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Chronique de la quinzaine - 31 mai 1865

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Chronique no 795
31 mai 1865


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



31 mai 1865.

Nous ne nous dissimulons point qu’il n’est guère aisé de porter un jugement sur l’incident éclatant et délicat qui vient de conduire le prince Napoléon Jérôme à se démettre de ses fonctions de vice-président du conseil privé et de président de la prochaine exposition universelle. Le discours prononcé à Ajaccio peut être jugé à deux points de vue : au point de vue des idées exprimées dans ce discours, au point de vue de la situation personnelle de l’orateur lui-même. C’est la situation du prince Napoléon qui a motivé la grave réprimande adressée publiquement par l’empereur à son cousin. Il est certain que, par le nom qu’il porte, par la position qu’il occupe dans le voisinage du trône, et surtout par le poste de la vice-présidence du conseil privé, auquel il avait été récemment appelé, le prince Napoléon était associé d’aussi près que possible au gouvernement de l’empereur. Les charges les plus directes des grandeurs, ce sont les responsabilités communes qu’elles imposent et les bornes ornées et dorées qu’elles mettent à la liberté personnelle de ceux qui en jouissent. Personne ne sera surpris qu’étant ce qu’il est, le prince Napoléon ne puisse agir et parler comme un citoyen ordinaire. Toute velléité d’initiative et de singularité de sa part, le gouvernement gardant le silence, engagerait la dynastie et le pouvoir. L’empereur était donc le juge naturel de l’effusion très curieuse à laquelle son cousin a cru pouvoir s’abandonner à propos de l’inauguration du monument élevé en l’honneur de la première génération des Napoléonides dans le pays qui fut le berceau de cette race extraordinaire. À ce point de vue, le discours du prince Napoléon relève d’une juridiction intime et supérieure, placée à une telle distance au-dessus de nous, que les plus simples bienséances nous interdisent d’en discuter les arrêts. Le public, en une telle affaire, est incompétent comme juge, et n’a qu’un rôle de spectateur. Il s’agit là, comme l’a fort nettement établi l’empereur, de l’unité de volonté et d’action du gouvernement, d’une question de discipline de famille. L’empereur a prononcé que la présence, la conduite et les discours de son cousin n’ont point répondu à ses espérances, et n’ont pas témoigné de l’union qui doit régner dans la famille impériale ; il a déclaré que le programme politique placé par le prince sous l’égide de Napoléon Ier ne peut servir qu’aux ennemis de son gouvernement. Le jugement est sévère, mais il est sans appel. La publicité ne peut que l’enregistrer.

Nous sommes d’autant plus d’accord avec l’empereur sur le principe de l’unité d’action et de volonté du gouvernement que ce principe n’est le privilège d’aucune forme politique particulière, et qu’il est d’une application aussi nécessaire sous un régime parlementaire ou républicain que sous un régime absolu. La discipline de famille nous parait également être une règle ou plutôt une convenance naturelle incontestable. À ce sujet, nous exprimerons un étonnement, sinon un regret, c’est qu’il ne suffise point à cette discipline d’être préventive, et qu’elle ait besoin, comme on l’a vu en cette dernière occasion, de devenir en quelque sorte répressive. Tranchons le mot : nous sommes surpris que le langage que le prince Napoléon Jérôme devait tenir à l’inauguration du monument d’Ajaccio n’ait point été l’objet d’une entente préalable entre le prince et l’empereur, entre le prince et le gouvernement. La bonne discipline, celle qui évite les éclats pénibles, est prévoyante et prend ses précautions. Ici, nous pouvons le dire sans manquer de respect à personne, pas plus au prince qu’au gouvernement, la précaution était indiquée par la plus simple prudence La circonstance était grande, importante, et touchait aux plus hauts intérêts moraux du gouvernement, puisqu’il s’agissait de célébrer la merveilleuse mémoire du fondateur de la dynastie napoléonienne et celle de ses frères ; l’orateur était connu avec les qualités et les inconvéniens de sa saillante originalité : c’était le prince Napoléon. Enfin le prince avait écrit sa harangue d’avance, cela est évident à la contexture du discours, qui n’a rien d’une improvisation soudaine, dans lequel on ne saurait voir que la dictée impétueuse d’un homme nerveux empêtré dans un travail de citations qu’il brouille et débrouille et chiffonne par poignées. Nous le répétons, la cérémonie était imposante ; aux yeux du gouvernement surtout, elle devait prendre un caractère singulier de poésie politique. Les quatre fils de Charles Bonaparte et de Mme Lætitia, — ces pauvres cadets sortis de la petite Corse à peine conquise par les Français, — mêlés par le génie d’un prodigieux capitaine à l’empire du monde, après avoir pris, perdu et repris le gouvernement de la France, allaient se dresser en marbres historiques aux lieux mêmes qui rappellent la modestie de leurs commencemens ; toute l’histoire de cette fortune sans égale et du génie de son fondateur jaillissait éblouissante, sous le ciel bleu et dans l’amphithéâtre des montagnes de Corse, de ce rapprochement des origines et des destinées. Ces statues ne parlaient-elles point ? ne racontaient-elles point un passé de succès et de revers sans exemple ? Dans leur contenance impassible, n’étaient-elles point pleines de questions sur le sens, la portée et l’avenir de l’œuvre napoléonienne, sur le développement politique de la France et de la révolution ? Nous ne comprenons point que l’on ait imaginé que le fils d’un frère de Napoléon, à moins d’être préparé par une stricte diète officielle, pût résister à l’émotion et à l’entraînement d’une situation semblable. C’était le prince Napoléon qui devait être le témoin et l’orateur de cette apothéose. Or les idées du prince n’étaient ignorées de personne. Ses discours prononcés au sénat ont appris à tout le monde comment il interprète l’œuvre de Napoléon ; si l’on a un reproche à lui adresser, ce n’est point de manquer de franchise quand il prend la parole ; on sait combien il est indifférent au danger de choquer ceux qui ne pensent point comme lui, et quel âpre plaisir il semble prendre au contraire à les étonner, à les brusquer, à les provoquer par la pétulance et les trivialités hardies de son langage. Cependant par une rare fortune il arrivait cette fois que ce périlleux improvisateur n’avait pas voulu jouer la portée de son discours au hasard de l’inspiration du lieu et du moment. Il avait arrêté d’avance son interprétation méditée et solennelle de l’œuvre napoléonienne ; cet orateur abrupt, aux mouvemens brisés, aux élans farouches, s’était lui-même mis en garde et avait écrit la page qu’il allait donner à l’histoire, et le gouvernement avait omis de prendre connaissance de cette page avant qu’elle fût présentée au public ! Le gouvernement peut dire qu’il a péché par excès de confiance ; mais une confiance trop abandonnée n’est guère compatible avec le maintien d’une stricte discipline.

Si la lettre de l’empereur au prince Napoléon nous laisse un regret, c’est qu’elle interdit ou plutôt qu’elle rend inutile la discussion du fond même du discours du prince. Ce discours offre en effet des thèmes importans et à notre avis d’un grand intérêt actuel à la polémique politique. Sans parler des nombreuses questions de politique étrangère touchées par le prince, n’eût-il pas été utile de vérifier par la discussion cet idéal de Napoléon libéral tracé par son neveu avec tant de complaisance, et cette théorie du progrès vers la liberté par la dictature, progrès durant lequel le prince place une période transitoire où la nation doit faire le sacrifice du self-government, quoique, suivant le prince, elle doive y jouir encore de la pleine liberté de penser et d’écrire ? La liberté, il faut le dire, n’a été que le côté utopique du système napoléonien. Le premier empereur ne s’est occupé de la liberté que pendant la période sitôt évanouie des cent-jours et dans les cruelles méditations de Sainte-Hélène. La liberté n’a donc jamais été pour lui une affaire pratique sur laquelle se soit véritablement exercée l’action de son génie, et tout ce qu’il a pu dire après coup à ce sujet n’a fait que léguer à l’avenir un problème dont les termes viennent d’être posés à nouveau par le prince Napoléon, mais qui n’est point résolu encore, et qui excite les doutes et l’impatience des générations contemporaines. Certes nous sommes de l’avis de l’empereur : Napoléon se présente à l’histoire par plusieurs côtés, et l’on s’exposerait à mal reproduire cette curieuse figure, si on ne l’étudiait que sous un seul aspect. Il y a eu dans le seul Napoléon plusieurs hommes, le général Bonaparte des guerres d’Italie, le premier consul, l’empereur dans l’ivresse de la victoire et du pouvoir, l’homme des cent-jours, l’homme de Sainte-Hélène. L’esprit humain, dans l’appréciation des grands hommes, n’est point armé des procédés de cette invention nouvelle qu’on nomme la photo-sculpture, et qui, saisissant à la fois tous les aspects d’un modèle, fournit au praticien les élémens d’une statue exacte. D’ailleurs les phases du génie sont successives, et tout en admettant qu’il y ait eu plusieurs hommes dans Napoléon, la question est encore de savoir à quel moment il faut prendre Napoléon pour le trouver dans la maturité de sa raison et de son âme. Quant à nous, nous en ferons l’aveu, ayant à faire ce choix, nous ferions comme le prince Napoléon : nous préférerions à l’empereur infatué des faveurs de la fortune et des miracles de la force le grand homme touché par les revers, à la fois dompté et éclairé par l’expérience, l’homme des cent-jours et de Sainte-Hélène. Qu’on ne s’y trompe point : la France a fait le même choix que nous. La popularité napoléonienne s’est bien plus attachée au Bonaparte des cent-jours et de Sainte-Hélène, au grand homme malheureux qui a reconnu trop tard les abus et les maux du pouvoir absolu, les droits et les avantages de la liberté, qu’à l’empereur de 1809 et de 1812, étourdi de la toute-puissance. Tous ces esprits généreux et cultivés qui, durant la restauration et le régime de 1830, travaillèrent à l’apothéose de Napoléon, avaient devant les yeux l’idéal libéral que l’empereur abattu avait eu la puissance de faire jaillir du rocher de Sainte-Hélène. C’était cette même image du libéralisme napoléonien que les héritiers de Bonaparte nous présentaient dans leurs écrits. Ce n’est donc point manquer de respect et de fidélité envers la mémoire de Napoléon que de rattacher sa tradition aux aveux et aux effusions de sa captivité, de demander en son nom la réalisation d’un programme qu’il ne lui a point été donné d’accomplir, et dont il n’a pu tracer que les grandes lignes. Il est vrai que le libéralisme des cent-jours et de Sainte-Hélène, n’ayant point eu l’épreuve des faits, a laissé dans le monde un grand nombre d’incrédules. C’est avec ces sceptiques déterminés que le prince Napoléon essayait d’engager la lutte. Il serait oiseux d’entamer aujourd’hui le débat après la lettre de l’empereur, et la question ajournée demeurera jusqu’à nouvel ordre indécise.

Que ce grave incident ait donné une commotion à l’esprit public, on ne saurait le nier. Ce n’est point la seule préoccupation qui ait agité l’opinion depuis quinze jours. Nous ne parlons point de l’actif et brillant voyage de l’empereur en Algérie : nous ne connaîtrons les grands résultats de cette utile excursion qu’après le retour de l’empereur et l’exposé des mesures que le souverain prépare sans doute pour le développement de notre colonie africaine. De ce côté, nous ne devons avoir que de riantes espérances ; mais il y a dans nos affaires un point difficile qui a récemment réveillé toutes les inquiétudes de l’opinion : nous voulons parler de la situation et de l’avenir de notre entreprise mexicaine.

Nous sommes, pour notre part, assez peu émus des faits qui ont excité les dernières alarmes. Nous ne voyons point que notre situation au Mexique puisse être mise en péril, ni bientôt ni jamais, par les plans d’émigration volontaire que des spéculateurs politiques ou mercantiles s’aviseront d’exposer et de propager parmi les populations des États-Unis. Ce n’est point dans ces échauffourées, dont l’avortement est inévitable, que réside la véritable difficulté de la question mexicaine. Nous avons déploré et blâmé l’expédition du Mexique ; cependant, puisque la France est malheureusement engagée dans cette entreprise, notre devoir n’est pas seulement de faire des vœux pour que nous en sortions aussi honorablement que possible : nous devons rechercher et discuter la politique qui peut nous en dégager avec le plus de sûreté.

Tout adversaires que nous avons été de l’expédition du Mexique, nous ne méconnaissons point ce qu’il y avait de légitime dans le sentiment qui a conduit le gouvernement à tenter cette expédition. La cause permanente des griefs que la France avait contre le Mexique était celle-ci : il n’y avait pas au Mexique, depuis bien des années, un gouvernement dont on pût mettre la responsabilité à l’épreuve pour obtenir la réparation des criantes injustices subies par nos nationaux. À nos réclamations incessantes, les gouvernemens mexicains opposaient une fin de non-recevoir invincible, leur radicale impuissance. Il n’y a qu’avec les gouvernemens qui sont en état de ; répondre des injustices commises par leurs sujets envers les étrangers que l’on peut avoir ces rapports internationaux que comporte la civilisation. Le vœu de la France, le vœu de tous les états civilisés du monde est qu’il existe au Mexique un gouvernement qui puisse répondre des infractions commises par ses sujets dans leurs rapports avec les étrangers contre la justice et le droit des gens.

Le gouvernement français a fait plus que ressentir ce besoin et exprimer ce vœu. Ne trouvant pas au Mexique de gouvernement capable de remplir les devoirs de la responsabilité internationale, il a pris la tache de créer dans ce pays de ses propres mains un gouvernement qui fût en mesure de les remplir. En tout temps et partout, une telle œuvre est des plus difficiles : elle dépasse la mesure des devoirs d’un état pour la protection de ses nationaux établis à l’étranger. Il n’est pas dans le droit naturel des citoyens qui vont s’établir, pour y chercher fortuné, dans une contrée barbare ou livrée à l’anarchie, de compter que les escadres et les armées de leur pays seront obligées de venir à leur profit rétablir l’ordre dans cette contrée et y fonder au besoin un gouvernement régulier. La bonne politique pratiquée par les états civilisés dans les questions de cette nature est d’attendre les occasions, et d’arracher, quand ils le peuvent, par de promptes et décisives démonstrations de force, les réparations qui leur sont dues. Aucun principe de devoir et d’honneur ne les oblige à pousser la protection de leurs sujets à l’étranger jusqu’à renverser les gouvernemens dont ils ont à se plaindre et à les remplacer par des régimes nouveaux. La France a pu croire qu’elle donnait satisfaction à un intérêt élevé en renversant la république au Mexique et en y créant une monarchie ; mais en agissant ainsi elle n’obéissait ni à un devoir ni à une obligation d’honneur. Cette entreprise, ne pouvant s’élever au-dessus de la sphère des intérêts, devait et doit être soumise aux conditions qui régissent toutes les affaires d’intérêt. Il fallait et il faut mettre en balance l’intérêt qu’a la France à créer au Mexique un gouvernement civilisé et responsable avec les moyens raisonnables et pratiques de succès que comporte une telle entreprise, avec les charges que l’emploi de ces moyens peut nous imposer, avec les avantages ou les inconvéniens directs ou indirects attachés à l’accomplissement de notre dessein. C’est cette comparaison des difficultés et des moyens d’action, c’est cette exacte balance des intérêts qu’il fallait avoir présentes à l’esprit avant d’entreprendre l’affaire du Mexique, et que nous ne devons pas perdre de vue pendant que nous la poursuivons. Or aujourd’hui le grand fait qui vient de s’accomplir en Amérique, le triomphe de l’Union et la fin de la guerre civile, mettent en évidence une des plus grandes difficultés et un des plus vastes intérêts que l’on doive prendre en considération dans la question du Mexique. Nous ne voulons rien exagérer, mais il est nécessaire de se rendre un compte précis de la difficulté et de l’intérêt que la situation présente des États-Unis apporte dans la question mexicaine. Personne ne nous contredira si nous disons que jamais l’idée de fonder un empire au Mexique ne fût venue à l’esprit du gouvernement français avant la crise qui a éclaté il y a quatre ans au sein de l’Union américaine ; on peut avancer avec une égale assurance que, si l’expédition du Mexique était encore à faire, on aurait garde de l’entreprendre aujourd’hui après le rétablissement de l’intégrité de l’Union et les merveilleuses preuves de vitalité et de puissance que vient de donner la république américaine. Les États-Unis ayant leur sécurité intérieure et la liberté de leurs mouvemens au dehors, si la France avait eu le dessein de faire quelque chose au Mexique, à coup sûr elle n’y eût pas fait un empire, et en tout cas elle eût compris que la première puissance avec laquelle elle eût dû se concerter était non l’Espagne ni même l’Angleterre, mais les États-Unis. Nous n’avons pas en Amérique un seul intérêt qui puisse être mis en balance avec l’alliance de l’Union américaine, pas un intérêt qui ne doive céder a l’intérêt supérieur qui nous prescrit de ne point susciter gratuitement et de gaîté de cœur des causes de mésintelligence entre nous et notre allié le plus naturel, le peuple américain. Napoléon, quand il céda la Louisiane aux États-Unis, eut l’intuition supérieure de cet intérêt fondamental de la France en Amérique. On n’a point songé à cela en 1862 ; on a agi comme si la grande république était vouée à un déchirement irréparable. Il faut y réfléchir aujourd’hui, non avec une inquiétude indigne du courage et de la puissance de la France, mais avec une attention sérieuse et une intelligence virile des difficultés devant lesquelles nous nous trouvons.

Il demeurait douteux, même sans la paix des États-Unis, que le gouvernement de l’empereur Maximilien pût avant longtemps subsister en s’appuyant uniquement sur des forces mexicaines, et se passer du concours d’une armée française. Il est certain aujourd’hui que rien de durable ne pourra être fondé au Mexique sans le concert de la France et des États-Unis. Nous ne croyons point que le gouvernement américain soit animé d’intentions hostiles contre la France ; les paroles de sympathie chaleureuse pour notre nation que le président Johnson a adressées à M. de Montholon ont confirmé nos espérances. Le gouvernement américain s’appliquera, nous en sommes convaincus, avec une sollicitude sincère, dans la mesure de son pouvoir, à prévenir tout incident dont la France au Mexique pourrait être légitimement blessée ; mais nous craindrions que l’on ne se fit illusion, si l’on croyait qu’il pût pratiquer au Mexique une autre politique que celle de l’attente et de la neutralité. Il n’est pas vraisemblable que la république américaine veuille jamais reconnaître un empire improvisé sur sa frontière par des armes européennes. Il n’est pas probable que M. Seward, qui n’admettait point dans les documens officiels le titre impérial de l’archiduc Maximilien, lorsque les angoisses de la guerre civile duraient encore, se montre plus facile aujourd’hui que la république est pacifiée. En tout cas, il faudrait que l’établissement de l’empire fût un fait accompli pour espérer de le faire reconnaître par l’Amérique. Tant que Juarez et ses troupes tiendront la campagne, il n’y a pas à attendre autre chose des États-Unis que la neutralité. Or il y a lieu de redouter que le rétablissement de la paix en Amérique et la neutralité des États-Unis n’encouragent l’opiniâtreté et la résistance mobile et capricieuse des juaristes. Nous ne nous effrayons point des émigrations américaines au Mexique ; cependant il sera bien difficile au gouvernement américain de les empêcher complètement, quand même il mettrait le plus grand zèle à faire observer par ses nationaux les devoirs de la neutralité. Et qui aurait en Europe le droit de s’en étonner ? En dépit des devoirs de la neutralité, n’avons-nous pas vu les chantiers britanniques et les équipages anglais armer les corsaires confédérés, et un port français n’a-t-il pas eu le triste honneur de construire le dernier vaisseau de course de la rébellion esclavagiste ?

Dans cet état de choses, même en ayant le droit de compter à présent sur les dispositions franchement amicales du gouvernement américain, les difficultés de notre entreprise mexicaine grandissent et commencent à éclater à tous les yeux. On est fondé à craindre qu’au lieu de s’abattre, la résistance des juaristes ne reçoive une impulsion naturelle des événemens qui viennent de s’accomplir en Amérique, et ne puise dans des ressources irrégulières venues du dehors de nouveaux élémens de durée. La perspective qui s’ouvrirait à la France, si nous restions dans les erremens des dernières années, serait donc de continuer des efforts et des sacrifices qui ont grandement dépassé depuis longtemps l’importance du but que nous voulions atteindre ; en supposant même le succès final obtenu, au bout d’un espace de temps qu’il faut calculer par des années dont personne n’oserait fixer d’avance le nombre, à quoi serait-on arrivé ? À fonder un établissement précaire, qui serait toujours mal vu des États-Unis, qui ne nous rendrait jamais une compensation suffisante des hommes et de l’argent que nous y aurions engloutis.

Les sages politiques doivent se conformer au tour des événemens. Il semble donc que les changemens qui viennent de s’opérer dans l’Amérique du Nord doivent être pris en considération par notre gouvernement ; c’est le moment pour lui de réviser et de modifier au besoin sa politique mexicaine. Il faudrait retirer soigneusement à cette politique tout ce qui pourrait en faire sortir plus tard des causes d’antagonisme entre la France et les États-Unis. Il faudrait la remanier de telle sorte qu’elle pût admettre le concert de la France et de l’Union américaine. Un principe commun, la nécessité d’organiser au Mexique un gouvernement qui fût vraiment responsable des actes de sa police intérieure et garantît la sécurité des relations commerciales, pourrait devenir la base du concert et le point de départ d’arrangemens qui, en se prêtant aux circonstances, aideraient à dégager l’action de la France. Il importe de prendre son parti promptement dans cette révision de la politique française au Mexique. Si l’on hésite, si l’on perd du temps, si l’on s’abandonne à la surprise des incidens, si l’on ne rassure pas les esprits en leur montrant une voie raisonnablement et nettement tracée, l’affaire du Mexique nous condamnera à une sorte de fièvre intermittente dont les accès seront marqués par les arrivages des paquebots transatlantiques.

Les événemens américains nous ont envoyé, il faut l’espérer, avec la nouvelle de la capture de M. Jefferson Davis, la dernière péripétie émouvante qu’ils puissent produire. Le président des confédérés, l’esprit orgueilleux et intolérant qui n’a pas voulu supporter l’effet légal du mouvement des institutions américaines la première fois que ce mouvement retirait le pouvoir des mains de son parti, le conservateur outré qui, sur la simple menace d’un échec pour l’intérêt aristocratique qu’il représentait, n’a point hésité à tenter la destruction de la glorieuse république au gouvernement de laquelle il avait pris une si grande part, l’homme impérieux qui a été l’âme de la rébellion, le puissant organisateur qui a rassemblé miraculeusement les ressources qui ont permis à son pays de prolonger avec des chances parfois si brillantes une lutte impossible, M. Jefferson Davis, après avoir assisté à la ruine totale de sa cause, a subi l’humiliation la plus cruelle qui pût l’atteindre : il est tombé au pouvoir du gouvernement vainqueur. Le procès de M. Jefferson Davis fournira une page sévère, mais utile à l’histoire des États-Unis. Ce procès fera connaître les ressorts secrets de l’insurrection sécessioniste ; mais la plus grande instruction qui en sortira sera la fixation juridique du principe qui place l’autorité nationale au-dessus des doctrines outrées du fédéralisme et de cette revendication des state-rights, à l’aide de laquelle, depuis Jefferson, les esprits extrêmes voulaient faire sortir de la souveraineté des états le droit absolu de séparation. Cet élément de dissolution a été extirpé de la constitution américaine par la grande guerre qui vient de finir, il sera totalement détruit par le procès de M. Jefferson Davis. On doit vivement espérer que ce grand enseignement constitutionnel ne sera point terni par la cruauté des châtimens. Les États-Unis ne voudront pas rester en arrière de l’Europe libérale, où les mœurs repoussent l’application de la peine de mort aux crimes politiques. Ils ont considéré la sécession comme une rébellion, mais les nécessités de la guerre les ont obligés à appliquer aux séparatistes les règles du droit de la guerre et non les lois qui punissent la trahison de la patrie. M. Lincoln, M. Seward n’ont point hésité à négocier avec les envoyés de M. Jefferson Davis comme avec des belligérans. On n’envoie pas au supplice les hommes avec qui l’on a consenti à négocier. Puis, quoiqu’elle fût destructive de l’unité nationale, la doctrine des state-rights, poussée jusqu’au droit de séparation, n’est point l’invention de M. Jefferson Davis ; elle est née avant lui : il l’a trouvée dans l’atmosphère politique des États-Unis, où elle avait été mise en circulation depuis l’origine par des citoyens éminens. Le peuple américain reviendra, nous n’en doutons point, aux sentimens de généreuse clémence qui l’animaient avant l’assassinat de M. Lincoln. Il réfléchira que le sang des supplices n’est point le baptême d’une heureuse paix ; il comprendra que le chef de la rébellion du sud a déjà ressenti la peine la plus douloureuse que puisse éprouver un esprit et un cœur de cette trempe en survivant à l’impuissance de ses efforts et au désastre irréparable de sa cause.

Le parti libéral, qui n’a point l’habitude d’être du côté du succès, peut réclamer comme une victoire pour ses idées le triomphe de la cause américaine. Il a aussi le droit de se fier à ses espérances en voyant le tour heureux que les choses prennent en Italie. La translation de la capitale à Florence est accomplie. Ce grand déménagement du gouvernement a coïncidé à Florence avec le jubilé de Dante, magnifiquement célébré. Il n’est plus guère resté à Turin, retardataire de quelques jours, que l’habile et prévoyant ministre des finances, M. Sella, lequel, parle succès de son emprunt et de ses autres opérations, a mis l’Italie en état d’attendre avec des ressources suffisantes l’échéance de la convention du 15 septembre. L’opinion, exprimée par nous depuis longtemps, qui soutient que l’Italie et la papauté sauront s’entendre et résoudre les doutes de la question romaine, lorsque cette question ne sera plus compliquée par une intervention étrangère, commence à être confirmée par des faits que tout le monde accueille avec autant de satisfaction que de curiosité. Cette opinion a conquis un adhérent qui a eu hâte de lever le boisseau dès qu’il a aperçu la lumière. Nous voulons parler de M. de Persigny. L’ancien ministre a mis à profit son trip récent en Italie. Il est revenu émerveillé de ses découvertes et a tenu à faire part de sa joie à M. le président Troplong et au public. Nous ne savons point si les membres du conseil privé ont le droit de prendre, sans infraction à la discipline gouvernementale, sous forme de brochures, des initiatives d’appréciation qui seraient peut-être répréhensibles sous forme de discours ; nous n’hésitons point cependant à complimenter M. de Persigny de ses vues sur la solution de la question romaine, dût-il, pour les avoir exprimées, s’exposer à la grave censure de M. Boniface. Cependant le fait considérable en Italie est toujours la négociation ouverte entre le pape et le roi Victor-Emmanuel sur les affaires ecclésiastiques, négociation qui a été interrompue avant la clôture de la session, qui va être reprise dans quelques jours, et qui sera sans doute menée à bonne fin avant la réunion du parlement. Ces premiers pourparlers, cette reprise des relations entre le pape et le roi d’Italie sont un événement dont il est impossible de méconnaître l’importance. En dépit des fautes politiques qu’il a pu commettre et qui ont eu leur cause soit dans sa situation, soit dans la marche violente des événemens de son règne, Pie IX a conservé dans la sympathie générale de ses contemporains une place qui n’est jamais aussi volontiers accordée qu’aux hommes de bonne Intention. Avec la droiture de sa conscience, il est impossible que le pape ne fasse point passer ses devoirs de chef spirituel avant ses prétentions et ses griefs de souverain temporel. Veiller à l’intérêt des consciences qui lui sont confiées est son premier, son plus prochain devoir, et il est trop honnête homme pour laisser en souffrance les intérêts spirituels de son église sous le vain prétexte de la conservation de ses intérêts temporels. Pie IX est évidemment à la veille d’imiter envers l’Italie la conduite que le pape Léon XII tint envers les républiques espagnoles de l’Amérique du sud. Ces républiques n’étaient point reconnues par leur ancienne métropole, qui avait jusque-là nommé leurs évêques ; elles ne reconnaissaient plus au gouvernement espagnol le droit de leur envoyer des évêques, et les sièges demeuraient vacans. Malgré ses principes légitimistes, Léon XII n’hésita point ; il pourvut aux évêchés de l’Amérique méridionale sans avoir égard aux prétentions du roi d’Espagne. Un cas semblable se présente en Italie ; les anciens souverains de la péninsule sont dépossédés : faudra-t-il, en l’honneur des dynasties et des pouvoirs déchus, laisser les diocèses sans pasteurs et voir impassiblement s’éteindre en quelque sorte l’épiscopat autour de Rome ? Un pape vraiment religieux ne pouvait s’abandonner à cette extrémité. Pie IX sent que les intérêts de la religion lui commandent d’oublier les prétentions des anciens princes, les siennes même, et d’entrer en arrangement avec le souverain effectif de l’Italie, afin de pourvoir au maintien et au recrutement de la hiérarchie catholique. L’arrangement qu’il s’agit de conclure est entouré de difficultés, nous n’en doutons point, aussi bien pour le roi d’Italie que pour le pape ; mais des deux, côtés les intérêts qui leur conseillent la conciliation sont d’un ordre si élevé, que des deux parts, nous l’espérons, toutes les concessions nécessaires seront accordées avec sincérité. Quoi qu’il en soit du détail d’une négociation qui demeure encore inconnue au public, le grand fait, c’est que le roi d’Italie, le vivant symbole de l’unité italienne, et le souverain pontife traitent ensemble, le roi avec respect et déférence, le pape avec une bonté paternelle et cette joie intime que donne au cœur le sentiment de l’accomplissement d’un devoir. Il y a dans ce spectacle un soulagement pour les consciences, un gage rassurant pour les esprits qui attendaient avec crainte l’échéance critique de la convention de septembre, et pour la reconstitution de la nation italienne une promesse positive d’affermissement.

Il est un grand pays dont on parle peu depuis quelque temps et aux progrès duquel on s’intéresserait volontiers, si son gouvernement obéissait enfin aux inspirations d’une générosité hardie : c’est l’Autriche. Est-on en Autriche à la veille d’un de ces élans qui rajeunissent et fortifient les gouvernemens et leurs peuples ? Nous le souhaitons et nous l’espérons. En Autriche aujourd’hui, la question hongroise occupe seule les esprits. Il ne s’agirait plus d’un de ces accommodemens compliqués de clauses chicanières qui ont si souvent avorté, mais d’une réconciliation définitive. C’est la Hongrie qui a vraiment fait appel à l’empereur. Le congrès agricole de Hongrie eut récemment l’idée d’envoyer à Vienne une députation qui devait inviter le souverain à venir examiner sur place la situation du pays. Ce congrès agricole n’est point une réunion de magnats indifférens, c’est comme une représentation spontanée des forces et des intérêts de la Hongrie. L’empereur, en acceptant cette invitation et en promettant de se rendre à Pesth à l’occasion des courses, a éveillé parmi les Hongrois de grandes espérances qui ne seront point contrariées, il faut l’espérer, par une de ces fâcheuses influences ministérielles dont les services ont été depuis quatre ans si stériles pour la maison d’Autriche. L’empereur a annoncé qu’il recevrait à Ofen une députation de l’académie, et il paraît certain que M. Deak, le grand patriote hongrois, en fera partie. On assure que toutes les commissions militaires qui fonctionnent encore en Hongrie, et dont il y a peu de mois la publicité européenne enregistrait les déplorables rigueurs, vont être révoquées. Une sorte d’entretien amical va donc s’engager entre l’empereur et des hommes qui sont la représentation morale, sinon légale, de la Hongrie. Il y a là une noble occasion de s’entendre, il y a des symptômes qui excitent l’attention et autorisent l’espérance de tous ceux en Europe qui sont prêts à applaudir aux beaux mouvemens. C’est le cas pour les ministres autrichiens de montrer s’ils ont quelque profondeur dans l’esprit et quelque force dans le caractère. Nous attendons à cette épreuve les hommes politiques de tous les partis, M. de Schmerling, le comte Mensdorf, le prince Esterhazy ; mais cette rencontre solennelle offre surtout à l’empereur d’Autriche un beau rôle, le motif de l’un de ces élans à la Marie-Thérèse qui autrefois, dans les momens critiques, étaient l’inspiration heureuse des princes de la maison d’Autriche, et faisaient vibrer autour d’eux de vaillantes et honnêtes sympathies. Ce ne sont point seulement les intérêts de l’empire qui demandent que l’Autriche cesse de traîner tristement la Hongrie après elle comme un corps enchaîné ; c’est l’Europe éclairée qui supplie l’empereur de n’écouter que sa générosité et de rendre pour ainsi dire à la vie animée des peuples de notre continent cette race expansive, brillante et chevaleresque, naturellement appelée à représenter, à défendre et à propager notre civilisation commune dans ses avant-postes sur l’Orient.

L’Autriche a laissé il y a deux ans échapper, par son indécision dans la question de Pologne, une de ces rares occasions où il est donné à des gouvernemens éprouvés de se retremper dans la vie libérale. La Pologne a encore une fois succombé ; après l’échec des combats pour l’indépendance, après l’avortement des négociations diplomatiques, la Pologne reprend sa vie morale dans les écrits de ses enfans et de ses amis, dans les œuvres qui retracent ses souffrances et son histoire. Un des plus chauds et plus distingués défenseurs de la cause polonaise, notre ami M. de Mazade, vient d’ajouter à cette histoire une page intéressante et instructive en publiant la correspondance particulière et les conversations du prince Adam Czartoryski et de l’empereur Alexandre Ier. Ce fut l’illusion de ce remarquable et persévérant patriote, le prince Adam, de croire que sa patrie pouvait devoir son rétablissement à un empereur de Russie. Hélas ! l’illusion dura peu, et les dernières cruautés du gouvernement qui a employé et comblé d’honneurs Mouravief ne permettront point qu’elle renaisse jamais.

e forcade.



ESSAIS ET NOTICES.

HOMÈRE DÉIFIÉ. DESSIN DE M. INGRES.

L’illustre chef de notre école de peinture vient de terminer une œuvre digne d’être comptée parmi les témoignages les plus importans que l’art du XIXe siècle aura légués à l’avenir. Je n’exagère rien. Bien qu’il ne s’agisse ici ni d’une vaste peinture monumentale, ni même d’un tableau, bien que les moyens d’exécution choisis par M. Ingres se réduisent à l’emploi du crayon et de l’encre de chine, l’invention grandiose et les détails ingénieux de la scène où il nous montre Homère déifié, l’alliance dans les formes d’une énergie et d’une finesse dont il semble que le génie grec ait seul possédé le secret, tout concourt à relever l’importance de ce simple dessin, qui ne mesure peut-être pas plus d’un mètre dans un sens et de quatre-vingts centimètres dans l’autre ; tout lui donne, au milieu de nos déclamations ou de nos bavardages pittoresques, une éloquence d’autant plus sûre qu’elle est plus sobre dans les termes, plus indépendante des procédés ordinaires de la rhétorique.

On sait de reste ce que vaut, au double point de vue de l’invention et du style, le tableau représentant l’Apothéose d’Homère que M. Ingres peignait en 1827 pour la décoration d’une des salles du musée Charles X. Même après l’École d’Athènes et le Parnasse de Raphaël ; cette assemblée des héros de l’intelligence humaine était retracée par le pinceau avec une dignité à la hauteur d’un pareil thème ; même après les chefs-d’œuvre de l’antiquité et de la renaissance, l’œuvre moderne réussissait à mettre en lumière quelques côtés encore inaperçus du beau et du vrai. En entreprenant de réviser, à près de quarante ans d’intervalle, cette composition célèbre, en désavouant pour ainsi dire la gloire d’un ouvrage consacré par le temps et par l’admiration de tous, M. Ingres ne semblait-il pas entrer bien imprudemment en lutte avec lui-même et courir le risque d’affaiblir par des redites ou par des développemens inutiles ce qu’il avait une fois si nettement défini ? Le plus rapide coup d’œil sur cette seconde édition de la pensée du maître suffit néanmoins pour en faire comprendre l’opportunité et pour nous révéler non-seulement d’insignes améliorations dans le texte, mais dans le fond même des inspirations un surcroît d’abondance et de certitude.

Et d’abord l’ordonnance des figures groupées autour d’Homère, ce qu’on pourrait appeler l’aspect architectonique de ces groupes, a pris dans le dessin une aisance et un caractère de vraisemblance qui, sans compromettre la majesté nécessaire du sujet, achèvent d’en vivifier et d’en assouplir les dehors. Quoique le nombre des personnages représentés primitivement ait été ici presque doublé, les quatre-vingts figures environ dont se compose la nouvelle scène forment dans l’ensemble des lignes moins compactes, moins étroitement enchevêtrées que les lignes qui réunissent les unes aux autres les figures tracées autrefois sur la toile. Tout en exprimant la foule, elles gardent chacune un rôle et une importance propres, parce que l’espace où elles se meuvent, plutôt occupé que rempli, permet aux attitudes de s’affirmer davantage, aux gestes de se développer, aux contours de se continuer sans excès d’envahissement sur les objets voisins ou de se rapprocher de ceux-ci sans qu’il en résulte ni choc violent, ni conflit. Partout en un mot l’air circule mieux, l’équilibre pittoresque se constitue plus naturellement, grâce au parti qu’a pris le maître d’élargir relativement son cadre et d’adopter, pour la distribution des divers groupes, deux plans parfaitement distincts rappelant à peu près les dispositions du théâtre antique.

L’un, sorte de proscenium entouré d’un pœcile dont les murs sont ornés de peintures reproduisant les compositions de Flaxman sur l’Iliade et sur l’Odyssée, sert à la fois de soubassement au temple dédié à Homère, de piédestal au trône sur lequel le « divin aveugle » est assis, de plate-forme pour les deux chœurs rangés de chaque côté de ce trône et représentant, dans l’ordre chronologique, les aînés de la race homérique. L’autre, réservé aux derniers descendans du poète, correspond à la place qu’occupait l’orchestre dans le théâtre antique, et un autel s’y élève de même au centre, portant le nom du dieu auquel il est consacré. À la droite et à la gauche de la scène, des personnages appartenant aux époques intermédiaires s’étagent sur des degrés qui mettent en communication le plan supérieur et le plan inférieur, et conduisent ainsi le regard des figures qui résument la tradition homérique dans l’antiquité aux figures qui en perpétuent le souvenir jusque dans les temps modernes. Enfin, aux quatre angles du champ que peuple cette foule illustre, quatre groupes principaux rappellent et personnifient les siècles glorieux entre tous dans l’histoire des lettres et des arts. Au-dessous de Périclès, debout auprès de Phidias, de Socrate et d’Aspasie, Louis XIV, assis au milieu d’un cortège de grands hommes, s’efface presque pour faire place à Bossuet, à Colbert, à Racine et surtout à Molière, dont la figure, dominant toutes les autres, forme le sommet de la pyramide que les lignes dessinent dans cette partie de la composition. En regard du roi de France, les trois Médicis, Côme, Laurent et Léon X, ont à leurs côtés les érudits et les artistes que le XVe siècle vit naître pour l’honneur éternel de l’Italie, tandis que, faisant face aux philosophes et aux artistes grecs qui accompagnent Périclès, les poètes latins du siècle d’Auguste attestent la gloire littéraire de Rome avant l’ère que le christianisme allait ouvrir.

Si la nouvelle œuvre de M. Ingres avait eu pour objet de nous donner le résumé complet des progrès intellectuels de l’humanité, s’il s’était agi de représenter Homère comme le fondateur d’une dynastie à laquelle appartiennent, par droit de génie, tous ceux que la postérité a classés parmi les penseurs ou les artistes souverains, sans doute on pourrait remarquer plus d’une omission dans les noms, plus d’une lacune dans les exemples proposés à notre vénération. Ainsi, comment Shakspeare et Pascal, comment Léonard de Vinci et Mozart se trouveraient-ils exclus de ce panthéon où siègent, entre autres hôtes infiniment moins dignes d’y être admis, Pope, l’abbé Barthélémy et Mme Dacier ? En s’imposant la tâche qu’il vient de mener à fin, M. Ingres toutefois n’a nullement entendu dispenser l’immortalité à tous les grands hommes ni célébrer tous les genres de mérite : il a voulu seulement proclamer, en même temps que la gloire incomparable d’Homère, l’autorité des enseignemens que celui-ci a laissés au monde et l’influence que, depuis près de trois mille ans, ces leçons n’ont cessé d’exercer ; il a voulu, en groupant autour du poète grec par excellence les écrivains, les artistes de tous les âges que les souvenirs de la Grèce ont le plus habituellement inspirés, indiquer à sa source le flot de ces traditions qui depuis tant de siècles portent la fécondité avec elles, et qui seules, à ses yeux, peuvent épancher encore dans le domaine de l’art la vie et le progrès.

Le dessin de M. Ingres est donc, à vrai dire, un manifeste en l’honneur de l’art antique et de ceux qui en ont été les fidèles sectateurs ; c’est, aussi bien qu’un hommage à des talens d’élite, l’affirmation formelle d’une doctrine et un acte de foi. Il convient de l’accepter comme tel, sans demander compte au maître de certains choix trop indulgens que lui auront dictés ses prédilections personnelles, ni de quelques évictions sévères peut-être jusqu’à la rigueur. Parmi celles-ci pourtant, il en est une à laquelle il semble bien difficile de se résigner et plus difficile encore de souscrire : dans cette assemblée des plus pieux disciples de l’art antique, André Chénier ne figure pas. Qu’elle soit, ainsi qu’il faut le croire, le résultat d’un oubli, l’absence en pareil lieu d’un pareil homme n’en a pas moins de quoi nous étonner, et, sans parler des titres qui recommandaient en général une aussi noble mémoire, comment s’expliquer que le chantre du Jeune malade ait pu échapper au souvenir du peintre de Stratonice ?

Quant à l’exécution matérielle, — si tant est que le mot soit applicable à des formes d’expression sous lesquelles percent partout un sentiment exquis du beau, un amour passionné du vrai, mais du vrai dans son acception la plus haute, — quant au rôle du dessin proprement dit, du modelé, de la physionomie extérieure des choses dans cette œuvre si fortement pensée et moralement si éloquente, il faudrait, pour en signaler les mérites, analyser chaque figure, s’arrêter à chacun des détails qui précisent l’âge ou le tempérament d’un homme, les habitudes d’un corps ou les caractères d’un vêtement, les mœurs et jusqu’aux modes d’une époque. Quel art varié en raison des différens types qu’il s’agissait de reproduire ! quelle souplesse de style dans l’interprétation des apparences les plus contraires ! En même temps quelle habileté à faire tourner ces élémens en désaccord au profit de l’harmonie générale ! Un autre que le peintre qui avait su jadis rapprocher sans invraisemblance les draperies épiques d’une muse des habits bourgeois de Cherubini, un autre aurait-il trouvé le secret de contenter le regard et de persuader l’esprit en réunissant dans le même cadre, en représentant côte à côte, avec leurs allures ou leurs costumes disparates, les habitués des portiques d’Athènes et les hôtes du palais de Versailles, les amis de Mécène et les néo-platoniciens amis de Laurent de Médicis ? Nulle part mieux qu’ici M. Ingres n’a usé du don qu’il a reçu, et qu’aucun peintre avant lui n’avait possédé au même degré, de s’assimiler tous les exemples du passé, d’en ressusciter toutes les formes, comme s’il avait coudoyé les hommes dont il retrace les images et vu de ses yeux ce que son imagination devine.

Jamais non plus cet instinct de la vérité historique ne s’était concilié sous la main du maître avec une docilité plus sincère aux enseignemens directs de la nature. Telle petite tête rappelant par la fermeté et la délicatesse des contours l’exécution d’un camée a reçu, dans le modelé intérieur, certains accens de vie, certaines touches décisives, qui laissent la réalité se faire jour et palpiter sous la correction idéale des apparences. Telle figure, solennelle au premier aspect comme une statue antique, est pourvue dans les détails d’une grâce simple, vraisemblable, presque familière, qui anime cette majesté en l’assouplissant et définit un individu là où quelque talent moins franc ou moins sagace se serait contenté de reproduire une fois de plus les formules consacrées d’un type. Que l’on examine par exemple, entre bien d’autres dignes d’admiration au même titre, deux figures, Aspasie et Anacréon, qui n’existaient pas dans le tableau primitif, ou le groupe, si heureusement développé dans la composition nouvelle, que forment les trois tragiques, Eschyle, Sophocle, Euripide. Quoi de plus noble, mais aussi quoi de moins académique que cette jeune femme enveloppée de draperies dont l’immobilité sans caprice, sans inconséquence pour ainsi dire, semble se souvenir du mouvement qui a précédé et faire pressentir le mouvement qui ya suivre ? Et dans ce vieillard souriant de sa défaite, sous le poids encore léger pour ses épaules des tourmens que lui infligé l’Amour, dans chacun de ces trois poètes au torse nu comme celui d’un dieu de l’Olympe, mais d’une nudité tout humaine par la flexibilité des muscles ou les dépressions que l’âge y a creusées, ne verra-t-on qu’une pure imitation de la statuaire, qu’une contrefaçon érudite des monumens anciens ? Non, indépendamment de certaines beautés renouvelées des traditions de l’art grec, il y a là quelque chose d’imprévu, de pris sur le vif, de personnellement trouvé ; il y a là l’expression d’une véracité sans peur, aussi bien que l’empreinte d’un goût et d’un savoir dus à une longue familiarité avec les grands modèles.

Ce mélange de science profonde et de bonne foi est, au reste, ce qui caractérise en général la manière de M. Ingres ; c’est ce qui en constitue le mérite supérieur et la principale originalité. Avant le peintre de l’Œdipe, de Romulus vainqueur d’Acron, de Virgile lisant l’Enéide, et de tant d’autres scènes du même ordre où l’antique est comme rajeuni par des traits hardis de vérité, les maîtres appartenant à notre école avaient ou sacrifié les enseignemens de la nature à l’étude absolue de l’antiquité ou défiguré l’antiquité en essayant d’en accommoder les souvenirs aux exigences de l’art moderne. Le grand Poussin lui-même, malgré sa raison souveraine, malgré la clairvoyance et la vigueur de sa pensée, Poussin quelquefois semble s’être préoccupé outre mesure de la crainte d’avilir son style en y introduisant certains tours empruntés du fait immédiat. La recherche de l’expression majestueuse ne laisse pas de faire tort, sous son pinceau, à l’expression vive ou naturelle, tandis que Puget, ou, vers le milieu du siècle suivant, Doyen et quelques autres gens habiles élargirent si bien dans leurs ouvrages la part de la réalité contemporaine que l’antique n’y eut plus que la place d’un élément accessoire ou la signification d’une étiquette. Survint David, qui, à force de réagir contre les profanateurs de la beauté classique, exila presque du domaine de l’art tout ce qui n’avait pas exclusivement pour objet la glorification de celle-ci, — jusqu’au jour où un nouveau mouvement d’idées entraîna, au nom de la vérité, la peinture française dans le champ des innovations à outrance et des aventures. Il était réservé à M. Ingres d’associer pour la première fois avec une équité parfaite, de réconcilier deux principes jusqu’alors en divorce complet dans notre école. Non-seulement le dessin d’Homère s’ajoute comme un témoignage de plus aux témoignages sur ce point successivement produits ; mais, tout en confirmant l’autorité de ces preuves, il porte en soi je ne sais quel rayonnement, je ne sais quelle sève de poésie qui, moins qu’ailleurs peut-être, permettent à l’admiration d’hésiter et à l’esprit du spectateur de se méprendre sur la force intime, sur l’ample sérénité des inspirations.

Est-il besoin de dire après cela que, loin de paraître lassée par les travaux qu’elle n’a cessé d’accomplir depuis le commencement du siècle, la main qui vient de tracer ce nouveau chef-d’œuvre n’a jamais été ni plus déliée, ni plus ferme ? Faut-il regarder avec surprise, faut-il même mesurer le long intervalle qui sépare, dans la vie du peintre d’Homère, l’époque des débuts de celle où il achève d’attester ainsi sa fécondité et sa vigueur ? Autant vaudrait s’étonner de voir un chêne dès longtemps enraciné dans le sol dont il est l’honneur croître encore et reverdir d’année en année. L’âge qui pour des talens d’une autre essence serait celui de la vieillesse n’est pour le talent de M. Ingres que l’âge de la maturité. Oublions donc les quatre-vingt-quatre ans du maître, puisque ses œuvres n’en dénoncent rien, ou, s’il nous arrive de nous les rappeler en dépit d’elles, que ce soit pour saluer avec un surcroît d’admiration et de respect les preuves de l’éternelle jeunesse, de l’inaltérable santé de son génie.

Qu’il nous soit permis toutefois en terminant d’exprimer un regret. Une œuvre de cette importance et de ce caractère, une protestation aussi fière contre les humbles inclinations ou les erreurs auxquelles nous cédons trop souvent, une telle œuvre aurait dû apparaître en face même des témoignages suspects dont il lui appartient de faire justice, en face surtout des talens de bonne volonté qu’elle peut si bien achever de convaincre, si puissamment encourager. Ce que nous aurions souhaité pour elle, pour l’honneur de notre école, pour les progrès du goût dans notre pays, c’est le grand jour du Salon, c’est une publicité sans limites, au lieu de cette lumière restreinte qui l’éclairé aujourd’hui et de cette hospitalité domestique dont quelques privilégiés seulement sont appelés à recevoir la faveur. Quelle plus opportune et plus utile leçon qu’un pareil exemple, s’il était donné sur la place publique en quelque sorte, au milieu ou plutôt au-dessus de la mêlée où s’entre-choquent les intérêts et les partis, au milieu de tant d’efforts en sens contraire pour tirer à soi un lambeau de succès, pour conquérir vaille que vaille une notoriété éphémère ? Quel plus sûr moyen de ramener ceux qui s’égarent, de faire vraiment acte de maître, c’est-à-dire d’assurer le triomphe des grands principes qu’on représente et la défaite des petites doctrines, des petites ambitions qui s’agitent ou se prélassent là où elles trouvent le champ libre et l’opinion disposée à les accueillir, faute de mieux ? Certes, au degré de gloire où il est depuis longtemps parvenu, M. Ingres n’a que faire d’un nouveau succès personnel. Une victoire de plus remportée au Salon ne saurait rien ajouter aux respects unanimes qui environnent son nom ; mais, en dehors d’un surcroît de célébrité inutile ou impossible, cette victoire pourrait avoir des conséquences fécondes. Elle enseignerait aux uns, elle rappellerait aux autres à quelles conditions et en vertu de quelles lois l’art s’élève au-dessus d’une industrie futile. En réduisant à leur juste valeur, par l’éloquence du contraste, les tours d’adresse ou les fantaisies pittoresques dont nous consentons parfois à être les dupes, elle en anéantirait l’influence présente et en discréditerait l’imitation pour l’avenir. Les bons exemples en matière d’art ont leur contagion, comme les exemples décevans ou malsains. Il ne suffit pas, je le sais, d’un chef-d’œuvre pour en susciter d’autres, il ne suffit pas qu’un grand artiste se produise pour que des rivaux à sa taille surgissent instantanément autour de lui. Toutefois, que ce chef-d’œuvre apparaisse et que ce maître vienne à nous, c’en est assez pour que les usurpations soient par cela même combattues et démasquées, pour que le courage soit rendu à ceux qui n’osaient s’engager ou qui faiblissaient dans la lutte ; c’en est assez pour que les esprits en quête du bien trouvent un guide, les croyances qui se forment un élément de conviction, et les opinions qui chancellent un point d’appui.

HENRI DELABORDE.


UNE CARTE DE L’AFRIQUE ROMAINE[1].


En parcourant certaines parties de l’Algérie, on rencontre de nombreux vestiges de la domination romaine : ici un mur d’enceinte à puissantes assises, là un aqueduc dont il ne reste plus que quelques arches qui se pro- filent vigoureusement sur l’horizon ; ailleurs un pont, les ruines d’un temple, ou, comme le prétendu tombeau de Syphax, un monument symbolique dont on ne comprend pas la destination. Le plus souvent, ces restes d’une autre époque se réduisent à des pierres taillées qui jonchent le sol ; mais elles sont abondantes à tel point, surtout dans la province de Constantine, que des colons européens en ont pu bâtir leurs maisons. D’autre part, les écrivains de l’antiquité romaine qui ont parlé de l’Afrique septentrionale et dont les ouvrages ont survécu jusqu’à nos jours, Pline, Strabon, Ptolémée, l’auteur inconnu de l’Itinéraire d’Antonin, nous ont laissé la description géographique de ces provinces, tandis que les historiens du temps enregistraient les grands événemens dont elles ont été le théâtre. Lorsque, après bien des siècles d’occupation barbare, le pays a été conquis de nouveau par un peuple éclairé et qu’on y a retrouvé les traces encore fraîches d’une ancienne civilisation, on s’est préoccupé d’identifier les ruines de l’époque actuelle avec les noms des lieux que les auteurs avaient transmis. Il serait trop long d’analyser les méthodes suivies pour un travail de ce genre, travail qui n’a de valeur, on le comprend, que par l’esprit critique et judicieux des savans qui l’entreprennent. Les inscriptions lapidaires, la description des lieux, l’évaluation des distances, quelquefois l’homonymie des noms, en forment les principaux élémens. Quand ces recherches historiques sont suffisamment avancées, il devient utile d’en fixer les résultats sur le papier, afin d’appeler le contrôle et de servir de guide pour de nouvelles investigations. C’est là le but que se sont proposé les auteurs de la carte dont il s’agit ici.

La Carte de l’Afrique sous la domination des Romains représente en longitude tout J’espace qui est compris entre l’Atlantique et l’Égypte, cette dernière contrée, qui tient une place à part dans l’histoire du monde, ayant été laissée de côté. En latitude, elle s’étend des bords de.la Méditerranée jusqu’au 27e degré. Elle renferme donc les premières régions du Sahara, deserta sitis regiot où les armées romaines avaient pénétré, ce dont on serait tenté de douter, si le fait n’était attesté par des autorités irrécusables ; mais c’est sur la Mauritanie césarienne et la Numidie, ce qui constitue aujourd’hui l’Algérie, que principalement l’intérêt se concentre. À chacune des villes créées depuis l’occupation française correspond une ville ancienne, quelquefois inconnue, quelquefois fameuse dans l’histoire. Constantine est l’antique Cirta, déjà puissante sous les rois numides et capitale de la province. Icostum, une modeste colonie romaine dont le nom est à peine cité par les annalistes, occupait l’emplacement d’Alger, tandis que, à vingt lieues de là, loi Cæsarea, métropole de la Mauritanie, est remplacée par la petite ville de Cherchell. Ceci ne prouve-t-il pas que la destinée des villes tient beaucoup à leur situation topographique ? Constantine, entourée de tous côtés par un ravin qui la rend inexpugnable, dut être en tout temps une position importante. Alger, au contraire, n’a dû sa fortune qu’à des travaux faits de main d’homme, qui, sur une côte sans abri, ont transformé un mouillage dangereux en un excellent port. Les officiers qui, pendant les premières années de la conquête, eurent le périlleux honneur de marquer sur le terrain le lieu où les villes nouvelles devaient être édifiées se sont trop souvent peut-être laissé guider par les restes de l’occupation romaine. Batna, Sétif, Aumale, en sont des preuves manifestes, et, pour cette dernière localité au moins, on peut douter que le choix ait été judicieux. Ce qui nous sépare des Romains au point de vue des mœurs et des institutions est assez évident pour qu’il soit inutile d’expliquer que les colonies et municipes de l’antiquité, vraies places de guerre, ne sont pas toujours situés comme il convient à la population de notre époque, qui doit se proposer principalement de mettre en valeur les richesses agricoles ou minérales du pays. Ne devons-nous pas regretter aussi qu’on n’ait pas fait revivre en quelques lieux les noms de l’antiquité en place de dénominations banales empruntées au calendrier, ce qui n’est qu’indifférent, ou, ce qui est un inconvénient plus sérieux, à la géographie de la mère patrie ?

La nouvelle carte de l’Afrique romaine est le résumé graphique d’une somme da travail vraiment considérable. Les recherches archéologiques qui lui ont servi de base sont dues surtout à M. Frédéric Lacroix, qui, après avoir rempli des fonctions importantes en Algérie, consacra plus de douze.années à coordonner les travaux déjà recueillis par les voyageurs. Après la mort de ce savant, l’œuvre fut continuée par M. Nau de Champ-louis, capitaine d’état-major, auquel revient le mérite d’avoir donné à ces études une forme définitive. Envisagée au point de vue historique, c’est sans contredit une entreprise d’une haute valeur, et qui, si elle n’est encore complète, servira du moins à poser l’état de la science et à guider de nouveaux explorateurs[2].

Après avoir embrassé dans un seul cadre la totalité de la surface que les Romains occupèrent dans l’Afrique septentrionale, il est à désirer que M. de Champlouis, profitant de l’expérience qu’il possède déjà en ces matières, nous donne un tableau plus détaillé des provinces qui nous intéressent le plus. En ne s’occupant pas de la Libye, de la Cyrénaïque et de la Mauritanie tingitane, qui nous sont, après tout, peu connues, en se bornant à l’Algérie, qu’il serait possible alors de représenter à plus grande échelle, ne pourrait-il tracer un figuré plus complet de l’occupation romaine, indiquer la plupart des ruines encore apparentes, sinon toutes, sauf à ne pas imposer de nom aux localités dont la synonymie est encore douteuse, peindre en quelque sorte par la fréquence du trait l’intensité, si je puis m’exprimer ainsi, de la colonisation ancienne ? A voir la carte d’ensemble, on dirait presque, et c’est un défaut sensible, que les Romains ont laissé autant de marques de leur passage dans chacune des trois provinces de l’Algérie, ce qui est en contradiction évidente avec les traditions historiques et avec les débris dont le sol est couvert. Les voies de communication, qui n’ont pas été indiquées, seraient aussi le complément indispensable d’une représentation exacte, quand bien même la direction en serait encore incertaine.

Déjà célèbre sous la domination carthaginoise, conquise par les Romains après la chute de Carthage, devenue bientôt, sous le nom de « province d’Afrique, » le grenier de Rome et l’un des commandemens les plus importans de l’empire, demeurée plus romaine que l’Italie, avec Apulée, Tertullien et saint Augustin, à l’époque où les barbares portaient le trouble en Occident, arrachée par Bélisaire à la domination des Vandales, qui n’avait eu qu’un siècle de durée, l’Algérie a pendant huit cents ans appartenu aux Romains, et ne leur a été enlevée que par l’invasion arabe, dans les dernières années du VIIe siècle. Peut-on s’étonner qu’elle ait conservé la forte empreinte des maîtres du monde ? Les mahométans, en vrais pasteurs nomades qu’ils sont, ont laissé subsister à côté d’eux les vestiges de l’ancien temps. A qui n’est-il pas arrivé, en voyageant dans ce beau pays, de camper un soir auprès d’une ruine romaine imposante de grandeur et de solidité ? On allume un grand feu, la joie du bivac, un feu où l’on fait flamber des arbres entiers avec leurs branches et leurs feuilles. Tous les Arabes du voisinage s’assemblent autour de ce vaste brasier ; ils amènent un thaleb, un savant, qui sait par cœur les versets du Coran et les psalmodie d’un ton grave, avec accompagnement d’une sorte de guitare à deux cordes dont joue un jeune garçon. Étendu non loin de là sur la pelouse où la flamme projette des lueurs vagues et intermittentes, caressé par la brise de mer qui arrive chargée de senteurs balsamiques, on se sent entraîné vers le passé par ce spectacle et par ces monumens d’un autre âge. On écoute, sans y comprendre un mot, cette étrange poésie orientale dont l’harmonie seule a encore un charme. C’est ainsi, se dit-on, qu’il y a trois mille ans, dans les montagnes de l’Ionie, les rhapsodes récitaient aux peuplades ignorantes les chants de l’Iliade et de l’Odyssée. Nous autres, Scythes égarés sur ces rivages, ne sommes-nous pas bien petits, avec nos mœurs journalières et notre langue versatile, en présence de ces monumens témoins indestructibles du passé, de cette poésie immuable et de ces peuples aux vêtemens bibliques plus immuables encore ?


H. BLERZY.


V. DE MARS.

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  1. Carte de l’Afrique sous la domination des Romains drossée au Dépôt de la guerre, d’après les travaux de M. F. Lacroix, par M. Nau de Champlouis, capitaine au corps impérial d’état-major. Paris, Imprimerie impériale, 1864 ; deuxième tirage, 1865.
  2. Sous le rapport matériel, J’oserai dire que cette carte, malgré l’élégance du dessin topographique, n’est pas au niveau des travaux si remarquables que le Dépôt de la guerre a l’habitude d’éditer. Imprimée en cinq couleurs, en sorte que les montagnes, les eaux, les noms anciens et les noms modernes sont figurés par des teintes différentes, elle n’a pas la finesse de gravure et la netteté qui plaisent à l’œil et rendent l’étude facile.