Chronique de la quinzaine - 14 mai 1908

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Chronique n° 1826
14 mai 1908


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Il est difficile de se rendre compte exactement de ce qu’ont été les élections municipales des 3 et 10 mai. La difficulté tient à deux causes : d’abord au grand nombre des scrutins, ensuite à l’importance particulière des questions de personnes et des intérêts locaux dans les élections de ce genre. Il y a plus de 36 000 communes en France et, des scrutins qui viennent d’avoir lieu, sont sortis près d’un demi-million de conseillers municipaux. Les multitudes sont toujours confuses, à moins qu’elles ne soient entraînées dans un courant très nettement déterminé. Or, il n’y a pas eu de courant dans les élections dernières. Si l’on excepte quelques provinces, comme la Normandie et la Bretagne, où l’accentuation à gauche a été assez sensible, partout ou presque partout ailleurs, on a marqué le pas et les divers partis ont conservé leurs positions, — à l’exception toutefois du parti collectiviste qui a perdu quelques-unes des siennes.

Il en a été ainsi notamment à Paris. Et cela est encore plus vrai de nos communes rurales où, lorsqu’il n’existe pas un de ces courans accentués dont nous avons parlé, l’électeur vote pour l’homme qu’il connaît ou pour la coterie locale à laquelle il est attaché. Ajoutons que nous sommes dans une période politique où le sens habituel des mots a beaucoup perdu de sa précision. Les candidats s’affublent d’étiquettes auxquels ils attachent peu d’importance. Tel s’intitule radical, et même socialiste, parce que ces dénominations sont à la mode et qu’il les croit douées d’une vertu électorale particulière ; mais, au fond de l’âme, il est resté modéré. Nous constatons ces déguisemens sans les excuser : les élections dernières en ont présenté de nombreux exemples. Aucun parti ne se proclame vainqueur, ce qui prouve bien que, à peu de chose près, le statu quo a été maintenu. Mais cela même est une nouveauté dans notre histoire électorale de ces quinze dernières années. Après chacune des élections dernières, on constatait une aggravation dans le sens radical, ou même socialiste : pour la première fois on est arrivé à un point d’arrêt, et il y a même eu un léger recul, symptôme qui mérite d’être accueilli avec une satisfaction relative dans une époque où il faut savoir se contenter de peu. Le gouvernement et les Chambres y verront-ils un avertissement et une leçon ? Il y aurait de leur part imprudence à ne pas le faire. Tant de projets de réformes, ou de prétendues réformes, dont on nous assourdit, ont fini par faire naître de l’inquiétude. Jusqu’ici on ne croyait pas à la réalisation de ces projets : depuis quelques mois on se prend à la craindre, et les intérêts qui sommeillaient dans une sécurité trompeuse commencent à se sentir menacés. Le projet d’impôt sur le revenu est assurément pour beaucoup dans le malaise général. A mesure que la discussion s’en déroule devant la Chambre, tous ceux qui ont un revenu, même faible, deviennent plus attentifs et s’inquiètent. Une réforme fiscale, périlleuse en tout temps, l’est encore davantage au moment où nous sommes. Les vaches grasses ont fait place aux vaches maigres. Le rendement des impôts a baissé ces derniers mois. Les journaux parlent, à mots couverts, des difficultés que rencontre M. le ministre des Finances à mettre en équilibre le budget qu’il va soumettre au Parlement. Dans ces conditions, le branle-bas général qu’on propose d’introduire dans notre système d’impôts est une gageure où la témérité se rapproche de l’inconscience. La Chambre s’en apercevra-t-elle ? Si elle le fait, M. Caillaux pourrait bien rencontrer sur sa route quelques déceptions.

Il semble, en tout cas, que l’influence déjà atténuée du parti collectiviste, où, si l’on veut, socialiste unifié, soit destinée à diminuer encore à la suite des scrutins d’hier. Il n’y a eu, en effet, qu’un parti qui ait souffert, et c’est celui-là. Le socialisme unifié est en décadence : il a été battu à Toulouse, à Lille, à Montpellier, à Saint-Étienne, à Brest ; il a perdu plusieurs sièges à Paris. Les beaux jours de M. Jaurès sont passés. La semaine dernière, il lui a été impossible de prendre la parole à Toulouse dans une réunion qu’il avait provoquée, et que la police a dû clore au milieu du tapage. Il a lassé le pays par ses déclamations à la fois violentes et décousues : on commence à se rendre compte de l’influence néfaste qu’il a exercée sur les ministères antérieurs, notamment sur celui de M. Combes ; enfin, et surtout, la méconnaissance absolue, pour ne pas dire la négation brutale des sentimens qui se rattachent à l’idée de patrie, est devenue si claire à travers les obscurités de sa rhétorique que la conscience nationale en a été révoltée. Cette révolte s’est produite spontanément : on ne peut pas dire que les manifestations électorales du parti radical et radical-socialiste y aient été pour grand’chose. Rien de plus pitoyable que les tergiversations de ce parti. A la suite du congrès de Nancy, il avait paru vouloir répudier avec quelque énergie les doctrines de M. Hervé et les faiblesses ou les complaisances de M. Jaurès ; mais, à mesure que des élections approchaient, il a mis une sourdine à ses protestations et s’est réfugié dans l’équivoque pour essayer de sauver ce qui reste encore du Bloc. Il a rédigé plusieurs manifestes à travers lesquels on a quelquefois aperçu le désaveu de l’anti-patriotisme, mais où on a toujours senti le désir très vif de ne pas se séparer définitivement des hommes qui le professent. A la veille des élections de ballottage du 10 mai, le parti radical et radical-socialiste a cru toutefois devoir faire un effort un peu plus marqué que les précédens, et il a engagé ses fidèles à voter pour les candidats de gauche qui leur auraient « donné sans ambiguïté les garanties que réclament : d’une part leur souci légitime de la réalisation des réformes démocratiques, et, de l’autre, leur attachement à la patrie. Mais cela est bien court et reste bien vague, surtout quand on le rapproche des manifestes précédens. Si le parti radical et radical-socialiste condamne l’ambiguïté chez les autres, il ne se fait pas faute de la pratiquer pour son propre compte. Il se contente de repousser les candidats qui préconiseraient formellement « la désorganisation des armées de la République, soit par la désertion en temps de paix, soit par l’insurrection et la grève générale devant l’ennemi. » Où sont-ils, ces candidats ? On les chercherait probablement en vain. A l’exception de M. Hervé lui-même et de quelques rares énergumènes, les patriotes tièdes ou indifférens et les adversaires des armées permanentes ne procèdent pas par des affirmations aussi tranchées ; mais leur propagande, pour être plus réservée dans son expression et plus sournoise, n’en est pas moins malfaisante, et ce n’est pas par des formules à double entente qu’on peut en combattre les effets. Or le parti radical et radical-socialiste n’en a pas employé d’autres au cours de toute la campagne électorale ; il n’a pas prononcé une seule fois une de ces paroles claires, nettes, vibrantes, au sens desquelles il est impossible de se tromper ; sa principale préoccupation a été de tout ménager.

Les élections municipales ont été la préface de la réunion du Parlement, qui aura lieu le mardi, 19 mai : les Chambres reprendront à cette date leur session ordinaire qui a été interrompue par celle des Conseils généraux et par les élections municipales, et comme elles ont l’habitude de se séparer vers le 14 juillet, leur activité législative ne durera guère que deux mois. Ces deux mois seront employés au Sénat à la discussion du rachat de l’Ouest, et à la Chambre à celle de l’impôt sur le revenu. Cette courte session sera donc très importante ; nous doutons qu’elle soit utile au même degré.


Nous nous efforçons de tenir, de quinzaine en quinzaine, nos lecteurs au courant des événemens du Maroc. La tâche n’est pas toujours facile. Sans doute, il se passe quelque chose au Maroc, mais il est souvent difficile de dire quoi. Dans la région de Casablanca, la comédie dont nous avons déjà indiqué quelques traits se poursuit entre le Sultan et son frère, à travers des péripéties de plus en plus déconcertantes. Chaque jour on annonce qu’ils vont enfin entreprendre les mouvemens les plus décisifs : nous regardons avec une attention mêlée d’anxiété et nous ne voyons jamais rien du tout. Tantôt c’est la grande méhalla d’Abd-el-Aziz qui va partir pour Fez et celle de Moulaï-Hafid pour Marakech, de sorte que chacun des deux semble devoir rejoindre sa capitale. Le lendemain, c’est Moulaï-Hafid qui va à Fez et Abd-el-Aziz qui gagne Marakech : ils opèrent entre eux un chassé-croisé imprévu. Finalement, ils restent en place l’un et l’autre, toujours menaçans, toujours immobiles.

Les nouvelles se succèdent et alternent, le plus souvent avec monotonie. Un jour cependant, il en est arrivé une qui nous a paru très importante, et dont nous avons conçu de sérieuses espérances : on annonçait que les troupes d’Abd-el-Aziz étaient entrées à Saffi et qu’elles y avaient été reçues avec un immense enthousiasme. Rien ne pouvait arriver plus à propos. Saffi est ce port de mer qui, occupé par Moulaï-Hafid, lui servait à recevoir du dehors des armes et des munitions : la contrebande de guerre passait principalement par cette porte. Le bruit avait couru, il y a quelque temps, que nous occuperions nous-mêmes Saffi, mais il avait été presque aussitôt démenti ; un acte de cette nature aurait pu provoquer, en effet, des difficultés internationales ; on aurait pu y voir une intervention dans les affaires intérieures du Maroc ; il aurait pu faire de Saffi un autre Casablanca. Nous avions donc pris le parti de nous abstenir, mais ce que nous ne pouvions pas faire sans nous exposer à des inconvéniens assez délicats, Abd-el-Aziz, au contraire, était en droit de l’exécuter s’il en avait les moyens. Les avait-il ? Les lui a-t-on fournis ? Les renseignemens manquent sur l’origine de cette affaire : le secret de la préparation et la rapidité de l’exécution ont frappé les esprits et » ranimé la confiance en Abd-el-Aziz. S’il portait encore quelques coups du même genre, sa situation pourrait se modifier grandement. Toutefois, la prise de Saffi n’a pas produit une impression aussi vive qu’elle l’aurait dû : on a annoncé le fait et on n’en a plus parlé. Ce silence avait de quoi surprendre et nous nous demandions à quelle cause il fallait l’attribuer, lorsque des nouvelles complémentaires ont présenté l’occupation de Saffi sous un jour nouveau. On disait que les soldats d’Abd-el Aziz, une fois débarqués dans la ville, avaient fait défection et étaient passés à l’ennemi. On ajoutait qu’ils appartenaient presque tous à la région environnante, et qu’ils n’avaient pas tardé à se débander. Nous ignorons dans quelle mesure il faut, se lier à ces récits ; mais ils n’ont été ni démentis, ni rectifiés, et l’opinion reste incertaine et troublée, sans que personne se donne la peine de l’éclairer. Si les Chambres avaient été réunies, on aurait demandé au gouvernement des explications sur ce point et sur quelques autres, et bien que nous sachions la confiance toute relative que méritent les vérités officielles, nous aurions aimé à en recueillir le témoignage.

On a dit encore qu’à un certain moment il nous aurait été facile, si nous l’avions voulu, de mettre la main sur Moulaï-Hafid et de terminer, par cet acte décisif, la guerre entre les deux frères. Moulaï-Hafid s’était beaucoup rapproché de nos colonnes, et la crue subite d’une rivière lui rendait la retraite impossible. Cette fois encore, nous ignorons ce qu’il faut croire de l’anecdote ; mais, si elle est exacte, nous regrettons médiocrement qu’elle n’ait pas eu un autre dénouement. On aurait pu s’emparer de Moulaï-Hafid ; soit, et après ? Croit-on, vraiment, que la guerre aurait pris fin aussitôt, et qu’Abd-el-Aziz, débarrassé de la concurrence fraternelle, n’aurait eu qu’à entrer à Fez, où il aurait été reçu en triomphateur ? Les choses marocaines ne sont pas aussi simples que cela. D’une manière générale, — nous l’avons dit déjà, — on donne à Moulaï-Hafid beaucoup plus d’importance qu’il n’en a en réalité. Lorsque nous éprouvons une déconvenue quelconque, lorsqu’il nous arrive un accident inopiné et fâcheux, lorsque des troubles inquiétans se produisent dans le Sud-oranais, ou encore lorsque Abd-el-Aziz, au moment d’entrer en campagne à la tête de ses troupes, réfléchit subitement et se décide à ne pas bouger, nous mettons tout cela sur le compte de Moulaï-Hafid ; et la liste des griefs que nous, avons et que son frère a contre lui, grossit démesurément. Mais n’y a-t-il pas quelque fantaisie dans ces attributions de responsabilité ? Moulaï-Hafid n’est, au milieu de beaucoup d’autres, qu’une des manifestations très contingentes de l’anarchie marocaine. Le mouvement qui s’est formé autour de lui se serait, à défaut de lui, formé autour d’un autre ; de qui ? nous n’en savons rien : du premier venu, d’un aventurier ou d’un intrigant quelconque, peut-être d’un de ces chefs improvisés qu’on choisit à cause de sa nullité même, et qui suit son monde précisément parce qu’il en en est, ou qu’il s’en croit le chef. On se trompe lourdement si on imagine que la révolte du Sud et la proclamation de la guerre sainte sont le fait du seul Moulaï-Hafid, et qu’elles disparaîtraient avec lui comme l’effet disparait avec la cause. La cause persisterait, et il ne faudrait pas longtemps pour que l’effet se reproduisît, peut-être même dans des conditions aggravées. Nous ne voulons pas dire par là que Moulaï-Hafid soit un moindre mal, et qu’il faille par conséquent en désirer le maintien, mais seulement mettre en garde contre l’illusion que toutes nos difficultés tiennent à sa personne, et qu’elles seraient supprimées comme par enchantement si on pouvait la supprimer. Dans l’état de décomposition politique ouest le Maroc, Moulaï-Hafid n’est qu’un accident. Le drapeau qui tomberait de sa main serait repris et relevé par un autre. Sa force n’est pas en lui, mais dans la cause qu’il représente et qui, à défaut de lui, trouverait tout de suite un nouveau représentant.

Il cherche à tirer une autre force du dehors, et il vient de renouveler, auprès de l’Allemagne, des démarches qu’il avait tentées déjà avec moins de succès. Il a envoyé à Berlin des émissaires qui ont demandé à être reçus et entendus : on leur a répondu qu’ils seraient reçus et entendus, non pas officiellement, mais officieusement, et un fonctionnaire des Affaires étrangères a été effectivement chargé de les recevoir et de les entendre. Non pas de leur répondre. On a fait, à ce sujet, une distinction : le fonctionnaire des Affaires étrangères écoutera les délégués hafidiens et prendra acte de leurs dires, mais il n’entrera pas en conversation avec eux. Ils parleront, il se taira. De plus, les journaux allemands ont fait savoir que le gouvernement impérial s’empresserait de communiquer au gouvernement français ce que ce monologue lui aurait appris. Nous reconnaissons volontiers que le gouvernement impérial use à notre égard de formes courtoises ; mais que ces formes soient correctes autant qu’elles sont courtoises, comment l’accorder ? Elles ne le sont ni envers le sultan du Maroc que toutes les puissances ont reconnu et auquel l’Allemagne doit peut-être des ménagemens particuliers, ni envers nous qui sommes aux prises, dans la Chaouia et dans le Sud-oranais, avec les difficultés que l’on sait. Nous ne mettons nullement en cause les dispositions du gouvernement impérial ; il ressort de la publication qu’il vient de faire d’un Livre blanc sur les affaires marocaines, que sa conduite générale dans ces affaires a été, depuis quelque temps, ce qu’on devait attendre d’un signataire de l’Acte d’Algésiras ; son altitude à notre égard est moins tendue qu’elle ne l’était naguère ; mais s’est-il bien rendu compte du contre-coup que produirait au Maroc la réception, même officieuse, des envoyés du prétendant ? Les nuances, nous allions dire les finesses protocolaires qu’il met dans cette réception sont trop subtiles pour faire, sur des imaginations africaines, l’effet qu’il en attend. Les puissances en tiendront compte ; ce sont distinctions faites pour elles et qu’elles comprennent, mais qui échappent à l’intelligence moins cultivée des Marocains. On ne verra qu’une chose dans la Chaouia et dans le Sud-oranais, à savoir que les émissaires de Moulaï-Hafid ont été reçus à Berlin, et il est à craindre qu’on n’y tire de ce fait brutal des conséquences que le gouvernement allemand désavouera sans aucun doute, mais qui se produiront malgré lui. Son rôle dans cette affaire introduit au Maroc une complication de plus.

Nous avons dit souvent que nous n’avions pas à prendre parti entre les deux frères, et les autres puissances n’ont pas plus que nous à se prononcer pour l’un ou pour l’autre ; mais cela ne signifie pas que nous devions les traiter pareillement sur le terrain international. L’un est le sultan régulier et l’autre est un révolté. Nous ne devons pas intervenir dans leur querelle, pas plus que nous n’aurions à le faire si une révolte ou une insurrection éclatait dans un pays quelconque ; mais, aussi longtemps que la révolution, l’insurrection n’a pas triomphé et que le pays n’a pas accepté et consacré sa victoire, nous ne connaissons et ne pouvons connaître que le gouvernement légal avec lequel nous entretenons des relations publiques. Ce sont là des principes élémentaires. Recevoir, même officieusement, des émissaires d’un insurgé est un acte peu amical à l’égard du gouvernement contre lequel il lutte, — dans l’espèce à l’égard du gouvernement chérifien. Et sans doute le gouvernement allemand peut en prendre à son aise avec le gouvernement chérifien, c’est-à-dire avec le malheureux Abd-el-Aziz ; mais est-ce une raison pour manquer à des principes universellement reconnus et généralement respectés ? Ces principes sont une sauvegarde pour tout le monde, même pour le gouvernement allemand. Nous sommes convaincu que rien n’est plus loin des intentions de ce dernier : il ne faudrait pourtant pas beaucoup d’incidens du même genre pour que l’opinion s’accréditât dans le monde que la France a un candidat au Maroc, et que l’Allemagne en a un autre. Nous avons toujours désapprouvé que la France se donnât l’apparence d’en avoir à elle ; mais ce que nous désapprouvons chez nous, nous ne l’approuvons pas ailleurs ; et si nous nous sommes intéressés un peu trop ouvertement et activement à Abd-el-Aziz, c’était une raison de plus pour que le gouvernement allemand s’abstint de tout ce qui pouvait sembler être une marque d’intérêt donnée à Moulaï-Hafid. On aperçoit aujourd’hui le danger réciproque de ces deux attitudes, et nous voulons espérer qu’on n’y persistera pas.

Nous aimons mieux regarder du côté de la frontière algéro-marocaine, non pas qu’il s’y passe depuis quelques jours rien de particulier, mais parce que nous n’avons qu’à approuver l’organisation nouvelle que le gouvernement s’occupe d’y établir. Le général Lyautey a rejoint son poste ; il était temps qu’il le rejoignît ; sa présence peut y être en ce moment très utile, surtout si le gouvernement lui a effectivement confié la mission dont parlent les journaux, et qui n’est autre que la mise à exécution des arrangemens de 1901 et de 1902. Pourquoi ces arrangemens sont-ils restés depuis cette époque à peu près à l’état de lettre morte ? Si on les avait appliqués, peut-être aurions-nous échappé à plus d’une difficulté et d’un danger. Mais, après les avoir faits, nous avons porté notre attention sur d’autres points ; nous avons essayé de résoudre la question marocaine d’une autre manière et en la prenant dans son ensemble, ce à quoi nous avons d’ailleurs jusqu’à ce jour médiocrement réussi. Les arrangemens de 1901 et de 1902 continuaient cependant d’exister, et nous pouvions, quand nous le voudrions, en faire une réalité. Nous ne les décrirons pas en détail : ils consistent essentiellement en ce que le gouvernement français et le gouvernement marocain doivent s’entendre pour établir des marchés nouveaux dans une zone déterminée et pour organiser une police indispensable à la sécurité et, par conséquent, à la prospérité de ces marchés. Appeler à la vie économique ces régions peu favorisées serait assurément un bienfait pour elles, de même que ce serait un bienfait pour la Chaouia de lui rendre celle qu’elle a momentanément perdue ; mais ici et là il faut procéder de façons différentes. En ce qui concerne la frontière algéro-marocaine, le gouvernement ne pouvait évidemment pas faire un meilleur choix que celui du général Lyautey pour remplir cette tâche ; mais il ne s’en acquittera dans de bonnes conditions que si on lui attribue la plénitude d’une autorité qui est à la fois civile et militaire. L’autorité, dans ces derniers temps, avait été partagée sur la frontière entre le général Lyautey et un commissaire civil : des troupes avaient même été mises à la disposition de ce dernier, organisation absurde dont les conséquences n’ont pas tardé à se faire sentir. On revient aujourd’hui de la dualité à l’unité : mieux vaut tard que jamais. Le général Lyautey, nommé haut commissaire, aura à s’entendre avec un commissaire chérifien, car il ne s’agit nullement de porter atteinte à l’intégrité du territoire marocain, non plus qu’à la souveraineté du Sultan. Tous les principes qui ont été posés à la conférence d’Algésiras seront respectés. Mais, comme nous le rappelions il y a quinze jours, la conférence d’Algésiras n’a porté aucune atteinte aux traités ou aux arrangemens qui l’ont précédée, et notamment à ceux de 1901 et de 1902. L’œuvre qui est confiée au général Lyautey est délicate, mais elle n’est au-dessus ni de sa capacité, ni de sa souplesse, ni de son expérience : il est permis d’en attendre d’heureux résultats. La meilleure manière pour nous, puisque nous ne voulons pas conquérir le Maroc, d’y exercer notre influence, et de la faire apprécier, est de donner aux Marocains, d’accord ou plutôt en collaboration avec eux, quelques leçons de choses dont ils seront les premiers à tirer profit. Nous le pouvons certainement sur la frontière : il suffit de le vouloir.

Mais que veut le gouvernement, ou plutôt, puisqu’il l’a dit bien souvent déjà, comment se propose-t-il de l’exécuter ? On le lui demandera sans doute à la rentrée des Chambres, non pas que, depuis leur séparation, il se soit produit au Maroc des événemens bien nouveaux, mais parce que la situation, à mesure qu’elle se prolonge sans qu’on en aperçoive l’issue, laisse l’opinion de plus en plus anxieuse, et parce qu’on peut espérer que le gouvernement a mis à profit les vacances pour arrêter enfin ses idées sur le plan à remplir. On a donné avec quelque éclat une mission au général Lyautey et à M. Regnault, qui ont été chargés de faire une enquête sur place dans la Chaouia. Quels ont été les résultats de cette mission et de cette enquête ? Ont-ils été décisifs et le gouvernement, après tant d’hésitations et de tâtonnemens, sait-il enfin ce qu’il doit et ce qu’il veut faire ? Ce n’est pas être bien curieux que de désirer le savoir.


L’empereur François-Joseph est monté sur le trône, le 2 décembre 1848, dans les circonstances les plus critiques, et depuis soixante ans il gouverne l’Autriche. Son règne a été intimement mêlé à toutes les péripéties de l’histoire de l’Europe : aussi a-t-il été très mouvementé et on ne peut pas dire qu’il ait été heureux. La fortune s’est à plusieurs reprises acharnée contre l’Autriche et contre son empereur ; mais l’Autriche est restée grande et forte, et l’Empereur, que la simplicité et la dignité de sa vie ont rendu sympathique à tous, a conservé l’amour de ses peuples et s’est attiré le respect du monde entier. Il est aujourd’hui le patriarche des souverains. Son jubilé vient d’être fêté à Schœnbrunn, à la porte de Vienne, et, certes, la fête qui a eu lieu à cette occasion n’a pas été banale.

On y a vu Guillaume II, accompagné ou plutôt suivi d’un grand nombre de rois et de princes allemands, venir s’incliner devant la majesté un peu mélancolique du vieux souverain et l’entourer d’une vénération qui était à coup sûr très sincère, car François-Joseph ne saurait inspirer un autre sentiment, mais dont les manifestations, lorsqu’on songe au passé, avaient quelque chose d’imprévu. L’impératrice d’Allemagne avait accompagné son mari, ainsi que le prince Auguste-Guillaume et la princesse Louise de Prusse. Puis venaient le prince régent de Bavière, le roi de Saxe, le roi de Wurtemberg, le grand-duc de Bade, le grand-duc de Mecklembourg-Schwerin, le grand-duc d’Oldenbourg, etc., etc., enfin toute l’Allemagne, de sorte que François-Joseph, s’il avait été frappé subitement d’amnésie, si sa mémoire avait été momentanément suspendue, aurait pu croire qu’il portait encore la couronne de l’Empire et que tous les rois et tous les princes de la Confédération germanique venaient lui rendre hommage comme ù leur chef. Mais il n’en était rien et, par une ironie singulière des choses humaines, c’était celui-là même qui lui avait enlevé la couronne impériale allemande, ou du moins son successeur, qui lui conduisait solennellement et processionnellement cette longue théorie de princes et de rois. On se demande ce qu’ont pu être, au fond du cœur, les réflexions de François-Joseph en présence d’un spectacle aussi rare dans l’histoire. Il était le héros de cette fête tout allemande, après avoir été la victime de ceux qui la lui donnaient. Les générations qui se succèdent oublient, dit-on, celles qui les ont précédées, et nous constatons nous-mêmes à quel point elles sentent différemment les unes des autres, suivant qu’elles ont eu, ou qu’elles n’ont pas eu la sensation directe des grands événemens historiques. De ces événemens, l’empereur Guillaume n’a vu que les résultats, et il en profite : au contraire, l’empereur François-Joseph doit à son âge et à sa destinée de pouvoir en dire : quorum pars magna fui, j’y ai eu une grande part ; mais, hélas ! quelle part tragique ! L’influence du temps écoulé, l’esprit politique qui impose à la raison le fait accompli, l’esprit religieux qui y résigne la volonté ont sans doute disposé son âme à subit l’étrange jubilé de Schœnbrunn, et il y a fait très affable figure ; mais quelles ombres douloureuses ont dû se lever dans son esprit ! Le roi d’Italie a envoyé, dit-on, un télégramme de félicitations : il s’est abstenu toutefois de se rendre à Schœnbrunn. C’est dommage ; la philosophie de l’événement aurait été plus complète s’il y était allé ; on aurait vu côte à côte, faisant fête à François-Joseph, celui qui lui a enlevé la Lombardie et la Vénétie, et celui qui lui a pris la couronne de l’Empire. Mais on a voulu conservera la démonstration un caractère strictement allemand. L’empereur Guillaume est admirable dans les rôles de ce genre ; il a une réelle habileté de mise en scène et le sens de la grandeur ; il le montre dans ses gestes comme dans sa parole. On aurait aimé à le voir conduisant avec lui tant de hauts et jadis puissans personnages. Le langage qu’il a tenu a eu de la gravité et de l’émotion.

Quant à l’empereur François-Joseph, il a remercié avec une effusion suffisante, et il a fait du principe monarchique un éloge qui, assurément, était à sa place dans sa bouche. Il est tout naturel qu’un empereur soit monarchiste, et au surplus, si la monarchie a sa raison d’être, c’est en Autriche-Hongrie plus encore que partout ailleurs, car elle est le seul lien qui ait pu réunir et qui puisse encore retenir tant de nationalités diverses, quelquefois même opposées. Il est difficile de concevoir l’Autriche sous une autre forme politique que celle-là ; en dehors de la monarchie, elle s’émietterait inévitablement et s’éparpillerait en parcelles divergentes. On sait quelles rivalités existent entre les nationalités qui la composent, et, si on ne l’avait pas su, la manière différente dont le jubilé de Schœnbrunn a été apprécié par les journaux allemands et par les journaux, tchèques ou hongrois aurait suffi à en apporter la révélation. Les premiers ont été naturellement enchantés d’une manifestation germanique aussi éclatante, bien qu’elle consacrât précisément la mise de l’Autriche hors de l’Allemagne ; mais les autres en ont éprouvé un sentiment différent, dans la crainte que cette même manifestation, en rappelant aux élémens allemands de la monarchie l’hégémonie qu’ils ont eue autrefois et qu’ils regrettent, ne réveillât leurs prétentions et ne les rendit dangereuses. Tout cela d’ailleurs est assez vain. Il ne survivra bientôt de cette manifestation qu’un souvenir qui n’aura aucune influence sur le cours ultérieur des choses. Mais l’empereur Guillaume en gardera l’impression qu’il a accompli un acte de haute convenance et de respectueuse déférence, et certainement il s’en saura gré.

Bien que l’Allemagne seule y ait participé, cette fête a provoqué des sympathies dans le reste de l’Europe qui éprouve, elle aussi, pour l’empereur d’Autriche un profond respect. François-Joseph a incontestablement contribué à la longue paix dont l’Europe occidentale a joui depuis longtemps déjà. Sans doute il n’a jamais été belliqueux ; mais, s’il l’avait été, la triste expérience qu’il a faite de la guerre lui aurait déconseillé d’en courir de nouveau les hasards. Les deux campagnes de 1859 et de 1866 lui ont été fatales : la première lui a fait perdre sa situation en Italie, et la seconde sa situation en Allemagne. Très probablement il n’a pas voulu la première, et à coup sûr, ce n’est pas lui qui a provoqué la seconde. Depuis lors, c’est-à-dire depuis plus de quarante ans, l’Autriche n’a pris part à aucune guerre, en 1870-1871, parce que les événemens ont éclaté et marché trop vite ; plus tard, au moment de la guerre d’Orient, parce que ses intérêts ont pu être garantis par d’autres moyens ; en tout temps, parce que l’Empereur a toujours été sincèrement pacifique.

Aussi, dans les difficultés, parfois assez graves, avec lesquelles l’Europe s’est trouvée aux prises, a-t-il constamment agi dans un sens modérateur et conciliant. Sans publier jamais ce qu’il devait à ses alliés, il a toujours cherché à ménager les intérêts des autres, et la France ne saurait oublier qu’en diverses circonstances il s’est montré équitable et amical à son égard. Nous espérons qu’il restera longtemps encore sur le trône, car sa constitution saine et vigoureuse lui fait soutenir allègrement le poids des années. Il laissera plus tard le souvenir d’un homme simple et bon et d’un souverain qui n’a jamais cherché à se faire que des anus.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.