Chronique de la quinzaine - 31 mai 1908

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Chronique n° 1827
31 mai 1908


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La Chambre des députés a repris la discussion de l’impôt sur le revenu, et elle a voté le principe de l’impôt sur la rente. La majorité a été d’environ 150 voix : on ne croyait pas qu’elle serait aussi considérable, mais le gouvernement a posé la question de confiance, et cet argument qui n’en est pas un, qui n’est qu’un moyen de pression sur l’assemblée, a fait lourdement pencher la balance du côté de l’impôt. En sera-t-il ainsi jusqu’au bout ? C’est possible : il n’y a que le premier pas qui coûte. La Chambre l’a fait ; elle a décidé que l’État manquerait au plus clair de ses engagemens.

Qu’il y ait un engagement de l’État, on ne saurait le contester sérieusement. Au surplus, MM. Jules Roche et Aimond d’abord, M. Ribot ensuite, l’ont démontré avec une évidence aveuglante. M. Roche est progressiste, M. Aimond est radical ; le premier est adversaire de l’impôt sur le revenu, le second l’accepte dans certaines conditions et se défend de vouloir y faire obstacle ; mais l’un et l’autre sont contraires à l’impôt sur la rente. Nous reconnaîtrons tant qu’on voudra qu’il n’y a pas de principe immuable engagé dans cette affaire. Si, dans la plupart des pays du monde, la rente est exempte d’impôt, il en est, comme l’Angleterre, où il en paie un. Mais, en France, il ne s’agit pas d’une question de principe : il s’agit d’une question de fait. Est-il vrai, oui ou non, que l’État, lorsqu’il a contracté des emprunts, a promis de ne faire subir aucune retenue à l’intérêt qu’il devait servir à ses créanciers ? Quoi qu’en disent MM. Pelletan et Caillaux, l’engagement de l’État est formel : il a été pris dès l’origine et il a été renouvelé dans des circonstances récentes. Les textes sont si limpides qu’ils ne permettent aucune équivoque. On a essayé pourtant d’en faire naître, mais on a si bien senti la faiblesse d’argumentations trop subtiles qu’on y a renoncé pour recourir à des affirmations toutes nouvelles, à savoir qu’à supposer qu’il se soit engagé, l’État n’avait pas le droit de le faire, et que, en tout cas, ses engagemens ne sauraient lier les successeurs de ceux qui les ont pris. Nous ne discuterons pas une pareille thèse : elle est à la fois immorale et puérile. Lorsqu’il a promis, pour emprunter à meilleur compte, de n’opérer aucune retenue sur les intérêts de ses emprunts, l’État s’est engagé très valablement, et comme il est doué de pérennité, qu’il se continue toujours et ne meurt jamais, ses engagemens sont pour l’avenir comme pour le présent. Mais alors, demande-t-on, que devient sa souveraineté ? M. Jules Roche, M. Aimond, M. Ribot ont fait là une distinction essentielle entre l’État représentant de la puissance publique et l’État emprunteur et contractant. Dans le premier cas, il est souverain, ce qui ne veut pourtant pas dire qu’il ait le droit de tout faire ; dans le second, n’est soumis aux règles générales de tous les contrats. S’il les viole, il est aussi coupable que le serait un particulier dans le même cas : la seule différence est qu’il y a des tribunaux pour les particuliers et qu’il n’y en a pas peur l’État. Libre à lui d’abuser de sa force ; l’impunité matérielle lui est assurée, mais il n’en est pas de même de l’impunité morale. La justice immanente des choses trouve, ici comme partout, l’occasion de s’exercer : elle prend la forme redoutable d’une atteinte au crédit public.

Si on veut, chez nous, soumettre la rente à une retenue, nous ne voyons qu’un moyen de le faire légitimement ; il a été indiqué ; c’est de procéder à un grand emprunt de liquidation qui prendra la place de tous les autres, mais à l’origine duquel on aura soin de dire qu’il sera soumis à l’impôt. On fait quelque chose d’analogue en matière de conversion. Quand l’État convertit sa dette, il en contracte, en réalité, une nouvelle, dont les conditions sont connues d’avance, et que le créancier est libre d’accepter ou de refuser. Refuse-t-il ? on lui restitue son capital ; accepte-t-il ? il a un titre nouveau ; dans les deux cas, le contrat primitif est respecté. Et le Trésor n’y perd rien. Si on fait le total des économies que l’État a opérées sur la rente depuis la première conversion jusqu’à la dernière, on verra qu’il a demandé à la rente, sous la forme particulière de la conversion, plus peut-être qu’il n’aurait osé le faire sous la forme plus générale de l’impôt. M. le ministre des Finances l’a constaté lui-même ; mais alors comment a-t-il pu répéter l’allégation parfaitement fausse et mensongère que la rente jouit d’un privilège inadmissible et qu’elle échappe indûment aux charges publiques dont tous les autres revenus sont grevés ? Le succès de cette affirmation, si souvent renouvelée, montre une fois de plus à quel point les mots ont chez nous plus de force que les faits. La rente paie sa dette, mais elle la paie à sa manière, et la seule question est de savoir si cette manière est la meilleure : nous croyons fermement qu’elle l’est.

M. le ministre des Finances a trop l’habitude des assemblées pour n’avoir pas senti très vite qu’il y avait de la résistance autour de lui, même parmi ses amis : aussi s’est-il résolu à jeter du lest. M. Jules Roche avait signalé un fait très saisissant, à savoir que, parmi les 3 222 928 coupures de rentes mixtes et au porteur 3 pour 100, le nombre des coupures de 1000 francs et au-dessus est de 38 546, et que le nombre des petites est en chiffres ronds de 3 180 000. On pourra contester l’exactitude de ces chiffres et dire que les mêmes porteurs détiennent parfois plusieurs coupures : il n’en est pas moins certain que le nombre des petits, des très petits rentiers, est très grand chez nous, qu’il l’est plus que dans tout autre pays et notamment qu’en Angleterre, et que, dès lors, en imposant la rente, on risque de mécontenter un nombre considérable d’-électeurs. La Chambre en avait bien l’impression, mais M. Jules Roche a rendu cette impression plus précise, et M. le ministre des Finances s’y est heurté. — Eh bien ! a-t-il dit, puisqu’il y en a tant, nous allons exempter de l’impôt les tout petits rentiers, ceux dont la rente n’excède pas 625 francs et qui justifieront que leur revenu total ne dépasse pas 1 200 francs. — On estime, — mais ce chiffre est-il exact ? — qu’il en résultera une diminution de recettes d’environ 4 millions : grâce à ce sacrifice, l’impôt sur la rente a été sauvé. M. Ribot a montré en vain ce qu’il y avait d’empirique dans la transaction imaginée par M. le ministre des Finances. Pourquoi 625 francs au lieu de 700, ou de tel autre chiffre ? Celui qui a 625 francs de rente sur l’Etat est-il beaucoup plus intéressant que celui qui en a 700 ? Et celui qui a moins de 1 200 francs de rente est-il vraiment moins riche que celui qui en a 1 250, surtout si le second est père de famille et si le premier ne l’est pas ? Rien de plus arbitraire que ces chiffres. Ils ne satisfont pas la justice ; ils se proposent seulement de ménager une catégorie d’électeurs qu’on juge la plus nombreuse. Si les gros porteurs de rentes étaient les plus nombreux, c’est eux que le gouvernement ménagerait ; mais ils sont en minorité, on les écrase, ils paieront pour les autres.

En dépit de l’admirable discours de M. Ribot, la Chambre a voté l’impôt sur la rente. Nous ne considérons pourtant pas la question comme résolue : il reste le Sénat, qui aura aussi son mot à dire. Et enfin, à la Chambre même, la discussion est loin d’être épuisée. Si on en juge par le nombre des articles du projet de loi, elle n’en est guère encore qu’au quart de sa carrière. C’est comme un char qui s’avance lentement et toujours en s’alourdissant. Qui sait s’il ne finira pas par verser ? Mais le début est malheureux, et Pangloss lui-même y perdrait de son optimisme.


Le Pape vient de faire connaître sa volonté au sujet des mutualités ecclésiastiques : sans les condamner en elles-mêmes, il leur refuse l’autorisation d’accepter des mains de l’État l’argent des Caisses et des fondations ecclésiastiques. Nous ne reviendrons pas sur ce que nous avons répété déjà bien des fois au sujet de l’attitude prise par le Saint-Siège dans toutes les questions qui dérivent de la loi de séparation. Nous aurions préféré qu’elle fût différente, et nous avons dit pourquoi. Si la générosité des fidèles supplée, non seulement aujourd’hui, mais demain, mais toujours, aux renonciations que le Saint-Père ordonne et auxquelles il faut bien que les catholiques se résignent, tout sera pour le mieux ; mais il est difficile de ne pas avoir quelques doutes à ce sujet. Quoi qu’il en soit, n’ayant rien pu et ne pouvant rien empêcher, nous nous bornerons à expliquer.

On sait que les biens ecclésiastiques devaient, de par la loi de séparation, être remis aux associations cultuelles et, à leur défaut, faire retour aux communes pour être affectées par elles à des œuvres de bienfaisance. Le gouvernement n’avait pas douté, à l’origine, que des associations cultuelles se formeraient ; il était fort éloigné de toute pensée de spoliation et, satisfait d’avoir supprimé le budget des Cultes, il lui répugnait de déshonorer la loi de séparation en confisquant des biens qui, s’ils n’appartenaient pas juridiquement à l’Église de France, lui appartenaient moralement et étaient grevés, par leur origine même, d’une affectation religieuse. Mais le Pape a interdit les associations cultuelles, et l’État, qu’on nous passe le mot, s’est trouvé assez embarrassé. Le Pape lui avait dit avec un héroïque dédain : Pecunia tua tecum sit, garde l’argent, et laisse-moi ma liberté. L’État aurait préféré trouver un moyen indirect de restituer l’argent à l’Église, en totalité ou en partie, et il a imaginé pour cela toutes sortes de combinaisons dont aucune n’a abouti, parce qu’elles sont toutes venues se briser contre l’opposition pontificale. La situation, cependant, devenait de plus en plus critique. L’Église de France se trouvait avoir perdu des sommes dont le total exact n’a jamais été bien connu, mais il s’élevait certainement à plusieurs centaines de millions. Le Pape avait ordonné qu’on les abandonnât, soit : tout le monde s’est soumis. Toutefois des hommes indépendans, et certainement animés d’intentions très droites, se sont demandé s’il ne serait pas possible de sauver quelques-unes des épaves d’un si grand naufrage, et ils ont cru pouvoir se servir pour cela de la loi de 1898 sur les sociétés de secours mutuels. N’était-ce pas une loi de droit commun, et le Pape n’avait-il pas conseillé aux fidèles de se servir du droit commun de leur pays ? La loi de 1898 prévoit deux sortes de sociétés : les unes « approuvées » dont les statuts sont soumis à l’autorité administrative et qui jouissent de certains privilèges, les autres libres qui ont plus d’autonomie, mais une capacité civile moindre. À la Chambre des députés, M. l’abbé Lemire, préoccupé du sort qui attendait les Caisses de retraites ou de secours ecclésiastiques, a cru trouver dans la loi de 1898 un moyen de maintenir à ces caisses leur destination première. Elles avaient été formées par le clergé et par les fidèles : n’était-il pas à souhaiter qu’elles continuassent de subvenir aux besoins des vieux prêtres ? Pour atteindre ce but, il fallait se mettre d’accord avec le gouvernement dont l’opposition devait faire échouer devant la Chambre tous les amendemens qu’il combattrait. M. l’abbé Lemire, s’il en avait été le maître, aurait vraisemblablement préféré recourir à la forme des sociétés Libres ; mais le gouvernement ne reconnaissait qu’aux sociétés « approuvées » la capacité de recevoir les biens des Caisses de retraites et de secours ecclésiastiques. En conséquence, M. l’abbé Lemire a présenté et fait voter un amendement dans ce sens. Tout le monde s’en est félicité, à l’exception des socialistes et des radicaux-socialistes les plus accentués. Il semblait qu’il y eût de la conciliation dans l’air, et que les Caisses des retraites ecclésiastiques étaient sauvées. Mais que dirait Rome ? On ne se l’est pas demandé au premier moment. On espérait d’ailleurs qu’aucune opposition ne viendrait de ce côté, puisqu’il ne s’agissait plus, comme dans le cas des associations cultuelles, de pourvoir à l’exercice du culte, mais seulement à l’entretien personnel de quelques vieux prêtres ?

Bientôt une nouvelle question s’est posée, et il s’est formé autour d’elle un mouvement d’opinion d’une intensité particulière. L’opinion s’était médiocrement émue au sujet des Caisses de retraite ; elle s’est passionnée au contraire pour les fondations de messes, et on a fait honte au gouvernement et au Parlement d’avoir voulu s’emparer de ce qu’on appelait les biens des morts. M. Maurice Barrès, en particulier, a prononcé à ce sujet un discours qui, s’il n’a pas déterminé le vote de la Chambre, a pourtant agi sur elle et encore plus sur le public La portée d’un discours n’apparaît pas toujours au premier moment ; il faut en attendre les suites. L’agitation a continué dans les esprits, et lorsque la question des fondations de messes est venue devant lui, le Sénat en a senti la gravité : il s’est montré disposé à la résoudre dans un autre sens que ne l’avait fait la Chambre. La Droite, le Centre, une partie notable de la Gauche ont pesé sur le ministère, pour qu’il acceptât soit l’amendement Chaumié, soit au moins l’amendement Philippe Berger, et finalement il a accepté le dernier, ce qui a été regrettable. L’amendement Chaumié décidait que l’argent des fondations de messes serait remis directement aux prêtres qui devaient dire les messes : en fait, il serait passé par les mains de l’évêque qui l’aurait distribué comme il aurait cru devoir le faire. Rien n’était plus sage que cet amendement ; mais il l’était trop pour une majorité et pour un ministère qui affectent de dire qu’ils ne savent pas ce que c’est qu’un prêtre et qu’ils ne veulent pas le savoir. Depuis la loi de séparation, le prêtre est pour eux comme un être fossile, représentant d’une espèce qui a disparu de leur horizon. Quelque pitoyable que fût cet état d’esprit, il a bien fallu en tenir compte : M. Philippe Berger a présenté son amendement, inspiré par celui de M. l’abbé Lemire à la Chambre et même un peu calqué sur lui. Puisque les mutualités « approuvées » devaient recueillir les biens des Caisses de retraite et de secours ecclésiastiques, pourquoi ne recueilleraient-elles pas aussi ceux des fondations de messes ? Puisque l’État et les communes ne pouvaient pas connaître directement un évêque, un curé, un prêtre quelconque et qu’un pareil contact était de nature à les contaminer, ne pouvait-on le leur épargner au moyen d’un corps interposé qui serait la Société de secours mutuels ? On a donc voté l’amendement Berger. Encore une fois, tout le monde a été content, et on s’est donné de bon cœur une sorte de baiser Lamourette. M. Briand, qui avait déjà montré de l’éloquence au Sénat, en a montré encore davantage à la Chambre pour lui faire adopter l’amendement. Il y a réussi : on a cru que tout était terminé. Nous n’avons pas voulu troubler cette espérance, et, lorsque nous avons parlé ici de l’amendement Berger, nous ne nous sommes pas demandé comment il serait jugé à Rome. Cette question, toutefois, nous causait quelque anxiété. Rome, qui avait repoussé le plus, ferait-elle une concession pour avoir le moins ? Sortirait-elle de son intransigeance ? Une expérience récente ne permettait guère de le croire. Toutefois, nous cherchions à nous rassurer en pensant que les sociétés de secours mutuels étaient bien différentes des associations culturelles : un archevêque n’avait pas craint d’exprimer cette opinion, et de la soutenir par des argumens qui semblaient très forts. Malheureusement, on sait que les argumens français ne sont pas toujours des argumens romains. Il fallait attendre la décision du Saint-Siège. elle est venue et, nous l’avons dit déjà, elle a été nettement négative, négative comme celles qui avaient précédé, négative comme tout ce qui vient de Rome à l’adresse de la France. Et c’est sans doute, en partie, la faute de notre gouvernement et des procédés qu’il emploie : tout de même, la conséquence est dure quand on songe aux nombreux millions que voilà perdus. L’homme ne vit pas seulement de pain, mais il en vit.

La lettre du Pape, adressée aux cardinaux français, est d’ailleurs d’une forme très digne. Elle est brève ; le Pape ne revient pas sur les développemens qu’il a déjà donnés à sa pensée ; il se contente de dire qu’ « on demande au clergé français de former des mutualités ouvertes à tous ceux qui se réclameraient de quelque façon que ce soit du titre d’intéressés, sans moyen légal d’écarter de leurs rangs des égarés, ; ou même des membres exclus de la communion de l’Église, » et que cela est inadmissible. « On demande en somme aux ecclésiastiques français, continue le Saint-Père, de se constituer en corps séparé, et d’oublier en quelque sorte leur caractère de prêtres en communion avec le Saint-Siège apostolique. Ils devraient se considérer comme de simples citoyens, mais des citoyens privés du droit accordé à tous les Français d’exclure de leurs mutualités des sociétaires indignes. » En un mot, le Saint-Père craint de voir quelques brebis galeuses s’introduire dans le troupeau qui bénéficierait des retraites et des pensions ecclésiastiques, et, pour éviter plus sûrement ce danger, il en prive toutes les autres. En ce qui concerne les messes, croit-il vraiment qu’on les ferait dire par des prêtres frappés d’interdictions ecclésiastiques ? Rien ne le donne à supposer. Mais, encore une fois, nous ne voulons pas discuter : nous sommes en présence d’un fait, nous nous demandons seulement quelles en seront les suites. Le Pape écrit : « Et tout cela pour pouvoir recueillir des avantages matériels fort discutables et précaires. » Ces avantages n’étaient pas discutables, et ils sont moins précaires que ne l’assure le Saint-Père dans cette phrase de sa lettre. Ils ne sont pas « minimes, » comme il le dit dans une autre. On sent que ces assurances ont pour objet de diminuer les regrets que peuvent laisser les décisions pontificales \ mais on sent aussi que, quand même les biens perdus auraient été beaucoup plus considérables, quand même ils auraient eu une valeur décuple, les décisions n’auraient pas changé. A la hauteur théologique où se place le Saint-Père, les biens de la terre n’existent plus. Il se regarde comme Jésus sur la montagne en butte aux tentations du malin esprit qui lui offre honneurs, pouvoirs, richesses, tentations que Jésus repousse parce que son royaume n’est pas de ce monde et que ses ambitions sont d’un autre ordre. Le Pape annonce qu’il constitue une rente de quatre mille francs qui serviront à dire des messes pour les morts, et qu’il en dira une lui-même tous les mois. Les morts, sans doute, y trouveront leur compte : mais les ivans ?

Les ordres de Rome seront obéis à la lettre ; il ne saurait y avoir à cet égard aucun doute ; mais n’en restera-t-il pas dans les cœurs quelques regrets ? Les catholiques français dans les deux Chambres avaient évidemment cru que les amendemens de MM. Lemire et Berger étaient acceptables puisqu’ils les avaient acceptés, et il est permis de voir dans leurs votes, qui ont été unanimes, une prière discrète adressée au Saint-Siège, prière qui a peut-être été entendue, mais qui n’a pas été exaucée. Quant au gouvernement, il est plus difficile de savoir sa pensée véritable. Nous avons dit déjà qu’une transformation s’était opérée dans celle de M. Briand. M. Briand, après avoir poussé très loin l’esprit de transaction, voyant toutes ses tentatives repoussées avec perte et sa bonne volonté méconnue, a tout d’un coup changé de manière ; il a semblé dire que, puisqu’on ne voulait rien de lui, il allait tout reprendre et il a présenté une véritable loi de confiscation. Néanmoins, peu à peu, il a cédé de nouveau devant les suggestions concluantes de M. l’abbé Lemire à la Chambre et de M. Philippe Berger au Sénat.

L’a-t-il fait, cette fois, de bon cœur ? Nous ignorons ses sentimens secrets ; mais il y a sans nul doute, dans la majorité qui a voté avec lui et parmi ses collègues du ministère eux-mêmes, des hommes qui sont d’autant plus satisfaits d’avoir fait un geste généreux qu’il ne leur à, en somme, rien coûté, puisque le Pape a repoussé leurs avances. Ils sont bien aises de pouvoir dire au pays qu’ils ont voulu donner et qu’on n’a pas voulu recevoir, et de rejeter sur ceux qui ne l’ont pas voulu la responsabilité des souffrances dont le clergé sera ultérieurement affligé. Ces messes dont on les accusait de priver les morts, ils diront qu’ils avaient trouvé un moyen de les en faire bénéficier, et que ce n’est pas leur faute si une volonté supérieure a opposé son veto. Qu’il y ait de leur part, en tout cela, un peu d’hypocrisie, nous l’accordons. S’ils voulaient vraiment donner, ils auraient dû le faire avec moins de réticences et en allant directement au but au lieu de passer par des intermédiaires suspects. Il n’en restera pas moins dans beaucoup d’esprits une impression d’incertitude et de malaise, impression qu’il nous serait difficile de dissiper, mais que, du moins, nous ne voulons pas augmenter par des commentaires inutiles. Il n’est pas douteux que le Pape a fait ce qu’il a cru être son devoir, et il a sans doute personnellement souffert au moment de prendre une détermination dont il comprenait la rigueur ; mais tout le monde autour de lui n’en a pas souffert comme lui ; il semble même que certains amis de l’Église s’en sont réjouis autant peut-être que l’ont fait ses ennemis. Les uns ou les autres se trompent ; mais lesquels ?


Depuis quelques jours, un changement considérable s’est produit dans la situation au Maroc : par malheur, il n’est pas fait pour diminuer les difficultés avec lesquelles nous sommes aux prises. Ces difficultés sont trop délicates et elles peuvent devenir trop graves pour que nous nous attardions à dire qu’elles ne se seraient pas produites, si on avait suivi les conseils que nous n’avons pas cessé de donner : on nous permettra pourtant de les rappeler. Combien de fois n’avons-nous pas demandé qu’on ne prît parti pour aucun des deux compétiteurs qui se disputent la couronne chérifienne ? Nous ne devions rien, assurément, à Abd-el-Aziz : pourquoi ne nous sommes-nous pas bornés à respecter en lui le Sultan régulier du Maroc, tout en laissant aux événemens le soin de prononcer entre lui et son frère ? Celui-ci ne cessait pas de nous faire des avances, que nous ne pouvions pas accepter officiellement et qu’il y avait même des inconvéniens à écouter officieusement, mais que nous n’avions pas à décourager tout à fait.

À force de répéter que Moulaï-Hafid était notre ennemi et de le traiter en conséquence, nous nous sommes exposés à le rendre tel en effet, et cela sans la moindre nécessité, sans la moindre utilité. À quoi bon, pensait-on, se gêner avec lui ? Nous lisions dans les journaux, sans beaucoup y croire, qu’il n’existait pas, qu’il ne représentait aucune force, qu’il avait toutes les tribus contre lui, qu’il était abandonné de tous les siens, enfin qu’il était une ombre sur laquelle il suffirait de souffler pour qu’elle se dissipât. C’était peut-être vrai, mais il aurait fallu un autre souffleur qu’Abd-el-Aziz. Notre illusion a été de croire qu’il nous suffirait de nous prononcer en faveur de ce pâle fantôme pour lui donner une force qu’il n’avait pas ; nous ne lui avons pas donné la nôtre et nous lui avons enlevé ce qui lui restait de la sienne en le compromettant auprès de ses sujets. S’il avait été un autre homme, s’il avait eu de l’intelligence, de la volonté, du caractère, sans doute il aurait pu jouer son jeu dans des conditions qui nous auraient permis de nous y intéresser : — encore aurait-il fallu le faire discrètement. Mais n’étions-nous pas fixés sur sa valeur ? Ne savions-nous pas ce qu’il fallait penser de lui, et le peu qu’il était permis d’en espérer ? Alors, pourquoi n’avoir pas attendu que les deux frères aient vidé leur querelle, en se bornant à exiger qu’ils le fissent en dehors des ports ? Au lieu de cela, nous avons attiré Abd-el-Aziz à Rabat, et les conséquences de cette première faute n’ont pas tardé à se dérouler. Moulaï-Hafid, à son tour, a voulu aller du côté de la mer, et nous l’en avons empêché par notre expédition dans la Chaouïa. Il n’y a pas à critiquer cette expédition en elle-même : nous l’avions rendue nécessaire et elle a d’ailleurs été bien conduite. Mais puisque nous lui avions fermé le chemin de la mer, Moulaï-Hafid a dû se tourner d’un autre côté, et nous voyons où cela l’a conduit. Il est entré à Mequinez et il entrera à Fez quand il voudra : rien ne pourrait l’en empêcher, si ce n’est un miracle. Cet homme qu’on nous représentait comme réduit à la dernière extrémité et qui, hier encore, si on en avait cru des dépêches complaisantes, cherchait pour son abandon un refuge dans quelque couvent, est aujourd’hui maître de Mequinez et de Fez, c’est-à-dire du cœur du Maroc, et s’il ne l’est pas du Maroc lui-même, c’est parce que personne ne l’a été et ne le sera encore de longtemps. Mais il représente la plus grande force qui y existe actuellement, et si nous ne sommes pas encore obligés de reconnaître cette force, nous ne pouvons plus la regarder comme inexistante et affecter de l’ignorer.

Quant à l’infortuné Abd-el-Aziz, que devient-il ? Nous nous permettions, il y a quelques semaines, de parler avec ironie de sa mehalla qui était toujours à la veille de partir de Rabat pour Fez, et qui ne partait jamais. Elle l’a fait cependant, avec la lenteur calculée de toutes les mehallas marocaines, lenteur qui est la plus grande qu’on eût encore vue à la guerre. Au bout de plusieurs jours, la mehalla d’Abd-el-Aziz était encore à quelques portées de fusil de Rabat. Peut-être avait-elle raison de ne pas se presser. D’après les dernières nouvelles, elle s’est embourbée dans des marais, et elle est entourée de tribus hostiles qui la menacent de lui faire un mauvais parti. Moulaï-Hafid la somme à son tour de se rallier à sa cause, faute de quoi, il l’attaquera au premier jour ; mais il n’aura probablement pas besoin d’en venir là pour qu’elle se débande, ce qui est l’évolution la plus naturelle à toutes les mehallas marocaines, à moins cependant qu’elles n’aient affaire à nous. C’est un phénomène remarquable, en effet, que le courage indomptable que les Marocains déploient contre l’infidèle et l’étranger, et la prodigieuse mollesse qu’ils mettent à s’attaquer entre eux : dans les deux cas, ce ne sont pas les mêmes hommes. La facilité avec laquelle les tribus passent d’un compétiteur à un autre, montre l’indifférence dont elles sont animées à leur égard : il leur importe assez peu d’avoir un maître ou un autre, — il l’est d’ailleurs si faiblement ! — pourvu que ce maître soit de leur race et de leur religion. Le succès prononce et on suit. Or le succès, depuis quelques jours, est incontestablement pour Moulai-Hafid.

Quelque modifiée que soit la situation, elle ne l’est pas encore assez pour qu’il y ait lieu de conseiller une autre attitude que celle que nous avons toujours recommandée : nous n’avons pas à nous prononcer encore entre Moulaï-Hafid et son frère et, quand le moment en sera venu, nous ne serons pas seuls à devoir le faire. Les autres puissances qui étaient représentées comme nous à Algésiras et qui, à cette époque, ont traité avec Abd-el-Aziz, pourront être amenées à reconnaître un autre sultan ; mais elles ne le feront pas sans conditions, et la première sera sans nul doute que le sultan, quel qu’il soit, accepte l’Acte de la Conférence. Cet Acte est pour le moment notre loi à tous. Les compétitions intérieures du Maroc, les troubles qui s’ensuivent, les substitutions de personnes qui s’y produisent, ne doivent avoir aucune influence sur la situation internationale du pays ; non pas que celle-ci ne puisse pas changer, mais elle ne peut le faire que par des causes plus décisives et en vertu d’autres procédés. Au reste, Moulaï-Hafid le sait bien, et il est le premier à l’admettre, puisque ses envoyés à Berlin ont pris soin d’assurer que leur maître respecterait l’Acte d’Algésiras. Nous avons aussi des envoyés de lui-à Paris, et nous n’avons pas à les recevoir aujourd’hui plus qu’hier ; mais il n’y a pas d’inconvénient à ce qu’ils y prolongent leur séjour. M. Pichon, dans un des discours qu’il a prononcés devant la Chambre, a réservé prudemment entre les deux sultans la question d’avenir. Nous aurions aimé à ce qu’il eût toujours la même prudence dans sa conduite que dans ses paroles ; mais enfin, notre liberté reste entière, nous ne l’avons jamais aliénée.


M. le Président de la République est en ce moment en Angleterre, où il est allé faire visite au roi Edouard VII, et nous ne pouvons qu’être infiniment touchés des marques de sympathie qui lui sont données : elles s’adressent à lui sans doute, mais par lui à la nation française dont il est le digne représentant. L’entente cordiale, telle qu’elle a été définie une fois de plus dans les discours pleins de mesure et de tact du Roi et du Président, est aujourd’hui également populaire dans les deux pays : ils y voient l’un et l’autre une garantie de la paix avec dignité, et nul n’y peut voir autre chose. La presse allemande en témoigne pourtant quelque mauvaise humeur : pourquoi ? Lorsque l’empereur Guillaume est allé récemment en Angleterre, nous en avons éprouvé une impression de confiance et de sécurité. Il est bon, en effet, que des démonstrations de ce genre, en dissipant les malentendus, s’il y en a eu, resserrent entre les gouvernemens et les peuples les liens de leur amitié. Aucun malentendu n’existe en ce moment entre l’Angleterre et la France ; mais ce n’est pas une raison pour que les deux pays n’échangent pas entre eux ces visites de chefs d’État auxquelles l’opinion attache une importance dont, en effet, elles ne sont pas dépourvues. On pourrait ne pas en faire : puisqu’on en fait, il est à désirer qu’on en fasse assez pour leur faire perdre tout caractère trop particulier. Hier, nous le répétons, l’empereur Guillaume était en Angleterre ; aujourd’hui, c’est M. Fallières ; demain, le roi Edouard ira voir l’empereur Nicolas ; un peu plus tard, M. Fallières rendra aux souverains du Nord les visites qu’il a reçues d’eux, et il en fera une à l’empereur de Russie dans les eaux russes. Il ne faut voir dans ces démonstrations que la preuve des bons rapports qui existent entre les puissances, bons rapports dont le maintien les intéresse toutes. Au surplus, tout cela n’apprend rien à personne. On connaît notre alliance avec la Russie ; on ne connaît pas moins notre amitié avec l’Angleterre. Ces formes différentes expriment un même fait, qui est la solidarité de certains intérêts ; mais ce fait ne saurait porter ombrage à qui que ce soit, et c’est parce qu’il n’y a rien à en dissimuler que ces visites se produisent en pleine lumière comme une nouvelle consécration de la paix.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.