Chronique de la quinzaine - 14 mai 1860

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Chronique n° 674
14 mai 1860


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 mai 1860.

Nous sommes obligés de nous avouer victimes d’une nouvelle déception. Nous espérions toucher au repos, après lequel tout le monde en France soupirait, et la sécurité nous fuit. Garibaldi nous replace en pleine aventure. Nous avons beau considérer comme excessive, et dépassant toutes les bornes de la raison, l’émotion soudaine excitée en France par le départ de l’expédition du général Garibaldi pour la Sicile : les argumens échouent contre le fait. Garibaldi est parti pour provoquer ou appuyer une insurrection sicilienne ! En vérité, cela suffit-il pour mettre en France la paix en question ? D’abord l’incident était-il imprévu ? Nous-mêmes, il y a quinze jours, exprimant le sentiment de tous les observateurs des affaires italiennes, nous disions : « On appréhende que M. de Cavour ne puisse contenir les esprits ardens et impatiens qui veulent pousser dans le sud de la péninsule le mouvement qui a triomphé au nord. Naples et la Sicile attirent la révolution italienne. » Garibaldi et ses amis ont-ils dissimulé leurs projets et couvert leurs apprêts de mystère ? Nullement : tous les gouvernemens intéressés ont été informés à loisir de ce qui se préparait. À Milan, à Florence, à Turin, les souscriptions pour l’expédition de Sicile étaient appelées au grand jour : la Société nationale, d’après le témoignage d’une de ses circulaires, recueillait en une journée 50,000 francs. La réunion des fonds, l’enrôlement et le rassemblement des volontaires, étaient le secret d’une comédie que le public pouvait regarder du parterre, que la diplomatie voyait à coup sûr des premières loges, sinon des coulisses. Pourquoi donc tant d’émoi, puisqu’on ne peut alléguer la surprise ?

C’est Burke, si notre mémoire ne nous trompe, qui s’écriait : « La confiance est une plante lente à croître, et qui prend difficilement racine dans le cœur d’un vieillard. » L’esprit public, si ce mot parmi nous s’applique encore à quelque chose, paraît être incurablement frappé de cette chagrine défiance qui, suivant l’orateur anglais, accompagne la vieillesse. Dans un temps régulier, sous l’influence des libertés dont nous avons joui autrefois, et qui éclairaient l’opinion publique sur les événemens probables par des informations et des discussions constantes, et en même temps assuraient à l’opinion un contrôle efficace et certain sur la marche des choses, un incident tel que l’expédition de Garibaldi n’eût pas troublé à ce point les intérêts et déconcerté ainsi tous les jugemens. On n’eût pas même eu le sentiment que la France pût être compromise par un incident purement italien. On se serait dit avec raison que l’ébranlement causé par une si téméraire entreprise n’eût pas, quelle qu’en fût l’issue, dépassé les limites de la péninsule. On aurait compris sur-le-champ que le seul rôle et le seul devoir qui pussent être imposés à notre pays par les suites de cette échauffourée se fussent réduits à une œuvre de surveillance d’abord, et plus tard peut-être, comme cela nous est déjà arrivé à d’autres époques et dans les mêmes lieux, à une médiation pacifique entre les combattans pour faire cesser, au nom de l’humanité, une effusion de sang et des excès aussi stériles que déplorables. Nous eussions assisté aux guerres civiles de l’Italie avec des sympathies diverses, comme nous avons eu si longtemps le triste spectacle des guerres civiles d’Espagne, sans supposer un instant que la tranquillité de la France et la paix de l’Europe fussent à la merci du coup de main d’un hardi partisan. Nous croyons que, même dans les circonstances actuelles, l’entreprise de Garibaldi devrait être envisagée avec le même sang-froid ; mais nous sommes bien obligés de nous rendre (compte des motifs qui expliquent, s’ils ne les justifient les impressions contraires qui se manifestent si généralement autour de nous.

Les événemens qui se sont accomplis depuis un an ont répandu dans les esprits une conviction d’autant plus dangereuse qu’elle est vague, d’autant plus tenace qu’elle est instinctive : c’est que les anciennes bases de la stabilité de l’ordre européen n’existent plus, c’est qu’une crise violente d’où doit sortir une distribution nouvelle de nationalités et de territoires est inévitable. Il serait oiseux de rappeler comment s’est formé ce sentiment, qui est maintenant commun à tous les peuples européens. Il serait inutile de chercher à le réfuter par des argumens. Quand certaines idées se sont emparées non plus seulement du cerveau des hommes d’état, mais de l’imagination des peuples, elles résistent aux raisons théoriques, elles ne se modifient ou ne disparaissent que sous l’empire des faits. Pour nous, qui voulons personnellement résister jusqu’au bout à cette obsession, nous ne nous sentons plus par momens le courage moral de la combattre chez les autres. Partisans du progrès par la liberté et par la paix, spectateurs sceptiques et tour à tour affligés ou indignés des tentatives de la force brutale, nous ne reconnaissons plus qu’à un seul fait la souveraine vertu de ramener la sécurité dans la conscience et dans les intérêts de l’Europe. Ce fait serait le rétablissement de la liberté politique dans tous les états, y compris la France, où elle a été détruite ou obscurcie par les réactions outrées de 1852 ; mais l’on dira que nous mettons notre foi dans une utopie. Revenons donc à la réalité. Que nous offre-t-elle ? Les grands états divisés ou étrangement rapprochés par des guerres récentes ; la France exubérante de ressources financières et de forces militaires, mais exposée aux jalousies, aux défiances, aux craintes qu’elle a ameutées et liguées contre elle à toutes les époques où elle a fait montre de sa puissance, et où cette puissance n’était pas modérée par la liberté ; l’Autriche ruinée et démoralisée au milieu de la fermentation des races aimables ou vigoureuses qu’elle a contenues jusqu’à présent sous son sceptre pédant, maladroit et lourd ; la Russie, qui ne cache pas son ambition même après qu’est tombé le masque de sa puissance ; la Prusse avec ses convoitises perpétuelles et ses irrésolutions inguérissables ; la race allemande, que l’exemple de l’Italie, à laquelle elle s’est si longtemps crue supérieure, émeut dans ses aspirations à l’unité et dont les récens succès de la France réveillent les craintes et rallument les passions : l’Angleterre, hommes d’état et peuple, incertaine, mais profondément inquiète, embarrassée par le conflit des opinions, mais universellement défiante, qui s’arrête dans la voie qu’elle suit depuis quarante ans comme si elle allait retourner aux préoccupations qu’elle avait répudiées, avec tant d’entrain et d’ensemble, à son grand avantage et au profit du monde : l’Italie emportée vers l’unité au péril de la papauté, clé de voûte du catholicisme ; l’Orient, où tout le monde sent que qui voudra pourra en tout temps mettre le feu à la mine qui fera éclater l’Europe ; — partout, au-dessus des nationalités frémissantes, les cabinets déconcertés, disloqués, et les alliances mises aux enchères. Avec ce tableau devant les yeux, et c’est à qui en assombrira le plus les couleurs, le vulgaire (et qui peut se flatter de n’être point du vulgaire ?) se demande avec anxiété : N’est-ce pas le signal et le commencement de la grande mêlée ? Voilà l’interrogation secrète que trahit l’émotion générale produite par l’expédition de Garibaldi.

Nous ne jugerons pas en lui-même l’acte du capitaine aventurier et de ses compagnons. On en a fait l’objet d’assimilations iniques. On a comparé Garibaldi au flibustier américain Walker. C’est une absurde injustice. On pourra contester le jugement du héros italien, mais on devra respecter sa bravoure et cette chevalerie qui le pousse à courir toutes les chances pour la défense de sa patrie et de sa cause. Il viole manifestement aujourd’hui la légalité internationale, puisqu’il va faire la guerre civile dans un état dont il n’est point le sujet ; mais pour lui et pour ses amis Naples n’est point un royaume distinct de l’Italie, Naples n’est qu’une portion de l’Italie elle-même : ils sont unitaires. L’entreprise de Garibaldi ne doit donc ni exciter l’étonnement ni encourir le blâme de ceux qui ont concouru et applaudi à la guerre de l’année dernière : il n’était pas plus permis aux moins clairvoyans d’ignorer, il y a un an, que le mouvement italien tendait à l’unité qu’il n’est aujourd’hui permis aux plus aveugles de le nier. Quant à nous, nous laisserons volontiers le gouvernement napolitain et les unitaires vider leur querelle ensemble. Le gouvernement de Naples a été si peu clairvoyant et si entêté, il a si peu profité des avertissemens que lui ont donnés les libéraux les plus honnêtes et les événemens les plus graves, que sa cause n’est point faite assurément pour inspirer plus d’intérêt que celle de Garibaldi. Comment prendre le parti d’un gouvernement qui maintient en Sicile un chef de police qui vient de faire arrêter tous les fils de famille de Palerme comme suspects, et qui au même moment a fait nommer son propre fils, âgé de quatre ans, caissier-général de la douane ? Comment s’intéresser à ce despotisme qui a l’art de marier le grotesque à l’odieux ? Notre sympathie pour ce gouvernement ne va pas au-delà de l’expression de ce vœu : puisse l’oncle le plus capable et le plus estimé du roi, le comte d’Aquila, prendre à temps la résolution d’affranchir son jeune neveu de l’influence de la reine-douairière et de la coterie rétrograde imbue de la politique de l’ancien roi qui a tout compromis par ses conseils ! Une révolution de palais, qui ne renverserait qu’une camarilla, pourrait épargner au royaume des Deux-Siciles la guerre civile et de grands malheurs ; l’établissement d’un gouvernement libéral et raisonnable au midi de la péninsule sauverait peut-être les intérêts de l’ordre en Italie : ce serait le seul moyen de prévenir ou un antagonisme déplorable entre les deux royaumes de la péninsule, ou l’orageuse et périlleuse unité de l’Italie.

Mais si nous n’avons aucun goût à juger l’entreprise de Garibaldi au point de vue personnel de l’audacieux partisan ou au point de vue du gouvernement napolitain, il nous est impossible de n’en pas calculer les conséquences pour la politique piémontaise. C’est le côté grave de la question. Nous dirons tout de suite notre pensée : le Piémont est, suivant nous, engagé par l’entreprise de Garibaldi, quelle qu’en soit l’issue. La chose va de soi, si le coup de main de Garibaldi réussit : l’insurrection sicilienne a pour drapeau l’unité italienne et pour cri de ralliement le nom de Victor-Emmanuel, qui vient de conquérir jusqu’à Mazzini. On ne désavoue pas ses partisans vainqueurs. La compromission du gouvernement sarde ne nous semble pas moins inévitable, si l’expédition de Garibaldi est écrasée. Le gouvernement sarde a laissé préparer cette expédition, il n’en a pas contrarié le départ. Les motifs de la tolérance du cabinet sarde semblent avoir été pris en considération par la France, par la Russie et par l’Angleterre. M. de Cavour a allégué avec raison le sentiment populaire, chaudement favorable à la tentative de Garibaldi. Il se croit affaibli vis-à-vis du parti avancé par la cession de la Savoie et de Nice, qu’il a été obligé de faire à la France ; sa grande affaire est d’obtenir pour cette cession la sanction du parlement sarde. Nous ne pensons pas, d’après le résultat connu des réélections, que la minorité qui se prononcera contre le traité de cession dépasse soixante voix ; mais dans la position où se trouve M. de Cavour, c’est une coquetterie bien naturelle que de se donner pour plus malade qu’on ne l’est en réalité. En tout cas, ce que M. de Cavour peut soutenir sans contestation, c’est qu’il n’a point encore de majorité faite, qu’il ne connaît point sa majorité, et que dans cette incertitude, au milieu d’un pays qui est encore dans toute l’effervescence d’une révolution triomphante, il ne pouvait, sans exposer l’Italie du nord aux plus grands troubles, entamer une lutte ouverte avec le héros populaire de l’indépendance italienne. Mais si l’élan populaire s’est prononcé avec tant de puissance en faveur de l’entreprise de Garibaldi, que M. de Cavour n’a pu songer à employer que les moyens décens, mais stériles, de la persuasion, pour essayer infructueusement de la détourner ; si M. de Cavour ne s’est pas cru assez fort contre l’opinion pour prévenir par la contrainte matérielle un acte que l’orthodoxie diplomatique l’oblige lui-même à considérer officiellement comme une atteinte au droit des gens, nous poserons cette simple question : croit-on que le parti avancé sera plus faible, que l’opinion sera moins exigeante, que M. de Cavour sera plus fort dans le cas où Garibaldi et ses corps francs seraient vaincus, et feraient entendre à l’Italie du nord un cri de détresse ? Un désastre de Garibaldi peut obliger le Piémont à marcher contre Naples. L’intérêt politique s’unirait alors au sentiment populaire pour pousser le Piémont à cette extrémité. Si en effet le gouvernement napolitain sortait victorieux et plus absolu de sa lutte contre les Siciliens et les corps francs du nord, ce succès donnerait en Italie à la réaction une prépondérance que le Piémont ne pourrait subir. Nous ne pensons donc pas que l’on puisse regarder l’expédition de Garibaldi comme une entreprise isolée, qui ne met en question que le sort d’un chef de partisans et de sa troupe. C’est une nouvelle phase qui commence plus tôt que nous ne l’eussions désiré dans les affaires d’Italie ; c’est le travail intérieur de la réorganisation de la péninsule qui se poursuit violemment et précipitamment, mais avec logique, dans le sens de l’unité. Un seul fait pourrait, suivant nous, prévenir ou atténuer les conséquences extrêmes de ce mouvement : ce serait, comme nous le disions tout à l’heure, ce serait, sous l’influence du comte d’Aquila, une transformation libérale et sensée du gouvernement napolitain.

Exigera-t-on de nous que nous nous lancions déjà dans des appréciations conjecturales sur le contre-coup que la série des événemens qui s’ouvre en Italie aura sur la politique générale de l’Europe ? La France, l’Autriche, l’Angleterre et tout le monde catholique par la papauté sont intéressés à ce qui va se passer en Italie. Si nous consultions nos sentimens personnels plus que l’instinct public, nous l’avouerons, nous ne serions point effrayés pour la France de la perspective de l’unité de l’Italie. Nos lecteurs savent que nous regardons comme une tradition frappée de caducité de l’ancienne politique cette idée que l’intérêt français est opposé à la constitution des peuples voisins en états aussi grands territorialement que le comportent les caractères, les tendances et la composition homogène de leur nationalité. À nos yeux, cette routine n’est plus applicable à notre époque. Les causes d’hostilité qui existaient autrefois entre les états, et qui justifiaient cette politique jalouse, ont disparu ou doivent disparaître avec l’ancien régime européen. Les états étaient autrefois fondés sur les intérêts des maisons souveraines et non sur les intérêts naturels et la liberté des peuples : la guerre était toujours au bout des combinaisons d’intérêts des maisons souveraines ; de là cette politique qui voulait que l’on affaiblît ses voisins et que l’on se mît en travers de leurs tentatives d’agrandissement. Les intérêts des peuples, lorsqu’ils se gouvernent librement dans le cercle légitime de leur nationalité indépendante et satisfaite, peuvent être divers, mais ils ne sont point hostiles les uns aux autres ; ils se complètent au contraire et se servent mutuellement par leur diversité même. Les cours de l’ancienne Europe se disputaient des provinces sans s’inquiéter des élémens de nationalité qui existaient sur les territoires contestés. Les peuples se gouvernant librement n’ont ni l’intérêt ni le goût de râpiner des territoires et d’opprimer des nationalités. Nous sommes donc convaincus que la France, qui finira bien sans doute avant peu par arriver à la liberté, n’aurait rien à envier à une Italie grande et indépendante, n’aurait rien à redouter d’une Italie libre, aurait au contraire beaucoup de profit à retirer d’une Italie qui, gouvernée raisonnablement, entrerait dans la vie industrielle et commerciale des sociétés modernes, et mettrait en valeur, conformément à l’esprit de notre époque, par des routes, des chemins de fer et l’utile application des capitaux, les richesses naturelles du plus beau pays de l’Europe. Nous croyons que la politique vraiment libérale et intelligente est pour la France de surveiller les nouveaux rirolgimenti de la péninsule sans hostilité contre le mouvement unitaire. Nous sommes de l’avis d’un éloquent orateur, M. Jules Favre, qui esquissait naguère le véritable système de la politique française dans la Méditerranée en dessinant ce grand triangle des races latines, qui a la France pour sommet, l’Espagne et l’Italie pour côtés, et pour base notre rive africaine. La France est intéressée à voir ce triangle s’achever par la renaissance de l’Italie. L’Angleterre est intéressée aussi à l’affranchissement et à l’organisation nationale de l’Italie par le libéralisme de sa politique et son esprit commercial. Loin de découvrir dans les nouveaux événemens italiens, comme le veulent les esprits mal faits, des causes d’antagonisme entre la France et l’Angleterre, nous n’y voyons au contraire que des motifs de rapprochement. On dit que l’Angleterre a des desseins sur la Sicile : il faut être bien ignorant de l’esprit actuel de la politique anglaise pour remettre en circulation cet absurde lieu commun. Le libéralisme anglais veut que la Sicile soit bien gouvernée, et cela suffirait aux intérêts commerciaux de l’Angleterre ; mais comment peut-on ignorer, et combien il serait difficile à l’Angleterre de faire la conquête de la Sicile, et combien les idées d’acquisitions semblables sont antipathiques aujourd’hui à sa politique ? Reste l’Autriche, la puissance qui croit à la force de la lettre des anciens contrats, et qui ne sait pas en perpétuer l’esprit et la vie ; l’Autriche, qui verra une menace directe contre elle dans le ralliement de toutes les parties de l’Italie à la cause de l’indépendance. L’état de ses finances et les réformes intérieures rendues nécessaires par ses récens malheurs ne lui permettent pas de rien tenter par la force ; elle peut même se consoler de son inaction et s’en faire un système par la pensée que l’expérience des révolutions italiennes justifiera son ancienne politique de compression dans la péninsule. Au besoin, la France et l’Angleterre pourraient lui fournir d’autres raisons qui ne seraient pas moins concluantes en faveur de l’attitude que lui conseille sa situation présente.

Nous ne pouvons omettre, parmi les difficultés que le mouvement intérieur de l’Italie présente dans sa nouvelle phase, la plus grave de toutes, la question romaine. Nous avons toujours conseillé aux Italiens de prendre garde d’aller heurter violemment l’écueil de Rome, car le choc contre la papauté dénaturerait leur cause, et leur susciterait artificiellement et gratuitement de nombreux et redoutables ennemis. Nous avons dû espérer surtout, lorsque nous avons vu les catholiques libéraux reprendre à Rome un ascendant marqué, que le pape de son côté, recouvrant la dignité de son initiative et mettant la main à des réformes indispensables, rapprocherait son pouvoir temporel des conditions indiquées par les circonstances présentes. Nous ne savons si notre espérance sera déçue, et si la cour de Rome se laissera une fois de plus surprendre par les événemens. Au pis aller, si de nouvelles secousses compromettaient le pouvoir temporel, le concours de la France, nous aimons à le croire, ne manquerait point au souverain pontife. La France aurait, dans ce cas, une difficile et délicate transaction à opérer entre la papauté et l’Italie ; mais qui ne voit qu’elle apporterait dans l’accomplissement de cette tâche une autorité d’autant plus grande qu’elle n’aurait opposé aucune malveillante résistance aux efforts légitimes de l’Italie ? Le sentiment que nous avons des devoirs que peut nous imposer le sort temporel de la papauté nous fait regretter que la question romaine ne soit pas toujours abordée en France avec de prudens ménagemens par les hommes auxquels leur âge et leur position commandent la gravité. Nous avons éprouvé ce regret en feuilletant une compilation publiée de nouveau par M. Dupin sous le titre de Libertés de l’église gallicane, manuel de droit ecclésiastique français. Cet entassement singulier de pièces hétérogènes échappe, comme tous les écrits du même auteur, à la critique littéraire. Comment se fait-il qu’un orateur qui a conservé tant de verve (il nous l’a montré récemment) dans son active vieillesse soit un écrivain si nu, si nul et si plat ? Mais surtout comment ce vétéran politique a-t-il si peu le sentiment de l’opportunité que d’autres appelleraient le bon goût ? Auriez-vous deviné sans M. Dupin que les libertés qui sont aujourd’hui le plus en péril et en souffrance parmi nous sont les libertés de l’église gallicane ? « On a tant abusé de ces libertés, écrivait à M. Dupin l’évêque d’Hermopolis en 1824, pour tourmenter, persécuter et détruire, qu’il n’est pas étonnant que quelques esprits en soient effarouchés. » M. Dupin a imprimé dans son pêle-mêle de pièces cette lettre de M. Frayssinous, et il n’a pas pris garde que nous sommes justement à une époque où les libertés de l’église gallicane peuvent aisément devenir un instrument de persécution et d’oppression, et où, pour des millions de catholiques, le pouvoir spirituel et temporel du pape peut devenir la garantie de la liberté de conscience.

« Tout le monde vous doit de la reconnaissance, écrivait aussi en 1824 M. le comte Daru à M. Dupin, car, en protégeant les intérêts de vos cliens, vous défendez toujours quelques-uns de nos droits. » Malgré les dissentimens qui nous séparent de l’illustre procureur-général, nous reconnaissons volontiers que c’est un honneur pour lui d’avoir mérité un tel éloge, et nous nous approprierons la pensée de M. Daru en exprimant le regret que, grâce à la fortune politique de sa carrière, M. Dupin ait cessé d’avoir des cliens. Que ne pouvons-nous être ses cliens nous-mêmes ! S’il avait à nous disculper d’involontaires et innocentes erreurs, nous lui donnerions du moins des droits sérieux à défendre. L’autre jour, en essayant d’élucider la question des rapports de la presse avec le corps législatif, en examinant s’il ne serait pas avantageux à la vie politique du pays d’associer les discussions de la presse aux débats de notre assemblée représentative, en cherchant à tâtons les franchises que pouvait nous laisser à cet égard la légalité de 1852, nous sommes tombés imprudemment sous l’épaisse férule d’un organe du principe d’autorité dûment pénétré de la grave et imposante fonction qu’il remplit. Dans notre timide recherche, nous avions, en passant, cru indiquer l’objet d’une discussion du sénat qui était demeurée énigmatique pour le public. Le Moniteur n’avait pas fait connaître l’objet de cette discussion ; le journal officiel s’était contenté d’annoncer qu’il s’agissait d’une proposition tendant à modifier l’article 38 du règlement du sénat, sans publier le texte de la proposition ni les dispositions de l’article 38. Notre embarras n’était pas moindre que notre curiosité, car enfin, comme nous le confessions ingénument, tout le monde ne porte pas dans sa poche le règlement du sénat. Avisant un recueil officiel et tombant sur l’article 38 du décret qui règle l’organisation du sénat, trouvant dans cet article, qui pourvoit à la nomination des employés, et dans un grand nombre d’autres articles du même document des dispositions semblables à celles qui forment la matière ordinaire des règlemens d’assemblée, nous crûmes témérairement avoir découvert le précieux secret. Un journal trop accoutumé à l’adulation pour avoir conservé l’habitude de la politesse nous apprend que nous avons confondu le décret organique avec le règlement intérieur. Eh bien ! soit ; mais notre ignorance était-elle si surprenante ? Nous avons mal vu ; mais qui avait oublié d’allumer la lanterne ? Pourquoi ce journal, qui a le droit de savoir et de dire ce qui se passe au sénat, a-t-il tant tardé à nous apprendre que « cette assemblée avait consacré plusieurs séances à une discussion sérieuse sur un intérêt des plus graves, sur ce droit de pétition si respectable, et dont nous n’usons peut-être pas assez ? » Hélas ! sans notre utile erreur, felix culpa, nous serions encore à attendre cette bonne nouvelle et la patriotique exhortation qui l’accompagne !

À la suite du progrès que le droit de pétition, comme nous venons de l’apprendre, vient d’accomplir au sénat, mentionnons une pétition de M. Louis Couture, dont les intentions politiques ne sauraient être suspectes, qui demande la publicité pour les séances du sénat où sont discutées les pétitions des citoyens : M. Couture n’a pas de peine à démontrer que cette publicité serait la plus réelle garantie du droit de pétition. Constatons également le chemin que commence à faire la question soulevée ici, il y a quinze jours, touchant le droit de discussion par la presse des opinions émises par les députés dans les délibérations du corps législatif. Un honorable député, M. Emile Ollivier, a écrit à ce propos une lettre à un journal, et interprète la loi comme nous l’avons fait nous-mêmes. Que d’autres jurisconsultes de nos assemblées suivent cet utile exemple, et leurs explications, nous n’en doutons pas, viendront à bout de la timidité immodérée de la presse. Comptons encore et surtout, parmi les rares bonnes fortunes qui échoient au libéralisme français, la publication du quatrième volume de l’Histoire du Gouvernement parlementaire de M. Duvergier de Hauranne. Dans ce beau livre, qui révèle aux générations actuelles les glorieux efforts qu’ont faits leurs devancières pour fonder en France la liberté politique, M. Duvergier de Hauranne, avec cette foi persévérante qui anime et vivifie son remarquable talent, recueille un trésor d’expérience que, plus heureux que nos pères, nous saurons dans un meilleur temps mettre à profit.

La question suisse est bien effacée par les nouvelles proportions que les événemens sont en train de prendre en Italie. Elle ne se réduit plus guère, pour la Suisse, qu’à savoir s’il y aura ou s’il n’y aura pas de conférence, ou, pour mieux dire, si la Suisse sera relevée par les puissances signataires du traité de Vienne des devoirs que lui assignait la neutralisation des districts savoisiens. Une brochure, qui a pris pour titre la Conférence et qui résume avec précision la thèse soutenue par la Suisse dans ce débat diplomatique, ramène à peu près la question à ces termes. C’est ainsi que nous avions compris nous-mêmes l’attitude prise par la confédération helvétique, et il nous avait paru d’une bonne politique d’entrer avec modération dans les raisons sérieuses présentées par nos voisins. La Suisse, ayant reçu de l’Europe la sanction de sa neutralité, se considère comme investie d’un mandat européen pour le maintien des conditions attachées à cette neutralité. Elle croit que la neutralisation des provinces savoisiennes faisait partie de ce mandat, et elle n’a pas pensé pouvoir y renoncer sans recourir à ses mandans, c’est-à-dire aux signataires du traité de Vienne, et sans avoir obtenu soit une nouvelle interprétation, soit l’abrogation de la partie de ses obligations qui était relative à la Savoie. Cette affaire sera-t-elle terminée par une conférence ? Le gouvernement français n’aurait pas d’objection, croyons-nous, à ce procédé. La difficulté vient plutôt de l’Autriche, qui s’opposerait à l’admission du Piémont dans la conférence. En attendant, les Suisses s’aperçoivent qu’ils ne peuvent compter sur l’appui chaleureux d’aucune grande puissance. M. Dapples, leur envoyé en Prusse, quitte Berlin et n’emporte aucun encouragement ; il se rend à Pétersbourg, où il n’en rencontrera pas davantage. Le langage, de lord John Russell au parlement a aussi refroidi les Suisses. Les esprits se modèrent dans la confédération ; on dit même que M. Frey-Hérosé, que le parti extrême voulait pousser à publier une nouvelle proclamation, s’y est refusé.

Que faites-vous, ma sœur ? demandait, il y a longtemps, à l’Allemagne un des écrivains français qui nous ont initiés avec la plus pénétrante sympathie au génie germanique : — Je me dispute avec moi-même, pourrait répondre aujourd’hui l’Allemagne, si pareille question lui était adressée. Le moment est-il bien choisi ? C’est à elle d’en juger. Nous ne pensons pas, malgré ce qui a été dit récemment, que le gouvernement français ait songé à intervenir dans ces débats. On a fait grand bruit de la discussion à laquelle les affaires du Slesvig ont donné lieu dans la seconde chambre prussienne. Le débat relatif au Slesvig a pourtant accusé moins violemment que la discussion sur la Hesse l’antagonisme de la Prusse contre la diète. Par l’amendement de M. de Blanckenbourg, qui a réclamé « le concert des alliés allemands pour les efforts que M. de Carlowitz demandait au gouvernement de faire en faveur du Slesvig, » la diète et les états allemands, qu’en avait honnis et bafoués peu de jours auparavant, ont été tout d’un coup replacés à leur rang d’alliés de la Prusse. On a généralement senti à Berlin que le Slesvig n’était pas un bon terrain pour attaquer les états secondaires et l’Autriche, car au gré des Allemands la Prusse n’a brillé ni en 1849 dans la guerre du Slesvig-Holstein, ni plus tard dans la négociation de la paix avec le Danemark. Ce sentiment a percé dans le discours publié, quoiqu’il n’ait pu être prononcé, d’un personnage qui était en 1849 même ministre des affaires étrangères, M. d’Arnim. Les récriminations de confédérés à confédérés avaient tout l’air de s’apaiser lorsqu’un ministre hanovrien, M. de Borries, a fourni au parti de Gotha des armes pour reconquérir une portion du terrain que lui avaient fait perdre en Allemagne les discussions de la chambre prussienne. En combattant l’hégémonie prussienne, pour laquelle l’association dite nationale fait une propagande fort active, surtout dans le Hanovre, ce ministre a dit en pleine chambre que les états secondaires et les petits états, plutôt que de se soumettre à une telle hégémonie, se ligueraient, et « pourraient même se voir forcés à chercher des alliances étrangères. » On sait l’émoi produit par cette déclaration ; elle a choqué en Allemagne beaucoup de libéraux qui ne sont nullement sympathiques aux tendances prussiennes. C’est ainsi que dans une protestation dirigée contre les paroles de M. de Borries et signée à Heidelberg le 6 mai par les chefs du parti de Gotha et de l’association nationale, on trouve le nom de H. de Gagern, l’ancien président du parlement de Francfort, et des ministres de l’empire allemand en 1848 et 1849. Or M. de Gagern, dans une lettre publiée il y a peu de mois, s’était énergiquement prononcé contre l’hégémonie prussienne, la Prusse ayant, suivant lui, trahi la confiance de la nation, en la retenant dans une stérile neutralité pendant les guerres d’Orient et d’Italie, au lieu de se placer du côté de l’Autriche. Ce qu’il y a d’ailleurs de plus important dans cette protestation de Heidelberg, c’est que les coryphées du parti de Gotha, qui s’étaient soigneusement tenus jusqu’ici à l’écart de l’association nationale, viennent pour la première fois de se joindre aux chefs de cette association. Celle-ci, ainsi que le parti de Gotha, a saisi avec empressement les paroles prononcées par M. de Borries pour exhaler son indignation et s’entourer d’une auréole populaire et patriotique. Du reste, M, de Borries a expliqué sa pensée. Il a dit qu’il n’avait voulu présenter une alliance avec l’étranger que comme une extrémité à laquelle on ne pourrait avoir recours que si la politique de l’association nationale allumait, comme elle y tend suivant lui, une guerre civile en Allemagne. Malgré les protestations de ce ministre inconsidéré, le vacarme qu’il a causé durera longtemps encore au sein de la confédération.

Nous nous ferions un scrupule, dans les circonstances actuelles, de servir d’écho aux accusations envenimées auxquelles peut donner lieu le gouvernement autrichien. Nous préférerions au contraire encourager par des éloges les tentatives faibles encore, mais marquées pourtant, de ce gouvernement pour améliorer son administration et le sort politique des diverses nationalités de l’empire qui ont eu si longtemps à se plaindre de la violation de leurs droits. La nomination du général Benedek au gouvernement de la Hongrie et la lettre où l’empereur annonçait presque un retour aux anciennes institutions hongroises ont dû tant coûter à l’orgueil de François-Joseph, qu’il faut lui tenir compte, dans une certaine mesure, de l’effort qu’il a fait sur lui-même pour entrer dans cette voie de concessions. L’empereur François-Joseph a également témoigné par divers actes, par sa patente aux protestans de Hongrie, par l’extension des droits civils qu’il a accordés aux israélites, par les garanties religieuses données aux protestans de l’armée autrichienne, qu’il voulait revenir sur la politique intolérante du concordat et se montrer plus respectueux envers la liberté de conscience. Ces efforts méritent d’autant plus d’être soutenus par l’approbation des esprits éclairés en Europe, qu’ils exposent l’empereur d’Autriche à une opposition inattendue, celle du clergé catholique, pour lequel il a fait tant de sacrifices. Le clergé catholique ne peut supporter que la puissance qu’il tient du concordat, et qui sur bien des points égale son autorité à celle de l’empereur, soit affaiblie ou menacée. Malgré ses énormes richesses, il n’a pas voulu contribuer au dernier emprunt, qui était comme un héroïque effort du gouvernement autrichien pour relever ses finances. Malheureusement, dans sa résistance aux tendances libérales du gouvernement en matière religieuse, il a recours à des moyens plus odieux. Le clergé autrichien ne craint pas de s’adresser aux préjugés les plus bas et aux instincts les plus vils du fanatisme populaire, il prêche contre les Juifs une sorte de croisade renouvelée des plus mauvais jours du moyen âge. Des mandemens contre les israélites ont été lancés par un grand nombre de prélats autrichiens. On cite surtout un mandement de l’archevêque de Lemberg, primat de Galicie, qui prescrit à son clergé de préserver les fidèles de tout contact avec les israélites, qui veut que les rapports cessent entre les uns et les autres, qu’un catholique n’habite pas une maison occupée par un Juif, ne prenne pas de service chez le Juif, ou ne lui engage pas son travail. Ces excitations barbares n’ont pas tardé à produire leurs fruits : à Trebitch, en Galicie, la populace s’est ameutée contre les Juifs et a démoli leurs maisons. Dans les faubourgs de Vienne, de nombreux ouvriers catholiques désertent les ateliers des Israélites. Partout les chaires tonnent contre la race proscrite. Nous ne voulons pas croire que le gouvernement autrichien seconde ce débordement de fanatisme, lequel, à notre époque, déshonorerait le gouvernement et le peuple qui ne sauraient pas le contenir et le réprimer. On ne pourrait donc qu’accuser la faiblesse du gouvernement autrichien, si ces menées intolérantes, qui aboutissent à d’odieux excès, venaient à se prolonger. Que ce gouvernement y prenne garde : il n’y a pas de signe plus certain de la décomposition du pouvoir et pas d’état plus révolutionnaire que la résistance non refrénée de l’intolérance religieuse aux intentions réformatrices d’un souverain. La France en sait quelque chose : elle a vu où la monarchie a été conduite par l’opposition stupide et factieuse que rencontraient avant 1789, dans le clergé et dans la noblesse, les idées généreuses de Louis XVI et des plus intelligens de ses ministres.

En Angleterre, les préoccupations de la politique étrangère se calment un moment, et les questions intérieures viennent de prendre un intérêt qu’elles n’avaient point présenté au commencement de la session. Comme on le savait d’avance, il n’y a pas eu de vote sur la seconde lecture du bill de réforme. L’opposition, habilement conduite par M. Disraeli, avait annoncé qu’elle ne refuserait pas la seconde lecture ; mais elle s’est arrangée de façon à prolonger le débat jusqu’à l’épuisement. Grâce à cette tactique, les vices de la mesure de lord John Russell ont été minutieusement fouillés et dénoncés avec vivacité par la plupart des orateurs libéraux. Un des discours les plus remarquables qui aient été prononcés à la fin du débat a été celui de M. Gregory, revenu récemment des États-Unis, et qui a opposé au bill tous les argumens que fournit contre l’abus du suffrage universel l’expérience de la démocratie américaine. Le discours de cet orateur libéral devrait être imprimé à la suite de l’immortel ouvrage de Tocqueville sur la démocratie en Amérique, car M. Gregory s’est en quelque sorte étudié à montrer dans les faits actuels la justesse prophétique des jugemens portés par le grand publiciste français sur les conséquences inévitables du gouvernement démocratique. Ce débat sur la réforme, les dissensions qu’il a laissé voir au sein du parti ministériel, celles qu’il a permis de pressentir au sein même du cabinet, n’ont pas peu contribué à la réaction qui s’est produite contre la politique financière de M. Gladstone, et s’est manifestée à la troisième lecture du bill qui abolit le droit d’excise sur le papier. Ce bill n’a passé qu’à la majorité de 10 voix : il a donné lieu à un des débats les plus brillans de la session ; M. Disraeli y a pris corps à corps son illustre rival avec un à-propos d’argumens et une verve d’invectives qui ont excité les applaudissemens frénétiques de ses amis, et ont obtenu sur les bancs ministériels déconcertés le succès du silence. Plusieurs membres très importuns du parti whig, sir John Ramsden, le colonel Coke, M. Adeane, lord Harry Vane, les deux MM. Ellice, ont dans cette circonstance voté contre le cabinet. Jusqu’à présent, les conservateurs n’avaient jamais eu parmi les libéraux que l’appui accidentel des radicaux, ou de ces membres excentriques et indisciplinés que nos voisins appellent des bachi-bozouks. C’est la première fois qu’une section aristocratique de whigs vote avec eux. Il est probable que, sanctionné par une si faible majorité de la chambre des communes, le bill sera rejeté par la chambre des lords. C’est un échec pour la politique confiante de M. Gladstone, c’est un premier ébranlement donné au cabinet actuel. Comment ce cabinet se soutiendra-t-il, si, comme on l’assure, — et comme le donne à craindre la présence, aux bords du Pruth, d’un gros corps d’armée russe, lequel évidemment attend là quelque chose, — la question d’Orient est sur le point de s’ouvrir ?

E. Forcade.



REVUE MUSICALE.

La saison du Théâtre-Italien s’est terminée avec plus d’éclat qu’elle n’avait commencé. L’arrivée de M. Tamberlick, qui a chanté successivement dans Otello, il Trovatore, Rigoletto, Poliuto, et même une fois dans Don Giovanni, a ravivé la curiosité du public, qui ne manque jamais à aucun des plaisirs délicats qu’on lui prépare. Le Théâtre-Italien surtout, contre lequel nous élevons souvent une voix amie, comme on gronde volontiers les gens qu’on aime, est certain d’attirer la foule, et la foule d’élite, toutes les fois qu’il donnera un vieux chef-d’œuvre passablement interprété. Nulle part à Paris on ne chante mieux qu’à la salle Ventadour, et rien ne saurait tenir lieu d’une voix humaine bien exercée exprimant un sentiment de l’âme dans une belle phrase mélodique. Jusqu’à ce que M. Richard Wagner et les barbares qu’il traîne à sa suite aient changé tout cela, comme dit Sganarelle, l’opéra italien, avec les qualités et les défauts qui lui sont propres, sera recherché et goûté en Europe et dans le monde entier par la grande majorité du public intelligent. Voyez plutôt ce qui se passe en Allemagne. Une troupe de chanteurs italiens qui n’était pas composée d’artistes de premier ordre a charmé pendant tout l’hiver les dilettanti de Berlin, de cette ville protestante et dédaigneuse, toute confite dans l’admiration de Bach, de Graun et de Mendelssohn ! À Vienne, malgré les événemens qui se sont passés en Italie, la musique et l’art de Cimarosa et de Rossini ne tarderont pas à y être réinstallés, le public ne voulant pas s’accoutumer aux douceurs du Tannhauser et du Lohengrin. C’est ce que l’Allemagne peut faire de mieux dans la crise où se trouve la musique dramatique de ce grand et poétique pays que de revenir à l’opéra italien, qui a fait l’éducation de Gluck, d’Haydn, de Mozart, de Weber même, et de tous les compositeurs dramatiques qui sont parvenus à bien écrire pour la voix humaine. L’Allemagne ne perdra pas dans ce contact avec l’art italien le génie grandiose et lyrique qui lui a fait créer des merveilles dans la musique instrumentale. Tant que l’on chantera dans ce monde, il faudra suivre les erremens d’une nation heureusement douée, qui a créé pour ainsi dire la musique vocale.

Parmi les représentations intéressantes du Théâtre-Italien pendant la saison qui vient de finir, nous devons mentionner celle du Matrimonio Segreto de Cimarosa, qui ne vieillit pas, quoi qu’on fasse, et celle de Don Giovanni, qui a été pourtant représenté sous les plus tristes auspices, avec des chanteurs qui, excepté Mme  Alboni et Mme  Penco, n’avaient que de la bonne volonté pour interpréter, le mot est ici à sa place, la langue divine de Mozart. Je ne parle ni du Trovatore, ni de Rigoletto, qui ont toujours le privilège d’attirer beaucoup de monde, ce qui ne me réconcilie pas avec les œuvres de M. Verdi, dont je n’ai jamais méconnu cependant la flamme et les qualités distinctives. Après la Sonnambula de Bellini, qui a servi aux débuts d’une jeune et intéressante cantatrice française, Mlle  Battu, après la Semiramide et l’Otello de Rossini, ce sont les quatre représentations du Poliuto de Donizetti qui ont le plus vivement excité l’intérêt des amateurs. Dans cet ouvrage médiocre au fond et faiblement écrit, il y a deux ou trois morceaux d’élite où M. Tamberlick est véritablement admirable. Cette année surtout, il s’est élevé plus haut que les années précédentes par l’élan, l’exaltation religieuse et la tenue sévère qu’il a prêtés au beau caractère de Poliuto, dont l’artiste a su faire l’une de ses meilleures conquêtes. Aucun chanteur de la génération actuelle ne dit le récitatif sérieux comme M. Tamberlick. On peut affirmer que dans cette partie très importante de l’art, M. Tamberlick est bien supérieur à Rubini. Il me rappelle directement Garcia, qui, dans Otello, dans il Barbiere di Siviglia et dans Don Giovanni, n’a jamais eu son égal pour la vigueur du style et l’intrépidité de la vocalisation. Une autre qualité précieuse du talent de M. Tamberlick, c’est la netteté de son articulation : dans sa bouche, la belle langue italienne a toute sa saveur ; on entend chaque syllabe appuyée fortement sur l’accent qui lui est propre. Pour les connaisseurs, c’est là un plaisir délicat qui a tout son prix et qui s’ajoute au plaisir que procure la musique dramatique. Excepté M. Badiali, qui est aussi un artiste véritable, nourri des bons modèles, personne au Théâtre-Italien de Paris ne prononce convenablement la langue du pays, dore’l si suona. Mme Penco, qui est une cantatrice de talent et qui a fait de véritables progrès depuis qu’elle est à Paris, n’y a pas appris malheureusement à corriger sa prononciation, qui est vicieuse, empâtée d’euphémismes équivoques. Mme Borghi-Mamo, après une infidélité de trois ans, qu’elle a passés à l’Opéra, est revenue cet hiver au Théâtre-Italien, qu’elle n’aurait jamais dû quitter. Sa voix, d’un timbre délicat et distingué, a un peu souffert à déclamer dans une langue étrangère un répertoire qui exige plus de force que de goût, plus d’élans dramatiques que de véritable art de chanter. L’Alboni elle-même n’a pu s’expatrier à l’Opéra sans perdre quelque chose de son plumage d’or. Mme Borghi-Mamo n’en reste pas moins l’une des meilleures cantatrices italiennes de ce temps-ci. Le ténor Giuglini, qui a fait une courte apparition au Théâtre-Italien, où il a chanté douze fois, n’y a pas produit tout l’effet qu’en attendait l’administration. M. Giuglini possède cependant une très jolie voix de ténor, qui manque sans doute de flexibilité, mais dont les notes supérieures ont un charme incontestable. Si cet artiste eût fait un plus long séjour à Paris, il aurait pu acquérir beaucoup de qualités qui lui manquent et compléter une éducation fort imparfaite, qu’il n’achèvera pas sous l’influence du public de Londres. En général, on a le droit de reprocher à la direction de M. Calzado de n’avoir jamais sous la main une troupe complète, composée d’artistes bien assortis, avec lesquels on puisse entreprendre des études sérieuses et monter dignement les chefs-d’œuvre du répertoire. Ce ne sont que des allées et des venues, des virtuoses qui passent rapidement devant le public sans qu’il y puisse prendre goût et s’intéresser au développement de leurs talens. On sent que le Théâtre-Italien n’est pas dirigé, qu’il y manque un homme avisé qui ait au moins l’intelligence de ses intérêts et sache au besoin suivre un bon conseil. On se demande encore ce qui a pu engager M. Calzado à faire paraître au Théâtre-Italien ce pauvre M. Roger, et à perdre un mois d’études et de fatigues à monter il Crociato in Egitto malgré la volonté expresse du maître.

Au théâtre de l’Opéra-Comique, les choses tendent à se simplifier beaucoup. On semble n’avoir plus besoin de voix pour chanter un répertoire où la musique va chaque jour perdant de son influence. M. Faure est parti pour Londres, Mme Faure doit le suivre, M. Jourdan est à Bruxelles, et si la direction pouvait tout à fait se passer de compositeurs, je crois qu’elle inventerait un mot spirituel qui prouverait que rien n’est plus inutile que la musique pour amuser pendant trois heures un public de voyageurs ahuris qu’amènent chaque jour les chemins de fer. Cependant ce théâtre économe de frais inutiles a donné, le 23 avril, la première représentation d’un opéra en trois actes qui s’intitule le Château-Trompette. La scène se passe dans la bonne ville de Bordeaux, au temps où ce drôle de maréchal de Richelieu, que Voltaire a eu bien de la peine à faire passer pour le vainqueur de Mahon, était gouverneur de la Guyenne. La vraisemblance n’est pas la qualité la plus saillante du libretto de MM. Cormon et Michel Carré ; mais le tout s’écoute pourtant sans trop d’impatience, grâce à quelques personnages secondaires assez comiques.

La musique de cet opéra en trois actes est l’œuvre de M. Gevaërt, un Belge natif de Gand, où il a commencé ses études musicales, et qui s’est déjà fait connaître par trois ou quatre ouvrages, tels que le Billet de Marguerite, les Lavandières de Santarem et Quentin Durward, qui ont obtenu un succès d’estime. M. Gevaërt, dont le talent est incontestable, n’a pu prouver jusqu’ici qu’il eût des idées, du sentiment, quelque chose enfin qui ne s’achète pas au marché et qui ne s’apprend pas dans les écoles. Il écrit convenablement, mais son instrumentation et ses mélodies, quand il en trouve, ressemblent à tout ce qui se fait autour de lui. Entendez le Roman d’Elvire et dix opéras semblables écrits par qui vous voudrez qui ne soit pas M. Auber, ni M. Halévy ou M. Reber, et il est impossible au public de distinguer l’imperceptible nuance de facture qui révèle la main d’un musicien plutôt que celle d’un autre. Tous les ouvrages qu’on nous donne depuis une quinzaine d’années semblent sortir de la même officine. C’est de la musique grise, pâle, contournée, de petites phrases rapportées et laborieusement soudées ensemble avec plus de talent que d’inspiration. Le talent ! mais il court les rues ! C’est un compositeur qu’il nous faut, un compositeur qui ait quelque chose à dire et qui dirige la situation. Tous ces pauvres moutons de Panurge qui tournent autour des théâtres lyriques demandent un berger qu’ils puissent suivre et imiter.

Le berger de ce troupeau ne sera pas encore M. Gevaërt, quoique nous nous plaisions à reconnaître tout d’abord que le nouvel ouvrage qu’il vient de produire à l’Opéra-Comique marque un progrès dans sa manière d’écrire, qui tend à se simplifier, à se clarifier. Je ne dirai rien de l’ouverture du Château-Trompette, mais je ne demande pas mieux que de signaler, au premier acte, les très jolis couplets que chante Mme Cabel, qui est revenue à ses premières amours, je veux dire à un de ces rôles de gentille grisette, les seuls qu’elle ait pu jouer depuis qu’elle est au théâtre. Ces couplets, agréablement encadrés dans un petit chœur de femmes qui en répercute le refrain : Ah ! monsieur de Richelieu ! sont charmans. J’en aime surtout les éclats de rire que Lise fait jaillir sur une gamme diatonique qui monte jusqu’à l’ut supérieur, je pense. La stretta du duo pour soprano et ténor, entre Lise et le valet de chambre du maréchal, ne manque pas de vivacité, pas plus que le trio qui vient immédiatement après. Nous pouvons encore citer un agréable nocturne entre Lise et son amant Olivier, et le chœur d’hommes et de femmes éclatant de rire (car on rit beaucoup dans la pièce) qui précède la terminaison du premier acte. À l’acte suivant, je puis signaler aux connaisseurs, mais aux connaisseurs seulement, un petit bijou de quatuor qui ne dure que quelques secondes, pendant que le maréchal de Richelieu invite la jolie Bordelaise à prendre place à la table somptueuse qu’il a fait préparer pour un souper mignon. Ah ! si M. Gevaërt nous faisait souvent des morceaux semblables, moins fugitifs et plus développés, il serait bien vite le berger que nous cherchons. Au troisième acte, il y a encore un duo qui a son prix de gaieté et de franc comique. À tout prendre, l’opéra du Château-Trompette n’est pas tout à fait un mécompte.

Mais une bonne trouvaille que vient de faire le théâtre de l’Opéra-Comique, c’est un charmant petit opéra posthume de Donizetti, Rita, ou le Mari battu par sa femme. On ne saurait mettre en doute l’authenticité de cette agréable partition à trois personnages, dont chaque morceau révèle la main facile et élégante de l’auteur de Don Pasquale et de l’Elisire d’amore. Pauvre Donizetti ! il a improvisé ce petit ouvrage dans les derniers instans lucides qui ont précédé la chute de son beau génie ! Quelques jours après, la nuit obscurcissait pour toujours cette imagination riante qui a créé Lucie, la Favorite, Dom Sébastien, qu’on devrait bien reprendre à l’Opéra, et tant d’autres chefs-d’œuvre inconnus à Paris. C’est un vrai bijou que ce petit opéra en un acte, dont le canevas amusant est de M. Gustave Vaëz, et où Mme Faure-Lefebvre est piquante. Ah ! messieurs les compositeurs forts en thème, qui fabriquez si savamment des opéras ennuyeux pour tout le monde, allez entendre Rita, et vous verrez comment on fait de la musique facile, chantante, appropriée à la situation et aux personnages, quand le ciel a doué quelqu’un de son influence secrète, et qu’il l’a destiné à faire de l’art et non pas du contre-point !

Le Théâtre-Lyrique, pour avoir changé de direction, n’a pas heureusement changé de système, et c’est toujours là-bas, au boulevard du Temple, qu’il faut aller pour entendre un peu de bonne musique dans un théâtre de Paris. Cette fois-ci, on s’est attaqué à une œuvre bien autrement difficile à restaurer que les Noces de Figaro, Oberon, ou bien Orphée. Fidelio de Beethoven, le seul opéra qui soit sorti des mains de ce grand et magnifique génie, n’a pas les grâces faciles des ouvrages de Mozart ni des chefs-d’œuvre de Gluck. C’est une œuvre complexe qui renferme de grandes beautés, mais dont la contexture mélodique n’est pas d’un accès facile. Il faut de grandes et puissantes voix pour chanter les principaux rôles de Fidelio, qui, même en Allemagne, n’a jamais eu un succès franchement populaire équivalant à celui de la Flûte enchantée de Mozart ou du Freyschütz de Weber. Les circonstances qui ont donné lieu à la naissance de Fidelio, que le maître a retouché jusqu’à trois fois, méritent d’être rapportées.

C’est le 20 novembre 1805 que la première représentation de Fidelio a eu lieu sur un théâtre de Vienne. Beethoven avait alors trente-cinq ans, et il avait déjà produit assez d’œuvres puissantes, ne fût-ce que la symphonie héroïque, pour exciter l’admiration des connaisseurs. Beethoven fut engagé à composer un opéra par un certain M. Braun, directeur du théâtre privilégié An der Wien, à qui l’oratorio Christ au mont des Oliviers avait inspiré la confiance que le grand maître pourrait également réussir dans une composition dramatique. On lui fit proposer le sujet de l’Amour conjugal, qui était emprunté à un opéra français de Gaveaux, paroles de Bouilly, donné au théâtre Feydeau en 1799. Le compositeur italien Paer avait également traité ce même sujet sous le titre de Leonora. Ce fut le poète dramatique Joseph Sonnleithner qui arrangea le libretto allemand soumis à Beethoven. Il le trouva de son goût et se mit bravement à l’ouvrage. Dans l’intervalle, un grand événement s’était accompli : l’armée française avait passé le Danube elle pénétrait dans la ville de Vienne le jour même de la première représentation de Fidelio. Le parterre était rempli d’officiers français qui n’étaient certainement pas préparés par leur éducation à goûter une pareille musique. Aussi Fidelio n’eut-il d abord que trois représentations. On le reprit le 27 mars 1806, réduit en deux actes avec le titre de Leonora. Beethoven ajouta à la partition primitive un nouvel air avec chœurs pour Pizarre, et supprima le duo entre Marceline et Léonore, avec accompagnement de violon solo, ainsi qu’un trio comique entre Marceline, Rocco et Jacquino. L’opéra fut donné jusqu’au 10 avril de la même année, et puis retomba dans l’oubli jusqu’en 1814. En effet, dans le mois de mai 1814, Fidelio fut repris et représenté plusieurs fois, d’abord au bénéfice de deux artistes attachés au théâtre de la cour, puis au bénéfice de Beethoven lui-même, qui conduisit en personne l’exécution. Le maître retoucha encore la partition. Il écrivit un nouvel air de ténor pour Florestan, l’une des deux ouvertures en mi majeur et deux autres morceaux : un air pour Rocco et le grand air de Léonore, avec accompagnement de trois cors obligés. Cette reprise de Fidelio paraît avoir été très brillante, grâce surtout aux artistes remarquables qui étaient chargés des premiers rôles. C’est Mme Milder, l’une des meilleures cantatrices dramatiques de l’Allemagne, qui a créé dans l’origine, en 1805, le rôle de Fidelio, qu’elle a chanté également en 1814. Celui de Pizarre fut rempli par Fogel, et la partie de Rocco fut chantée par Weinmüller, comédien et chanteur accomplis, à ce que dit le biographe de Beethoven à qui nous empruntons ces renseignemens. Ce fut un Italien nommé Radichi qui chanta avec beaucoup de goût le rôle difficile de Florestan. Huit ans après, en 1822, Fidelio reparut pour la troisième fois, et cette reprise donna lieu à une scène douloureuse qui mérite d’être racontée.

Le nouveau directeur du théâtre de Josephstadt, Charles-Frédéric Hensler, auteur d’une foule de pièces, très populaires en Allemagne, était depuis longtemps en relations avec Beethoven. Hensler conçut le projet d’inaugurer sa direction par une représentation extraordinaire pour l’anniversaire de la naissance de l’empereur d’Autriche François II. Hensler choisit pour cette solennité les Ruines d’Athènes, dont on revit le texte, qui était de Kotzebue. Beethoven fut également prié d’ajouter quelque chose de nouveau à cette cantate symbolique, qu’il avait composée en 1812 pour une fête semblable, qui avait été donnée au théâtre de Pesth. Beethoven composa pour cette circonstance l’ouverture des Ruines d’Athènes, qu’on exécute à la Société des concerts. Le jour de la représentation, Beethoven était assis au piano, ayant à ses côtés le chef d’orchestre Glaeser, qui était chargé de transmettre les mouvemens du compositeur. Malheureusement les mouvemens indiqués par Beethoven n’étaient ni assez précis, ni assez facilement intelligibles pour des artistes qui étaient sur la scène, et l’exécution de l’œuvre se ressentit beaucoup de ce manque d’équilibre dans les commandemens du chef. Le public néanmoins ne fut pas trop mécontent, et fit à Beethoven un accueil enthousiaste. Il dut paraître sur la scène accompagné du directeur.

Le succès de cette soirée donna l’idée à la direction de reprendre Fidelio pour le bénéfice de Mme Schroeder-Devrient, une grande cantatrice dramatique qui, après la Milder, est celle qui a le mieux réussi dans le rôle difficile de Léonore. Beethoven, ne sachant s’il devait encore se hasarder à présider lui-même à l’exécution de son opéra, consulta quelques amis, qui tous furent d’un avis contraire. Beethoven cependant ne se laissa pas persuader, et le jour de la répétition générale on le vit apparaître à la tête de l’orchestre. Après l’exécution de l’ouverture en mi majeur, qui fut très bien rendue, on s’aperçut, dès le premier duo entre Marceline et Jacquino, que Beethoven n’avait pas conscience de ce qui se passait sur la scène, et que ses mouvemens n’étaient pas en harmonie avec ceux que suivaient les chanteurs. Il fallut recommencer, et le même désaccord se fit sentir de nouveau. Chacun fut convaincu alors que l’exécution ne pouvait pas marcher ainsi sous la direction de Beethoven ; mais comment faire comprendre au grand maître la cause de ce désordre ? Personne n’osait lui dire la vérité, tout le monde gardait autour de lui un silence respectueux. Beethoven, sur son siège de chef d’orchestre, ressemblait à un lion acculé, interrogeant d’un regard anxieux le visage des exécutans, qu’il voyait immobiles et consternés. Il fit signe à M. Schindler, son biographe, de s’approcher de lui, et M. Schindler écrivit avec un crayon sur un calepin que Beethoven portait toujours dans sa poche : « Je vous prie de ne pas continuer… À la maison, je vous dirai le reste. » Beethoven s’élança hors de l’orchestre et du théâtre, courut à sa demeure, qui était assez éloignée, et se jeta sur un canapé en se couvrant le visage de ses deux mains. L’infortuné et sublime génie avait acquis la conviction qu’il était complètement sourd !

Fidelio est resté dans le répertoire de presque tous les grands théâtres lyriques de l’Allemagne. On le donne assez souvent à Vienne, à Berlin, et dans d’autres villes importantes. Fidelio a été entendu en France pour la première fois en 1825 au théâtre de l’Odéon, je crois. En 1831, une troupe de chanteurs allemands, parmi lesquels se trouvaient le ténor Haitzinger et Mme Schroeder-Devrient, donna Fidelio au théâtre Favart. Fidelio fut chanté au Théâtre-Italien en 1852 par Mlle Cruvelli, qui se fit remarquer dans le rôle de Léonore, où sa belle voix était secondée par un instinct tout germanique.

Je ne crois pas avoir besoin de dire que la partition de Fidelio renferme des beautés musicales de premier ordre, telles que le fameux chœur des prisonniers au second acte, l’air de Leonora, celui de Florestan, dont l’andante en la bémol majeur semble annoncer déjà l’accent mélodique de Schubert ; le duo de la fosse entre Rocco et Leonora, duo d’une couleur sinistre et toute shakspearienne ; les charmans couplets de Rocco au premier acte, dont certains détails d’accompagnement n’ont pas dû être inutiles à l’éducation de Weber, et le finale du second acte ; mais il est tout aussi vrai de dire que cette musique sévère, d’une instrumentation si puissante et si variée de couleurs et de rhythmes, est péniblement écrite pour les voix, et qu’elle renferme des intonations impossibles à réaliser sans efforts. En général, presque tous les morceaux de Fidelio dépassent par leurs proportions symphoniques la situation où se trouvent les personnages. Le théâtre exige avant tout de l’action et de la variété, et le génie épique de Beethoven s’y trouvait trop à l’étroit. Aussi Fidelio n’a-t-il jamais complètement réussi hors de l’Allemagne, et la première condition pour exécuter cette œuvre, dont l’enfantement a été si laborieux, ce sont de belles voix, des chœurs bien nourris et un excellent orchestre.

Les arrangeurs de la pièce qui se joue au Théâtre-Lyrique, MM. Jules Barbier et Michel Carré, ont cru devoir changer le nom de quelques personnages et modifier le dénoûment. Au lieu d’un mélodrame sombre qui a bien la couleur de l’époque où il a été joué, et dont l’action se passe on ne sait trop dans quel pays, qui touche à l’Espagne peut-être, comme semblent l’indiquer les noms de Pizarre et de don Fernand, ces messieurs ont recouvert cette fable toute bourgeoise d’un faux vernis de couleur historique. Ils ont transporté Rocco, sa fille Marceline et Léonore à Milan, au temps de Jean Galéas, de Louis Sforza et de Charles VIII, roi de France, qu’ils font intervenir d’une manière ridicule. Ces changemens ne sont pas heureux, et il eût mieux valu se contenter de la pièce qui a inspiré Beethoven. L’exécution n’a pas été non plus ce qu’on pouvait désirer pour une œuvre aussi difficile. Mme Viardot, dont la rare intelligence est à la hauteur des plus grandes conceptions, n’a plus la voix assez jeune et assez puissante pour chanter la partie de Léonore. Elle a dit avec un grand style le récitatif qui précède l’air du second acte, mais dans tout le reste de L’ouvrage ses forces ont trahi son goût. Une cantatrice médiocre, Mlle Faivre, a rendu le rôle de Marceline insupportable, tandis que le ténor, M. Guardi, a chanté avec assez de sentiment l’air de Florestan. M. Battaille seul est à sa place dans le rôle de Rocco, qu’il joue avec esprit et chante avec ampleur. L’orchestre lui-même nous a paru un peu faible, soit dans l’exécution de l’ouverture, qui est loin d’être un chef-d’œuvre, soit dans les accompagnemens de cette partition trop robuste. Il n’y a que la marche très originale qui sert d’introduction au second acte qui ait été exécutée avec finesse. Quoi qu’il en soit de nos critiques, l’opéra de Fidelio est bon à entendre, et les amateurs de la grande musique ne peuvent se dispenser de faire un pèlerinage au Théâtre-Lyrique.

P. Scudo.

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