Chronique de la quinzaine - 14 mai 1866

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Chronique n° 818
14 mai 1866


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



14 mai 1866.

On n’attend point de nous que nous revenions avec une paresseuse lenteur sur les faits qui ont marqué depuis quinze jours le développement de la crise où l’Europe se trouve. Les faits vieillissent vite dans ces temps d’ardente anxiété, et c’est bien dans ces momens-là qu’il est permis de dire que Saturne dévore ses enfans. Le passé d’hier est déjà trop lointain quand l’avenir le plus prochain montre aux peuples inquiets le péril d’une guerre immense et obscure. Ce qui est derrière nous n’a plus d’intérêt ; ce sont les menaçans brouillards qui sont devant nous qu’on voudrait percer. Que ce sentiment soit notre excuse, si nous ne consacrons point un examen patient à deux discours qui ont excité dans ces dernières semaines des émotions fort diverses en France et en Europe, — le discours que M. Thiers a prononcé aux applaudissemens unanimes du corps législatif, l’allocution adressée par l’empereur au maire d’Auxerre, allocution qui a échappé sur les lieux à l’attention d’un auditoire officiel ou rustique, mais qui, en passant par le Moniteur, a bruyamment retenti dans le monde. Il suffit de dire du discours de M. Thiers qu’il a été une bonne action, et l’accomplissement honnête et glorieux d’un véritable devoir de conscience. La note intense et profonde de cette pénétrante éloquence a été l’amour de l’humanité et la plus sincère sollicitude qu’on puisse ressentir pour la sécurité et l’honneur de notre patrie. On a pu voir là comment une âme parle à des âmes. Ainsi s’explique l’attendrissement enthousiaste qui a répondu aux effusions de M. Thiers de la part d’une assemblée qui n’a point l’habitude de gâter ce grand orateur. La chambre s’est associée par un élan qui l’honore à une manifestation généreuse et sensée en faveur de la paix. — Ils ont montré une extrême mesquinerie d’esprit et une étonnante maladresse de sentiment, ceux qui, méconnaissant le caractère de cette manifestation spontanée, ont cherché querelle à M. Thiers à propos de dissidences qui, devant le grand intérêt de la paix du monde, n’ont plus qu’une importance secondaire. Il est possible que M. Thiers n’ait point fait une part suffisante aux aspirations légitimes des peuples allemands : nous ne nions point qu’il ne montre à l’Italie une sévérité trop querelleuse ; mais les esprits justes savent faire la part des embarras particuliers qu’éprouvent chez nous ceux qui ne renoncent point à exprimer leur pensée sur les affaires publiques. Nous sommes bien souvent obligés, pour ménager la susceptibilité de certaines oreilles, de parler à la cantonade, à quelque bouc émissaire qui ne puisse nous rabrouer trop cruellement. Nous avons souvent affaire à des gens de qui l’on pourrait penser :

Le moindre solécisme en parlant vous irrite,
Mais vous en faites, vous, d’étranges en conduite.


Pour nous mettre en règle vis-à-vis d’eux, nous sommes forcés d’imiter la prudence du bonhomme Chrysale et de dire, en nous détournant vers quelque complaisante Italie :

… C’est à vous que je parle, ma sœur.

Les sévérités de M. Thiers envers l’Italie nous font l’effet de précautions oratoires. Ainsi l’entend la spirituelle Italie, moins pointue et moins grièche que quelques welches trop irritables qui se sont constitués parmi nous ses gardes du corps. De même nous n’hésiterions point à défendre le discours d’Auxerre contre les interprétations impertinentes que de gauches amis en ont données. N’est-ce pas offenser l’empereur que de voir dans son allocution une réplique Indirecte au discours de M. Thiers et à la manifestation du corps législatif ? Quand l’empereur veut parler de M. Thiers, les dissensions politiques ne parviennent point à le rendre injuste ; il se fait honneur de lui donner le nom qui lui restera, il l’appelle l’historien national. Son cri de détestation contre les traités de 1815, il ne craint pas de l’emprunter à une exclamation fameuse de M. Thiers lui-même. Quant à ceux qui se sont sentis piqués de jalousie en voyant l’empereur respirer à l’aise au milieu des populations campagnardes et déclarer une sorte de prédilection pour les populations laborieuses des villes et des campagnes, nous les trouvons bien intolérans et bien ombrageux. Le changement d’air est une saine et agréable mesure d’hygiène politique, et il serait cruel de condamner les souverains à la perpétuelle suffocation des cours : d’ailleurs que les jaloux dont nous parlons se rassurent, les populations laborieuses chez qui l’empereur trouve le vrai génie de la France n’auront jamais le monopole des faveurs souveraines. — Ce n’est point à elles que sont réservés les grandes charges et les grands titres ; c’est dans des rangs qui conservent aussi apparemment le vrai génie français que l’on continuera de recruter des sénateurs et de faire de nouveaux ducs et de nouveaux comtes.

Oublions ces intermèdes et revenons aux choses présentes et prochaines. Où en est à l’heure qu’il est la question de la paix ou de la guerre ? Quels sont les progrès que l’on a faits vers la guerre ? quelles sont les chances qui restent à la paix ?

Il faut constater un premier fait : le mouvement vers la guerre a été moins rapide que le sentiment public ne l’avait d’abord appréhendé. Le long silence, la systématique réserve que la politique officielle de la France avait gardés devant le déroulement compliqué des affaires germaniques, avaient eu deux influences à notre avis très fâcheuses, l’une sur le fond même de ces affaires, l’autre sur la disposition des esprits. Nous avons soutenu depuis trois ans que la France eût pu exercer une action préventive sur la mauvaise direction politique de l’Allemagne, si, avant tout, ne laissant subsister aucun doute sur le désintéressement de ses motifs, déclarant d’avance qu’elle ne poursuivait aucun avantage égoïste pour elle-même, elle eût exprimé avec netteté, autorité et chaleur son avis sur les questions de droit et les grands intérêts européens qui étaient en jeu au-delà du Rhin. Nous conservons cette opinion, mais nous n’avons pas davantage à la justifier, et il serait oiseux maintenant de la soutenir par une polémique rétrospective. Le second effet malheureux de l’inaction et de la taciturnité affectée de la France a été de livrer les esprits sans préparation à la crise qui devait fatalement éclater, et à laquelle l’Europe est en effet en proie depuis deux mois. Ce défaut de préparation explique l’excessive démoralisation d’esprit public dont nous avons été témoins. L’opinion générale a été réveillée en sursaut par des faits qui, elle l’a cru dans sa violente surprise, lui dérobaient toute puissance sur les événemens futurs. Elle a cru qu’elle se trouvait en face d’un péril immédiat et ténébreux. Elle s’est figuré qu’elle allait assister, il faut dire les choses par leur nom, à l’exécution d’un complot prémédité à son insu, et qui ne se révélait à elle qu’au moment où il n’était plus possible d’en détourner les coups. On a craint que la guerre, non une de ces guerres de principes ou de passions nationales auxquelles les âmes comme les intérêts ont le temps de se préparer, mais une guerre machinée à froid par des ambitions raffinées, allait éclater sur-le-champ. De là cette épouvante désastreuse des intérêts qu’ont subie plus cruellement encore que les autres les nations que la guerre ne menaçait pas directement, car, plus confiantes dans la paix et plus riches, ces nations étaient plus engagées aussi que les autres dans les opérations financières, industrielles et commerciales.

Ou nous nous trompons fort, ou l’on commence aujourd’hui à revenir de cette surprise et de cet effarement. Grâce à Dieu, les accidens n’ont pas eu jusqu’à présent le pouvoir d’entraîner et d’engager les situations d’une façon fatale et irréparable. Les canons ne sont pas partis tout seuls. On commence à s’apercevoir que le travail de la guerre n’est point aussi avancé que l’on avait été d’abord fondé à l’appréhender. Il reste un coin de terre que la grande marée n’a point envahi, où la raison et l’amour de l’humanité peuvent encore tenir pied ; il reste surtout du temps, un peu de temps, quelques jours, quelques semaines peut-être. Ce refuge et ce répit ne sont-ils point des ressources providentielles ? N’y a-t-il pas dans les cours, dans les cabinets, dans les parlemens, dans les peuples, assez d’hommes de bon sens, de bonne volonté, de cœur viril, pour sauver du naufrage, avec la paix de l’Europe, des milliers d’innocentes vies humaines et l’honneur, le laborieux repos, la prospérité des nations contemporaines ?

Si faible qu’elle soit, cette espérance existe, et il serait lâche d’y renoncer sans lutte. Nous avons eu déjà des maux de la guerre, dans les désastres financiers qui se généralisent en Europe, un affreux avant-goût bien fait pour ébranler les plus inertes. Les procédures acceptées par les états qui paraissaient les plus impatiens de se battre offrent d’ailleurs des encouragemens positifs à ceux qui ne voudraient pas désespérer de la paix.

La guerre a fait sentir cette fois de la façon la plus dure ses maux avant-coureurs aux peuples européens. Le carnage des valeurs et des capitaux qui sont le travail accumulé de notre génération a précédé la destruction des batailles. L’Italie, l’Autriche, la Prusse elle-même, ont inauguré la période militaire par des proclamations de détresse. C’est une curieuse veillée des armes. L’Italie et l’Autriche se sont hâtées de demander à leurs banques des centaines de millions, en donnant aux billets de ces banques le cours forcé. De tels emprunts sont des emprunts forcés qui déprécient le papier instrument d’échange, et soumettent à une spoliation obligatoire non-seulement la rente du riche, mais le salaire du pauvre, et l’accroissement parallèle de la dépréciation du papier-monnaie et de la spoliation subie par la richesse nationale ne peut s’arrêter qu’avec la fin et suivant la fortune de la guerre. Les fonds italiens et les fonds autrichiens ont été frappés d’un avilissement incroyable, et dès le début ces deux états voient tarir absolument pour eux les ressources régulières du crédit. La Prusse avait de meilleures finances ; mais chez elle aussi le crédit se resserre avec violence. Les banques sont forcées d’élever l’escompte à un taux insolite ; l’or s’achète à Berlin à une grosse prime ; le roi de Prusse, non par une application libérale des principes économiques, mais en prévoyance des lourdes redevances qu’il faudra payer aux prêteurs, suspend pour un an les lois sur l’usure. D’ailleurs, pour satisfaire ses prétentions, pour avoir une grande armée, pour se faire aussi grosse que le bœuf, la cour de Berlin n’enlève pas seulement, à la Prusse ses capitaux, elle lui arrache sa main d’œuvre : pour remplir ses camps, elle fait le vide dans les comptoirs et dans les usines. On ne sait que trop ce que déjà coûte à la France la menace d’une guerre à laquelle nous devions, disait-on, demeurer étrangers ; la dépréciation éprouvée par le capital français depuis les bruits de guerre se chiffre par des milliards, sans parler du découragement ruineux que ces perspectives incertaines et troublées ont répandu dans notre commerce et notre industrie. L’Angleterre elle-même ne peut se soustraire à la loi commune. Sa position insulaire peut la protéger contre d’autres attaques, elle ne la défend pas contre la loi de solidarité qui unit dans l’ordre économique tous les peuples riches et producteurs. L’Angleterre s’était installée pour la paix sans limites. Ses hommes d’affaires avaient multiplié jusqu’à l’abus les sociétés de crédit. D’une part, ces sociétés s’étaient mises à la poursuite de profits décevans en commanditant au dehors toute sorte d’entreprises de travaux publics, d’industrie et de commerce ; de l’autre, elles empruntaient aux grandes banques de dépôts des moyens de crédit qui paraissaient inépuisables. Ce mécanisme des sociétés financières entées sur les banques de dépôts, à la fois si puissant, si délicat et si téméraire, fonctionne à merveille dans les temps calmes, lorsque les capitaux sont confians, lorsque les valeurs mobilières qui représentent les chances futures des capitaux engagés trouvent à s’échanger facilement contre l’argent comptant. Tout se détraque et tombe en ruine quand l’universel moteur, la confiance, vient à faire défaut. Il est certain que le coup porté à la confiance et qui retentit violemment sur les institutions financières anglaises est venu de l’ébranlement de la paix continentale. Jamais on ne vit dans toute l’Europe avec une semblable simultanéité apparaître dans des proportions aussi vastes la dépendance étroite qui lie l’existence matérielle des sociétés modernes à la bonne conduite de leurs rapports politiques. Cet enseignement sort de la situation présente avec la plus poignante et la plus inexorable autorité. Il montre tout ce qu’il y a de barbare à vouloir, dans notre civilisation moderne, substituer brutalement les procédés destructeurs de la guerre aux fécondes influences de la paix. La leçon est là, sous nos yeux, toute parlante et agissante, et on ne voudrait pas la comprendre, et on n’en profiterait point pour prévenir des maux plus graves, et on la contemplerait d’un regard hébété par la folie ou la férocité ! Personne parmi ceux qui peuvent quelque chose pour conjurer de tels maux ne sentirait l’aiguillon de la responsabilité et l’élan d’un dévouement humain ! Non, nous ne pouvons le croire.

On a encore le temps de sauver, si l’on veut, la paix de l’Europe. L’Allemagne et l’Italie se couvrent, il est vrai, de soldats. La négociation poursuivie entre la Prusse et l’Autriche sur les armemens est close, et la conclusion, c’est que chacun déclare qu’il n’attaquera point et que tout le monde arme. La Prusse mobilise tous ses corps d’armée ; les états moyens de la confédération réunissent leurs contingens de guerre. L’Autriche a ses deux grandes armées du nord et du sud. Plus de cent mille Italiens ont été réunis avec une promptitude que l’on n’avait point prévue sur la ligne du Pô. Quinze cent mille hommes s’apprêtent ainsi dans l’Europe centrale pour la boucherie des combats. Malgré ce que ces mouvemens ont de redoutable, on a encore contre l’imminence d’une conflagration deux garanties dilatoires. Chacun des belligérans en expectative proteste qu’il ne prendra point l’initiative de l’agression, et d’ailleurs aucun ne paraît être réellement prêt encore à commencer les hostilités. L’Italie déclare qu’elle ne devancera point l’explosion de la guerre en Allemagne ; l’Autriche prétend qu’elle ne commettra point la folie d’attaquer les Italiens ; la Prusse soutient qu’elle ne songe qu’à la défensive ; les états moyens d’Allemagne disent qu’ils n’arment que pour faire respecter la loi fédérale. Si l’on prenait au mot ces assurances respectives, la guerre ne devrait jamais commencer. Sans tomber dans cette illusion, il est permis de compter sur un délai causé par l’insuffisance des préparatifs militaires. Nous croyons bien que, si l’on avait dans tous ces états belliqueux l’aveu sincère des administrations de la guerre, elles conviendraient qu’elles ne sont point prêtes pour l’entrée immédiate en campagne, et qu’elles auraient besoin de deux semaines ou d’un mois pour ouvrir les hostilités. On aurait donc encore le temps de prendre en considération l’état du débat diplomatique entre les futurs belligérans et d’évoquer ce débat devant la politique générale de l’Europe.

Un caractère propre à la crise actuelle, c’est que les menaces muettes, les défis d’attitude ont précédé les discussions publiques et les actes ordinaires de la procédure diplomatique. Le cabinet qui avait pris au début les allures les plus provocatrices, celui qui semblait le plus pressé d’aller en besogne, était le cabinet prussien. L’opinion publique a pu remarquer, depuis l’ouverture des discussions et des procédures, que M. de Bismark, tout en demeurant aigre et rogue, se montrait moins pétulant qu’on ne l’aurait cru. Dans cette phase de la crise, M. de Bismark, au lieu de gagner du terrain, semblerait plutôt en avoir perdu. Que cela vienne des difficultés intimes que M. de Bismark doit rencontrer auprès du roi de Prusse ou dans les témérités mêmes de sa politique, peu importe, le fait est qu’il y a eu dans sa conduite une hésitation visible. Les négociations ont été engagées sur quatre points, sur les armemens respectifs de la Prusse et de l’Autriche, sur la constitution définitive des duchés, sur l’armement de la Saxe, sur la réforme fédérale et la convocation à Francfort d’un parlement germanique élu par le suffrage universel. La négociation s’est close sur les deux premiers points de la façon qu’il était aisé de prévoir. M. de Bismark, sur le premier point, a démasqué une communauté d’intérêts avec l’Italie et subordonné le désarmement de la Prusse à la cessation des précautions militaires que l’Autriche avait cru devoir prendre vers sa frontière méridionale ; sur le second point, il a refusé de remettre à la diète la décision relative au futur état politique des duchés de l’Elbe. Dans cette partie du débat, si le ministre prussien a fait ostentation du concours qu’il veut donner à l’Italie, il a montré à l’égard de la diète et des états moyens une défiance qui ne saurait accroître l’influence de la Prusse en Allemagne. Ce qui s’est passé à l’égard de la Saxe a excité plus de surprise. Quand on vit M. de Bismark demander à M. de Beust des explications sur les armemens saxons, on crut qu’il avait fait choix de son terrain de campagne. Il n’est pas dans les habitudes de la Prusse de se laisser braver par un état secondaire, il était naturel de croire que la cour de Berlin se serait épargné une démonstration envers la Saxe, si cette démonstration devait n’être point suivie d’une exécution immédiate et par conséquent rester impuissante. M. de Bismark en cette circonstance s’est montré plus patient qu’on ne l’aurait cru, et l’effet de sa démarche, au point de vue allemand, a tourné contre lui. Au lieu d’intimider la Saxe et les petits états, il n’a fait que fournir à M. de Beust l’occasion d’obtenir de la diète une manifestation importante contre les vues du cabinet de Berlin. La majorité des états secondaires s’est prononcée avec éclat contre la politique de M. de Bismark. Ce qui donne à ce vote une haute signification morale, c’est qu’il a réuni des états auxquels on attribue des politiques différentes, le Hanovre, ultra-conservateur, le grand-duché de Bade, radical, la Bavière, que l’on avait accusée d’ambitions particulières. Pour que l’échec moral de M. de Bismark parût plus complet, la Prusse a répondu à l’opposition de la diète en la menaçant de se retirer de la confédération. Bizarre contradiction ! dans la question fédérale la plus importante du moment, M. de Bismark, l’homme de l’hégémonie prussienne, l’unioniste fanfaron qui voulait fusionner l’Allemagne par le suffrage universel sous la protection du sceptre prussien, s’est trouvé amené à inaugurer sa politique unitaire par une menace de séparation. M. de Bismark, partant pour l’union, commence par la sécession ! Un pareil prélude nous apprend le sort qui attend le projet de réforme fédérale proposé par le cabinet de Berlin. Une autre marque d’incertitude dilatoire que l’on ne prévoyait point non plus de la part du ministre du roi Guillaume, c’est la dissolution de la seconde chambre prussienne et la convocation d’un nouveau parlement. Tandis qu’en Italie le parlement donne temporairement de pleins pouvoirs à la couronne, le roi de Prusse éprouve le besoin d’obtenir pour sa politique la sanction de la nation représentée. Tous ces faits démontrent que le cabinet prussien est moins fort dans la confédération qu’on ne l’aurait supposé, qu’il n’est point en mesure de brusquer l’Allemagne et de la mener haut la main, qu’il rencontre devant lui la double résistance des intérêts libéraux et des intérêts conservateurs, que dans la lutte l’Autriche aura pour elle l’autorité de la légalité germanique actuelle. Après toutes ces confusions, finirait-on par découvrir qu’il y a dans le fait de M. de Bismark plus d’étourderie que de véritable puissance de résolution, et que le terrible agitateur prussien serait ramené à la taille la plus modeste, si le concours de l’Italie venait à lui manquer ?

Nous touchons au nœud des difficultés actuelles. Il n’y aurait pas de question austro-prussienne, s’il n’y avait une question austro-italienne. Les grands hasards auxquels l’Autriche est exposée, les maux dont souffre déjà l’Europe, les bouleversemens sanglans qui la menacent, ont pour cause manifeste l’antagonisme fatal, inévitable, qui animera l’Italie contre l’Autriche tant que la constitution territoriale de l’Italie ne sera point achevée. Tant que l’Italie et l’Autriche ne pourront pas vivre en sécurité à côté l’une de l’autre, Il sera chimérique de compter sur la durée de la paix européenne. Depuis quelque temps, depuis surtout qu’elle se sent menacée au siège même de sa puissance, au cœur de l’Allemagne, par la rivalité plus tracassière et plus entreprenante de la Prusse, il semble que l’Autriche devrait envisager avec plus de sang-froid et de sérénité les affaires italiennes. Au point de vue le plus étroit, la question pour elle se réduit à ce dilemme : être forte et assurée en Allemagne, ou être faible et sans cesse inquiétée en Allemagne et en Italie. Regardé en face avec une résolution virile, ce dilemme ne devrait pas laisser subsister un instant d’hésitation dans l’esprit des princes de la maison d’Autriche et des hommes d’état autrichiens. La base de la puissance autrichienne est en Allemagne ; la Vénétie n’est pour elle qu’un appendice, qu’une dépendance. Aucun sentiment d’honneur national, aucune tradition historique n’attache l’Autriche à la conservation de la dernière province qui lui reste en Italie. L’importance de la Vénétie ne peut être appréciée qu’au point de vue de l’utilité. Or à cet égard la chose est jugée depuis longtemps. La Vénétie n’apporte aucune force à l’Autriche, et ne lui procure que des élémens de faiblesse ; elle provoque contre elle l’hostilité permanente de l’Italie et écarte d’elle de profitables alliances. L’Autriche pourrait faire le sacrifice de la Vénétie sans dommage pour ses intérêts, car elle y pourrait attacher la condition d’une compensation positive, sans parler de la compensation indirecte qu’elle trouverait dans sa liberté d’action reconquise et dans la force accrue avec laquelle elle pourrait résister en Allemagne aux aspirations immodérées de la Prusse. Au lieu de compromettre sa considération politique, l’acte d’intelligente magnanimité par lequel l’Autriche mettrait fin à ses luttes avec l’Italie lui acquerrait l’estime et la durable reconnaissance de l’Europe éclairée, libérale et vouée aux travaux de la paix.

Si l’Autriche pensait pouvoir accepter en face de cette Europe un échange diplomatique d’explications et d’idées sur la question vénitienne, un grand et cette fois-ci un heureux coup de théâtre viendrait changer la situation présente. Tous les intérêts européens seraient rassurés, et les chances des rivalités germaniques seraient tournées définitivement en faveur de l’empire autrichien. Le grand et honnête effort qui se tente en ce moment a pour but de produire ce changement pacifique. Nous sommes heureux que notre gouvernement ait consacré à cette tâche la liberté d’action qu’il s’est réservée pendant si longtemps, et qu’il justifie ainsi les assurances données au corps législatif par M. Rouher, ce constant et efficace défenseur que la paix compte dans nos conseils. La France a dans cette tentative le concours de l’Angleterre. Le moyen proposé est un congrès, — non cette fois un congrès théorique évoquant toutes les questions, mais un grand congrès pratique ayant pour objet défini de délibérer sur les trois questions aujourd’hui posées par les faits et les menaces mêmes de guerre : la question des duchés de l’Elbe, celle de la réforme de la confédération germanique, et celle de la Vénétie. La France, l’Angleterre, la Russie, sont d’accord sur l’utilité de cette délibération européenne, et l’on compte sur l’adhésion de l’Italie. Nous ne saurions à ce propos trop recommander aux Italiens la modération dans cette épreuve si délicate, et qui pourrait avoir pour eux un dénoûment si heureux et si décisif. Que cette perspective les rende prudens et patiens ; qu’ils songent à la responsabilité effrayante qu’ils encourraient, si, par des agressions prématurées, inspirées par une politique perverse, ils rendaient impossible la concession que les grandes puissances occidentales demandent avec une émotion sympathique et respectueuse à la générosité de l’Autriche et de son souverain. Le voyage récent à Vienne d’un membre de l’ambassade autrichienne en France, M. de Mülinen, a pour objet d’associer l’Autriche à cet essai d’entente pacifique. Le retour très prochain de ce diplomate à Paris nous fixera sur les résolutions autrichiennes. On ne doit pas s’attendre à la résistance de la Prusse. Le gouvernement français, nous l’en louons cordialement, fait tout ce qu’il peut pour assurer le succès de cet effort suprême en faveur de la paix. Ce qui dans les dernières années avait beaucoup contribué à inquiéter les esprits, c’était le nuage qui recouvrait les réserves de la France sur sa liberté d’action ; on croyait voir sous ce mystère des arrière-pensées d’agrandissement territorial. La France, si le congrès se réunit, dissipera tous ces doutes par une habile et honnête déclaration d’entier désintéressement.

Nous ne sommes point en mesure de dire quel est le succès réservé à l’espérance de paix que nous venons de signaler. Elle nous permet du moins de clore aujourd’hui nos réflexions sur des perspectives moins obscures et de ne point renoncer à l’illusion de la paix. Il dépend au surplus de l’opinion publique de confirmer par ses manifestations la sollicitude dont témoignent les derniers efforts des gouvernemens neutres. Les véhémentes alarmes manifestées par l’opinion et par les classes financières et commerçantes paraissent d’ailleurs avoir exercé une vive influence sur ces gouvernemens. Il semble que ces derniers jours surtout le cabinet anglais ait mieux compris l’importance de l’enjeu économique que l’Angleterre a dans cette périlleuse partie. Ce ministère est enfin sorti des grandes préoccupations que lui avait données le bill de réforme. Il s’est contenté modestement de la simple et infinitésimale majorité de cinq voix obtenue pour la seconde lecture du franchise-bill. Il s’est montré en outre docile aux leçons que lui a données cet immense débat, où il n’a pas été prononcé, dit-on, moins de quatre-vingt-onze discours. Le ministère avait couru un péril bien gratuit en se refusant à présenter le bill de la redistribution des sièges en même temps que le bill relatif à la franchise électorale. Aujourd’hui le bill de la redistribution est connu, et par la prudence et la modération de ses dispositions il paraît avoir rallié à l’ensemble de la mesure de réforme la plupart des suffrages. Il est également convenu maintenant, contrairement aux premières prétentions ministérielles, que les deux lois de réforme, qui se complètent l’une l’autre, seront votées simultanément dans le cours de la présente session. Le ministère a ainsi cédé de bonne grâce aux objections qui avaient irrité et grossi à ses dépens l’opposition. Au fond, les conservateurs reconnaissent aujourd’hui qu’en somme la réforme nouvelle ne leur fait courir aucun danger. Sans doute ils présenteront quelques amendemens de détail ; ils demanderont par exemple que la rente, qui doit donner dans les comtés la capacité électorale, soit fixée à 20 livres au lieu de 14, comme le propose le plan ministériel. Ces petites dissidences sont insignifiantes et ne compromettront ni le succès de la mesure ni l’existence du cabinet. L’occasion se présente de faire pour un long espace de temps, pour une trentaine d’années suivant toute apparence, le règlement, the settlement, comme disent les Anglais, de la question électorale, et de conclure cet arrangement à l’amiable, pour ainsi dire, en introduisant trois ou quatre cent mille votes populaires dans le corps électoral, sans porter atteinte à l’influence politique de la propriété. D’un ministère tory, l’opinion libérale eût exigé sans doute des conditions plus radicales ; d’un cabinet libéral, l’opposition tory obtient un arrangement qui n’est point hostile à ses intérêts. Tout annonce donc que la réforme électorale s’accomplira désormais fort tranquillement, comme une réparation prudente, opportune, efficace, destinée à consolider, en les rendant plus modernes, les vieux bâtimens gothiques de la constitution britannique.

M. Gladstone avait ainsi mené à bien la plus grande partie de sa campagne réformiste ; il avait présenté son budget avec cette abondance lyrique que la manipulation prestigieuse des chiffres lui inspire ; il avait assuré avec ce point d’honneur qui distingue les financiers anglais un ample excédant des recettes sur les dépenses ; il avait constaté avec un légitime amour-propre que des rachats continus de consolidés, le plus efficace des amortissemens, ont ramené la dette anglaise au chiffre où elle était avant la guerre de Crimée ; il avait annoncé un plan qui doit, en quelques dizaines d’années, diminuer la dette britannique d’un milliard de francs : il avait donc tout lieu de féliciter son pays sur la solidité, l’ordre et la prospérité de ses finances quand a éclaté la grande panique de la Cité. Une vieille et puissante maison de banque venait de suspendre ses paiemens avec un passif de 275 millions de francs ; un des plus célèbres et des plus actifs entrepreneurs de travaux publics de notre époque arrêtait ses affaires avec un passif de 100 millions ; d’autres établissemens de finance ou d’entreprise succombaient en même temps. C’était une déroute générale, aggravée par des défiances folles. Partout le crédit s’arrêtait. Un run, comme disent les Anglais, c’est-à-dire des queues de déposans, venait en toute hâte redemander aux banquiers les fonds remboursables à présentation. La vie commerciale de la grande métropole mercantile du monde allait, semblait-il, être frappée d’une subite paralysie. Il ne restait plus à la Banque d’Angleterre, dans les limites de ses statuts, qu’une réserve de 3 millions sterling à émettre en billets. Pour conjurer cette panique universelle, on a eu recours à la magie de la suspension temporaire de l’acte de la Banque, on a permis à la Banque de dépasser de quelques millions sterling la limite statutaire de ses émissions. Cette mesure empirique rétablira sans doute la confiance ; mais de bons esprits nient qu’elle fût nécessaire et en contestent la sagesse. Il est certain que la crise de cette année n’a point eu pour cause la rareté des billets de banque. La cause profonde et depuis longtemps prédite du mal a été un mouvement de spéculation tendant à l’excès les ressorts du crédit anglais. Ce qui distingue les procédés du crédit anglais, c’est la dextérité ingénieuse avec laquelle on y économise l’emploi du capital et du numéraire. Les traits généraux de ce mécanisme ingénieux du crédit sont aisés à expliquer. Une banque se fonde sur un capital déterminé, divisé en actions ; elle ne demande à ses actionnaires que le versement d’une fraction minime de l’action. Les actionnaires demeurant responsables pour la totalité du montant de leur souscription, la banque entreprend les affaires sur le pied d’un crédit proportionné à son capital nominal, tandis qu’elle n’a réalisé et ne possède réellement qu’une fraction de ce capital. Le métier de la banque consiste à attirer à elle en dépôts, au moyen de l’allocation d’un intérêt, les fonds roulans du public et à prêter ces fonds à un intérêt plus élevé à l’industrie et au commerce. Dans cette première période, tout va bien, pourvu que la banque ne répartisse les capitaux dont elle a le dépôt qu’en prêts garantis par des valeurs de commerce qui représentent des dettes à échéance prochaine, et qui sont par l’escompte toujours faciles à réaliser. Malheureusement au système florissant des banques de dépôt, on a superposé à profusion dans ces dernières années, à cause des profits que la fièvre de l’agiotage donnait à l’émission de leurs titres, des sociétés financières, véritables banques de commandite et instrumens d’immobilisation des capitaux. Ces sociétés adoptèrent le procédé commode de se donner du crédit par l’importance nominale de leur capital de fondation, dont une faible partie seulement était versée ; elles se mirent à créer des entreprises et à les commanditer, et dans leurs besoins d’argent abusèrent du crédit qu’elles trouvaient auprès de certaines banques de dépôt imprudemment dirigées. C’est ainsi qu’une portion du capital de roulement de l’Angleterre a été détournée et engagée dans des immobilisations lointaines, aux colonies, à l’étranger. Lorsque les besoins d’argent sont devenus plus pressans sous l’influence des inquiétudes politiques dont l’Europe est travaillée, le crédit se resserrant et les capitaux immobilisés ne pouvant être dégagés par la vente des titres qui en étaient la représentation, la machine s’est nécessairement arrêtée. Une immobilisation intempérante de capitaux, déterminée par un mouvement de spéculation irréfléchie, traversée tout à coup par un de ces graves accidens politiques qui ébranlent la confiance générale, voilà la cause palpable de la crise actuelle. La Banque d’Angleterre n’y est pour rien. On ne peut recourir à elle, et elle n’est un instrument de salut dans le désarroi universel que parce que, sévèrement contenue par la loi politique de son institution, elle n’a point commis et n’a pas pu commettre les lourdes et funestes fautes qui ont compromis les banques libres. Les institutions de crédit analogues à la Banque d’Angleterre, la Banque de France par exemple, si souvent attaquée parmi nous par les promoteurs des spéculations qui poussent sans relâche à l’immobilisation des capitaux, peuvent invoquer en leur faveur l’autorité de cette douloureuse expérience.

Il y avait longtemps qu’on ne parlait plus de l’Espagne. Il y aurait justice aujourd’hui à féliciter le maréchal O’Donnell d’avoir enfin entrepris courageusement de régler la situation financière. Que d’années ont été désastreusement perdues depuis que des conseils sérieux, auxquels nous avons pris nous-mêmes la liberté de nous associer, ont engagé le maréchal O’Donnell durant son précédent ministère et ses éphémères successeurs à entrer dans cette voie ! Le premier ministre d’Espagne a solennellement annoncé l’intention de donner à la catégorie des créanciers frustrés de son pays des compensations équitables et libérales. La nouvelle politique du gouvernement espagnol rouvrira certainement à l’Espagne l’accès des grands marchés européens. Le trésor espagnol a besoin d’argent, et le maréchal O’Donnell a annoncé l’émission prochaine d’un emprunt considérable. Certes l’Espagne ne pouvait s’adresser au crédit en un plus mauvais moment, et voilà ce qu’on gagne à un si long ajournement des mesures de justice. Cependant il faut tenir compte du meilleur esprit qui anime le gouvernement espagnol et du privilège relatif de repos et de sécurité dont l’Espagne jouit et peut tirer grand profit, elle qui ne peut être atteinte et compromise par les commotions qui troublent en ce moment l’Europe centrale.


E. FORCADE.



REVUES ET NOTICES

LA PREVISION DU TEMPS[1].

Placé depuis trois ans à la tête du département météorologique de l’Observatoire sous la direction de M. Leverrier, M. Marié-Davy a cru devoir mettre sous les yeux du public quelques-uns des résultats qui ont été obtenus et faire prévoir ceux qu’on peut attendre d’un dépouillement complet de toutes les correspondances centralisées à l’Observatoire de Paris. L’auteur fait précéder cet exposé d’un résumé des connaissances nécessaires pour comprendre le but et l’importance des observations météorologiques simultanées transmises le jour même par le télégraphe électrique. Ce résumé est un petit traité élémentaire de météorologie suffisant pour les gens du monde, mais qui ne représente que fort imparfaitement l’état actuel de la science. C’est ainsi que les chapitres consacrés à l’atmosphère, aux températures du globe, ne mentionnent pas les résultats, même les plus importans, tels que le travail de M. Plantamour sur le décroissement de la température entre Genève et le Saint-Bernard, les causes de ce décroissement, l’accroissement nocturne de la température avec la hauteur dans les couches inférieures de l’atmosphère, etc. Le chapitre suivant, qui traite de la mer et des courans marins, est l’exposé des idées du capitaine Maury, qui, après avoir dépouillé d’innombrables livres de bord, en a déduit de précieux conseils sur les meilleures routes à suivre pour utiliser ces courans et abréger les traversées de l’Atlantique, de l’Océan-Indien et de la Mer-Pacifique. L’expérience n’a pas confirmé la justesse de toutes les indications du capitaine Maury ; les observations des navigateurs anglais, américains, et en France celles des capitaines Bourgois et Jullien les ont rectifiées, principalement pour l’Océan-Indien et la Mer-Pacifique. M. Marié-Davy aurait dû nous faire connaître ces rectifications. Le petit paragraphe relatif aux glaces flottantes renferme de notables erreurs. Ce n’est pas la pression de l’eau de bas en haut qui détache les glaces flottantes des glaciers polaires ; le contraire est la vérité. Ces glaciers, surplombant la surface de la mer, s’écroulent à la marée basse lorsque l’eau ne soutient plus leur partie inférieure. J’étais témoin de ce phénomène deux fois par jour, à chaque marée pendant mon séjour au Spitzberg, et ce fait est entré dans le domaine de la science depuis vingt-cinq ans. Les mêmes observations s’appliquent aux autres chapitres : nous n’y insisterons pas. M. Marié-Davy nous promet un traité complet de météorologie, qui, rédigé avec la science que possède l’auteur et le soin dont il est capable, remplira toutes les lacunes, fera disparaître toutes les inexactitudes, et substituera des données numériques plus récentes et plus précises aux anciennes moyennes un peu arriérées qu’on trouve dans la partie qui sert d’introduction à l’objet principal de son livre, les tempêtes d’Europe et la prévision du temps. Dans le chapitre des tempêtes, nous regrettons l’omission des idées émises par M. Charles Ploix, auteur d’une météorologie nautique récemment publiée, et celle des opinions de Peltier sur l’origine électrique des ouragans. Ceci dit pour signaler des imperfections dues probablement a des nécessités de publication, j’arrive à la partie essentielle de l’ouvrage, qui, sans nous donner les résultats définitifs et moyens déduits des trois années d’observations simultanées en Europe, nous expose des faits importans, et agira sur l’opinion publique en démontrant l’utilité pratique des correspondances météorologiques pour la navigation, le commerce et l’agriculture. Vingt-quatre cartes et de nombreuses figures intercalées dans l’ouvrage facilitent l’intelligence du texte.

Lavoisier, dont le nom se retrouve à l’origine de toutes les grandes découvertes et de toutes les grandes conceptions de la science moderne, avait conçu et réalisé en partie, avec Laplace, d’Arcy, Vandermonde, de Montigny, l’idée d’observations météorologiques simultanées sur toute la surface de la France : déjà un certain nombre de baromètres et de thermomètres avaient été distribués afin d’arriver non pas à la prédiction, mais à la prévision du temps. « Les données nécessaires pour l’art de prédire les changemens qui doivent arriver au temps, disait Lavoisier, sont l’observation journalière et habituelle des variations de la hauteur dans le baromètre, la force et la direction des vents à différentes élévations, l’état hygrométrique de l’air, etc. Avec toutes ces données, il est presque toujours possible de prévoir un ou deux jours d’avance avec une très grande probabilité le temps qu’il doit faire ; on pense même qu’il ne serait pas impossible de publier tous les matins un journal de prévisions qui serait d’une grande utilité pour la société[2]. » Cinquante-huit ans après la mort tragique de Lavoisier, les fondateurs de la Société météorologique de France écrivaient dans leur circulaire aux physiciens : « Avant peu, l’Europe sera sillonnée de fils métalliques qui feront disparaître les distances, et permettront de signaler les phénomènes atmosphériques à mesure qu’ils se produiront, et d’en prévoir ainsi les conséquences les plus éloignées. » En 1855, M. Leverrier, directeur de l’Observatoire de Paris, à l’occasion de l’ouragan qui, le 14 novembre 1854, fit périr devant Sébastopol le vaisseau le Henri IV, proposa à l’empereur un projet d’observations simultanées qui seraient transmises journellement à Paris par le télégraphe électrique. Ce projet reçut « l’approbation du souverain, et dès le milieu de juin 1856 le réseau français était organisé et relié à plusieurs des villes les plus importantes de l’Europe. Grâce à ce réseau, on connaît chaque jour à l’Observatoire de Paris l’état du ciel d’une grande partie du continent, et l’on peut signaler l’approche d’une tempête aux autorités du pays vers lequel elle se dirige. Le nombre des stations météorologiques s’élève maintenant à 60, et les dépêches sont centralisées tous les jours à l’Observatoire impérial avant 11 heures du matin. La station la plus septentrionale est celle de Haparanda au fond du golfe de Bothnie ; la plus méridionale, Porto en Portugal. Ces observations reçues, on marque sur une carte muette de l’Europe la hauteur du baromètre de chaque station réduite au bord de la mer et la direction du vent. Lorsqu’une grande bourrasque parcourt notre continent, on peut ainsi la suivre pas à pas. Le 18 novembre 1864, une tempête venant de l’Atlantique est signalée par la station de Holyhead sur la côte occidentale de l’Angleterre ; là le baromètre était à 729 millimètres c’est-à-dire plus bas que sur aucun point de l’Europe ; c’est ce qu’on appelle un centre de dépression barométrique. En rayonnant à partir de ce point, la hauteur du baromètre croît successivement ; ainsi le mercure était à 735 millimètres dans le nord de l’Ecosse et dans le centre de l’Angleterre, à 740 millimètres dans le sud de cette île et sur les côtes occidentales de l’Irlande, à 745 millimètres dans le midi de l’Irlande, à Douvres et sur les côtes de Hollande, à 750 millimètres sur les côtes occidentales de la France, enfin à 755 millimètres dans le centre de ce pays et en Allemagne. A Bayonne, le baromètre avait au bord de la mer sa hauteur moyenne, qui est de 760 millimètres, et à Madrid il était à 5 millimètres au-dessus de cette moyenne. Si donc, sur cette carte muette de l’Europe, on fait passer des lignes par tous les points où la hauteur du baromètre est la même, on verra dessinés sur le papier pour le 18 novembre 186Zt quatre cercles concentriques dont le centre commun sera au nord-ouest de l’Angleterre vers la ville de Lancastre, et chacun de ces cercles correspondra aux pressions de 730, 735, 740 et 745 millimètres. En France, en Espagne, en Allemagne, en Danemark et en Norvège, le baromètre avait partout une hauteur supérieure à 745 millimètres, inférieure à 765, mais d’autant plus rapprochée de ce maximum que la station était plus éloignée de la côte nord-ouest de l’Angleterre par laquelle le mauvais temps avait abordé l’Europe.

Si maintenant on examine quelle était la direction des vents aux diverses stations le matin du 18 novembre, on trouve qu’ils convergeaient en général vers le centre de dépression barométrique et soufflaient avec plus de force dans les régions voisines du centre, surtout dans l’aire comprise entre le nord-ouest et le sud-ouest. Tel était l’état de l’atmosphère dans la matinée du 18 novembre 1864. Le lendemain 49, la tempête et le centre de dépression qui l’accompagne se trouvaient au nord-est des Shetlands, le 20 sur la Baltique et le 21 à Moscou. La bourrasque avait donc traversé le nord de l’Europe en décrivant une courbe et en se dirigeant d’abord vers les côtes de Norvège jusqu’au 62e degré de latitude, puis au sud-est jusqu’à Moscou. Cette tempête avait été précédée d’une première, qui s’était déchaînée le 15 novembre, et d’autres sévirent du 19 jusqu’à la fin de ce mois, resté célèbre par le nombre de naufrages qui eurent lieu sur les côtes de France et d’Angleterre.

Je pourrais emprunter au livre de M. Marié-Davy d’autres exemples de tempêtes ou bourrasques qui ont parcouru l’Europe ; toutes abordent notre continent par les côtes occidentales de France et d’Angleterre, et vont se perdre, en suivant des trajets divers, dans le centre de l’Asie. La plupart se dirigent vers le nord, quelques-unes inclinent vers le sud, mais toutes se propagent comme des disques tournans accompagnés de vent, de pluie ou de neige, qui parcourent l’Europe avec une rapidité surprenante. Ainsi la tempête du 29 mars 1864 était le 27 dans le golfe de Gascogne, le 28 en Italie, le 29 à Francfort-sur-le-Mein, et le 30 à Varsovie.

Les orages électriques accompagnés de foudre, de tonnerre, de grêle, n’ont pas la même origine et ne suivent pas la même marche que les tempêtes ou coups de vents océaniens. Grâce à l’activité de M. Leverrier, à l’appui du ministère de l’instruction publique et au concours des conseils-généraux, des commissions météorologiques pour l’observation des orages ont été établies dans les quatre-vingt-neuf départemens de la France. Des instituteurs, des médecins, des pharmaciens, des propriétaires, des amis désintéressés de la météorologie notent un certain nombre de particularités qui permettent de suivre l’orage des rives de la Méditerranée à celles de l’Océan. Déjà dans le siècle dernier, Tessier avait décrit un orage qui traversa la France du sud au nord dans l’espace d’une demi-journée, car il grêlait à La Rochelle à 5 heures du matin et à Utrecht à 2 heures et demie. Les observations faites depuis 1864 semblent montrer que les orages électriques suivent en général la même marche. Ainsi celui du 9 mai 1865 commence à 8 heures et demie du matin sur les bords de la Gironde, marche vers l’est, puis se bifurque dans la Haute-Vienne. La branche septentrionale longe le plateau central, passe à 3 heures de l’après-midi sur Châteauroux, atteint Paris à 8 heures du soir et Lille à 1 heure du matin. L’autre branche, infiniment plus courte, descend vers le sud-est, traverse l’Aveyron et vient expirer à 7 heures du soir sur le contre-fort occidental des Cévennes. Un autre orage du 16 juillet 1865, comprenant d’abord à 4 heures du soir toute la zone qui s’étend de la presqu’île du Cotentin jusqu’au Puy-de-Dôme, s’avança directement en se rétrécissant vers le nord jusqu’aux frontières de la Belgique, qu’il atteignit vers 2 heures du matin. Tout le monde comprend quel intérêt immense s’attache à ces études. Si elles sont continuées avec persévérance, nous saurons quelle est la loi de propagation de ces orages, et nous pourrons prévoir les dégâts pour arriver ensuite aux moyens de les prévenir, car la science ne désespère d’aucun problème ; elle est en train de changer la face du monde, mais son œuvre avance lentement, faute de secours et d’encouragemens. Des esprits prétendus positifs refusent tout appui aux recherches purement théoriques et sans application Immédiate. Le public et le gouvernement oublient que le télégraphe électrique, qui, en outre de ses services ordinaires, permet de prévoir les changemens de temps, les inondations, les tempêtes, etc., n’est que la conséquence de la découverte d’Œrsted et des travaux d’Ampère, sans lesquels il n’existerait pas. Ainsi on encourage l’application par des récompenses exceptionnelles, sans se préoccuper si la science est assez avancée pour que cette application soit possible. Encouragez la recherche désintéressée, et l’application, toujours rémunératrice, naîtra d’elle-même de la lente incubation du progrès scientifique. S’il est un moyen de prévenir les effets désastreux de la grêle, c’est l’étude de l’électricité atmosphérique et l’observation des orages qui en amèneront la découverte. Les promesses les plus tentantes n’en hâteront pas l’avènement d’une minute, de même que des prix, si enviables qu’on les suppose, sont incapables de faire éclore les chefs-d’œuvre des arts ou de la littérature.

Quand les observations simultanées des tempêtes et des orages auront été continuées pendant une dizaine d’années, on en déduira des lois certaines pour la prévision du temps à courte échéance, c’est-à-dire deux ou trois jours d’avance, car les prédictions à long terme resteront toujours des chimères pour quiconque a étudié les élémens de la physique et la météorologie. Dès aujourd’hui, M. Marié-Davy a pu donner quelques règles et préciser les signes fort vagues dont on se contentait autrefois. Le problème consiste à saisir les premiers indices de l’arrivée sur les côtes d’Europe de chaque tourbillon ou mouvement tournant, et à déterminer la direction qu’il doit suivre, la vitesse avec laquelle il se transporte ; c’est le baromètre qui donnera les indications les plus précieuses, puis viennent celles tirées de la direction du vent, de l’état du ciel et de l’humidité de l’air. Nous ne saurions entrer dans le détail de ces indications, qui varient sur les différens points du littoral, partagé pour cet objet en quatre zones ; mais la pratique a montré qu’elles étaient rarement en défaut. Des avis donnés dans les ports de l’Angleterre et de la France ont déjà prévenu bien des malheurs : l’approche d’une tempête signalée aux navigateurs et aux pêcheurs les a souvent retenus dans le port la veille ou l’avant-veille du jour où la tempête allait se déchaîner. En Angleterre, ce service, fondé par l’amiral Fitz-Roy, fonctionne avec une grande régularité. Des cartes murales des îles britanniques exposées chaque jour avec l’indication du temps qu’il fait sur les côtes de cet archipel, avec des avis sur la marche des tempêtes, permettent au marin d’apprécier la probabilité du beau ou du mauvais temps qui l’attend dans les parages où il a l’intention de se rendre. Ces cartes contribuent à l’éducation météorologique du dernier matelot ; elles développent son jugement, forment son expérience, deviennent le sujet de ses conversations habituelles et augmentent sa confiance en lui-même. Espérons que toutes les côtes de France seront bientôt dotées d’un service semblable. Les hommes de bonne volonté ne manqueront pas : les capitaines de port, des officiers de marine en retraite offrent leurs services ; il ne suffit pas de les accepter, il faut leur fournir les moyens de les rendre utiles en leur donnant la franchise télégraphique et en leur fournissant les instrumens météorologiques indispensables à la prévision du temps.


CH. MARTINS


V. DE MARS.

  1. Les Mouvement de l’atmosphère et des mers considérés au point de vue de la prévision du temps, par M. Marié-Davy, chef de la section de météorologie à l’Observatoire de Paris.
  2. Œuvres de Lavoisier, publiées par les soins du ministre de l’instruction publique, t. II, p. 770.