Chronique de la quinzaine - 14 mai 1865
14 mai 1865
La partie peut-être la plus intéressante du nouveau volume que M. Guizot vient d’ajouter à ses Mémoires est consacrée à l’histoire de l’Algérie sous le gouvernement du maréchal Bugeaud. Ce récit est très instructif et fort curieux à lire au moment où le voyage de l’empereur, semble devoir marquer pour notre colonie le commencement d’une ère nouvelle. Charles X avait pris Alger ; la conquête de l’Algérie fut faite par le gouvernement de 1830, et l’on peut dire que ce fut sous l’énergique, active et habile direction du maréchal Bugeaud, dans la période comprise entre 1841 et, 1847, que l’armée française établit notre domination sur les populations et le territoire de l’ancienne régence. Pour le gouvernement de cette époque et pour le maréchal Bugeaud se posaient dès lors les questions que l’empereur prend à cœur aujourd’hui et parait vouloir s’appliquer à résoudre. « Je suis aussi frappé que vous de la nécessité d’agir en Afrique pendant la paix de l’Europe, écrivait M. Guizot au maréchal ; l’Afrique est l’affaire de nos temps de loisir. » Vingt ans après, la même pensée préoccupe évidemment l’empereur, et nous le voyons profiter du loisir de la paix pour imprimer une nouvelle impulsion à notre entreprise algérienne. Par des extraits de la vive correspondance du maréchal Bugeaud, par une esquisse du système de guerre du maréchal qu’a tracée un de ses plus intelligens élèves, le général Trochu, M. Guizot nous fait comprendre comment fut conduite et achevée l’œuvre de la domination militaire. Tandis qu’il poursuivait la conquête avec tant de feu et de sûreté de jugement, le maréchal Bugeaud avait toujours aussi présente à l’esprit la seconde condition de notre succès, la nécessité d’une colonisation rapide et vaste. A la fin de 1845, au moment où il partait pour aller réprimer le dernier soulèvement, général qu’ait pu faire éclater contre nous Abd-el-Kader, le maréchal Bugeaud écrivait au maréchal Soult : « Nous avons affaire à un peuple énergique, persévérant et fanatique ; pour le dompter, il faut nous montrer, plus énergiques et plus persévérans que lui, et après l’avoir vaincu plusieurs fois, comme de tels efforts ne peuvent pas toujours se renouveler, il faut, coûte que coûte, l’enlacer par une population nombreuse, énergique et fortement constituée. Hors de cela, il n’y aura que des efforts impuissans et des sacrifices qu’il faudra toujours recommencer, jusqu’à ce qu’une grande guerre européenne ou une grande catastrophe en Algérie nous force à abandonner une conquête que nous n’aurons pas su consolider. »
Ce sont là encore aujourd’hui, comme il y a vingt ans, les deux termes du problème algérien : la domination assurant la sécurité, la colonisation mettant la sécurité à profit pour diminuer le plus promptement possible les charges, les frais et les incertitudes de la domination. Nous n’avons pas le dessein de rechercher en ce moment les causes qui ont, dans ces derniers temps, donné des inquiétudes à notre domination et porté dans la colonisation une sorte de découragement et de trouble. Nous constatons simplement l’état de choses qui a dû éveiller l’attention de l’empereur et qui a réclamé sa présence en Algérie. Cet état de choses était devenu tel qu’il a paru nécessaire que le chef du gouvernement vînt en personne affirmer à la population arabe la volonté résolue et permanente de la domination française, et à la population européenne la sécurité et l’avenir de l’œuvre colonisatrice. Ce double objet a été indiqué d’une façon expressive dans les proclamations impériales adressées aux colons européens et aux Arabes. Il était si important de signifier aux Arabes que toute résistance leur est impossible et inutile, et de ranimer la foi des colons dans l’avenir de l’Algérie, qu’en présence du résultat acquis il serait puéril de chercher à commenter le langage des proclamations. Il est peu probable en effet que des populations musulmanes soient très sensibles à des citations du Coran qui leur sont transmises par un souverain chrétien. Cette sorte de morale religieuse aurait plus de crédit auprès d’elles en passant par la bouche d’un marabout. Nos tribus nomades d’Afrique et nos paysans kabyles sont mal préparés encore à lire avec fruit l’histoire de César, à comprendre, à la lueur des révélations de la philosophie de l’histoire, comment la conquête devient favorable aux vaincus par la fusion des races et le mélange des civilisations. César lui-même, s’il se fût avisé de cette philosophie, n’eût point réussi à l’inculquer à nos pauvres ancêtres, Éduens, Arvernes ou Séquanes. Puis, si nos Arabes étaient instruits en ces matières, ils pourraient riposter que, pour faire la France, il a fallu bien autre chose que la conquête des Gaules par les légions césariennes ; qu’assujettis aux Romains, les Gaulois participèrent à la pourriture et à la décadence de l’empire ; que, sans le christianisme et l’invasion germaine, à laquelle ils doivent le nom qu’ils portent, ils ne seraient pas devenus les Français ; mais ces comparaisons et ces digressions historiques sont amplement couvertes par la conclusion de la proclamation impériale. En réitérant aux Arabes l’arrêt de la force et en leur promettant la justice, l’empereur leur a parlé le langage efficace qu’ils peuvent comprendre, et auquel on doit espérer qu’ils se rendront. L’empereur a également touché juste en promettant aux colons algériens la protection constante et le concours de la métropole. Peut-être suffira-t-il de l’effet moral de la présence de l’empereur et de ses assurances énergiques pour calmer la crise récente que l’Algérie vient de traverser ; mais il est permis d’espérer que le voyage impérial aura des conséquences plus décisives. Il est impossible que l’étude personnelle et locale que l’empereur fait en ce moment de l’Algérie ne produise point un ensemble de mesures politiques et économiques, un système enfin qui ouvrira une voie de progrès nouveaux à notre colonie africaine.
Les actes qui peuvent suivre l’excursion de l’empereur en Algérie seront-ils prochains et réclameront-ils bientôt l’intervention législative ? Cela paraît peu probable, si l’on considère la lenteur du travail de notre chambre des députés et la façon dont elle laisse arriérer les plus utiles et les plus urgens projets de loi. La session actuelle semble condamnée à la stérilité ; elle ne réalisera pas le programme tracé par le discours d’ouverture de l’empereur. On a déjà pris son parti de ne point voir passer cette année la loi sur la décentralisation, la loi sur le régime des sociétés commerciales, la loi sur l’abolition de la contrainte par corps. Pourquoi cette sorte de fatigue qui alanguit le corps législatif ? Est-ce un accident, ou plutôt l’indolence dont nous nous plaignons ne serait-elle point un mal chronique déterminé par des causes générales et permanentes ? La question vaudrait la peine d’être attentivement considérée. Il y a sans contredit, ou dans la constitution du corps législatif, ou dans ses rapports avec le gouvernement, des lacunes et des imperfections qui se révèlent maintenant à l’expérience. A notre sens, les lenteurs du travail législatif et l’hésitation indolente de la chambre des députés dans les lois d’affaires tiennent principalement à trois causes : à l’usage exagéré et souvent déplacé des commissions, à l’absence dans la chambre d’une certaine catégorie de députés qui aient fait leur éducation politique et administrative dans d’importantes fonctions, et surtout au défaut de cohésion qui existe entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, à l’éloignement où vit de la chambre le pouvoir ministériel.
Il est certain que l’on abuse des commissions dans notre système de travail parlementaire. Le temps que prend une commission pour examiner un projet de loi, le débattre à huis clos et le commenter par un rapport, est le plus souvent du temps perdu. Les commissions sont le sépulcre où vont fréquemment s’enterrer d’utiles projets de loi. On ne devrait tout au plus soumettre à l’examen spécial des commissions que les lois qui fourniraient matière à des enquêtes et à des recherches qui dépasseraient la portée de l’administration ordinaire ; mais quand un projet qui ne doit donner lieu à aucun supplément d’enquête a été étudié une première fois par le gouvernement, qui en a l’initiative, une seconde fois par le conseil d’état, qui l’a discuté contradictoirement avec le ministre et les fonctionnaires spéciaux, on ne comprend pas que ce projet ait besoin de traverser un troisième degré d’instruction, le plus long et le plus laborieux peut-être, avant d’arriver à la discussion publique devant la chambre. Il y a là une sorte d’encombrement, une obstruction qui s’oppose à la prompte et bonne expédition des affaires, un vrai gaspillage de travail et de temps qui explique en partie la stérilité trop visible du corps législatif. Là néanmoins n’est pas seulement la cause du mal ; quand nous voyons le corps législatif manquer d’une certaine application aux affaires, d’une certaine suite et sûreté dans ses travaux, quand nous le voyons indécis et comme décousu dans son action, nous sommes bien forcés de demander la cause de ce défaut à sa composition même. Ce qui manque au corps législatif, c’est la présence d’un certain nombre d’hommes ayant traversé ou occupant des fonctions élevées, qui réunissent et mêlent ensemble le point d’honneur administratif et le point d’honneur législatif, capables d’éclairer et de conduire les députés dans l’élaboration des lois, et intéressés par l’amour-propre de corps, par l’influence qui appartient aux aptitudes éprouvées, par l’honorable émulation qui est partout la féconde inspiratrice du travail, à ne laisser jamais tomber la chambre représentative au-dessous de sa mission. Certes il y avait beaucoup trop de fonctionnaires dans nos chambres d’avant 1848 ; on est tombé peut-être dans un autre excès, et l’on rencontre des inconvéniens d’une autre sorte en fermant absolument aux fonctionnaires l’accès du corps législatif. Il n’est pas contestable non plus que, si le pouvoir exécutif s’associait au pouvoir représentatif de telle sorte que les ministres parussent dans les chambres ou en fissent partie, on aurait une bien plus sûre garantie de l’active, rapide et bonne élaboration des lois. Un ministre présent dans la chambre ou membre de la chambre ne laisserait pas ses projets de loi se perdre dans les catacombes des commissions ; il serait là pour gourmander la nonchalance de ses collègues, pour dissiper leurs doutes, pour les éclairer et les exciter. Avec la présence des ministres, l’émulation rentrerait au sein de la chambre, et nous cesserions bientôt d’avoir le spectacle des regrettables langueurs auxquelles nous assistons. Tels sont les conseils que nous donne l’expérience qui se fait sous nos yeux ; ce n’est point une théorie abstraite et subversive qui demande que l’on se rapproche de l’ancien système constitutionnel longtemps pratiqué en France, c’est l’intérêt de jour en jour plus manifeste de la bonne expédition des affaires.
L’inaction et l’atonie du corps législatif apparaissent davantage quand on voit le gouvernement d’une part proroger la session et de l’autre présenter de nouveaux projets de loi. La session est prorogée d’un mois ; elle devait être close le 15 mai, elle est continuée jusqu’au 16 juin. Nous avons donc encore un mois de session ; dans ce mois-là doivent être discutés et votés les lois étudiées par les commissions et le budget. A vrai dire, le travail législatif, qui a été à peu près nul jusqu’à présent, se trouve resserré dans l’espace de trente jours. Les discussions, ainsi bornées par le temps, ne sont-elles point condamnées, à une précipitation aussi regrettable que l’a été l’oisiveté des trois derniers mois ? Mais ce n’est pas tout ; à ce corps législatif déjà si arriéré dans ses travaux, on vient donner à la dernière heure des travaux nouveaux. On lui présente une loi des travaux publics qui entraîne la création et l’attribution de ressources extraordinaires ; parmi ces ressources figure l’aliénation proposée du dixième à peu près des forêts de l’état. Voilà justement une de ces questions qui, bien plus qu’une loi sur la contrainte par corps et sur les sociétés commerciales, devrait motiver l’examen attentif et patient d’une commission. Cependant, si l’on veut qu’il soit voté avant le 14 juin, ce projet sera celui qui aura été le moins étudié parmi les lois proposées cette année. La hâte qu’on mettra à le discuter et à le voter présentera un étrange contraste avec la négligence dont auront été victimes les lois condamnées à l’ajournement, et qui, ce semble, deviennent bien plus mûres et plus urgentes, puisqu’elles avaient été présentées par le gouvernement dès le début de la session.
Quoique la session en Angleterre ait été peu brillante jusqu’à présent, les choses se sont cependant bien mieux passées dans ce pays au point de vue de l’expédition des affaires. En Angleterre, le budget des dépenses, les estimates, est présenté dès l’ouverture de la session. Chaque ministre vient successivement proposer les estimates de son département. La discussion suit immédiatement la présentation. Là point de commission du budget consumant plusieurs mois dans un travail secret, point de rapport sur le budget faisant double emploi avec les exposés ministériels. Hélas ! qui a lu un de nos volumineux rapports sur le budget ne les connaît-il pas tous d’avance, et à quoi bon ces lourdes redites se répétant chez nous d’année en année ? Le vote du budget des dépenses est donc fort avancé en Angleterre quand le ministre des finances, le chancelier de l’échiquier, vient, vers le milieu de la session, exposer l’ensemble de la situation financière, faire connaître principalement les ressources avec lesquelles on fera face aux dépenses, et surtout à quelle œuvre utile, à quel dégrèvement d’impôt seront appliqués les excédens acquis des revenus sur les dépenses. La méthode anglaise, intimement unie au surplus à l’esprit du régime parlementaire, a déjà fort avancé cette année dans le parlement ce qu’on appelle, l’expédition des affaires courantes. Quoique ce travail parlementaire, précisément à cause de son utilité pratique, n’ait rien qui séduise l’imagination et parle aux passions, la session anglaise n’aura point été tout à fait dépourvue d’intérêt politique, grâce à la curieuse et importante discussion sous laquelle a succombé, il y a quelques jours, le projet de réforme électorale de M. Baines.
Le temps n’est point aux réformes électorales en Angleterre. Cependant le parlement qui achève son existence avait été élu sous l’empire d’une préoccupation de réforme ; le cabinet actuel avait pris le pouvoir sur l’engagement de présenter et de faire passer en loi un système de réforme plus libéral que celui qu’avait proposé M. Disraeli. A la veille de reparaître devant les électeurs, un certain nombre de membres du parti libéral croyaient devoir donner cette année un gage explicite de leur fidélité à leurs anciens engagement. De là le projet simple et modeste mis en avant par M. Baines. M. Baines est un type de ces réformistes anglais qui perpétuent la tradition du progrès modéré, patient et lent. Il n’est point de ceux qui s’échauffent pour une théorie, qui soufflent l’agitation dans les masses populaires, et qui, portés par le courant de la foule, viennent à certains intervalles imposer en dictateurs aux intérêts conservateurs des concessions inévitables. M. Baines est au contraire de la classe plus humble des politiques qui remplissent utilement ces intervalles. Ces hommes persévérans et modestes se contentent de ne point laisser périmer les revendications dont ils sont les organes. Chaque année, ils font leur motion et leur discours, discours peu ambitieux, médiocrement éloquent, plus nourri de statistique que de pensées et de mouvemens oratoires. C’est ainsi qu’ils cheminent, portant leur question ou portés par elle, à une tranquille allure. M. Baines appartient à cette famille d’hommes politiques qui semblent nés, dans la marche des réformes, non pour faire les grands bonds, mais pour marquer le pas. Cependant M. Baines a obtenu deux années de suite un succès signalé. L’an dernier, il fournit à M. Gladstone l’occasion de lancer cette déclaration en faveur de l’avènement des classes ouvrières au droit de suffrage qui sembla le porter à la tête du parti radical ; cette année, il a offert le prétexte d’une protestation pleine d’énergie et de talent aux adversaires des tendances démocratiques.
On sait à quel point est compliqué le système électoral anglais. La constitution anglaise est fondée non sur des principes abstraits, sur des droits établis à priori, mais sur un ensemble de privilèges obtenus et développés dans la suite des temps, et qui se font contre-poids les uns aux autres. Le seul principe général sur lequel repose la constitution anglaise de l’aveu de tous, c’est le droit des citoyens à être bien gouvernés, c’est-à-dire avec justice, ou, en d’autres termes, de telle sorte que la liberté légitime de chacun soit protégée et maintenue. Toute réforme électorale, dans le sens anglais, signifie le remaniement simultané de ces privilèges et l’extension de quelques-uns d’entre eux à un plus grand nombre de citoyens. les derniers projets de réforme, celui que M. Disraeli présenta au nom du ministère de lord Derby et celui que lord John Russell combina au nom du ministère actuel, comprenaient à des degrés divers ce double travail de remaniement et d’extension. M. Baines n’a pas la prétention de résoudre avec cet ensemble et d’une façon finale la question de réforme ; son bill n’était qu’une manifestation réformiste et ne touchait qu’à l’extension du suffrage électoral. Voici comment : dans l’équilibre qu’il a cherché à établir entre les intérêts qui ont droit à la représentation du pays et à la direction du gouvernement, l’acte de réforme de 1832 a fait la part de l’intérêt démocratique au sein des populations urbaines en conférant le droit électoral aux citoyens qui occupent une habitation valant au moins 10 livres sterl. ou 250 francs de loyer. La ten pound franchise est la principale issue ouverte à l’élément démocratique dans la législation électorale actuelle. Le grand reproche que le parti libéral adressa en 1859 au bill de M. Disraeli fut que ce bill ne diminuait point le chiffre assigné à cette franchise. L’amendement soutenu et voté par les chefs du parti libéral, devenus les membres du présent ministère, amendement contre lequel échoua le projette M. Disraeli, disait qu’une réforme électorale qui ne déterminerait point une extension de suffrage ne pourrait satisfaire le pays, et par cette extension tout le monde entendait un abaissement de la franchise des bourgs. Le ministère de lord Derby, vaincu sur ce point dans la chambre des communes, crut devoir en appeler au pays. Le parlement fut dissous. Les élections donnèrent la majorité à la coalition libérale, et le ministère de lord Palmerston remplaça celui de lord Derby. Le nouveau cabinet présenta un bill de réforme où, entre autres dispositions, figurait un abaissement de la franchise à 6 livres sterling ; mais on était en 1860, les préoccupations du pays ne s’arrêtaient plus aux questions de réforme. Les incertitudes de l’état de l’Europe après la guerre d’Italie faisaient diversion aux affaires intérieures, et les inquiétudes de la politique étrangère reportèrent l’Angleterre vers les idées conservatrices. Le projet de réforme du ministère fut enterré, et le ministère, se conformant aux nouvelles tendances du pays, devenu plus circonspect encore au spectacle de la guerre civile des États-Unis, se garda bien de le ressusciter. C’est alors que l’honnête et paisible M. Baines a substitué sa propre initiative à l’initiative ministérielle, et qu’il s’est mis à proposer, pour l’honneur des libéraux avancés, non plus une mesure d’ensemble, mais une réforme partielle, une réforme à un seul coup (one-barelled), comme disent en riant les conservateurs, réforme qui ne porterait que sur la franchise liée aux loyers urbains, ferait descendre cette franchise de 10 liv. à 6, et introduirait ainsi dans le corps électoral, des bourgs une portion considérable des classes ouvrières.
La proposition de M. Baines a suscité cette année une opposition vigoureuse et inattendue au sein même du parti libéral. A la simple lecture de ce débat, on est forcé de convenir que l’avantage du talent a été tout entier du côté des adversaires de la réforme. Lord Elcho a attaqué le premier le bill de M. Baines d’une main robuste et sûre : lord Elcho a joué un grand rôle dans le mouvement des volontaires ; il a pris dans ce nouveau sport national une allure martiale, et on eût dit l’autre soir qu’il chargeait les réformistes radicaux à la tête de quelques bataillons de riflemen. Puis M. Lowe a prononcé dans le même sens que lord Elcho un des plus remarquables discours que la chambre des communes ait entendus depuis bien des années. M. Lowe est un de ces hommes de talent qui éprouvent tant de difficulté au milieu du parti whig à prendre le rang auquel ils ont droit. Il y a en lui non-seulement un puissant orateur, mais une tête politique d’un ordre élevé. Il n’a occupé dans les derniers ministères whigs que des emplois secondaires, et encore l’an dernier, mal soutenu par le ministère, il s’est démis avec une honorable susceptibilité, après un vote de surprise, des fonctions de vice-président du bureau de l’instruction publique. Enfin un orateur d’une rare éloquence, M. Horsman, dans une harangue pleine de verve a porté le dernier coup au bill patronné par les libéraux avancés. Cette discussion a présenté plusieurs traits curieux. D’abord toute la chaleur, tout l’entrain, toute la force oratoire, ont été du côté des adversaires de la réforme à un coup, combattue par eux comme une tentative essayée pour faire tomber la constitution anglaise en pleine démocratie. La fraction radicale du parti libéral a été comme étonnée et déconcertée de cet assaut inattendu ; son grand orateur, M. Bright, était, dit-on, indisposé ; c’est à peine si un de ses membres les plus remarqués, M. Forster, a pu, en se tenant sur la défensive, faire bonne contenance. La lutte était engagée entre deux fractions du parti libéral, qui est en même temps le parti ministériel, entre les libéraux avancés et les libéraux orthodoxes ; mais quel rôle jouait le ministère dans cette guerre civile ? Hélas ! Les mêmes divisions latentes existaient dans son sein. Personne n’ignore que lord Palmerston ne porte aucun intérêt à la réforme électorale ; sa répugnance bien connue pour les projets de réforme est même la principale cause de la popularité dont il jouit parmi les électeurs ruraux d’Angleterre. Quant à M. Gladstone, il a fait l’an dernier une profession de foi qui le place, en matière de réforme électorale, aux rangs les plus extrêmes du radicalisme. Il n’a pas craint de s’appuyer sur un de ces principes abstraits qui sont si antipathiques à l’esprit anglais ; il a osé déclarer que le droit d’élire et d’être représenté appartient naturellement à tout homme qui n’est point frappé d’une incapacité morale ; il a soutenu que c’est à ceux qui refusent l’admission des classes ouvrières au droit électoral qu’incombe la tâche de prouver, l’onus, probandi, que ces classes ne sont point aptes à exercer un tel droit ; il s’est montré ainsi, selon les violens reproches de ses adversaire, partisan du suffrage attribué à tout homme arrivé à sa majorité, partisan du manhood franchise, du suffrage universel, de la doctrine des droit de l’homme. La situation d’un ministère ainsi divisé par le profond dissentiment de ses deux membres les plus considérables en présence de l’ardente lutte qui éclatait à ses yeux parmi ses amis était une scène de tragi-comédie. Lord Palmerston ne pouvait point prendre la parole sans s’exposer à contraindre M. Gladstone à donner une seconde fois à ses opinions une expression retentissante ; M. Gladstone ne pouvait ouvrir la bouche sans s’exposer à mettre le parti ministériel en déroute et le cabinet en pièces. La goutte a fourni à lord Palmerston un motif non-seulement de silence, mais d’absence ; quant à M. Gladstone, il a subi passivement, en se mordant les lèvres, les provocations acérées dont l’accablaient lord Elcho, M. Lowe, M. Bernai Osborne, M. Horsman. Le ministre qui a été chargé de prendre la parole au nom du cabinet discordant a été sir George Grey ; mais l’honorable ministre de l’intérieur a succombé à la difficulté de sa tâche. Sir George Grey avait à expliquer comment le ministère, après avoir renversé ses prédécesseurs pour n’avoir point donné une réforme suffisante, après être arrivé au pouvoir avec le mandat de remanier et d’étendre plus largement le droit électoral, avait laissé enterrer son premier projet, n’en avait présenté aucun autre, et avait couvert l’inaction la plus prolongée de la plus entière indifférence. Il avait à expliquer encore comment, tout en trouvant le projet tel quel de M. Baines impraticable, les ministres allaient cependant voter pour ce bill radical. Dominé par la fausseté de cette position, sir George Grey a dû avouer, au milieu des applaudissements sardoniques de l’opposition, que le cabinet n’a point de système sur la question électorale, qu’il renonce à l’initiative pour la transmettre au pays, et qu’il se laissera tranquillement ballotter de droite à gauche au gré de la marée populaire. La discorde du parti libéral, la confusion du cabinet, faisaient beau jeu au parti conservateur, qui était resté jusque-là étranger à la discussion. Il fallait bien constater cette scène finale où s’étalait l’impuissance du parlement expirant, de ce parlement qui avait été pourtant élu pour réaliser une réforme électorale, où éclatait l’inconséquence d’un ministère infidèle à son mandat d’origine, et dont les membres, en repoussant la réforme présentée par les tories et en renversant le ministère conservateur, avaient si notoirement fait les affaires de leur ambition au détriment de leurs principes. Ce piquant discours de clôture a été prononcé avec beaucoup de modération et de tact par M. Disraeli.
Des étrangers n’ont guère qualité pour exprimer une opinion sur les argumens employés en Angleterre contre une nouvelle réforme ou en faveur d’une extension plus démocratique du mandat électoral. La révolution française, qui a fait chez nous table rase de tout, et qui nous oblige à prendre notre point de départ dans des principes rationnels et non dans des intérêts établis et des faits existans, nous empêche, en cette matière, d’avoir avec les Anglais une langue politique commune. Cependant, si l’on examine au fond les argumens contradictoires des partisans et des adversaires de la réforme, des témoins désintéressés doivent reconnaître que des deux côtés il y a des raisons justes et des exagérations. Il est certain par exemple que le motif immédiat des changemens politiques est la nécessité de mettre fin à des abus et à des injustices inhérens à un mauvais système de gouvernement. Il faut qu’une nation soit et se sente mal gouvernée pour qu’on la puisse passionner en faveur des réformes. Or, en envisageant les choses au point de vue de savoir si la nation anglaise est bien ou mal gouvernée, il faut convenir que les griefs et par conséquent les chances des partisans des réformes politiques en Angleterre sont aujourd’hui bien minimes. On peut dire que tous les abus, tous les actes vexatoires, toutes les injustices sociales et politiques dont on se plaignait en Angleterre avant l’acte de réforme de 1832 ont depuis cet acte complètement disparu. Les monumens de l’ancienne intolérance, les inégalités fondées sur les différences des cultes, les monopoles économiques qui contrariaient la distribution naturelle de la richesse et mettaient obstacle à la liberté du travail ont été entièrement abolis. Au milieu d’une société où tout excès de pouvoir est devenu impossible, la liberté coule à pleins bords. Les intérêts populaires, loin d’être méconnus ou négligés, sont de la part de la chambre des communes l’objet de la sollicitude la plus attentive et la plus prévenante. Il y a émulation en Angleterre entre les pouvoirs publics et les partis pour conduire le gouvernement à exercer son action dans l’intérêt de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. Voilà ce qu’a fait, voilà l’esprit qu’a propagé le régime parlementaire régénéré par la réforme de 1832. Il n’y a donc pas lieu d’élever des accusations pressantes et menaçantes contre un système électoral qui a produit de tels résultats ; mais d’une autre part les adversaires de l’extension du suffrage nous paraissent dépasser la mesure quand ils repoussent toute réforme comme exposant l’Angleterre au débordement de la démocratie et à la tyrannie des majorités numériques. Il n’est point indifférent et c’est au contraire un acte de prévoyance que d’initier graduellement, quand on le peut, le plus grand nombre de citoyens possible à l’exercice des droits politiques. La tyrannie du nombre n’est redoutable que lorsqu’elle déchaîne en effet sur la société des multitudes jusque-là tenues arbitrairement à l’écart et privées imprudemment de toute éducation politique. L’admission des masses au droit électoral ne change point le caractère politique d’une nation, si cette admission s’accomplit régulièrement, pacifiquement, et non après un ébranlement violent produit par des antagonismes de classes. La France a traversé une révolution en 1848, et en matière d’élections a subitement passé d’un étroit régime censitaire au suffrage universel. Le suffrage universel, exercé librement pendant la république, n’a pas donné, dans la représentation des partis et dans le choix des députés, des résultats bien différens de ceux que présentait l’ancien régime censitaire. L’exemple de l’Amérique est là aujourd’hui et nous prouve que le droit d’élection donné au peuple, lorsqu’il se concilie avec une liberté sincère, est la plus puissante force de discipline et de conservation que puissent avoir un gouvernement et un pays. Le suffrage étendu n’enlèverait rien en Angleterre de leur supériorité légitime aux influences sociales et intellectuelles. Nous reconnaissons donc, avec lord Elcho et avec M. Lowe, qu’une réforme électorale n’est point urgente en Angleterre ; mais nous croyons aussi que des esprits fermes et sensés ne doivent point s’offusquer de vaines craintes, fermer avec une défiance hargneuse l’accès de la constitution de leur pays à la masse des honnêtes travailleurs, et créer précisément l’antagonisme des classes sous le prétexte d’empêcher la prépondérance abusive de la classe la plus nombreuse. Nous croyons avec M. Forster que si une politique aussi exclusive et aussi systématique pouvait trop longtemps prévaloir en Angleterre, il serait dangereux de laisser pour unique perspective du complet développement politique aux classes ouvrières anglaises l’émigration aux États-Unis, dans ce pays dont un peuple de leur race et de leur langue fait la terre de promission de la liberté et de l’égalité.
La capitulation du général Johnstone peut être regardée comme mettant fin à la guerre civile des États-Unis. Ce qu’il restait encore de généraux à la tête de petits corps confédérés suit l’exemple de Lee et de Johnstone et met bas les armes. De son côté, le gouvernement fédéral se hâte de licencier ses troupes et de réaliser des économies. Le dernier acte important de la guerre, la capitulation de Johnstone, a été signalé par un fait caractéristique qui a une fois encore montré au monde la décision et la force du gouvernement américain. C’est l’honneur de ce gouvernement d’avoir, dans le cours d’une guerre pleine de vicissitudes, vigoureusement maintenu la suprématie du pouvoir civil sur l’autorité militaire. Le gouvernement de Washington a été obligé, au dernier moment, de persévérer dans cette énergique discipline et de réparer un écart de l’un de ses plus illustres généraux. Sherman, plus soldat qu’homme d’état, avait mêlé à sa première convention avec Johnstone des stipulations d’un caractère politique et qui dépassaient sa compétence. Ses imprudentes et peu convenables concessions ont été sur-le-champ désavouées par le cabinet de Washington, et à la fin comme à l’origine de la guerre le sabre a dû céder au pouvoir civil. Le grand deuil qui a accompagné dans les principales villes de l’Union les funérailles de M. Lincoln est encore un fait qui doit vivement frapper l’attention de l’Europe. Quel spectacle que celui de New-York avec ses maisons drapées de noir, et suspendant durant douze jours ses affaires pour attendre le cercueil du magistrat-martyr, qui n’était, il y a peu d’années, qu’un citoyen obscur ! Nous avons entendu, dans notre antique Europe, d’assommantes déclamations sur la nécessité du respect et sur le principe d’autorité que l’on veut nous faire adorer en d’absurdes idoles. Le véritable principe d’autorité, les États-Unis nous montrent comme il jaillit de la conscience d’un peuple libre ; le véritable respect, nous voyons comment l’inspirent des chefs de pouvoir qui n’ont jamais voulu être les dominateurs impérieux de leur pays, et qui n’en ont été que les serviteurs dévoués jusqu’à la mort.
E. FORCADE.
Aucun pays n’a été plus exposé que la Turquie aux palinodies de l’opinion. Faveur du temps de Sélim, hostilité à l’époque de Tilsitt, sympathie au moment des premières réformes de Mahmoud, anathèmes à l’heure de la résurrection de la Grèce, condamnation lors des succès de Méhémet-Ali, enthousiasme au début de la guerre de Crimée, réaction à la suite de cette guerre, la Turquie a connu toutes les phases du bon et du mauvais vouloir. Tantôt les Turcs sont représentés comme des barbares qu’il faut refouler en Asie, tantôt comme les sauveurs de l’équilibre européen ; mais si quelque chose doit les consoler d’appréciations aussi versatiles, c’est que la Grèce elle-même n’a pas été traitée avec plus de sang-froid, et que les publicistes de l’Occident épuisent tour à tour pour elle le dithyrambe et la satire.
Aujourd’hui que l’Orient est plus exploré, mieux connu, l’on peut se former facilement des idées moins contraires à la vérité. Il est temps de se prémunir contre ces exagérations si regrettables en politique, et de voir dans la Turquie ce qu’elle est réellement, c’est-à-dire une nation en retard, mais non pas incapable d’avancer. Aucune race, quelques préjugés que l’opinion publique ait contre elle, ne doit être mise au ban de la civilisation générale. Rien ne serait moins équitable qu’un pareil ostracisme. Sans doute, si l’empire ottoman ne pouvait subsister que par le fanatisme et le despotisme, personne n’aurait à faire des vœux pour le maintien de cet empire ; mais est-il vrai que les Turcs soient voués fatalement à l’immobilité et à l’intolérance ? « Certes, est-il dit dans le Coran, ceux qui suivent la religion juive, et les chrétiens et les sabéens, en un mot quiconque croit en Dieu et au jour dernier, et qui aura pratiqué les bonnes œuvres, tous ceux-là recevront une récompense du Seigneur ; la crainte ne descendra point sur eux, et ils ne seront point affligés. — Point de contrainte en religion ; la vraie route se distingue assez de l’égarement. » Malgré des explosions de fanatisme que nous retrouvons dans l’histoire de la Turquie comme dans la nôtre, les Osmanlis ne se sont pas en général montrés plus intolérans que la plupart des autres peuples. Arrivés en Europe sous le prétexte du triomphe de leur foi, le Coran d’une main, l’épée dans l’autre, ils n’ont cependant pas songé à la centralisation religieuse. Si en Asie et en Europe un certain nombre de chrétiens ont embrassé l’islamisme, l’immense majorité est restée librement attachée à sa foi. Le lendemain de la prise de Constantinople, Mahomet II partageait par nombre égal les églises entre les deux cultes. Il assistait comme souverain aux grandes cérémonies chrétiennes. « Mes sujets, disait-il, sont tous égaux devant moi ; je ne les distingue que quand ils sont à l’église ou à la mosquée. » Les sultans n’ont-ils pas protégé l’aristocratie fanariote, les banquiers arméniens ? N’ont-ils point signé les capitulations, véritables monumens de tolérance ? Ne voit-on pas chaque année, le jour de la Fête-Dieu, les processions catholiques circuler à Constantinople, dans les rues des faubourgs de Péra et de Galata ? Des reposoirs sont dressés, les cloches sonnent, le clergé chante des hymnes ; les soldats turcs présentent les armes lors de la bénédiction du saint-sacrement. Il n’y a pas encore beaucoup de chrétiens dans les hautes dignités de l’empire ottoman ; mais combien même de nos jours y a-t-il en Europe de Juifs dans les honneurs ? Au lieu de déclarer en principe que l’intolérance est pour les Turcs un mal inévitable, ne vaut-il point mieux les encourager dans la voie libérale où ils ont fait un premier pas ? Depuis quelques années, des chrétiens ont été investis de charges importantes. Un Grec et un Arménien siègent au grand-conseil ; un catholique, Daoud-Pacha, gouverne le Liban. Il y a dans la diplomatie ottomane presque autant de chrétiens que de sectateurs de Mahomet. Le sultan Abdul-Azis a décidé la formation pour sa garde d’un corps de jeunes gens, appartenant aux premières familles musulmanes et chrétiennes, qui auront le rang d’officiers et qui conserveront leurs costumes nationaux. Ce sont là autant de symptômes favorables dont il faut reconnaître l’importance. « Je tiens à proclamer, a dit Abdul-Azis en montant sur le trône, que mon désir d’assurer la prospérité de mes sujets n’admettra aucune distinction, et que mes peuples de différentes religions et de différentes races trouveront en moi la même justice, la même sollicitude et la même persévérance à m’occuper de leur bonheur. » Assurément il y a partout eu Turquie, comme dans bien d’autres contrées, une lutte opiniâtre entre la routine et le progrès. Quand il ceignit le sabre d’Omar dans la mosquée d’Eyoub, Abdul-Azis portait le costume de la réforme ; mais les ulémas avaient revêtu l’ancien costume oriental. Le hatti-chérif de Gulhané et le hatti-humayoun de 1856 n’ont été, il est vrai, que partiellement mis en vigueur ; l’Europe n’en doit pas moins prendre acte de toutes les promesses qu’ils renferment et favoriser le développement des germes de progrès qui ont été jetés sur le sol ottoman.
La meilleure manière de juger la question, c’est de regarder les choses avec sang-froid, sans songer aux remèdes héroïques ou aux bouleversemens universels ; c’est de s’habituer à l’idée de la régénération de l’Orient par lui-même. La plupart des populations dont.se compose l’empire turc n’aspirent pas à se séparer du sultan. Elles tiennent à conserver leurs mœurs, elles voudraient jouir de toutes les libertés, mais en même temps rester dans l’empire comme dans une sorte de fédération. Elles acceptent volontiers le secours et les lumières de l’Occident, mais à la condition de ne subir ni son influence ni son joug. Elles trouveront dans leur propre sphère et dans leur propre action des élémens de progrès. Elles ne conçoivent encore que très confusément sans doute les idées générales d’état et d’administration ; mais elles ont toujours conservé les sentimens de famille, le culte profond du foyer, la foi dans l’avenir, et les différentes races de l’empire ottoman, sans être arrivées aujourd’hui à une maturité intellectuelle assez robuste pour prendre part en commun aux grands débats de l’esprit humain, sont peut-être moins éloignées qu’on ne le pense de l’heure d’une réconciliation.
Telle est la ferme espérance de l’auteur dont le livre nous suggère ces réflexions. Sous ce titre : la Turquie en 1864, M. Collas a fait une étude rapide et substantielle des ressources de l’empire ottoman. A ses yeux, la seule solution équitable et pratique de la question d’Orient, c’est le progrès économique et commercial de la Turquie, c’est l’application à ce pays des idées, des doctrines, des améliorations morales et matérielles qui ont été la source de la prospérité de l’Occident. Convaincu que, dans ce siècle de concurrence, la paix est pour une nation immobile une épreuve plus grave et plus redoutable que la guerre, il comprend toutes les difficultés, il signale toutes les crises de la période de transition que parcourt l’empire ottoman. Il reconnaît les réformes accomplies, mais il ne se dissimule en aucune façon tout ce qu’il faut encore d’énergie et de patience pour en poursuivre le développement. Armée, marine, finances, agriculture, commerce, travaux publics, il a tout étudié en Turquie, et son ouvrage contient des données statistiques qui présentent un Intérêt réel. L’armée ottomane a été définitivement organisée à l’européenne en 1842. Le recrutement s’opère par le tirage au sort des jeunes gens âgés de vingt ans et par l’enrôlement volontaire. Le hatti-humayoun de 1856 disait (article 14) : « L’égalité des impôts entraînant l’égalité des charges comme celle des droits, les sujets chrétiens et des autres rites devront, aussi bien que les musulmans, être soumis au service militaire. » Cette disposition n’a pas été appliquée. Les chrétiens manifestent encore les plus vives répugnances à servir dans les rangs de l’armée de terre, et plutôt que de subir la loi du recrutement, ils préfèrent continuer à payer l’impôt de la capitation. Il faut pourtant le reconnaître, du moment où l’égalité des races deviendrait dans l’empire ottoman une vérité pratique, il serait bien difficile que les chrétiens n’entrassent pas dans l’armée, où leur présence serait un élément de fusion. Tant que la carrière des armes, leur sera fermée, ils ne pourront guère être traités sur le même pied que les musulmans, seuls chargés de défendre le sol ; mais le jour où Turcs et raïas seraient enrôlés sous les mêmes drapeaux avec des conditions égales de paie et d’avancement, ce jour-là les privilèges de la race conquérante seraient bien près de disparaître.
La marine militaire ottomane, détruite en partie à Sinope au début de la guerre d’Orient, reprend aujourd’hui de l’importance. Les arsenaux de Tersané et d’Ismid retrouvent une certaine activité. Les forêts de la Thessalie, de l’Épire et de l’Asie-Mineure contiennent en abondance des bois de chêne. La Bulgarie et la Valachie fournissent des bois de mature. On trouve des chanvres, des cordages, de la houille sur les rives de la Mer-Noire. La conscription maritime pourrait donner trente mille matelots musulmans, et depuis 1847 des marins appartenant à la religion grecque servent dans les équipages de la flotte ottomane. Ce qui manque à la marine turque, c’est un personnel indigène de mécaniciens et d’ingénieurs ; ses progrès n’en sont pas moins réels, et elle tient un rang honorable parmi les marines secondaires de l’Europe.
Ce n’est pas sous le rapport militaire que la Turquie est faible. Le danger pour elle est dans les vices de l’administration. Au moment de la conspiration de 1859, le sultan Abdul-Medjid, ouvrant les yeux sur l’étendue et sur la gravité du mal, l’avait reconnu dans des termes empreints d’une noble franchise. Il avait fait lire à la Porte un hatti-humayoun rédigé, dit-on, par lui-même, et où il s’exprimait ainsi : « Comme ce n’est que par l’adoption de mesures énergiques que nous pouvons nous tirer de l’abîme où nous sommes et sauver encore la foi et l’empire, il faut abandonner ou transformer les habitudes, les actes qui occasionnent toutes ces dépenses ; il faut réorganiser, avec l’aide de Dieu, l’administration générale du pays sur des bases propres à lui rendre la confiance du monde. » Le gouvernement turc a d’ailleurs entre les mains tous les élémens de la richesse. Le sol est d’une fertilité extraordinaire. La nature a doté la Turquie de cours d’eau et de ports qui, avec un peu d’entretien, rendraient l’écoulement des produits aussi facile que rapide. Le passé n’a pas légué au présent une situation onéreuse, puisqu’avant la guerre de Crimée il n’y avait pas de dette publique., Les emprunts motivés par cette guerre ont été contractés à des conditions avantageuses, grâce à la double garantie de l’Angleterre et de la France. Et cependant à l’avènement d’Abdul-Azis la crise suscitée par le défaut de numéraire avait atteint les proportions d’un véritable danger public. D’après les chiffres donnés dans l’ouvrage de M. Collas, le budget présentait annuellement un déficit normal de 37,500,000 francs. La dette flottante dépassait 450 millions et tendait à s’accroître démesurément par de nouveaux emprunts, dont les intérêts annuels s’élevaient, y compris l’agio, à 50 pour 100. Enfin le gouvernement était comme accablé sous le poids de 230 millions de francs d’un papier-monnaie connu sous le nom de caïmé. On ne peut que louer les mesures adoptées pour mettre fin à cet état de choses. La conclusion en Europe d’un emprunt de 200 millions destiné au rachat des caïmés et à la liquidation de la dette flottante vint d’abord démontrer la hausse du crédit de l’état. Commencée le 13 juillet 1862, l’opération du retrait des caïmés était heureusement terminée en trois mois. On avait remboursé 998 millions de piastres de papier-monnaie[2].
L’année 1862 a vu également la création d’une cour des comptes. Une banque d’état a été fondée en janvier 1863. C’est une combinaison anglo-française dans laquelle sont entrés le Crédit mobilier de Paris et l’établissement de crédit privé qui existe à Constantinople depuis 1837 sous le nom d’Ottoman-Bank. La nouvelle banque impériale ottomane, fondée au capital de 67,500,000 fr., fonctionne depuis le milieu de 1863 ; elle fait des avances au gouvernement, elle encaisse les impôts de toute nature. Un deuxième emprunt de 200 millions, conclu par l’intermédiaire des fondateurs de cet établissement, en a suivi de près la création, et sur le montant de cet emprunt 150 millions ont été affectés au remboursement de la dette flottante. Enfin le gouvernement a adopté un nouveau système de comptabilité. Il a prescrit à chaque ministère de transmettre un budget détaillé au ministre des finances, qui, pour l’exercice 1863-1864, a publié le premier budget général des recettes et dépenses de l’empire. Une fois entrée dans cette voie de bonne administration financière, la Turquie saura, nous l’espérons, s’y maintenir. C’est ainsi seulement qu’elle pourra tirer parti des grandes ressources matérielles de son territoire.
Quand on songe que plus des deux tiers de l’empire sont incultes, quand, on pense aux obstacles de tout genre qui découragent l’agriculteur et qui paralysent ses efforts, aux préjugés, à l’esprit de routine qui détruit dans leur germe tant d’élémens de prospérité, on s’attriste d’un état de choses d’autant plus regrettable qu’il est purement le fait de l’homme. Pourquoi le sol est-il en friche ? Est-ce parce que le paysan dédaignerait un gain licite et une honnête aisance ? Est-ce parce qu’il manque de force physique ou de courage moral ? Non : c’est qu’il n’y a pas de sécurité pour le travail, c’est que les récoltes sont exposées à des confiscations, c’est que l’impôt ne se perçoit pas d’une manière régulière. M. Collas le dit avec beaucoup de raison : « L’homme qui n’a aucun intérêt à produire, parce qu’il ne peut pas vendre, n’a aucun intérêt à rechercher les perfectionnemens. Lorsqu’il sera permis à la production de prendre une marche ascendante, les connaissances pratiqués se développeront d’elles-mêmes. » Ce qui s’est passé depuis trois ans en Turquie pour la culture cotonnière est une preuve de cette vérité. Dès que les cours élevés ont, par suite de la guerre d’Amérique, présenté un sérieux bénéfice, cette culture, originaire de l’Orient, où elle était abandonnée, a été reprise avec vigueur. Stimulée par l’aiguillon du gain, la Turquie a largement concouru à l’approvisionnement de l’Europe. Le gouvernement a, dans cette circonstance, très bien compris son devoir. Les terrains appropriés à l’exploitation du coton jouissent pour cinq ans d’une exemption absolue de contribution foncière. Les machines destinées à cet usage sont admises à l’exportation en franchise des droits. Des quantités considérables de graines ont été distribuées gratuitement. Des publications indiquant le choix du terrain, la préparation du sol, le mode de récolte, ont été faites aux frais de l’état et répandues à profusion. Dans chaque chef-lieu de province, des commissions composées d’étrangers et d’indigènes ont étudié les mesures les plus efficaces pour favoriser la précieuse culture. Qu’en est-il résulté ? C’est que, d’après les chiffres donnés par M. Collas, la production cotonnière de l’empire, qui, en 1861, était environ de 9,500,000 kilogrammes, s’élevait, en 1863, à 50 millions de kilogrammes. Que la Turquie déploie la même activité dans les autres branches de l’agriculture, elle sera aussi promptement récompensée de ses efforts. L’exportation du blé, déjà considérable, atteindrait facilement des proportions immenses. Malgré des entraves de tout genre, l’échange des matières premières contre les objets manufacturés prend chaque jour une nouvelle importance. Que serait-ce, si les obstacles qui s’opposent au développement de la production ottomane venaient à disparaître, si l’interdiction de posséder des immeubles ne pesait plus sur les étrangers, si l’égalité des charges et des droits était assurée à tous les habitans sans distinction de race, si l’exportation devenait libre de province à province et de l’intérieur au dehors, si la Turquie, à peu près dépourvue en ce moment de moyens d’exploitation, de capital circulatif, de routes, de voies navigables, d’institutions de crédit, entrait résolument dans la voie du progrès économique et réalisait avec suite et avec énergie les innovations nécessaires !
Le développement de l’agriculture se lie d’une manière intime à celui des travaux publics. En ce moment, les voies de communication sont encore dans l’état le plus fâcheux. Des routes abandonnées et transformées en fondrières impraticables, des rivières barrées en tout sens par des bancs de sable, par des digues de troncs d’arbre, çà et là des fragmens de voies pavées qui au bout d’une lieue ou deux se cachent de nouveau dans les broussailles, tel est le triste aspect qui frappe les yeux du voyageur. Les grands centres de population ne peuvent communiquer avec les localités voisines que très difficilement. En hiver, la circulation est pour ainsi dire impossible. Que devient alors le commerce ? Supposons tout au contraire que les cours d’eau qui aujourd’hui, faute d’entretien, ne peuvent pas même porter de bateaux ordinaires soient sillonnés par de légers bateaux à vapeur mettant en communication l’intérieur du continent avec la mer, supposons que l’entrée des ports ne soit plus obstruée, que les habitans du pays réparent et entretiennent régulièrement les chemins vicinaux, que des routes importantes soient construites par l’état ou par des compagnies : alors tout se transforme, l’activité remplace l’inertie, et la richesse la pauvreté. Le gouvernement turc a fait dans ces derniers temps quelques louables efforts pour les travaux publics. La route carrossable de Beyrouth à Damas, concédée moyennant un privilège d’exploitation de cinquante années à partir de 1859, est maintenant terminée. L’état a décidé la construction d’une autre grande route reliant Alep à Bagdad. Une compagnie anglaise est chargée des travaux du port de Kustendjé, où aboutit le chemin de fer qui rattache le Danube à la Mer-Noire. De nombreuses concessions pour des voies ferrées ont été accordées par le gouvernement. Par malheur, la plupart du temps, les spéculateurs qui les avaient sollicitées n’avaient d’autre but que de chercher à convertir en numéraire le droit de concession qu’ils avaient obtenu. 200 kilomètres de chemins de fer construits ou en voie de construction sur les lignes de Kustendjé à Tchernavoda et de Smyrne à Aïdin, voilà le seul résultat accompli jusqu’à ce jour ; mais le gouvernement a décrété deux nouvelles lignes : celle de Varna à Routchouk, qui contribuerait puissamment à l’amélioration d’une partie de la Bulgarie, et celle de Constantinople à Andrinople, avec deux embranchemens, l’un sur Bourgas dans la Mer-Noire, l’autre sur Rodosto dans la mer de Marmara. Les lignes télégraphiques ottomanes présentent maintenant en Europe et en Asie un développement d’environ 15,000 kilomètres. Le service postal, autrefois soumis au régime des fermes, a été converti récemment en une administration publique. L’usage des timbres-poste a été adopté. Les tarifs ont été réduits ; Depuis 1860, une compagnie française est investie du privilège de l’exploitation des phares, et cent dix feux sont allumés sur le littoral de l’empire. C’est ainsi que la Turquie fait chaque jour de nouveaux emprunts à la civilisation de l’Occident. En 1863, elle ouvrait à Constantinople une exposition agricole et industrielle où était rassemblée une collection variée des produits indigènes, et sur la place At-Meïdan, qui occupe une partie de l’ancien hippodrome de Byzance, s’élevait le palais de l’industrie.
Enfin le commerce extérieur a fait de rapides progrès. Le mouvement commercial de la Turquie avec la France ne s’élevait en 1831 qu’à 31,546,700 fr. ; il atteignait en 1862 une somme de plus de 252 millions. Le 29 mai 1863, M. Layard, parlant au nom du gouvernement britannique, constatait à la chambre des communes que l’importation d’Angleterre en Turquie était en 1831 de 888,684 livres sterling, en 1860 de 5,639,898, et que l’exportation de Turquie en Angleterre, qui, en 1840, ne montait qu’à la somme de 1,387,416 livres sterling, s’élevait en 1860 à celle de 5,505,492. Si la Turquie, entrant avec confiance dans la voie de la grande réforme économique destinée à faire le tour du monde, continue à abaisser successivement ses tarifs, elle trouvera dans l’application des doctrines libérales le secret de la prospérité. Les derniers traités de commerce qu’elle a conclus avec la France et l’Angleterre en 1861, avec la Russie et l’Autriche en 1862, sont un premier pas dans cette direction. Sous le régime antérieur, les marchandises importées en Turquie acquittaient un droit de 5 pour 100, et les produits exportés étaient soumis à des taxes dont le chiffre montait à 12 pour 100 de la valeur. Les nations étrangères avaient un grand intérêt à ce que les droits d’exportation fussent sensiblement diminués, au prix même d’une élévation des droits d’importation, les produits qu’elles tirent de la Turquie se composant presque exclusivement de denrées alimentaires et de matières premières mises en œuvre par leur industrie. Ce résultat a été obtenu par les derniers traités : ils ont stipulé que les marchandises n’acquitteraient plus, à l’entrée comme à la sortie, qu’un droit uniforme de 8 pour 100, qui, pour les produits exportés, diminuerait de 1 pour 100 chaque année jusqu’à ce qu’il fût réduit à une taxe fixe et définitive de 1 pour 100. L’expérience prouvera certainement que la réduction des tarifs est le meilleur calcul. L’état retrouverait sans aucun doute par l’essor de la production des avantages pécuniaires bien autrement considérables que ceux que la suppression du droit d’exportation lui ferait perdre. Si la Turquie veut profiter de ses relations avec l’Europe, il faut qu’elle s’habitue aux idées de libre échange. Ce n’est pas seulement sous le rapport politique, c’est au point de vue commercial et industriel qu’elle doit tenir à honneur d’entrer dans le concert européen. La véritable solution de la question d’Orient est dans le progrès économique.
Le sultan Abdul-Azis et les deux principaux hommes d’état qui sont à son service sont convaincus de cette vérité. L’un d’eux, Aali-Pacha, ministre des affaires étrangères, est un diplomate qui a dignement représenté la Porte au congrès de Paris. L’autre, le grand-vizir Fuad-Pacha, par les facultés complexes de son esprit, et surtout par la diversité des fonctions qu’il lui a été donné de remplir, rappelle le rôle des hommes politiques de l’antiquité. Il s’est occupé tour à tour de médecine et de littérature, d’administration et de diplomatie. Il a gouverné des provinces, dirigé des armées, accompli des missions importantes en Europe, en Afrique, en Asie. Il était en 1834 médecin de l’amirauté, en 1843 directeur du bureau de traduction de la Porte, en 1848 commissaire dans les principautés. Il a été grand-référendaire du divan, ministre de l’intérieur, ministre des affaires étrangères, président du conseil du tanzimat. En 1854, il étouffait l’insurrection d’Épire. En 1860, il était chargé de réprimer les troubles de la Syrie. Il a été mêlé à trop de grandes questions pour ne pas être pénétré de la supériorité de la civilisation occidentale et pour ne pas chercher à en répandre les bienfaits dans l’empire ottoman.
L’œuvre de la réforme est moins difficile en ce moment qu’à d’autres époques. Les relations de la Porte avec les puissances comme avec les états tributaires se sont en effet améliorées depuis l’avènement d’Abdul-Azis. Quand ce prince est monté sur le trône, les plus sombres inquiétudes attristaient les esprits. Les sanglantes catastrophes de Djeddab, de Deir-el-Kamar et de Damas semblaient les premières lueurs d’un incendie qui menaçait l’empire d’une vaste conflagration. Les affaires de Syrie présentaient les complications les plus graves. Les raïas de l’Herzégovine avaient pris les armes. Les provinces vassales voyaient l’avenir avec frayeur. Aujourd’hui la situation de la Turquie est moins tendue. La conspiration du fanatisme a été étouffée dans son germe, grâce à notre expédition de Syrie. Il est vrai qu’on a eu encore à déplorer le bombardement de Belgrade et la guerre du Monténégro ; mais la sagesse de la diplomatie a empêché le développement des conséquences funestes que cette double crise eût été de nature à produire. La Porte semble aujourd’hui reconnaître que son intérêt, comme son devoir, est de ménager la dignité des provinces tributaires. Elle a compris par exemple qu’elle n’avait aucun avantage à contrarier les vœux des principautés-unies du Danube dans ce qu’ils ont de légitime, et le rapprochement opéré entre le prince Couza et la Turquie est un résultat salutaire pour la paix de l’Orient. Les rapports du sultan et du vice-roi d’Égypte ne sont pas moins satisfaisans. Au mois de février 1863, Ismaïl-Pacha se rendait auprès du sultan pour en recevoir l’investiture, et, en sortant de l’audience, il était conduit à la Porte, où le firman était lu avec le cérémonial qui préside à la nomination du grand-vizir et des autres fonctionnaires ayant le rang d’altesse. Au mois d’avril de la même année, le sultan se rendait à son tour en Égypte, et se montrait plein d’égards pour le vice-roi. L’incident regrettable de Tunis s’est réglé de même à la satisfaction commune, et le gouvernement turc a fini par renouveler dans les termes les plus formels la promesse de respecter le statu quo de la régence.
La diplomatie n’a pas été sans exercer de l’influence sur l’apaisement relatif qui s’est manifesté dans ces diverses questions. Nulle part elle n’a un rôle plus important et plus difficile qu’à Constantinople, nulle part elle n’a plus d’initiative à prendre et plus de ménagemens à garder. Il faut qu’elle tienne un juste milieu entre l’optimisme et le scepticisme, entre l’impatience et le découragement. La régénération de l’Orient est la plus longue, la plus ardue, la plus complexe des entreprises, La première condition pour apporter à une telle œuvre un concours efficace, c’est de se convaincre de la grandeur et de la difficulté de la tâche. Deux politiques bien différentes se présentent en Orient au choix des cabinets de l’Europe, Une politique d’hostilité et une politique de bon vouloir. La première n’aurait d’autre résultat que de désespérer la Porte, de jeter les populations dans un sombre fanatisme, de creuser un abîme entre l’Orient et l’Occident. La seconde, celle qui tend à prévaloir, familiarise la Turquie avec cette idée, que la réforme est un bienfait et qu’une pensée de solidarité doit unir tous les peuples musulmans ou chrétiens. Elle conseille à la Porte de ne pas chercher à détruire des libertés et des prérogatives conservées par les populations à l’époque même de la conquête, de renoncer à toute arrière-pensée de lutte contre l’esprit de tolérance qui est l’un des principaux attributs de la société moderne, en un mot de donner une libre carrière aux espérances et aux aspirations raisonnables des sujets ou des vassaux de l’empire. Grâce à cette politique, qui soumet graduellement la Turquie à l’action amicale et civilisatrice des puissances, Constantinople, au lieu d’être un champ de bataille diplomatique, tend à devenir un terrain de conciliation, et les réunions des représentons des différentes cours ressemblent à des congrès périodiques dont les travaux rappellent quelquefois les délibérations parlementaires les plus intéressantes. Du moment que la diplomatie renonce aux rivalités d’influence exclusive, elle rend à la paix de l’Orient des services véritables. Cette politique est à la fois une protection et une garantie, et, en permettant au gouvernement turc de se consacrer sans inquiétude au développement des ressources intérieures de l’empire, elle raffermit les bases de l’équilibre européen.
L. DE SAINT-AMAND.
Si l’on veut avoir une idée de ce que peuvent produire l’illusion théâtrale, l’audace des situations, la dextérité de la mise en œuvre, surtout l’intelligence et la passion des interprètes, il suffit d’examiner la pièce que vient de représenter le Théâtre-Français. Voici un tableau dramatique où abondent les choses impossibles, où les contradictions se heurtent, où les caractères sont faux. Or telle est l’adresse des mains qui ont façonné tout cela, tel est l’art consommé des acteurs, que cette œuvre inacceptable vous saisit, vous étreint, et que ce tissu de contradictions paraît une merveille de logique. C’est donc aussi une merveille de poésie théâtrale, s’il est vrai que la grande affaire au théâtre soit de déconcerter ses juges et de ravir les cœurs ? Oh ! ne prononçons pas ce mot de poésie ; la poésie vraie, l’invention durable veut d’autres victoires que celle-là : il y faut autre chose qu’un trompe-l’œil, autre chose que la surprise des nerfs. « L’imbécile ! comme il m’a fait pleurer ! » disait un jour Diderot après avoir entendu un prédicateur dont le pathétique violent avait touché ses fibres sans émouvoir son âme : protestation très juste, quoique fort impolie, de ce principe moral que chacun porte en soi, de ce principe qui sent, qui souffre, qui aime, qui juge, qui doit juger du moins, et qui trop souvent aujourd’hui se laisse dominer par la sensibilité inférieure. Il y aurait, pour le dire en passant, un curieux chapitre de psychologie littéraire à écrire sous ce titre : « De la décadence de la sensibilité au XIXe siècle chez les lecteurs de romans et le public des théâtres. » Je ne crois donc pas que la pièce si fort applaudie l’autre jour, la pièce qui a fait verser tant de larmes, enrichisse le patrimoine de notre littérature dramatique ; mais je suis persuadé que l’auteur véritable, — on assure qu’il y en a plusieurs et que cette paternité en commun, tour à tour désavouée avec mystère et revendiquée avec éclat, a donné lieu à d’étranges imbroglios, — je suis persuadé que le véritable auteur est rompu dès longtemps à toutes les stratégies de la scène ; oh reconnaît ici le coup-d’œil, la main, le compas d’un ingénieur qui sait son métier.
Mme Dumont est la femme d’un riche banquier de Paris. Nulle existence, à ne juger que les dehors, ne serait plus digne d’envie. Son mari l’aime, non pas seulement de cet amour qui tient à l’ardeur de la première jeunesse, mais de cette passion tendre et profonde qui croît avec les années quand le cœur est demeuré pur. Une jolie petite fille, voix argentine, esprit éveillé, fait résonner les grelots de la joie au sein de ce chaste bonheur. Si le financier a traversé de mauvais jours, aucune crise désormais ne saurait l’atteindre ; un ami, devenu son associé, l’a aidé de ses millions à rétablir sa maison compromise, et son zèle, son honnêteté, son intelligence, la juste considération qui l’entoure, ont fait le reste. Heureuse la famille que dirige un tel chef ! Pourquoi donc Mme Dumont est-elle si triste ? Pourquoi cet accablement profond ? Aujourd’hui même, c’est la fête de la petite Jeanne ; il pleut des cadeaux, un bal d’enfans va réunir ses compagnes ; le père s’est donné congé pour jouir tout à son aise de cette journée de famille, la mère est soucieuse comme toujours, et quand elle a répondu par un sourire vrai, quoique douloureux, aux questions inquiètes de ce mari qui l’adore et qu’elle aime, l’inexorable mal a bientôt ressaisi sa proie. C’est qu’il y a un secret horrible dans cette maison enviée ; ce paradis est un enfer. L’ami, l’associé de M. Dumont, Jean Alvarez, au moment même où il le sauvait de la ruine en lui prêtant sa fortune, est devenu amoureux de sa femme, et la malheureuse a succombé. Une heure, un instant d’ivresse, et sa vie a été empoisonnée a jamais. La petite Jeanne, dont Jean Alvarez est le parrain, n’est point la fille de M. Dumont. Depuis cette heure fatale, l’épouse déchue, rivée à sa faute comme le forçat à la chaîne infamante, subit le plus odieux des supplices. En vain a-t-elle horreur de l’homme qui l’a séduite, en vain est-ce son mari qu’elle aime : Alvarez est toujours là, réclamant ses droits, prolongeant bon gré mal gré la faute transformée en crime, contraignant la victime à une infamie secrète en la menaçant de l’infamie publique, jaloux du mari aimé, lui disputant chaque jour, sans relâche, sous ses yeux mêmes, sa femme éperdue, lui disputant sa fille, et se servant de l’innocente, ô profanation ! pour espionner les secrets de l’alcôve. Voilà sept ans déjà que dure ce supplice. Si l’infortunée, à bout de forces, veut s’enfuir de sa geôle, si elle décide son mari à partir pour l’Italie secrètement, précipitamment, Alvarez, informé par le mari même, — et comment ne le serait-il pas, puisqu’il est l’associé du banquier et que pendant ce voyage il doit le remplacer à la tête de sa maison ? — Alvarez ramène son esclave sous le joug. « Vous ne partirez pas, ou je dirai tout ! Vous m’appartiendrez, ou vous êtes perdue ! » Effrayée de ces cris, de ces violences, la victime, chez qui tout ressort moral semble brisé, courbe la tête en poussant des sanglots, et rentre dans son enfer. Le mari est si confiant, l’amant si odieux, la femme si lâche, que cette situation impossible durerait encore bien des années sans l’intervention, fort utile cette fois, du scandale public. L’envie a fait son œuvre, la médisance a parlé, l’explosion est prête, et avant que la journée soit finie M. Dumont sera charitablement édifié sur les inexplicables tristesses de sa femme.
C’est maintenant Alvarez qui est impatient de partir ; prévenu du péril, il veut emmener Mathilde et Jeanne, la mère et l’enfant. « Partons ! je suis votre seul refuge. Allons au bout du monde, et soyez à moi seul. » Voilà ce qu’il lui écrit dans un billet que la petite Jeanne apporte à sa mère, tandis que les joyeux éclats de la fête enfantine emplissent toute la maison. Partir avec l’homme qui la torture depuis sept ans ! oh ! non, ce n’est pas là qu’est son refuge. Que devenir alors ? comment échapper à la honte ? ou trouver un asile ? La mort serait bien un dénoûment ; mais soit qu’un instinct secret l’avertisse qu’elle n’a pas le droit de se soustraire à l’expiation, soit que le courage lui manque, comme elle dit, elle n’ose point se frapper elle-même. N’a-t-elle point encore sa vieille mère, une sainte femme, dont elle ne saurait soutenir la vue, et que ces révélations tueraient ? Elle n’ajoutera pas ce crime à tant de hontes. Pendant qu’elle délibère ainsi avec elle-même, dans le paroxysme de la confusion et de l’horreur, brisée, abattue, anéantie, elle voit arriver son mari. Ah ! voilà le soutien, voilà le refuge, c’est à lui de frapper, à lui de dénouer comme il voudra ce drame épouvantable. Il est le sage, il est l’offensé, il est celui qu’elle aime, il est le juge. Qu’est-ce donc ? s’écrie l’excellent homme. Quel malheur as-tu appris ? quelle nouvelle ? Pourquoi ce désespoir ? Alors, par un instinct vrai cette fois, comme le coupable qui éprouve le besoin de se livrer lui-même à la justice, elle tend à son mari la lettre d’Alvarez. Dumont n’y comprend rien d’abord, mais bientôt la pâleur, les sanglots, les cris de la malheureuse prosternée à ses pieds lui disent tout. Il apprend aussi que la petite Jeanne n’est pas à lui. Exprimer la stupeur, les combats intimes, les soubresauts de sentimens contraires dans cette âme bouleversée, c’est là le triomphe du comédien. L’auteur donne une situation, le comédien fait la musique. « Eh bien ! que faites-vous ici, madame ?… partez donc, partez !… Non, restez ! je le veux. » Il s’est calmé, il se possède, il va remplir son devoir de justicier. Son plan est bientôt fait, car il y a des heures dans la vie où le cerveau travaille avec une rapidité foudroyante. Il s’agit d’abord de sauver la dignité du foyer, de sauver l’enfant innocent. Il fait venir Alvarez, il le démasque, et le traîne dans sa honte. « À ma place, sans doute, vous rendriez un duel inévitable ; mais, si je vous tuais, où serait l’expiation ? si vous me tuiez, où serait la justice ? » Non, la justice aura son cours ; Alvarez est condamné au déshonneur, Alvarez reprendra aujourd’hui même les fonds à l’aide desquels il a sauvé son ami ; Dumont sera ruiné, et le monde croira que l’indigne ami, n’ayant pu suborner une honnête femme, s’est vengé de ses dédains en réduisant une famille à la misère. « Mais c’est une infamie que vous exigez de moi ! — En êtes-vous donc à les compter ? » Quant à Mathilde, elle reprendra sa dot et se retirera auprès de sa mère, n’ayant pas le courage d’accepter une vie de privations à côté de l’homme qui lui a donné son nom. Ainsi l’ordonne le mari outragé. Il condamne Mathilde à l’ingratitude, comme Alvarez à l’infamie. « Et si je refuse ? s’écrie ce dernier. — Vous savez, reprend le banquier, que je n’ai jamais manqué à ma parole. Si vous refusez de faire l’un ou l’autre ce que j’ai le droit d’ordonner à tous les deux, je jure que dans un instant je me fais sauter la cervelle. Une lettre jointe à mon testament fera connaître la cause de ma résolution. » La sentence prononcée, les condamnés s’éloignent : Alvarez va consommer son infamie dans la crainte d’une infamie plus grande encore ; Mathilde s’enfuit en sanglotant de la maison désolée. Le père reste seul, seul avec la petite Jeanne, avec l’enfant de l’adultère, qu’il s’est accoutumé à considérer comme le sien propre, et dont l’innocente tendresse est désormais sa consolation unique. « Je la garde, dit-il ; moi seul, je puis l’élever et en faire une femme honnête. »
Telle est la substance du drame. Ne voit-on pas, d’après ce résumé impartial, tout ce qu’il a fallu d’habileté scénique, de précautions, de calculs, tout ce qu’il a fallu aussi d’adresse et d’entrain chez les acteurs pour faire accepter une situation si révoltante et si fausse ? Admirable logique, a-t-on dit ; le point de départ une fois donné, les événemens s’enchaînent, se précipitent, et toute résistance est broyée dans l’engrenage irrésistible. Avant d’admirer cette logique, protestons d’abord contre l’invention même. Lorsque Mathilde, au deuxième acte, a confessé à son mari l’énormité de sa faute, quand elle ajoute qu’elle n’avait point d’excuse, qu’elle n’aimait pas Alvarez, que c’est son mari qu’elle aimait tout en le trahissant chaque jour, l’infortuné s’écrie avec une stupeur de mépris plus terrible encore que la colère : « Quelle femme êtes-vous donc ? » Eh bien ! c’est ce mot qui condamne la pièce. Dès les premières scènes, bien avant que le malheureux Dumont ait jeté ce cri, tout spectateur intelligent a eu le temps de se dire vingt fois la même chose : « Quelle femme est-ce donc là ? » Quoi ! sept ans d’adultère forcé ! sept ans d’ignominies perpétuelles ! Mais ce n’est pas de la tristesse qu’elle doit éprouver, ce n’est pas une vague souffrance entremêlée de sourires ; l’avilissement moral est à son comble, cette créature n’est plus une femme. Remarquez d’ailleurs que, malgré les précautions du metteur en œuvre, l’horreur et la fausseté du drame sautent aux yeux tout d’abord. Si le sentiment humain se révolte contre une donnée pareille, ce n’est point par une réflexion rétrospective. Nous le voyons à l’œuvre, cet amant devenu le bourreau de la femme qu’il a perdue ; il ose faire espionner la mère par l’enfant ; il ose dire à l’épouse qui prononce le nom de son mari : « Je vous défends de l’appeler Henri devant moi. » Il ose enfin exercer sa domination par les moyens les plus violens, pousser des cris, proférer des menaces, où cela, je vous prie ? Dans un salon ouvert à tous, sous les yeux des laquais, à la porte du cabinet de l’époux, et nous apprenons de la victime que ces brutalités se renouvellent tous les jours depuis sept années. S’il y avait encore dans le public mélangé de nos théâtres quelque reste de cette délicatesse littéraire et morale tant redoutée autrefois, une telle scène n’aurait pu être écoutée jusqu’au bout.
La violence et la fausseté de la conception pèsent sur l’ouvrage tout entier. La rapidité de l’action, la marche haletante de la pièce, ces incidens qui se pressent et courent au but, tout cela était nécessaire en un pareil sujet. Je dirai même que l’agilité matérielle de la mise en scène était ici une condition indispensable ; quelques minutes d’entr’acte, pas davantage : il ne fallait pas que le spectateur eût le temps de respirer. Quelle que soit pourtant l’habileté de l’escamotage et malgré tout le talent des acteurs, est-il besoin d’une grande sagacité pour découvrir le défaut de la cuirasse ? Le vice de cette œuvre, c’est la sécheresse. L’héroïne est trop lâche pour qu’on soit touché de son supplice. Tomber et se relever, telle est bien la condition de l’humaine nature. Quoi de plus dramatique et de plus émouvant, quoi de plus humain que le repentir après la faute ? Il y a là des sources d’inspiration poétique. L’auteur, en traçant le plan de son œuvre, s’est interdit ces trésors. Ne parlez pas de repentir à propos de cette malheureuse ; elle n’éprouve qu’une tristesse sans courage, elle ne se dénonce qu’à la dernière extrémité. Ce n’est pas sa conscience, c’est la fatalité des faits qui la pousse à se livrer à son juge. La scène très bien conduite, et surtout admirablement jouée, où Mathilde remet à son mari la lettre qui va déchirer son cœur, cette scène, le point culminant de la pièce, serait bien autrement dramatique, si la conscience était en jeu. On n’aperçoit ici que l’instinct, le vague instinct de la naufragée au moment où elle va disparaître dans l’abîme. Pas de conscience, point de drame.
En face de la brutalité à la fois odieuse et invraisemblable de l’amant, en face de l’avilissement de la femme, avilissement impossible dans la situation d’esprit qu’on lui prête, et contre lequel protestent toutes les femmes, le mari seul est vrai. Il est vrai et touchant quand il domine les mouvemens tumultueux de son cœur sous le coup de l’horrible épreuve ; il est vrai et poétique lorsqu’il repousse l’enfant qui n’est pas le sien, et qu’aussitôt après, faisant éloigner la mère, il rappelle à lui la pauvre innocente, la presse contre son cœur, la couvre de baisers. L’homme excellent triomphe de lui-même dans ce mouvement surhumain. Que l’auteur y ait pensé ou non, il y a ici un trait de haute vérité morale. Rien de plus naturel pour l’homme de cœur que de s’élever au-dessus de la nature. Régnier a eu moins de mérite à faire valoir ce rôle que Mlle Favart à dissimuler tout ce qui nous répugne dans le caractère de Mathilde, Lafontaine a représenté Alvarez avec passion ; mais comment aurait-il évité le mélodrame ? Un rôle spirituellement écrit et lestement enlevé par Mlleo Ponsin est celui de Mme Larcey, la médisance en personne, le type de la femme désœuvrée, frivole, effrontée, sans âme, dont le babil impertinent amène ou explique les péripéties. Quant à l’enfant qui joue le rôle de la petite Jeanne, il fallait bien qu’elle traversât cette odieuse histoire, puisque sa présence contribue à faire éclater les fureurs espagnoles d’Alvarez et qu’elle fournit d’ailleurs à l’honnête Dumont les seuls accens émus dont la pièce retentisse ; nous souhaitons toutefois qu’on nous épargne à l’avenir de pareils spectacles. Plus elle est naïve, cette gentille enfant, plus on ressent une impression pénible à la voir circuler ainsi au milieu de ces sombres aventures.
Quand une œuvre, même, des plus contestables, paraît saisir aussi vivement le public, il est naturel de se demander quels symptômes elle révèle. Quel genre de drame est-ce donc là ? Il y a une centaine d’années, un écrivain justement oublié de nos jours, mais vanté par Voltaire, par d’Alembert et Grimm, avait inventé un genre qu’on appelait par dérision le comique larmoyant. Grimm proteste avec raison contre cette façon railleuse d’écarter les innovations perpétuellement nécessaires au théâtre. Il démontre fort bien que la comédie peut provoquer les larmes, qu’elle peut même devenir tragique ; mais il veut qu’elle soit toujours le tableau de la vie et l’étude de l’homme. Il voudrait surtout qu’on ne s’avisât plus de confondre la comédie avec le roman mis en action. En distinguant la comédie du roman dramatique, Grimm ne condamne pas ce genre nouveau ; il maintient seulement les degrés. « Il est vrai, dit-il, que la bonne comédie est l’ouvrage d’un génie bien supérieur, et qu’il est bien plus difficile de développer un caractère avec toutes ses nuances, et de le placer dans un tableau vrai, simple, intéressant, que d’imaginer des aventures et de représenter des événemens romanesques. Il faut du génie pour l’un, l’imagination suffit pour l’autre ; mais après l’admiration que nous arrache un excellent comique, le suffrage que nous accordons au romancier dramatique, si on peut l’appeler ainsi, n’est pas moins juste, et il faut beaucoup d’art, beaucoup d’âme et une grande connaissance du cœur humain pour réussir dans ce dernier genre. » Si l’on applique ces curieuses paroles de Grimm à l’état présent de notre théâtre, on verra que ce genre dont on abuse si fort aujourd’hui, ce genre si répandu et considéré comme une conquête, avait déjà obtenu d’assez grands succès au siècle dernier. Seulement le public en applaudissant ces romans arrangés en drame, la critique en les acceptant comme une des formes de l’art, y mettaient des conditions très précises. Voilà une différence assez grave entre les deux périodes. Certes je ne veux pas dire que le théâtre de 1865 ne puisse soutenir la comparaison avec le théâtre dont Grimm s’était fait le chroniqueur. Nos écrivains ont plus d’art, une touche plus ferme, un dessin plus arrêté, alors même qu’ils se trompent, et l’on voit bien qu’ils ont profité, à leur insu ou non, de cette crise féconde qui depuis Lessing et Herder, depuis Goethe et Schiller, sans oublier les Schlegel, a renouvelé toute la littérature de l’Europe ; mais si les écrivains ont gagné quelque chose à ce progrès général, si M. Émile Augier a plus de vigueur et M. Octave Feuillet plus de poésie que Destouches et La Chaussée, il me paraît évident d’autre part que le public et la critique, dans la période de langueur que traverse la littérature proprement dite, ont des exigences bien moins élevées que la critique du dernier siècle. Je reviens ici à l’ouvrage qui me suggère ces réflexions. En parlant de ces comédies ou drames qui se confondent avec le genre romanesque, Grimm y voulait « beaucoup d’art, beaucoup d’âme et une grande connaissance, du cœur humain. » Il y a beaucoup d’art dans le Supplice d’une femme ; je n’y trouve presque point d’âme, et j’ai été obligé d’y signaler des fautes énormes contre la vérité humaine, comme disait Gustave Planche. L’œuvre a réussi pourtant, et personne, en signalant l’adresse qui révèle ici une main exercée, ne songe à réclamer au nom des principes du grand art. Indifférence ou timidité, il y a là un symptôme fâcheux.
Nous prions les auteurs de nous pardonner, si nous les perdons de vue en considérant les choses d’un peu trop haut. Il faut maintenir pourtant le droit du jugement public, et si une pièce, quelle qu’elle soit, éveille des idées dont l’avenir de l’art puisse tirer parti, nous demandons la permission de les exprimer, dussent-elles dépasser la portée de l’œuvre en litige. J’ai parlé de fâcheux symptômes littéraires révélés par le succès du Supplice d’une Femme ; au point de vue de la moralité du théâtre, c’est un symptôme meilleur que nous avons à mettre en relief. On commence à se fatiguer de la peinture du désordre. Ces revendications du droit de l’amour, ces atteintes à la dignité du mariage, toutes ces déclamations malsaines si fort à la mode il y a une trentaine d’années avaient fait place à l’étude plus malsaine encore des sociétés interlopes. La passion d’un Antony, si effrontée qu’elle fût, était sans doute moins pernicieuse que la curiosité de l’observateur établi dans les boudoirs suspects. Les emportemens de la nature valent mieux que la corruption froide. Et puis les héros de la première école pouvaient passer pour des exceptions au sein d’une société active et régulière ; les héros de la seconde formaient une légion. Il semblait que toute la nation fût attentive aux aventures des courtisanes. Enfin, Dieu merci, nous voilà débarrassés de l’une et de l’autre école. Ce n’est plus le mari outragé qui a le mauvais rôle, et le monde des Phrynés excite l’ennui autant que le dégoût. Cela suffit-il pourtant ? N’avons-nous pas encore de mauvais souvenirs à balayer ? Est-ce que la comédie ne sortira pas enfin de l’étroite enceinte où elle s’enferme ? À voir les œuvres théâtrales qui ont la prétention de peindre la société de nos jours, il semble que la question de l’adultère soit la question unique. C’est fort bien fait assurément de venger le mariage si longtemps outragé, de peindre le supplice de la femme coupable, de mettre à nu les tortures et la honte du suborneur ; ne serait-il pas mieux encore d’ouvrir les fenêtres, de dissiper cette atmosphère impure et de regarder vivre l’humanité au grand soleil ? Soit pour la comédie, soit pour le drame, il y a autre chose que ces recoins et ces ténèbres. Dans les sociétés issues de 89, la comédie, comme le drame, a devant elle tout un domaine, nouveau. Pour y marcher d’un pas sûr, il faut sans doute quelque chose de plus que l’adresse du métier et les combinaisons de la routine ; en revanche, l’inventeur ingénieux et, puissant qui répondrait à ce besoin de la conscience publique serait assuré d’une récompense égale à son effort. Le niveau de l’art s’élèverait avec la société elle-même, et l’auteur, au lieu d’enregistrer un succès de quelques soirs dont ses interprètes réclament la plus grande part, inscrirait son nom parmi les maîtres.
Mais tandis que nous rêvons ainsi à l’avenir de l’art, un incident nous ramène à l’imbroglio de personnes que nous voulions écarter. Le Supplice d’une femme vient de paraître accompagné d’une préface. On sait maintenant pourquoi l’affiche ne peut porter le nom de l’auteur : il y a deux pièces au lieu d’une. La première a été lue le 14 décembre 1864 au Théâtre-Français ; la seconde, représentée le 29 avril 1865, a été tellement remaniée, refondue, par un écrivain jeune encore, mais d’une vieille expérience théâtrale, que ce collaborateur, ce traducteur, cet élagueur (la préface lui donne tous ces titres) est en réalité l’auteur du succès, d’un succès qu’il ne peut décemment réclamer tant que l’inventeur du sujet refuse de donner son nom. C’est encore un supplice, comme on voit, supplice de comédie, pour faire pendant au supplice du drame : l’auteur élagué condamne l’élagueur victorieux à garder l’anonyme sur l’affiche. Bien plus, il lui prouve que son œuvre est absurde. « Tels qu’ils se meuvent, ces caractères se contredisent et ne résistent pas à l’examen. Il a fallu, pour les faire accepter du public et pour qu’il n’y regardât pas de trop près, tout le talent, l’immense talent, que les artistes ont déployé. Mathilde s’accuse et ne s’excuse pas ; elle dit ce qu’elle ne doit pas dire, elle dit ce qui en fait une femme vulgaire. » Nous avons exprimé ce sentiment, et même quelque chose de plus ; ce n’est donc pas à nous que s’adresse la préface quand elle « ose blâmer la critique de l’excès de son indulgence. » Malheureusement, si l’on condamne chez le second écrivain la mise en œuvre des caractères, ce n’est pas une raison pour souscrire à l’éloge que le premier se décerne en ces termes : « Tels que je les avais idéalisés, les caractères de Mathilde, de Dumont et d’Alvarez étaient trois caractères honorables aux prises avec une situation inextricable. » La préface ajoute qu’en passant de la pièce périlleuse à la pièce applaudie, « on tombe de toute la hauteur de l’idéal dans ce que la réalité a de plus vulgaire et de plus bas ; » elle insinue plus loin que la pièce périlleuse est la Phèdre de Racine, et la pièce applaudie la Phèdre de Pradon. Pourquoi tant de colère ? Entre les deux conceptions du Supplice d’une femme, la distance n’est pas si grande. Le vice des deux ouvrages est dans la situation même. Des deux collaborateurs, l’un invoque ce qu’il appelle l’idéal, l’autre s’en tient à ce qu’il croit la réalité : à dire toute notre pensée, la vérité n’est nulle part, et c’est elle seule pourtant qui fait les succès durables.
S.-R. T.
V. DE MARS.
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