Chronique de la quinzaine - 30 avril 1877

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Chronique n° 1081
30 avril 1877
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 avril 1877.

C’est donc décidé, fatalement décidé, tout aura été inutile. Vainement les empereurs, les chanceliers, les ministres, les diplomates, tous les sages ou ceux qui passent pour sages, auront pendant deux ans mis en commun leur habileté, leur prudence, sans doute aussi leur esprit de conciliation, dans une suite de négociations, de mémorandums et de protocoles : voilà le résultat! L’outre aux tempêtes est rouverte en Orient.

Dût cela ressembler à de l’ingénuité, on nous permettra de dire qu’il y a peu d’aventures plus humiliantes pour la diplomatie. Quoi! six grands gouvernemens qui représentent l’Europe s’agitent depuis deux années autour d’une question qui touche sans doute aux points les plus vifs, les plus délicats de la politique, mais qui avant tout est une question d’humanité et de civilisation. Ils sont ou du moins ils paraissent d’accord sur la nécessité de chercher ensemble un moyen de tempérer la crise orientale en préservant dans tous les cas la sécurité de l’Occident. Ils n’ont que des vues désintéressées, ils ne cessent de le répéter, ils désavouent toute intention, toute arrière-pensée de politique particulière; leur unique objet est la paix! Ils peuvent ce qu’ils veulent, cela n’est point douteux, — et, par une fortune ironique, ces grands gouvernemens, si attachés à la paix, si prodigues de déclarations de bonne intelligence, n’arrivent qu’a constater devant le monde qu’ils se sont livrés à un effort stérile, qu’ils ne se sont même peut-être jamais entendus. Ils n’ont fait qu’ouvrir le chemin où l’une des puissances engagées, la Russie, plus impatiente que les autres, vient de se précipiter, sans se demander si elle est suivie, ce que peut enfanter de conséquences imprévues cette décision redoutable. C’est la triste réalité aujourd’hui ; elle éclate heure par heure dans cette série d’actes qui se succèdent depuis le malheureux et inutile protocole de Londres. L’empereur Alexandre II s’est rendu au camp de Kichenef, où il est allé passer une dernière fois la revue de ses soldats et d’où il a voulu dater son manifeste de guerre. Le prince Gortchakof, de son côté, dans une circulaire adressée à toutes les cours, s’est chargé de commenter la résolution de son souverain. Le commandant en chef de l’armée du sud, le grand-duc Nicolas, a donné à son tour le signal de la marche en avant, et depuis quelques jours déjà, les Russes, après avoir franchi le Pruth, se hâtent à travers la Roumanie à la rencontre des Turcs. Les armées sont en présence en Asie comme sur le Danube. Les premiers coups de fusil ont été tirés autour de Batoum, vers la frontière de la Géorgie. De toutes parts se dessine l’attaque russe; la campagne est ouverte, et voilà cette éternelle question d’Orient livrée une fois de plus par l’initiative de la Russie au jeu sanglant des batailles, tandis que l’Europe stupéfaite en est encore à s’interroger sur les dernières péripéties d’où est sortie la guerre, sur le caractère de cette lutte nouvelle, sur les conditions où vont se trouver toutes les politiques.

Avant que l’inexorable signal fût donné officiellement, il y a quelques jours à peine, lord Derby parlait devant les pairs d’Angleterre en homme qui n’espérait plus et qui semblait même n’avoir jamais espéré beaucoup. Le chef de l’opposition dans les communes, lord Hartington, disait à son tour qu’il considérait depuis assez longtemps comme « peu probable que ce tissu compliqué de forces à demi civilisées, de rivalités fanatiques de races et de religions, d’intrigues politiques, pût être démêlé autrement que par l’épée... » C’était peut-être aussi le sentiment de bien d’autres qui, en travaillant ardemment, obstinément pour la paix, parce que la paix était l’intérêt souverain du monde, ne pouvaient se défendre d’une anxiété croissante à mesure qu’ils voyaient l’impuissance de la diplomatie se dévoiler, les symptômes inquiétans se multiplier, la situation tout entière s’aggraver. A vrai dire, c’est désormais une question de savoir si depuis le premier moment, depuis le jour où les insurrections de l’Herzégovine, de la Bosnie, ont éclaté et se sont développées, il n’y a pas eu une fatalité secrète déjouant tous les efforts pacifiques, conduisant en quelque sorte la crise d’étape en étape jusqu’au dénoûment. Oui, c’est une question de savoir s’il n’y a pas eu dès l’origine une préméditation plus ou moins déguisée d’intervention, si on n’a pas trop complaisamment cédé à la tentation de profiter des circonstances pour ressaisir l’initiative, la direction, la prépondérance dans ces affaires orientales malheureusement toujours ouvertes à toutes les entreprises.

Qu’on se souvienne un instant de cette série de faits qui se succèdent depuis deux ans, qui sont comme les préliminaires de la crise d’aujourd’hui. En 1875, les mouvemens de l’Herzégovine, de la Bosnie, se produisent; ils naissent, nous le voulons bien, des abus, des extorsions, des violences oppressives de l’administration turque ; ils sont aussi visiblement favorisés, soutenus par des influences extérieures. Presque aussitôt les trois empereurs du Nord se réunissent pour délibérer entre eux, ce qui est déjà un commencement de complication par l’importance qu’une telle réunion donne aux mouvemens insurrectionnels et par le caractère à demi énigmatique de cette action particulière organisée en dehors des autres puissances. De cette délibération sort à la fin de 1875 la note Andrassy, une note mesurée, prudente, énumérant les réformes, les garanties qu’on pourrait demandera la Turquie, et communiquée au reste de l’Europe, qui l’accepte sans y mettre aucune susceptibilité. La note Andrassy a malheureusement le sort de toutes les œuvres modérées : elle ne résout rien, elle échoue devant les exigences des insurgés encore plus que devant les mauvais vouloirs de la Porte. C’est le premier acte diplomatique. Bientôt, en mai 1876, éclate pour ainsi dire le mémorandum de Berlin, programme nouveau, plus accentué, plus étendu que la note Andrassy et laissant déjà percer la menace « d’ajouter à l’action diplomatique la sanction d’une entente en vue de mesures efficaces. » Le mémorandum de Berlin, préparé par la Russie, accepté avec plus ou moins d’empressement ou, si l’on veut, avec plus ou moins de réserve par l’Autriche et par l’Allemagne elle-même, est arrêté net par le veto de l’Angleterre; il n’a d’autre résultat que de faire sentir le danger des délibérations particulières et de ramener la question sous la juridiction collective de l’Europe. La Russie n’insiste plus pour le moment. C’est le second acte.

Sur ces entrefaites, tout s’aggrave par les révolutions de Constantinople, par la prise d’armes de la Serbie, du Monténégro, qui se jettent dans la mêlée, et malheureusement aussi par les désordres croissans dans les provinces turques, par ces massacres de la Bulgarie qui deviennent un grief de plus pour la Russie, pour l’Europe civilisée. Un instant, durant cet été de 1876, la Turquie, violemment assaillie, tient tête aux difficultés, et elle est même assez heureuse pour réduire les Serbes aidés par les volontaires russes, pour reconquérir une sorte de prestige des armes; elle s’est ouvert le chemin de Belgrade. Aussitôt la Russie entre en scène comme pour relever le drapeau de la cause vaincue avec les Serbes. Jusque-là, spectatrice passionnée, mais immobile, de la lutte engagée sur la Morava, elle s’est bornée à laisser partir des milliers de volontaires pour la Serbie; maintenant elle réunit pour son propre compte une armée puissante sur le Pruth. Reprenant le programme de Berlin, elle presse l’Autriche d’entrer de son côté en Bosnie, en Herzégovine, pendant qu’elle entrera elle-même en Bulgarie, toujours sans doute au nom de la politique des « mesures efficaces ; » elle signifie des ultimatums à Constantinople ! D’une heure à l’autre, la guerre entre la Russie et la Turquie peut éclater dès cet automne de 1876, lorsque le cabinet de Londres obtient un dernier répit. L’Angleterre, à son tour, a son programme, elle prépare la réunion d’une conférence européenne où l’on pourra examiner en commun les moyens de pacifier l’Orient, d’obtenir de la Turquie les réformes, les garanties les plus désirables, d’assurer aux populations chrétiennes de l’empire ottoman des conditions meilleures, sans aller toutefois jusqu’aux interventions et aux occupations armées. C’est la conférence de Constantinople, le troisième acte du drame diplomatique de ces dernières années.

A quoi sert-elle cependant, cette conférence invoquée comme la ressource suprême de la paix? Elle n’est à tout prendre qu’un grand malentendu. La plupart des puissances n’ont évidemment d’autre pensée que d’empêcher la guerre en désintéressant la Russie par les plus amples concessions, en s’efforçant de la retenir dans la sphère d’une action européenne toute morale, assez fortement organisée pour peser sur la Porte-Ottomane; la Russie n’a visiblement d’autre préoccupation que d’entraîner l’Europe à sa suite, de l’amener à préciser des conditions, qu’elle se réserve, quant à elle, le droit d’interpréter et d’imposer, fût-ce par les armes. Le malentendu est sensible, il va éclater d’une manière frappante, et c’est ainsi que se déroule cette campagne diplomatique à travers les réunions des trois empereurs, les délibérations européennes la note Andrassy, le mémorandum de Berlin, la mission Soumarokof, les négociations de Livadia, la conférence de Constantinople, le voyage du général Ignatief, jusqu’à ce protocole du 31 mars d’où se dégage la pensée persévérante d’intervention militaire, qui n’a cessé d’animer la Russie et qui a rendu tout impossible.

Assurément, nous ne dirons pas le contraire, les Turcs n’ont rien fait pour détourner la crise qui les menaçait et ils ont tout fait pour la rendre plus périlleuse. Si un instant ils ont déployé contre les Serbes une vitalité militaire dont ils ont grand besoin aujourd’hui contre les Russes, s’ils ont montré jusqu’au bout dans leur diplomatie une dextérité et une conviction dignes d’une meilleure cause, si en un mot ils ont soutenu cette campagne de deux ans sans trop d’inégalité, ils n’ont pas su même s’assurer les avantages de leur position. Après avoir épuisé le discrédit sous toutes les formes, ils n’ont pas eu la prudence ou l’habileté de se concilier des appuis par des satisfactions opportunes. Ils n’ont pas compris qu’au lieu de pallier des excès qui les compromettent et de chercher un abri contre toutes les réclamations dans des profusions de réformes auxquelles on ne croit pas encore, ils étaient les premiers intéressés à désarmer l’Europe par des concessions précises, pratiques, dont la plupart des cabinets leur auraient su gré. Ils ont mis un fatalisme orgueilleux à tenir en échec la diplomatie, à éluder des propositions, à décliner tous les conseils, même quand ces conseils venaient de ceux qui ont plus d’une fois défendu leur indépendance, et ils se sont exposés à rester seuls dans une lutte terrible qu’il n’y a plus eu aucun moyen de prévenir.

C’est leur faute, ils peuvent l’expier cruellement ; mais si les Turcs ont leur part de responsabilité dans des événemens qui ne les menacent pas seuls, qui peuvent menacer l’Europe entière, il n’est point douteux que les Russes ont, eux aussi, une responsabilité des plus graves et au dernier moment décisive. La Russie a tout compromis en laissant voir à chaque pas dans ces longues négociations, depuis le mémorandum de Berlin, une pensée de menace, l’impatience d’une victoire en Orient. Pour une puissance qui aurait voulu la paix, rien que la paix, elle a trop laissé chez elle les passions nationales s’enflammer pour toutes ces redoutables questions de races, de religion, qui finissent par dominer les résolutions des gouvernemens. Elle a compliqué la situation d’un élément plus délicat encore, le point d’honneur, la susceptibilité d’orgueil militaire, le jour où elle a réuni une nombreuse et vaillante armée en lui montrant un but prochain, en échauffant son dévoûment par des discours comme celui de Moscou. Elle s’est placée dans des conditions où la retraite était difficile, nous en convenons, et lorsqu’enfin, emportée par la logique, elle a cru devoir accompagner le protocole de Londres d’une déclaration qui était un défi, elle n’a pas vu qu’en fermant la dernière issue de conciliation elle restait avec l’initiative du plus périlleux des conflits. Elle n’a pas pris garde qu’elle justifiait la Turquie dans ses résistances en lui donnant le droit de dire que toutes les propositions de réformes n’étaient que le déguisement d’une longue préméditation de guerre.

La Russie est aujourd’hui en marche. Elle peut sans aucun doute expliquer sa résolution suprême par toute sorte de raisons dont le manifeste de l’empereur Alexandre et la circulaire du prince Gortchakof sont l’expression officielle. C’est le programme de la guerre selon la politique de Saint-Pétersbourg. En réalité, sur quoi se fonde la Russie? Elle ne peut évidemment invoquer les traités qui auraient été violés, dont elle irait défendre l’autorité. Le traité de Paris, qui est la dernière transaction réglant les rapports des puissances avec l’Orient, est pour le moment, à ce qu’il nous semble, la moindre de ses préoccupations. C’est elle justement qui méconnaît ce traité dans ses dispositions essentielles, notamment dans celle qui donne pour limite à l’intervention diplomatique et au contrôle de l’Europe la souveraineté indépendante du sultan, l’intégrité des droits de la Porte. Elle intervient par les armes dans les affaires intérieures de l’empire ottoman, et, par une bizarrerie de plus, elle a laissé au divan la ressource de faire un inutile appel à un article aussi prévoyant qu’inefficace. Cet article est celui qui, en cas de dissentiment entre la Sublime-Porte et l’une des puissances, fait une obligation, « avant de recourir à l’emploi de la force, » de mettre « les autres parties contractantes en mesure de prévenir cette extrémité par leur action médiatrice. » C’est le cabinet de Saint-Pétersbourg qui s’affranchit des traités, c’est la Porte qui les invoque. La Russie ne peut, d’un autre côté, alléguer des griefs personnels. Elle n’a ni des injures particulières à venger ni des réparations à demander pour des sévices infligés à ses nationaux ou à ses intérêts. Si elle considère comme un grief la résistance de la Porte aux programmes qui lui ont été proposés, c’est là un fait qui n’a rien de particulier à la Russie, qui touche toutes les puissances, dont l’Europe réunie est seule juge, et le prince Gortchakof, en tenant toujours à représenter la Russie comme le soldat de l’intérêt européen, ne prétend pas, nous devons le dire, que l’armée du tsar ait reçu un mandat des puissances de l’Occident.

Que reste-t-il donc pour expliquer cette guerre entre les deux empires? L’intervention russe en Turquie est un de ces actes qui se proposent un objet moral. La Russie prend les armes pour la protection ou la délivrance des populations chrétiennes de l’Orient : c’est une croisade! Le grand-duc Nicolas, dans l’ordre du jour qui donne le signal du départ, tient ce langage : « Les chrétiens opprimés par le joug turc se sont soulevés contre l’oppresseur; le sang coule depuis des mois... Nous n’allons pas conquérir, nous allons seulement défendre nos frères opprimés et notre religion... » Délivrer, protéger, soit : c’est une entreprise pleine de noblesse, et la Russie est sincère, nous n’en doutons pas, quand elle dit qu’elle ne veut rien conquérir. Ne voit-on pas seulement ce qu’il y a de redoutable dans une guerre ainsi engagée sans cause positive, sans but précis, avec ce caractère vague et ces proportions indéfinies? Ne sent-on pas ce qu’il y a de menaçant dans une lutte où un empire peut tomber en ruines et où tous les antagonismes peuvent éclater soudainement en se compliquant de toutes les passions de race et de religion? La Russie se flatte d’obéir à des mobiles généreux, elle peut se promettre et promettre aux autres de limiter son action. Par le fait, la guerre actuelle n’a point de sens ou elle est une grande tentative de la puissance russe pour reconstituer, à la faveur des circonstances, son ancien ascendant en Orient. Voilà la vérité, et le premier effet de cette crise,-ouverte au milieu du fracas des armes, est nécessairement de réveiller à la fois toutes les questions, de créer d’inévitables inquiétudes, de contraindre toutes les politiques à chercher leur chemin et leur rôle à travers les événemens. C’est le grief que le cabinet de Saint-Pétersbourg donne contre lui à tous les esprits réfléchis de l’Europe, car enfin la Russie ne peut s’y méprendre : quelles que soient ses intentions pour l’avenir, elle commence par se lancer et par nous lancer avec elle dans l’inconnu ; pour accomplir son « œuvre civilisatrice, » elle commence par rompre un concert européen auquel elle a paru un moment attacher du prix, et elle ne peut plus faire un pas sans risquer de toucher aux rapports du continent, aux conditions internationales, aux traditions, aux intérêts permanens des principales puissances du monde.

La situation n’est point sans doute au-dessus de la prévoyance et de la bonne volonté des gouvernemens ; elle ne laisse pas d’être difficile pour tous. Que vont-ils faire? Jusqu’ici ils ont poursuivi ensemble une certaine politique qui se proposait de conserver la paix de l’Occident et d’obtenir des réformes, des garanties en Orient. La résolution de la Russie change tout. Pour l’Angleterre, c’est évidemment une déception et une épreuve assez amère. L’Angleterre ne peut voir d’un œil favorable et rassuré une crise qu’elle s’est efforcée jusqu’au bout de conjurer. Elle a aujourd’hui toute sa liberté en face de ce duel qui s’engage. Elle n’a rien négligé pour vaincre les résistances opposées par la Porte aux conseils de l’Europe, à toutes les propositions de réformes. Elle n’a promis aux Turcs ni appui ni secours, elle n’a cessé au contraire de leur répéter qu’ils seraient seuls dans la lutte, qu’ils n’avaient point à compter sur une alliance ; mais si l’Angleterre est diplomatiquement libre, elle a ses sentimens intimes, les instincts de sa vieille politique, les traditions qui la lient, et le vrai sentiment anglais n’a pas tardé à se faire jour à travers toutes ces explications plus ou moins réservées qui se succèdent dans le parlement. L’Angleterre n’a rien promis à la Porte-Ottomane, qui s’est trop dépopularisée par ses actes ; elle est encore moins avec la Russie depuis la déclaration de guerre, et ce n’est point, selon toute apparence, pour être agréable au cabinet de Saint-Pétersbourg que le foreign office a tout dernièrement livre à la curiosité publique un nouveau Blue-Book contenant une série de rapports des agens anglais sur la conversion forcée des paysans grecs-unis dans le royaume de Pologne. La coïncidence a pu paraître singulière, d’autant plus que ces actes de la politique russe remontent déjà à quelques années. Lorsqu’on a interrogé le cabinet sur les motifs de cette divulgation, lord Derby s’est borné à répondre sans trop de façon, en faisant un rapprochement encore plus étrange que tout le reste : « Nous n’avions aucune raison de tenir ces documens cachés ; les motifs de leur publication ont été les mêmes qui ont amené la divulgation des rapports relatifs aux massacres de Bulgarie. » Lorsqu’on a demandé ces jours derniers au ministère anglais des explications sur cette assertion de la circulaire du prince Gortchakof que la Russie représenterait les intérêts de l’Europe, lord Derby, sans vouloir juger un document émané d’un cabinet étranger, s’est hâté néanmoins de dire : « Nous ne sommes liés en aucune façon par l’opinion du gouvernement russe ; nous n’acceptons ni la conclusion ni les argumens contenus dans ce document… » Au fond l’Angleterre n’est liée par rien : elle assiste aux événemens, non sans une certaine méfiance, avec réserve pourtant et probablement avec la volonté de se tenir prête à faire sentir le poids de son influencé soit par une médiation opportune, soit de toute autre façon, si les circonstances devenaient pressantes.

L’Autriche, de son côté, est dans des conditions bien autrement délicates qui résultent pour elle de sa position si compliquée en Europe, de ses intérêts directs en Orient, de ses rapports avec le cabinet de Saint-Pétersbourg aussi bien qu’avec l’Allemagne. Sa diplomatie est obligée de tenir compte de tout, de la diversité des races dans l’intérieur de l’empire comme de la situation générale du continent. Elle aussi, elle se réserve, ne pouvant ni se soustraire entièrement à l’influence des relations d’amitié qui la lient depuis quelques années à la Russie, ni accepter d’avance une abstention systématique ou des coopérations dangereuses. Le comte Andrassy joue habilement cette difficile partie. L’Autriche attend, elle observe ; plus que toute autre puissance, elle est intéressée à limiter, à localiser la crise qui vient de s’ouvrir. Qui ne voit cependant qu’il y a un jour possible où des incidens plus ou moins inattendus, soit en Serbie, soit dans les autres provinces turques, soit sur le Bas-Danube, peuvent ne plus lui laisser la liberté de l’inaction et de son savant recueillement ? De quel côté ce jour-là l’Autriche se tournera-t-elle ? sous quelle forme se manifestera son action ? Il y a, dit-on, à Vienne des influences puissantes qui la pressent de s’allier entièrement à la Russie, d’accepter les offres de coopération que le cabinet de Saint-Pétersbourg lui a déjà faites l’automne dernier par la mission Soumarokof. Ces offres, plus spécieuses que solides, pleines de périls, fécondes peut-être en conséquences redoutables, l’Autriche les a déjà déclinées, elle les déclinerait sans doute encore. Elle peut d’autant moins les accepter que les Hongrois, prépondérans aujourd’hui dans l’empire, ne se prêteraient certainement pas à une coopération ou à une intervention qui servirait la Russie, et qui, dût-elle trouver son prix, n’aurait d’autre résultat que d’accroître les élémens slaves dans la monarchie austro-hongroise. Ce que l’Autriche fera, le comte Andrassy ne le sait pas lui-même peut-être encore. Si elle était appelée à prendre un parti, elle se maintiendrait vraisemblablement dans un rôle indépendant, ni turc ni russe, tout autrichien ; elle jouerait dans des temps nouveaux, dans la mesure des circonstances, son rôle européen, traditionnel, de pacification, de préservation et d’équilibre. Pour l’Orient, le comte Andrassy ne semble pas avoir déserté son programme de statu quo amélioré ; dût-il y ajouter quelque supplément, il en poursuivra autant que possible l’application. Ce sera plus sûr pour la monarchie austro-hongroise que d’entrer dans des combinaisons où des annexions précaires, incohérentes, entraîneraient peut-être des soustractions irréparables.

L’Italie, à son tour, comme l’Autriche, ne semble nullement disposée à se départir d’une attitude de modération attentive, circonspecte et prévoyante. Le ministre des affaires étrangères de Rome, M. Melegari, et le président du conseil, M. Depretis, interpellés par M. Viscoali-Venosta, ont eu l’occasion de le déclarer dans le parlement : l’Italie entre dans cette crise libre d’engagemens, résolue à éviter les aventures et à exercer une influence pacificatrice, ayant un sentiment très vif de ses intérêts qui se confondent en Orient comme partout avec les intérêts de l’Occident. L’Italie n’a aucun traité particulier avec la Russie, comme on s’est plu à le dire ; elle n’a de traité de ce genre avec personne. Comme l’Angleterre, elle ne reconnaît dans ces questions d’autre loi internationale, d’autre transaction supérieure que ce traité de Paris, par lequel elle a fait, sous le nom du Piémont, son entrée dans la vie diplomatique de l’Europe, dans le concert des puissances. M. Melegari n’a point hésité à représenter encore aujourd’hui le traité de Paris comme une garantie contre les dangers que la disparition de la Turquie pourrait créer pour l’Europe. Et ce que M. Depretis a cru devoir ajouter, c’est que « l’Italie a réglé honorablement ses rapports avec toutes les puissances, plus spécialement avec celles qui sont ses voisines, et dont elle considère la prospérité comme sa prospérité, comme la condition principale de sa sécurité. » Ainsi la situation de l’Italie est nette au début de cette phase nouvelle des affaires d’Orient.

Quant à l’Allemagne, quel sera son rôle ? Quelle est sa vraie pensée ? M. de Bismarck a dit plus d’une fois que tout ce qui se passait en Orient ne valait pas qu’on risquât les jambes d’un grenadier poméranien. En réalité l’Allemagne, comme toutes les autres puissances, a des intérêts divers à concilier. Elle a les yeux tournés vers l’Orient et encore plus vers l’Occident. Certainement elle a des liaisons intimes avec la Russie, elle ne pourrait cependant rester indifférente à des événemens de guerre qui modifieraient les souverainetés dans le bassin du Danube. Elle peut retenir l’Autriche, si l’Autriche était trop disposée à prendre un rôle actif ; elle est obligée de voir dans la monarchie austro-hongroise une sorte de rempart de l’intérêt allemand du côté de l’Orient. Au fond, il n’est point impossible que la politique de Berlin ne consiste tout simplement aujourd’hui à rendre au tsar le service que la Russie a rendu à l’Allemagne en 1870 ; c’est un système de garantie. Quel lien y aurait-il réellement entre cette politique et les discours un peu imprévus que M. de Moltke vient de prononcer dans le parlement de Berlin à propos d’une augmentation de cadres dans l’armée allemande ? C’est ce qu’il serait difficile de saisir. M. de Moltke ne parle pas souvent, et quand il parle, ce n’est pas sans motif. Les deux discours du feld-maréchal, — et le second n’est qu’une atténuation ou un commentaire du premier, — contiennent deux faits. Le chef d’état-major de l’armée prussienne prend prétexte de l’importance présumée des corps français entre Paris et la frontière pour laisser entrevoir, comme mesure de compensation, une augmentation des forces allemandes dans l’Alsace-Lorraine, et son dernier mot dans son second discours est pour réserver la liberté d’action de l’Allemagne. Tout le monde réserve sa liberté d’action, cela va sans dire, et les déclarations de ce genre ne peuvent avoir aucune signification extraordinaire. Quant à l’importance des forces françaises dans une partie de notre territoire, évidemment les paroles de M. de Moltke ne s’appliquent à aucun fait saisissable, nouveau ou accompli, ou ayant un sens quelconque, car, s’il y a une puissance au monde qui ne songe pas en ce moment à se jeter dans une aventure, c’est la France. Plus que toute autre nation, la France est disposée à rester neutre, occupée qu’elle est de ses propres affaires. C’est son devoir, c’est son goût. Elle s’est prêtée à toutes les négociations possibles pour arriver à empêcher la guerre, et maintenant que la lutte est ouverte, elle rentre dans son rôle de simple observation, gardant ses relations amicales avec la Russie, fidèle aussi d’esprit à ses traditions de politique occidentale. La France, dans sa situation particulière, avec la mesure spéciale de réserve qu’elle doit s’imposer, est, comme l’Angleterre, comme l’Autriche, comme l’Italie, comme l’Europe, pacifique. Pour toutes ces puissances, la neutralité est le mot d’ordre, et cette neutralité impartiale est la meilleure politique pour limiter la guerre d’abord, pour exercer ensuite à un moment donné, une médiation opportune, rendant enfin la paix à l’Orient, la sécurité à l’Occident.

Certes, si depuis bien des années il y a eu un moment où la France dut veiller sur elle-même, où elle eut besoin de garder son calme intérieur, de réunir toutes ses forces, c’est celui-ci; qui le croirait cependant à voir toutes ces passions, ces polémiques assourdissantes, ces fureurs de parti ou de secte qui se déchaînent à tout propos et sous toutes les formes? Et ceux qui devraient être les plus pacifiques, les plus mesurés ne sont malheureusement pas les derniers à fomenter ces dangereuses agitations. Ainsi, à l’heure où une crise redoutable s’ouvre en Europe, en présence d’événemens où la France peut avoir un rôle délicat et doit mettre le soin le plus attentif à entretenir, à fortifier ses relations, voilà des hommes religieux ou prétendus religieux, des prélats emportés par leur zèle qui ne craignent pas d’entrer en campagne pour protester contre une loi sur les abus du clergé faite en parlement italien, pour demander au gouvernement, aux chambres, d’aller délivrer le saint-père, visiblement captif au Vatican ! Voilà un évêque, celui de Nevers, organisant dans son diocèse un pétitionnement, s’adressant aux maires comme à des auxiliaires presque officiels de sa propagande ! Depuis quelques semaines, ce mouvement a pris, nous ne dirons pas une extension démesurée, mais une sorte de recrudescence fiévreuse. Qu’en peut-il résulter cependant? Ce n’est là évidemment qu’une agitation artificielle qui ne répond à rien et qui ne peut tarder à s’éteindre, d’autant plus qu’en définitive ce sont trois ou quatre évêques, dans l’épiscopat français, qui font tout ce bruit. Si elle pouvait être prise au sérieux, la première conséquence serait que M. le ministre des affaires étrangères devrait aussitôt entrer en explications avec l’Italie pour lui demander de rendre la liberté au pape, de changer ses lois, et comme l’Italie pourrait bien ne pas se prêter à une négociation semblable, on serait en lutte réglée. C’est, dit-on, une exagération, une interprétation fausse du pétitionnement : on ne demande pas de déclarer la guerre à l’Italie. Nous le croyons bien; mais alors à quoi veut-on arriver avec ces manifestations et ces mandemens? Non, on ne déclare pas la guerre à l’Italie, on se contente de l’insulter, de la menacer, et on ne voit pas que pour la satisfaction d’un esprit de secte on compromettrait, si on le pouvait, un intérêt de sécurité nationale. On ne compromet pas sans doute sérieusement cet intérêt, parce qu’il est assez visible aux yeux de ceux qui ont à conduire les affaires des deux pays que ce mouvement né répond à aucune émotion publique; maison donne tout au moins à nos adversaires un prétexte de dénaturer les sentimens de la France.

Que voyez-vous d’un autre côté? Voici un homme à l’esprit aussi honnête que libéral, un professeur éminent de Sorbonne, M. Saint-René Taillandier, qui arrive dans son cours à la révolution française et qui traite avec une juste sévérité des personnages tels que Robespierre! Aussitôt M. Saint-René Taillandier se voit l’objet d’indécentes manifestations dirigées par des jeunes gens qui se prétendent sans doute libéraux, — et des docteurs républicains aspirant au gouvernement sont d’avis qu’un professeur « payé par l’état » devrait pourtant éviter de blesser le « sentiment national ! » Ainsi, on veut bien nous laisser espérer une république assez honnête et assez libérale pour qu’un professeur entouré de l’estime publique n’ait pas le droit de fustiger Robespierre ! C’est au gouvernement de faire sentir son autorité au milieu de ces excès contraires. Il l’a déjà fait pour les pétitionnemens cléricaux. M. le président du conseil est intervenu par une circulaire publique, et sans doute aussi on a dû rappeler des prélats abusés à leur mission sacerdotale. Le ministère ne doit pas se montrer moins vigilant à l’égard de cette démagogie turbulente, car enfin, aujourd’hui plus que jamais, il nous doit un gouvernement ayant le souci de notre sécurité intérieure autant que de nos intérêts extérieurs.


CH. DE MAZADE.



Théâtre-Français. — Jean Dacier, drame en cinq actes et en vers, de M. CH. LOMON. Théâtre de l’Odéon. — Reprise de Mauprat, de George Sand.


La Comédie-Française vient de représenter un drame qui a obtenu un très franc succès, et qui nous a révélé un jeune auteur dont le talent autorise de grandes espérances. Si la donnée qu’il a choisie n’est pas nouvelle, si elle réveille plus d’une réminiscence, il y a pourtant, dans la manière dont elle est développée, un cachet personnel qui dénote un tempérament dramatique. Voici en quelques mots le sujet de Jean Dacier.

Nous sommes en Vendée, en 1792. Les paysans de Valvieille sont moins disposés à s’engager dans les armées républicaines qu’à suivre leur seigneur, qui médite de délivrer le roi prisonnier. Le vieux comte sent qu’il mourra dans la lutte ; qu’importe, il aura fait son devoir. Il sait d’ailleurs que son neveu Raoul aime la comtesse d’un amour chaste et discret, et il se console de sa mort en pensant qu’elle fera deux heureux. Mais voilà qu’un roulement de tambours annonce l’arrivée des républicains ; Berthaud, le représentant du peuple, les accompagne. Il proclame la patrie en danger et exhorte les paysans à s’enrôler. Seul, Jean Dacier veut partir. Ce petit paysan rêveur, qui passe pour un simple d’esprit, s’est enthousiasmé pour les idées de patrie, de justice et de liberté qui s’étaient répandues en France. Le sort en est jeté : malgré les reproches de la comtesse, il suivra le drapeau de la république.

Un an s’est écoulé. Nous sommes à Nantes. Le comte est mort. Raoul a échappé aux bleus ; il est dans la ville, déguisé, et avec quelques amis projette de sauver la comtesse que le tribunal révolutionnaire vient de condamner à l’échafaud. Pour Jean Dacier, il est maintenant capitaine. Il revient juste à temps pour voir passer la comtesse dans la fatale charrette. En vain il supplie Berthaud de l’arracher à la mort. Il n’y a qu’un seul moyen de sauver Marie de Valvieille, c’est de l’épouser. Jean, qui l’adorait en secret, n’hésite pas ; quant à la comtesse, elle croit que c’est une ruse imaginée par Raoul, et elle consent. Quelle n’est pas sa surprise, son indignation, lorsqu’elle apprend que Jean l’aime et qu’il est son maître ? Jean Dacier, tout en la respectant, refuse de la livrer à son rival ; cependant il laisse échapper Raoul, accouru pour la délivrer. Deux mois ont passé, Marie est restée inexorable, et Jean veut mourir dans la bataille qui doit se livrer le lendemain, quand le hasard met de nouveau entre ses mains Raoul, devenu chef vendéen. Mais le commandant Jean Dacier se laisse fléchir par les prières de sa femme ; emporté par un généreux élan, il donne rendez-vous à Raoul au combat qui doit avoir lieu le lendemain, trahissant ainsi le plan des bleus. Berthaud, en apprenant ce qu’il a fait, le livre au conseil de guerre, et il est condamné à mort. Quand l’aube paraît, Jean est fusillé ; à la dernière heure, Marie lui a dit qu’elle l’aimait.

Telle est la donnée de ce drame, qui, tout en laissant voir une certaine inexpérience, renferme des scènes émouvantes et traitées avec ampleur. L’exposition est lente, incomplète ; l’amour de Jean Dacier pour la comtesse n’est pas indiqué ; la situation du comte est assez ridicule. Au deuxième acte, dans la mairie de Nantes, il y a quelques épisodes qui sont d’une longueur extrême. Au contraire, le troisième et le quatrième acte sont hardiment menés. Les situations dramatiques sont nettes, vivantes el bien développées. Seul, le rôle de Berthaud est insupportable : on ne sait ni qui il est ni d’où il vient. Il dit qu’il est né en Vendée; mais comment est-il venu à Paris? comment le paysan breton s’est-il transformé en conventionnel? L’auteur n’a garde de nous l’apprendre.

Et cependant ce drame n’est pas une œuvre vulgaire. Il suffit de quelques situations émouvantes pour donner la vie à certains personnages. Toute la pièce semble animée par un souffle généreux. Le style est sobre, net et ferme, et souvent il a de l’éclat. C’est un heureux début, auquel la jeunesse de l’auteur donne encore plus d’importance. — M. Coquelin, qui abordait pour la première fois un rôle de héros, s’en est tiré à son très grand honneur.


La reprise de Mauprat, qui avait été représenté à l’Odéon en 1853, vient d’avoir lieu sur la même scène, et nous devons nous borner pour aujourd’hui à constater le chaleureux accueil que lui a fait le public. L’espoir de George Sand, qui écrivait peu de mois avant sa mort que son drame de Mauprat pouvait obtenir un nouveau succès, se trouve donc réalisé, et l’auteur de François le Champi, de Claudie et du Marquis de Villemer eût été satisfait s’il lui avait été donné de voir avec quelle sympathique émotion le drame a été écouté à travers toutes ses péripéties. La pièce a réussi, et il n’en pouvait être autrement, car l’inspiration en est élevée, et George Sand a su créer pour la mise en scène de l’idée fondamentale des personnages pleins de vie. Mauprat, c’est la régénération d’une nature violente et grossière par l’amour. L’effet est grand; en quelques mots, les personnages révèlent les profondeurs de leur être. Il y a dans les principales scènes beaucoup de grâce ou de force, et l’action marche sans s’égarer. C’est du contraste même entre la gaîté du deuxième et du troisième acte et les sombres tableaux du premier et du cinquième, dans cette gradation d’élans sauvages et de rechutes, dans cette lutte de la volonté contre l’instinct, du bien contre le mal, enfin dans le développement partout apparent de l’idée morale, que naît l’intérêt du drame. On a pu lui reprocher de ne pas faire oublier le roman, mais, comme il n’en garde pas moins la marque d’un admirable écrivain, il n’est pas douteux que le drame de Mauprat ne fournisse encore une belle carrière.


Le Fils de Louis XV, dauphin de France, 1729-1765, par M. Emmanuel de Broglie.


Voici un livre modeste, écrit par une plume bien jeune, et d’une lecture agréable. La vie du dauphin, fils de Louis XV, est peu connue. L’école philosophique du XVIIIe siècle, la coterie toute-puissante du duc de Choiseul, l’entourage brillant de Mme de Pompadour et les courtisans de la Dubarry ont contribué à faire un assez maussade renom à la petite cour de Bellevue, évidemment un peu austère et triste, où régnait une dévotion qui faisait contraste avec les mœurs du jour. Ces disparates sont bien saisis et mis en relief dans les pages dédiées par M. Emmanuel de Broglie à la mémoire d’un prince qui annonçait beaucoup de goût et quelque aptitude pour la vie militaire, dont son père se montra jaloux de son vivant, comme Louis XIV l’avait été du grand dauphin. Cependant les traits de cette figure historique n’ont guère été conservés pour la postérité que par le ciseau de Coustou dans le monument fort beau, mais trop déclamatoire, élevé sous les voûtes de la cathédrale de Sens. — Il valait la peine de nous tracer une esquisse plus simple et plus familière de ce jeune ménage royal si exemplaire, placé si près du trône, si retiré sur lui-même, qui vivait volontairement à l’ombre, dans une solitude soigneusement recherchée, non loin des splendeurs de Versailles et des divertissemens de Choisy. C’est comme un joli tableau d’intérieur, faisant pendant par ses teintes adoucies aux toiles plus colorées de Vanloo. M. Emmanuel de Broglie l’a très bien réussi. Un peu de mélancolie semble avoir passé de l’âme du prince, ainsi enlevé dans la fleur de son âge, à celle de l’écrivain qui nous en reproduit la touchante image. « Il ne désirait plus vivre, dit-il en racontant les derniers momens du dauphin : l’ennui, le sentiment de son inutilité, avaient sourdement miné ses forces. Avoir eu tant d’envie de bien faire et n’avoir rien fait, c’était la vraie source de son mal. On meurt rarement de chagrin, mais l’état de l’âme peut exercer une influence sensible sur le corps, et enlever la force de résister à un mal qu’un ardent désir de vivre vaincrait peut-être. Le dauphin ne voulait plus vivre; Il mourut de chagrin de voir l’état penché vers sa ruine sans pouvoir même se consacrer à essayer d’arrêter le mal. » Le lecteur trouvera des détails historiques curieux, de la bonne grâce et de l’agrément sérieux dans ce petit volume.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.