dernier mot et même le premier de ces révolutions, qui ne songent pas seulement à cacher leur jeu. Les officiers qui se sont prononcés pour l’insurrection s’irritent de voir introduire dans leurs rangs les militaires de l’ancienne junte d’Oporto, que Saldanha, bon gré mal gré, rétablit dans leurs grades. Le premier décret du nouveau ministère a été un décret dictatorial : il a suspendu la loi rendue l’année dernière par les cortès sur le régime de la presse ; il n’y aura plus de loi du tout. C’est sans doute une grande liberté promise. Reste à savoir si tout le monde en jouira ; pour l’instant, tout le monde en abuse. On parle d’une épuration de la chambre des pairs, mais l’on ne sait pas encore ce que sera la nouvelle loi électorale.

Les élections viennent d’avoir lieu en Espagne, et c’est aujourd’hui 1er juin que le congrès se réunit. Le gouvernement espagnol, comme on le sait, avait dissous le parlement à la suite de scènes fâcheuses qui s’étaient produites dans la discussion du règlement de la dette. C’est du moins une justice à rendre au cabinet de Madrid qu’il n’a mis aucun retard à poser la question aux électeurs et à convoquer le nouveau congrès lui-même. Autant qu’on puisse se faire une idée exacte du résultat des opérations électorales, la majorité semble acquise au ministère en fonction. Le parti progressiste rentre au congrès quelque peu grossi, pas autant qu’on avait pu néanmoins le supposer. Ses chefs principaux, MM. Madoz, Olozaga, Escosura, Domenech, Cortina, ont été élus. L’opposition modérée paraît devoir compter environ cinquante membres. Du reste, les hommes les plus éminens de l’opinion modérée, MM. Mon, Pidal, Martinez de la Rosa, Seijas Lozaño, Calderon Collantes, ont été réélus, comme cela devait être. Nous remarquons seulement l’échec éprouvé par l’ancien ministre de l’intérieur, M. Sartorius ; les circonstances de cet échec donneront lieu probablement à de vives contestations. En somme, le résultat est tout-à-fait favorable aux idées modérées. Malheureusement, dans les récentes difficultés politiques de l’Espagne, il y a un grand fonds de questions personnelles. Sans avoir à insister sur le côté purement intérieur et local, une seule chose nous préoccupe. La politique conservatrice a beaucoup fait pour l’Espagne depuis huit ans ; elle l’a sauvée principalement du désastre de 1848. Elle a beaucoup à faire encore au point de vue économique, administratif. Sera-ce le moment de se fractionner, de se diviser, surtout en présence des prochaines éventualités européennes ? C’est aux hommes publics de l’Espagne à méditer sur cette situation, et au gouvernement à rendre les rapprochemens faciles. Le gouvernement espagnol va présenter, assure-t-on, le budget de 1851 ; il proposera de nouveau, sans nul doute, son projet de règlement de la dette. Ce sont là les questions qu’il serait le plus utile de traiter de préférence à toute récrimination personnelle. Le concordat avec Rome vient d’être publié, et règle définitivement la question religieuse. Ce concordat, préparé par l’ancien ministère, promulgué par le nouveau, démontre mieux que toute autre chose qu’en définitive ce n’est point sur des questions essentielles de politique générale que reposent les scissions du parti modéré espagnol. Dans ces conditions, la législature qui s’ouvre aujourd’hui à Madrid peut contribuer à raffermir la situation de l’Espagne par le rétablissement de l’intégrité du parti conservateur, ou ouvrir la porte à des difficultés nouvelles dont on ne saurait prévoir l’issue.

Le parti vraiment conservateur en Belgique, c’est le parti libéral, et voilà pourquoi nous aurions regretté que le ministère Rogier persistât dans la démission qu’il a donnée ces jours-ci devant un vote de la chambre. Il paraît actuellement très probable que cette démission sera reprise ; et que le cabinet reviendra tout entier, si ce n’est peut-être M. Frère-Orban, qui voudrait absolument se retirer. Des susceptibilités réciproques ont malheureusement gêné les rapports du ministère et de la majorité, et, après avoir vécu depuis quelque temps en termes de plus en plus froids, on est venu à rompre. Le ministère se proposait de liquider la situation financière du pays par un ensemble d’économies et de réformes qui constituaient tout un plan. Ce plan a été mutilé sans beaucoup d’égards par la majorité. D’autre part, les ministres eux-mêmes ne s’entendaient pas le mieux du monde sur la part qu’ils voulaient chacun se faire au budget des travaux publics dans l’intérêt des provinces dont ils sont députés. L’intérêt provincial est très fort en Belgique et domine au fond même des ministères. Les membres du cabinet n’ont peut-être pas été fâchés d’avoir un prétexte pour couper court à une situation pénible. Après avoir consenti à beaucoup de sacrifices dans un projet de loi qu’ils présentaient aux chambres pour obtenir un droit sur les successions, ils se sont retirés, parce qu’on avait repoussé la formalité du serment qu’ils voulaient exiger de l’héritier comme garantie de la valeur de l’héritage. Ils s’étaient même réduits à demander seulement pour le magistrat la faculté de déférer ce serment. La majorité, encore aujourd’hui sous le coup des souvenirs de la prestation du serment à l’époque hollandaise, la majorité a rejeté comme immoral le serment obligatoire et même facultatif. Telle a été l’origine de cette crise, qui semble heureusement terminée. Un ministère catholique était impossible : M. Nothomb a usé et abusé des ministères mixtes ; il ne serait pas fort aisé de trouver dans les chambres les élémens d’un autre ministère libéral. Celui de M. Rogier n’a pas démérité de la Belgique, tant s’en faut, et l’opinion n’a vu dans cette brouille passagère qu’un incident sans importance qui ne saurait changer en rien la direction générale du pays, si forte après tout et souvent si habile.

ALEXANDRE THOMAS.