Chronique de la quinzaine - 14 mai 1877

La bibliothèque libre.

Chronique n° 1082
14 mai 1877


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 mai 1877.

L’autre jour, par cette saison douteuse qui n’est plus l’hiver, qui n’est encore qu’un printemps apocryphe, sénateurs et députés sont revenus à Versailles après un mois d’absence, et on ne peut pas dire que cette session se rouvre sous les auspices les plus rians.

Le mauvais sort de l’Europe a voulu que rien n’ait pu détourner ce conflit aux proportions inconnues dont un ministre de la reine d’Angleterre disait tout récemment en pleine chambre des communes : « Il y a des intérêts anglais, il y a des intérêts européens, il y a des intérêts indiens; les intérêts du monde entier peuvent se trouver compromis dans cette guerre. » Si l’action n’est point engagée sérieusement jusqu’ici, si elle ne s’est pas du moins manifestée par des rencontres sanglantes et décisives, il y a depuis plusieurs semaines des armées en marche dans la vallée du Danube ou en Asie. C’est la nouvelle guerre d’Orient avec ses dangers, avec ses éventualités inquiétantes, avec ses conséquences possibles, et comme si ce n’était pas assez du plus grave, du plus redoutable problème d’équilibre agité par les armes, les questions religieuses deviennent de plus en plus un des élémens violens et irritans de la politique. C’est encore un Anglais, un des premiers dignitaires de l’église catholique au-delà du détroit, le cardinal Manning, qui, jugeant l’état présent du monde à sa manière, disait dernièrement : « Ce qu’on appelle la question d’Orient recevra la solution que la Providence lui a assignée, l’indépendance du saint-siège... Le bouleversement européen qui se prépare amènera, au milieu de ses cataclysmes, l’indépendance du souverain pontife... » Voilà qui serait rassurant si ces fanatismes d’église n’avaient l’habitude de tout exagérer, de tout représenter sous des couleurs apocalyptiques ! Toujours est-il que les questions religieuses jouent certainement un grand rôle dans la politique un peu partout et particulièrement en France, où il y a comme une émulation désastreuse d’exagération entre l’esprit clérical et l’esprit radical. Elles se mêlent désormais à tout, à l’administration, à une affaire de budget, à la diplomatie, aux luttes parlementaires; elles sont l’embarras des gouvernemens, la tentation irrésistible des partis plus que jamais implacables, et c’est ainsi que dès le premier jour de la session qui vient de se rouvrir, sans plus attendre, le conflit a éclaté dans la chambre des députés sous la forme d’une interpellation des gauches au sujet des « menées ultramontaines. » C’est là vraiment ce que nous appelons une session ouverte sous des auspices peu rians entre des complications extérieures, dont le seul spectacle devrait rallier tous les patriotismes prévoyans, et des excitations intérieures qui ne peuvent que diviser.

C’était à peu près inévitable avec le tour que prennent les discussions publiques, nous le savons bien. Il est malheureusement trop visible que depuis assez longtemps, par la plus étrange des confusions, il s’est formé un esprit semi-politique, semi-religieux, aussi compromettant pour la religion que pour la politique, plein de velléités agitatrices, fort disposé à se mettre au-dessus ou en dehors des lois, à ne tenir aucun compte des difficultés, des dangers de la situation faite au pays. Cet esprit, nous en sommes persuadé, n’est réellement ni dans la masse du clergé français, ni dans la masse conservatrice de la nation; mais il s’est assez emparé de quelques-uns des chefs du clergé, de certains groupes des partis conservateurs officiels, pour donner aux uns et aux autres une couleur cléricale, qu’ils arborent du reste dans toutes les luttes, — pour créer une apparence d’agitation. Ce cléricalisme, puisque c’est le nom consacré, a toujours l’air d’entrer en campagne, de préparer des milices pour les conduire au combat, et on ne peut en vérité mieux se représenter un tel esprit que sous la figure de ce jeune officier de cavalerie, qui semble n’être entré à la chambre des députés que pour être le porte-fanion laïque et mondain de l’église. M. le comte Albert de Mun, qui s’est jeté l’autre jour si vaillamment dans la mêlée, son drapeau à la main, est un brillant chevalier du sacerdoce, au cœur loyal, à la parole convaincue et ardente. Il n’a qu’un défaut, il fait de la politique en prédicateur qui développe quelque thèse sacrée sans regarder autour de lui, et quand il s’arrête devant le pape pour saluer « ce grand nom, » pour nous dire tout à coup ce que c’est que la papauté, il a trop l’air de réciter pieusement quelque monologue à la façon d’Hernani. Avec cette éloquence plus chaleureuse que substantielle, plus mystique qu’originale, nous sommes un peu loin de Montalembert et de Lacordaire. Des officiers de cavalerie dirigeant les cercles catholiques, déployant dans l’enceinte législative un drapeau de théocratie ou même introduits dans les chaires des églises par la main complaisante de quelques prélats, et devenant les auxiliaires des évêques, tout cela constitue des mœurs assez nouvelles; tout cela peut paraître singulier à des âmes simplement religieuses, et dans ces derniers temps il y a eu évidemment une recrudescence dont une récente allocution du souverain pontife semble avoir donné le signal. Aussitôt tous les zèles se sont échauffés : mandemens de quelques évêques, protestations contre les lois italiennes, contre la « captivité du pape, » contre « le soldat étranger qui veille aux portes du Vatican, » et contre « les hordes savoyardes» qui sont à Rome, — démarches auprès de M. le ministre des affaires étrangères en faveur de l’indépendance pontificale menacée, pétitions organisées par les comités catholiques pour peser sur les chambres, sur le gouvernement, sur M. le président de la république lui-même, rien n’a manqué. M. L’évêque de Nevers s’est cru autorisé à adresser des circulaires à tous les fonctionnaires civils de son diocèse pour les associer à ses protestations, et comme il faut que partout le plaisant se mêle au sévère, les dames pieuses de France ont été elles-mêmes appelées à manifester! Nos dames françaises sont au courant de tout; elles savent que la loi sur les abus du clergé qui avait été présentée par le garde des sceaux italien, M. Mancini, — et qui vient d’ailleurs d’être rejetée par le sénat de Rome, — était un attentat, qu’elle supprimait « la liberté de communication du souverain pontife avec les catholiques, » qu’elle était de plus « contraire aux engagemens pris par l’Italie envers le monde catholique,... » et en conséquence elles protestaient! La protestation a couru, dit-on, jusque dans des écoles. Et ce qu’il y a de plus étrange, c’est que les promoteurs, les défenseurs de ces pétitions, de ces démarches, de ces manifestations semblent ne pas se douter, même encore aujourd’hui, de la gravité de ce qu’ils faisaient. C’était, à ce qu’il paraît, tout simple de signaler l’Italie comme la geôlière de la papauté, malgré la loi des garanties que M. le président du conseil a pris la peine de lire l’autre jour à la chambre des députés, — de protester contre des lois discutées par le parlement italien, et qui ne touchent nullement du reste aux communications du souverain pontife avec l’univers catholique ! Quand on s’est efforcé de montrer aux manifestans que ce qu’ils demandaient était un acte d’hostilité contre une nation dont la France est et entend rester l’alliée, ils se sont écriés qu’ils ne voulaient pas la guerre avec l’Italie; mais alors que voulaient-ils donc? ou ils ne comprenaient pas réellement la portée de l’acte auquel ils s’associaient sans réflexion, ou bien par passion de parti, pour un intérêt d’église, ils bravaient le péril de troubler, dans un moment comme celui-ci, les relations de la France, d’affaiblir la situation de notre pays dans le monde.

Oui, sans doute, ces manifestations persistantes devaient être arrêtées ou découragées, elles devaient, pour le bien de la paix civile et religieuse, être réduites à leur véritable valeur, et l’interpellation dont les présidens des gauches, M. Leblond, M. de Marcère et M. Laussedat, ont pris l’initiative, que M. Leblond a développée, cette interpellation n’avait rien que de simple. C’était une occasion de dissiper les fantômes, de rétablir la vérité, d’opposer une expression officielle, décisive de la politique française à une agitation que l’esprit de parti et les défiances étrangères pouvaient exploiter. Il y avait seulement un danger, c’était de prolonger l’agitation en croyant la réprimer, de répondre à des exagérations par des exagérations, en un mot de dépasser le but et de créer par cela même des difficultés nouvelles.

En réalité de quoi s’agit-il dans tout cela? Eh! certainement cet esprit clérical dont on se plaint justement, qui se produit parfois sous la forme de manifestations aussi bruyantes qu’inopportunes, cet esprit existe, et si on le laissait faire, s’il avait autant de puissance que d’ambition, il irait loin, c’est possible ; mais il est isolé, il ne répond à rien de réel et de profond dans la société française telle que la révolution de 1789 l’a faite. Il n’est que l’expression passionnée et turbulente d’une minorité au milieu d’une situation religieuse régulière, pacifique, fondée sur des rapports définis entre l’église et l’état, réglée par des lois, et il n’aurait que la force qu’on pourrait lui donner en troublant cette situation, en inquiétant les sentimens conservateurs du pays, en cherchant à le combattre par des passions révolutionnaires, par des manifestations ou des menaces radicales. La force efficace contre l’esprit clérical, ce n’est nullement le radicalisme avec ses discours et ses défis, c’est l’application juste et prudente des lois, le maintien des droits traditionnels de l’état, avec la garantie d’une protection assurée aux sentimens religieux et sincères des populations. A vrai dire, ce qu’il y aurait eu de mieux à l’occasion de cette interpellation de l’autre jour, c’eût été que dès le premier instant le gouvernement vînt préciser cette situation, maintenir l’autorité des lois, revendiquer les droits de l’état et couper court par une déclaration simple et nette à des discussions irritantes. C’eût été aussi de la part de toutes les opinions un acte de sagesse et de patriotisme de se contenter d’une déclaration de ce genre qui aurait montré la puissance de la loi à ceux qui sont trop disposés à la méconnaître et qui dans tous les cas aurait dégagé la France de toute solidarité avec des manifestations compromettantes. On ne s’en est pas tenu là, on a voulu déchirer les voiles, comme on l’a dit. M. le président du conseil a craint sans doute de paraître éluder la difficulté; il n’a pas parlé assez tôt, il a parlé un peu longuement et il n’a pas donné à sa parole l’accent net, frappant, qui prévient ou tranche un débat. La discussion s’est étendue, passionnée, et qu’en est-il résulté? Un discours de M. Gambetta, qui a créé un moment au chef du ministère une situation critique, et un ordre du jour auquel le gouvernement ne s’est résigné que pour éviter un échec, — qui reste peut-être aujourd’hui un embarras de plus.

M. Gambetta est de ces républicains qui se croient souvent obligés de déguiser un acte de modération sous la véhémence des paroles, et qui ne s’aperçoivent pas qu’en mettant la passion dans les paroles ils détruisent d’avance l’effet de la modération dans les actes. Certes, à ne prendre que la substance du discours qu’il a prononcé l’autre jour, il n’y a en vérité rien d’extraordinaire. M. Gambetta s’est déclaré l’adversaire de toute réforme radicale dans la situation de l’église ; il s’est prononcé sans hésitation pour le concordat ; il veut simplement défendre la puissance de l’état contre tous les envahissemens, contre toutes les usurpations, et il s’est même emporté contre ceux qui l’accusaient encore d’être passionné lorsqu’il se bornait, prétendait-il, à demander l’exécution des lois « qui ont été appliquées par M. de Vatimesnil, par Mgr Frayssinous, par le gouvernement de Charles X, par le gouvernement de Louis-Philippe, par l’empire… » Le fait est qu’il l’a dit, il l’a dit au moins à sa manière ; mais c’est là justement qu’est la faiblesse de la situation qu’il prend dans ces questions toujours délicates. Par le fond de son discours, M. Gambetta est passablement conservateur, il l’est assez pour que quelques-uns de ses amis puissent le traiter de réactionnaire, et en même temps ces idées qui n’ont rien que de raisonnable, il les développe avec l’emportement de ses passions, avec un esprit qui prétend faire des plus simples garanties une arme de combat.

A quoi faut-il s’arrêter ? Est-ce à la partie modérée du discours ? est-ce à la partie violente et à l’ordre du jour qui en est la traduction exagérée, emphatique ? M. Gambetta poursuit le cléricalisme ; il y a seulement bien des choses qui sont à ses yeux le cléricalisme, et on dirait qu’il se plaît à multiplier les ennemis qu’il veut détruire. Le sénat, par exemple, est « la citadelle,… le refuge, le réduit » du cléricalisme. Voilà un ennemi ! Où était la nécessité de mettre directement et violemment en cause le sénat ? Si M. Gambetta a le droit d’accuser le sénat, les sénateurs auront le droit d’accuser la chambre des députés, — et ce sera probablement l’ordre dans la république ! Ce n’est pas tout, il y a un autre point où, sous prétexte de déchirer les voiles, M. Gambetta ne montre pas plus de tact. M. Gambetta ne veut pas qu’on puisse dire que le cléricalisme est une minorité, même dans le clergé, que M. L’évêque de Nevers est une exception. C’est là un subterfuge bon pour M. le président du conseil, qui « ne trouve dans son cœur ni dans ses souvenirs aucune parole de réprobation » contre la violation des lois ! M. Gambetta veut qu’il soit bien avéré que l’unanimité de l’épiscopat français pense et parle comme M. L’évêque de Nevers. « Il ne s’agit pas, s’écrie-t-il, d’un groupe d’hommes, d’une fraction de l’épiscopat, nous sommes en présence d’une armée qui a un général et qui manœuvre comme savent manœuvrer les armées disciplinées… » Fort bien ! voilà un autre ennemi, le véritable ennemi, et, lorsqu’ensuite M. Gambetta résume son discours dans un dernier mot, — « guerre au cléricalisme ! » — cela veut dire, à ne pouvoir s’y méprendre : « guerre au clergé tout entier ! »

Ainsi guerre au sénat ! guerre à l’église elle-même sous le nom de cléricalisme ! C’est la pensée qu’on retient vainement, qui éclate à tout propos. Que M. le président du conseil ose dire tout haut qu’il professe « pour la religion catholique et pour le clergé un respect profond et sincère, » un loustic de la gauche s’écrie : « Amen ! » Que M. Jules Simon se plaise à montrer que l’église a aujourd’hui plus de libertés qu’elle n’en eut jamais, même sous la restauration, un habile du radicalisme murmure avec un soupir de regret : « Hélas! » Que le chef du cabinet représente le gouvernement comme disposé à maintenir les droits de l’état en refusant de reconnaître une bulle pontificale qui a institué récemment un chancelier de l’université catholique de Lille, M. Gambetta lui-même ajoute aussitôt : « Il faut fermer cette université! » Rien de plus expéditif, il faut fermer : voilà qui a du succès auprès de la gauche! M. le président du conseil, quant à lui, a moins de succès quand il remplit le devoir ingrat de dire à ces libéraux : « Non, il ne faut pas fermer cette université... Il suffit de constater qu’il est impossible que des grades soient conférés en France autrement qu’en observant les règles établies par nos lois. » Et ces républicains ne s’aperçoivent pas que par cette pensée de guerre incessante, mal dissimulée, souvent puérile, ils donnent à leurs adversaires le facile prétexte de dire que ce qu’on poursuit en eux ce n’est pas ce qu’on appelle le cléricalisme, c’est le catholicisme lui-même, c’est la religion de la majorité du pays. Ils ne voient pas qu’en se laissant emporter à des ordres du jour qui dépassent le but, ils s’exposent à faire une œuvre violente ou stérile, dénuée de sanction; ils affaiblissent deux fois le gouvernement en se substituant à lui, en le réduisant à une sorte d’acceptation forcée de ce qu’il ne peut approuver, et en mettant dans ses mains une arme dont il ne peut se servir. Que veut-on qu’il fasse de tous ces gros mots de « sécurité intérieure et extérieure » compromise, de répression d’une « agitation antipatriotique? » Quels moyens peut-il sérieusement employer? Si l’on prenait à la rigueur cet ordre du jour, il ne resterait plus en vérité qu’une accusation de haute trahison, et nous ne supposons pas qu’on en soit là. S’il ne s’agissait que de dégager la politique de la France de ce tourbillon de manifestations imprévoyantes et de donner au gouvernement, par un témoignage de confiance, une force nouvelle dans l’exécution des lois, pourquoi ne pas le dire plus simplement sans recourir à des déclamations irritantes? Pourquoi faire une œuvre de parti là où il n’y avait à faire qu’une œuvre de politique et de patriotisme?

C’est la fatalité et le danger de ces luttes mal engagées, rapidement poussées à l’extrême par les passions contraires. M. Gambetta s’écrie que le cléricalisme c’est l’ennemi, et il demande ce qu’on fera pour combattre l’ennemi. M. le comte de Mun, à son tour, déclare que l’ennemi c’est le radicalisme, et il demande comment on entend sauvegarder la paix intérieure menacée par les excès révolutionnaires. Les uns lisent des journaux prétendus conservateurs qui ne respectent ni les institutions ni les alliances de la France; les autres lisent des journaux prétendus républicains qui outragent toutes les croyances et quelquefois les souverains étrangers. Ceux-ci croient servir la république par la guerre aux cléricaux ; ceux-là se figurent discréditer la république en la montrant en lutte avec toutes les traditions conservatrices. Chacun a son préjugé, sa haine de parti. Entre toutes ces exagérations cependant il y a l’intérêt du pays que tout le monde invoque et qu’on ne respecte guère, qui exclut certainement les agitations, les violences de toute sorte, « le fanatisme religieux et le fanatisme antireligieux, » comme le disait naïvement un ordre du jour qui n’a pas même eu la chance d’être mis aux voix. Cet intérêt, qui le représente? qui parle pour lui? les partis l’oublient tous les jours; c’est le rôle et le devoir du gouvernement de le défendre, et M. le président du conseil s’efforce assurément de ne pas manquer à ce devoir. Il a particulièrement essayé de le remplir à l’occasion de cette récente interpellation ; il n’a peut-être pas été très heureux, il a parlé du moins avec une modération complète, avec une impartialité supérieure, et chose étrange, surtout peu rassurante, c’est M. Jules Simon qui a eu le langage d’un homme de gouvernement, c’est M. Gambetta que la majorité des gauches a suivi! L’ordre du jour qui a été voté est la conséquence du discours passionné de M. Gambetta bien plus que du discours modéré de M. Jules Simon. La situation peut sembler bizarre, elle l’est en effet plus qu’on ne le croit, et elle a été un instant sur le point de devenir grave. Pour tout dire, M. le président du conseil a failli être victime de sa modération même; M. Gambetta n’a rien négligé pour mettre le gouvernement dans l’embarras en l’accablant de l’ironie de sa protection, si bien qu’un moment, en plein imbroglio parlementaire, on a pu se demander ce qui allait arriver, si une scission n’allait pas éclater. Il a fallu suspendre la séance pour délibérer dans les conciliabules secrets, pour essayer de tout rajuster.

Comment M. le président du conseil a-t-il été sauvé? Un incident providentiel est survenu! M. Gambetta avait fort endommagé la position de M. le ministre de l’intérieur, un journal clérical, par ses attaques injurieuses, a rétabli l’équilibre. Ce journal, exhibé à propos, a provoqué un mouvement aussi naturel qu’inoffensif d’indignation de la part du chef du cabinet et lui a permis d’oublier un peu sa modération de la veille pour se rallier à un vote qu’il ne pouvait plus empêcher. Il est resté avec un ordre du jour passablement embarrassant sur les bras et cette majorité des trois gauches qu’on lui a prêtée, dont il n’est pas maître, qui est assurément destinée à défaire plus de ministères qu’elle n’en fera jamais vivre, car c’est là toujours le mal profond, le mal qui crée ces situations incohérentes d’où sortent les incidens et les mécomptes : il n’y a qu’une apparence de majorité. Cette réunion des trois gauches, que M. Gambetta peut désirer maintenir, puisqu’il s’en sert, n’est qu’un artifice trompeur, périlleux, qui empêche tout. Elle est si peu sérieuse qu’après s’être entendue sur un ordre du jour, elle ne s’entendrait probablement plus sur la manière de l’interpréter, sur les conséquences qu’on en peut tirer, et si elle s’entendait encore une fois de façon à rendre le pouvoir par trop difficile à M. Jules Simon, après l’avoir rendu impossible à M. Dufaure, elle irait au-devant de crises nouvelles dont ne profiterait certainement pas le crédit de la république, qu’elle prétend servir. Nous ne savons pas si dans l’état des partis, dans la confusion de la chambre, on peut former une majorité avec d’autres élémens mieux coordonnés, sous une inspiration de prudente modération ; ce serait au moins à tenter, et c’est ici, les hommes distingués d’un de ces groupes nous permettront de le leur dire, c’est ici que le centre gauche manque absolument à son rôle eu prolongeant au-delà de toute mesure une fiction à laquelle il ne croit pas, dont il sent le danger, en faisant sa partie dans cet orchestre assourdissant. Ce qui est certain, c’est que la majorité telle qu’on la représente n’est point de celles qui peuvent donner une force réelle à un gouvernement ; elle est de celles qui embarrassent, qui affaiblissent un pouvoir, qui lui font la vie dure, sans fournir même les moyens de le remplacer. C’est ce que les derniers incidens ont mis une fois de plus en lumière.

Et maintenant, après l’interpellation de la chambre des députés, allons-nous avoir une interpellation dans l’autre chambre? Le sénat va-t-il saisir l’occasion d’interroger le ministère sur la portée qu’il entend donner à l’ordre du jour du 4 mai ou sur sa politique intérieure? L’intention paraît avoir existé, puis des doutes sont venus au moins sur l’opportunité, puis on a examiné encore. Si l’initiative avait dû être prise par l’honnête et intraitable marquis de Franclieu, c’est ce qu’aurait pu demander de mieux le ministère, à qui les opinions légitimistes et ultramontaines de l’interpellateur auraient rendu la réponse facile. Il est certain que par son tempérament, par l’esprit qui l’anime, le sénat ne peut se prêter ni à des agressions immodérées contre l’église ni à des manifestations compromettantes pour l’état. M. le président du conseil n’aurait aucune peine à se remettre au vrai point de son premier discours dans la chambre des députés. Peut-être après tout le sénat aurait-il mieux à faire que de prolonger des discussions irritantes, de répondre à des attaques peu réfléchies par des démonstrations d’autorité, d’opposer ordre du jour à ordre du jour, car enfin, qu’on ne s’y trompe pas, tous ces jeux où l’on se plaît à Versailles, qu’on semble vouloir recommencer avec la session nouvelle, ne sont pas d’un intérêt démesuré pour le pays. Ils ne passionnent ni n’amusent le pays industrieux et calme qui les voit avec une philosophie sceptique, qui ne les comprend pas toujours et qui au fond ne demande que deux choses : la paix avec le travail et un gouvernement à demi sensé, même tout à fait sensé si c’est possible, qui conduise ses affaires sans le compromettre témérairement dans des aventures comme aussi sans le diminuer au milieu de toutes ces complications de la diplomatie et de la guerre qui se succèdent, qui tiennent l’Europe entière en suspens.

C’est là le point grave en effet. Pour le moment, tous les regards sont tournés vers l’Orient, vers ces contrées toujours disputées où la Russie et la Turquie vont se rencontrer une fois de plus les armes à la main. La diplomatie, après avoir été vaincue et déçue dans tous ses efforts, n’a plus qu’à regarder aujourd’hui et à surveiller avec attention les événemens. La Russie est désormais en pleine action, ou du moins en pleine marche de toutes parts; elle a ses têtes de colonnes sur le Danube, sur les divers points où elle se propose sans doute de passer le fleuve, et en Asie elle manœuvre autour de Batoum ou dans la direction de Kars, la clé de la défense de la Turquie de ce côté. Naturellement, avant même que la guerre soit engagée d’une manière sérieuse, les bulletins courent l’Europe. C’est tout au plus si la place de Kars, qui a résisté pendant bien des mois en 1855, devant laquelle les Russes ont essuyé des échecs sanglans, n’a pas capitulé à la première sommation. En réalité c’est une campagne qui commence comme toutes les campagnes de ce genre, qui s’engage cette fois, comme en 1828, dans des conditions particulièrement laborieuses, au milieu des contrées inondées du Danube, où les opérations ne marchent pas si vite. Ces difficultés, ces lenteurs étaient prévues, et il est douteux qu’avant quelques jours il y ait rien de décisif, surtout dans la vallée du Danube, où le point de passage de l’armée russe reste incertain malgré les canonnades peu sérieuses échangées jusqu’ici.

L’action militaire proprement dite en est donc encore à s’accentuer, et déjà, avant d’avoir frappé le premier coup par les armes, la Russie n’en est plus sans doute à mesurer, dans le sentiment de sa responsabilité, la gravité politique d’une entreprise dont tout le monde a voulu la détourner. Elle n’en est pas à démêler tout ce qui peut surgir de questions, de difficultés, de complications, naissant presque irrésistiblement de la guerre, affectant plus ou moins tous les intérêts. La Russie a la ferme résolution de limiter son intervention aux seuls objets qu’elle se propose, nous voulons le croire; elle a eu le soin de définir ces objets, de désavouer toute pensée de conquête ou de prépotence exclusive, de rassurer les cabinets par ses déclarations : soit. On a eu soin aussi de prendre acte de ses engagemens. Ce n’est pas moins l’inconnu qui commence avec la guerre, et, à peine la Russie a-t-elle fait un pas, voilà déjà une première question qu’elle soulève. Elle entraîne dans la lutte les Roumains, dont elle emprunte le territoire, c’était facile à prévoir. La Roumanie à son tour a son ambition, elle veut proclamer son indépendance, s’ériger en royaume, rompre le faible et peu compromettant lien de vassalité nominale qui la rattachait à l’empire ottoman. Or la Roumanie est une création européenne, elle est sous une certaine juridiction de l’Europe. La diplomatie a bien quelques droits sur la question. Ce n’est point sans doute qu’il ait dû y avoir, comme on s’est hâté de le dire, des observations, moins encore des protestations au sujet d’un fait qui était à peu près inévitable, devant lequel on est d’autant plus désarmé qu’on ne pouvait songer à l’empêcher, qu’il aurait fallu d’abord garantir cette neutralité roumaine. Ce n’est pas moins le premier indice des complications de toute sorte qui peuvent s’élever à chaque pas, qui tiennent désormais et plus que jamais toutes les préoccupations en éveil. Ces préoccupations, elles viennent d’éclater, dans toutes ces discussions récentes des parlemens de tous les pays, où se dessine l’attitude expectante et inquiète des diverses politiques.

De toutes les nations, la France était heureusement celle qui pouvait, avec le plus de facilité, prendre aussitôt sa vraie situation. Dès le premier jour de la session, M. le ministre des affaires étrangères s’est empressé de porter devant les chambres une déclaration résumant la politique française en deux mots : « La neutralité la plus absolue, garantie par l’abstention la plus scrupuleuse. » La neutralité ne peut coûter à la France, elle est la règle en même temps naturelle et réfléchie de sa conduite, elle n’est que la conséquence de la ligne qu’elle a suivie dans toutes les phases de cette crise, évitant de se désintéresser d’une si grande question, évitant aussi de se lier, et, arrivant au bout, libre d’engagemens, maîtresse de sa politique. M. le duc Decazes ne pouvait, sans péril, dévier de cette sage pensée dans ces longues négociations, qui ont eu un si fâcheux dénoûment, et dont tous les recueils de documens diplomatiques français, anglais ou italiens racontent l’histoire. Ce qu’on peut désirer, c’est que la France ne cesse de garder cette impartialité que sa situation lui impose et qui peut lui donner, en certaines circonstances, une autorité nouvelle. Elle n’a point pour sa part à prendre une initiative au moment voulu ; elle sera naturellement avec ceux qui s’efforceront de rétablir la paix du monde, et dès aujourd’hui elle est certainement au premier rang de ceux qui ont le désir de voir la lutte se restreindre, se circonscrire dans des limites que la Russie elle-même ne peut vouloir franchir, qu’elle ne franchirait qu’en courant le risque de se mettre en conflit avec une partie de l’Europe. L’Autriche, plus engagée par tous ses intérêts en Orient, l’Autriche, elle aussi, vient de définir sa politique dans le parlement de Vienne. L’Autriche, comme les autres, reste neutre en réservant une liberté d’action dont elle ne songerait à user que si les événemens se rapprochaient trop de ses frontières. L’Italie avait déjà proclamé sa neutralité.

S’il y a un pays dont les résolutions dussent avoir aujourd’hui de l’importance, c’est l’Angleterre, l’Angleterre, qui plus que toute autre puissance a été engagée dans ces dernières phases des affaires d’Orient vis-à-vis de la Russie ; le cabinet de Londres à son tour n’a point hésité à déclarer sa neutralité. Il y a seulement une différence : les autres puissances n’ont point eu à donner des explications spéciales que leur position ne nécessitait pas, elles ont gardé une réserve de langage que tout leur commandait. L’Angleterre, en restant neutre, a voulu définir sa neutralité, en marquer le caractère et pour ainsi dire en tracer les limites. Elle a procédé comme elle procède assez habituellement dans toutes les circonstances de ce genre, sans subterfuge, presque sans ménagement. L’Angleterre, à vrai dire, est dans une situation particulière. Plus elle attachait de prix au maintien de la paix, plus elle a multiplié les efforts pour détourner le conflit, et plus elle ressent la déception d’avoir si peu réussi. Cette déception, elle ne l’a pas dissimulée ; elle n’a nullement déguisé sa mauvaise humeur, elle lui a donné au contraire une expression très officielle, très authentique par la dépêche que lord Derby a opposée à la circulaire publiée par le prince Gortchakof au moment de la déclaration de guerre. Ce n’est pas absolument nouveau; ce que lord Derby dit aujourd’hui, l’Angleterre le disait en 1828 dans une circonstance semblable. Lord Derby y met seulement à l’heure qu’il est un accent particulier de franchise, ou, si l’on veut, de rudesse. Il ne veut pas que le cabinet de Saint-Pétersbourg s’y méprenne. Il n’admet pas que le protocole du 30 mars fût une œuvre vaine, que toute issue fût fermée à la conciliation, qu’il ne restât plus qu’à procéder par les armés à l’égard de la Turquie. Il ne craint pas d’opposer au cabinet de Pétersbourg le traité de 1856 et de déclarer qu’en « ayant recours aux armes sans consulter ses alliés l’empereur de Russie est sorti du concert européen, » — ajoutant aussitôt qu’il est « impossible de prévoir les conséquences d’un acte pareil. » C’est l’expression de la politique anglaise avec ses jugemens un peu acerbes et ses réserves pour les intérêts britanniques, telle qu’elle vient de se produire d’ailleurs dans un des plus amples débats qui aient occupé le parlement.

C’est M. Gladstone qui avait pris l’initiative de cette grande discussion en proposant une série de résolutions dont la conséquence aurait été d’engager l’Angleterre dans une alliance avec la Russie contre l’empire ottoman; il a été obligé d’abandonner la plus grande partie de ces résolutions sous peine d’être abandonné lui-même par presque tous les libéraux. M. Gladstone a certes mené vigoureusement l’attaque contre le cabinet; mais il ressemblait trop à un grand esprit dévoyé, et en définitive il n’a réussi qu’à offrir à quelques-uns des ministres, à M. Cross, au sous-secrétaire d’état des affaires étrangères, M. Bourke, l’occasion d’exposer une fois de plus la politique anglaise, de caractériser ces intérêts anglais dont on parle toujours. La discussion du parlement a été moins rude que la dépêche de lord Derby; elle n’est encore, d’une certaine façon, que le commentaire plus étendu de cette neutralité où l’Angleterre veut sincèrement rester, mais où elle ne veut pas s’endormir en présence des grandes questions qui agitent le monde. Qui pourrait dire que cette attitude de l’Angleterre, dût-elle passer pour un peu sévère aux yeux de la Russie, ne serait pas utile à la Russie elle-même comme à l’Occident, le jour où renaîtrait une possibilité de paix en Orient ?


CH. DE MAZADE.



ESSAIS ET NOTICES.

Esaïe Gasc, citoyen de Genève, sa politique et sa théologie. — Genève, — Constance, — Montauban, 1748-1813, par M. Ch. Dardier, pasteur à Nîmes. Paris, 1876.


Le nom presqu’inconnu parmi nous que M. Dardier a voulu tirer d’un oubli immérité est celui d’un enfant de Genève, à la fois théologien, réformateur politique et professeur, qui prit une part importante aux agitations de la petite république à la veille et pendant le cours de notre grande révolution, et qui fut plus tard un des premiers professeurs nommés par Napoléon à la faculté de théologie protestante récemment instituée à Montauban. En dehors de l’intérêt personnel qu’inspire la biographie de cet homme de conscience et de talent, physionomie originale et dont on trouverait difficilement le pendant en France même, il y a deux ordres de considérations qui en relèvent pour nous la valeur. Le premier se tire de la lumière que cette biographie, laborieusement puisée à d’excellentes sources pour la plupart inédites, jette sur la vie intérieure de la république genevoise au moment où ses institutions traditionnelles allaient être emportées par la tempête révolutionnaire ; le second se rattache aux premières luttes théologiques dont l’église réformée de France fut le théâtre au lendemain même de sa reconstitution et où l’on discerne déjà les germes de la crise dans laquelle nous la voyons se débattre aujourd’hui. Gasc, pasteur d’opinions démocratiques, dut aux événemens plus encore qu’à ses propres efforts de présider au triomphe de la démocratie dans son pays natal ; théologien libéral à Montauban, il dut se défendre contre les âpres dénonciations de l’orthodoxie encore très susceptible des protestans méridionaux. Il est vrai qu’aujourd’hui, sans rien modifier dans son credo, Gasc passerait pour orthodoxe ; mais autres temps, autres mœurs, et surtout autres idées. C’est l’esprit des tendances divergentes qui demeure identique à lui-même. C’est ainsi qu’un libéral du temps de la restauration devrait aujourd’hui changer notablement d’opinions pour n’être pas classé parmi les réactionnaires; seulement, fidèle à l’esprit qui l’animait alors, il les modifierait beaucoup.

Esaïe Gasc naquit à Genève le 13 mai 1748. Ses parens étaient des Français réfugiés, originaires du Languedoc. Son père doit avoir quitté la France peu après le terrible édit de 1724 qui dissipa les dernières illusions des protestans de France sur les chances d’un adoucissement quelconque aux mesures oppressives de Louis XIV. Il exerça longtemps les fonctions de chantre à la cathédrale de Genève, ce qui, pour le dire en passant, était considéré comme une position fort honorable. Esaïe Gasc étudia en vue de la carrière ecclésiastique, fut consacré en 1772 et appelé au poste de catéchiste. Il était déjà quelque peu hétérodoxe en religion et nettement démocrate en politique. Il était du reste très conforme aux us et coutumes de la république calviniste que les pasteurs prissent ouvertement part aux débats publics. Ajoutons que rien n’était plus compliqué, moins conforme à nos idées actuelles de justice sociale, que l’organisation politique de Genève à cette époque. Il faut regretter sans doute que là, comme en Hollande, en Belgique, dans certaines parties de la Suisse et de l’Allemagne, la révolution française ait terni l’éclat de ses triomphes moraux en blessant le sentiment national et en faisant à la fin peser l’oppression étrangère sur des populations qui avaient eu confiance en elle ; mais on peut vraiment se demander si, sans la refonte totale et forcée qu’elle fit subir à toutes les vieilles institutions locales, ces divers pays seraient parvenus d’eux-mêmes à sortir de l’enchevêtrement gothique où les retenait une organisation surannée, partout basée sur le privilège et l’exception et décidément incapable de répondre aux exigences des sociétés modernes. A Genève, par exemple, sur un territoire moins étendu que beaucoup de nos arrondissemens et sans noblesse féodale, il n’y avait pas moins de cinq à six classes de personnes séparées par d’infranchissables barrières. En tête venaient les citoyens, seuls habiles à faire partie du petit conseil ou sénat; puis venaient les bourgeois, qui pouvaient être du conseil général (assemblée des citoyens et des bourgeois) et du grand conseil (parlement au petit pied); après eux venaient les natifs, puis les habitans, puis les domiciliés, enfin les campagnards ; tout cela sur une population qui ne dépassait guère 30,000 âmes! Les dernières classes ne jouissaient d’aucun droit politique, et le mécanisme constitutionnel concentrait de fait l’autorité tout entière entre les mains d’une trentaine de familles.

La carrière politique de Gasc fut à peu près toute absorbée par ses efforts pour réformer la constitution dans un sens plus égalitaire. Vaincu d’abord, il se vit frappé d’un exil de dix ans qu’il passa en Irlande, en Suisse, surtout à Hanau et à Constance, où il remplit les fonctions de pasteur. Rappelé à Genève en 1790 et nommé pasteur d’une paroisse rurale, il continua de revendiquer l’égalité politique de tous les Genevois. Bientôt il dut résigner ses fonctions ecclésiastiques pour se vouer tout entier à la cause de la réforme sociale. L’influence des événemens qui se déroulaient en France contribua forcément à son succès ; il fut élu syndic en 1794, s’efforça, sans y réussir toujours, de prévenir les excès de la terreur genevoise qui eut, elle aussi, ses heures néfastes, et enfin en 1798 il se trouva dans la douloureuse nécessité d’apposer son nom au traité de réunion à la France, acte arbitraire, à peine aperçu dans ces temps agités, et qui, comme tous les actes de ce genre, n’a pas porté bonheur au pays annexant. Gasc rentra dès lors dans la vie privée, d’où il fut tiré en 1809 par le décret impérial qui le nommait professeur à Montauban.

De nouvelles luttes l’y attendaient. Gasc avait apporté dans la chaire montalbanaise les doctrines quelque peu sociniennes, surtout au chapitre de la Trinité, qui depuis plus d’un demi-siècle avaient trouvé faveur dans l’école théologique de Genève et qui, dans le temps, avaient donné lieu au célèbre débat avec D’Alembert. Des réclamations violentes ne tardèrent pas à s’élever de divers côtés. Les pasteurs de Nîmes, de cette église aujourd’hui si libérale, se distinguèrent par leur zèle orthodoxe. Gasc tint tête à l’orage avec autant de modération que de fermeté, et l’affaire se termina par un compromis qui pouvait passer pour une victoire du professeur menacé de destitution, car il gardait sa chaire et la liberté de ses idées. Cependant il est clair que la querelle, un moment assoupie, n’aurait pas tardé à se rallumer; mais peu de temps après, le 28 octobre 1813, Gasc succomba à une attaque d’apoplexie.

En fait, cet homme n’est pas parti sans avoir tracé son sillon sur sa route. Il a fortement contribué à faire triompher dans son pays natal les principes d’une démocratie largement appliquée, et qui, favorisée par bien des circonstances de l’ordre politique et moral, a permis à Genève d’atteindre la position brillante et prospère dont elle se glorifie à juste titre. Il a été l’un des premiers parmi les protestans de langue française à élargir les cadres étroits de la théologie calviniste. Son biographe a raconté avec un soin scrupuleux cette existence à la fois modeste et féconde. On ne peut trop louer la peine que M. Dardier a prise pour retrouver, tant à Genève qu’en France, tous les documens, les uns imprimés, les autres écrits, tous disséminés, qui pouvaient l’éclairer. Son récit, bien que très détaillé et toujours appuyé de notes nombreuses, demeure attachant d’un bout à l’autre.


ALBERT REVILLE.


Le directeur-gérant, C. BULOZ,