Chronique de la quinzaine - 14 mai 1915

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Chronique n° 1994
14 mai 1915


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.





Il y a quinze jours, nous faisions déjà entrevoir comme certaine et prochaine l’intervention de l’Italie dans la guerre. Depuis lors, le fait annoncé ne s’est pas encore réalisé, mais la réalisation semble imminente et personne même n’en doute plus. La mission du prince de Bülow à Rome a finalement échoué. On avait imposé à cet habile homme une tâche impossible et toute sa dextérité s’y est employée en pure perte. Il l’avait certainement prévu. N’a-t-il pas écrit autrefois que l’Italie ne pouvait être que l’alliée ou l’ennemie de l’Autriche ? Aucune expression ne fait ressortir plus clairement en qu’il y avait d’artificiel dans sa participation à la Triple-Alliance. On voit aujourd’hui à quel point les intérêts étaient contraires. L’alliance n’était qu’un ajournement d’hostilités inévitables. Comment l’Italie aurait-elle pu renoncer à profiter de la première bonne occasion qui s’offrirait à elle d’achever avec ampleur l’œuvre de l’unité nationale, que Cavour et Victor-Emmanuel II avaient si heureusement commencée et qu’il appartenait à Victor-Emmanuel III et à MM. Salandra et Sonnino de terminer ? Quels que fussent les sentimens de l’Italie à l’égard de l’Allemagne, la rupture était fatale : on peut la considérer comme faite. Les discussions entre les neutralistes et les interventionnistes ont été longues, ardentes, passionnées ; mais, dès le premier coup de clairon, les dissidences disparaîtront en Italie coin me elles l’ont fait ailleurs, et l’union sera la préface de l’unité.

La fête de Quarto, près de Gênes, célébrée le 5 mai, a, malgré l’absence du Roi et du gouvernement, tenu tout ce qu’on s’en était promis. C’est là que s’est embarqué autrefois Garibaldi, lorsque, à la tête de ses mille compagnons, il est parti pour la conquête des Deux-Siciles. Jamais entreprise n’a été plus aventureuse dans la forme, mais dans le fond tout conspirait en faveur de Garibaldi, et des dieux prudens veillaient sur lui, comme dans les poèmes homériques. Comme dans ces poèmes aussi, la valeur des héros n’en était pas diminuée, et elle méritait d’être chantée par M. Gabriele d’Annunzio. Cette journée du 5 mai a été grande et belle pour le poète. Il a été donné à peu d’hommes d’incarner, dans une heure sublime, la patrie tout entière ; avec les souvenirs du passé et les aspirations de l’avenir. M. d’Annunzio a connu, a goûté ce moment d’ivresse patriotique. Le merveilleux lyrisme de sa parole était en parfaite harmonie avec les sentimens les plus profonds de l’âme italienne. Nous avons dit que le Roi et le gouvernement étaient absens, mais cela n’est vrai que d’une vérité matérielle ; moralement, ils étaient là avec toute l’Italie. Il y a eu sans doute une déconvenue lorsque, à la veille de la fête, on a appris que la gravité des circonstances les retenait à Rome. On s’est demandé ce que cela signifiait. Un doute est même entré dans les esprits, pour en ressortir d’ailleurs aussitôt. La présence du Roi avait été formellement annoncée, elle était attendue, on ne voyait pas très bien d’où pouvait venir l’obstacle. Le Roi aurait-il appréhendé des mouvemens révolutionnaires ? Aurait-il craint que le discours de M. d’Annunzio ne résonnât comme une fanfare guerrière et qu’on ne fût en droit de le regarder au dehors comme une provocation ? Il n’en a rien été : le poète a su contenir dans une juste mesure les élans de son patriotisme, et n’a rien dit dont personne eût le droit de s’offenser. Au reste, le télégramme adressé par le roi Victor-Emmanuel au maire de Gênes a montré qu’aucune de ces craintes n’était entrée dans l’âme du souverain. La Révolution même ne l’effrayait pas, car il a fait à Mazzini une allusion que tout le monde a remarquée. « Si des préoccupations gouvernementales, a-t-il dit, changeant mon désir en regret, m’empêchent de prendre part à la cérémonie qu’on célèbre à Gênes, ma pensée ne s’éloigne cependant pas aujourd’hui du rocher de Quarto. J’envoie mon salut ému à cette rive célèbre de la mer de Ligurie où est né celui qui préconisa le premier l’unité de la patrie, et d’où partit le capitaine des Mille avec une hardiesse immortelle vers un sort immortel. Et avec la même ferveur, la même chaleur de sentiment qui guida mon grand aïeul, je tire de la concorde qui préside à la consécration de la mémoire des Mille la confiance dans l’avenir glorieux de l’Italie. » Le poète a parlé en poète et le Roi en homme politique et en chef d’État.

La fête s’est déroulée dans un des plus beaux décors qui soient au monde, sous un ciel lumineux, au bord de cette mer où tant de grandes choses se sont accomplies. Comment tous les esprits n’en auraient-ils pas été enfiévrés ? Mais, pendant ce temps, des négociations mystérieuses se poursuivaient à Rome ; la ville assistait, sans en pénétrer le secret, aux allées et venues des ministres et des diplomates : des destinées encore inconnues s’élaboraient ; l’Italie enfin vivait une des heures les plus solennelles de son histoire. Qu’en résultera-t-il pour nous ? Sans doute la paix sera plus difficile à faire à cause des conditions nouvelles qui devront y être introduites, mais elle sera plus prochaine par l’effet des forces nouvelles qui vont entrer en action.

On croit généralement que ces forces ne comprendront pas celles de l’Italie seule et que la Roumanie à son tour fera bientôt le pas décisif. On a beaucoup dit que les deux Puissances s’étaient entendues pour intervenir en même temps. Le moment prévu est-il arrivé ? Il s’est passé à Bucarest un fait dont nous ne voulons pas exagérer l’importance, mais qui est significatif : M. Marghiloman a donné sa démission de chef du parti conservateur. Il était connu pour ses sentimens très fermement neutralistes. A-t-il changé d’avis, ou son parti a-t-il refusé de le suivre ? Quoi qu’il en soit, une scission s’est produite entre eux, et c’est un indice incontestable du travail qui s’est fait dans les esprits depuis quelques semaines. La résistance à l’intervention a diminué, si même elle n’a pas disparu. S’en tiendra-t-on là dans les Balkans ? La Bulgarie et la Grèce resteront-elles en dehors du mouvement qui se dessine, ou au contraire y entreront-elle s ? Les renseignemens nous manquent à ce sujet, mais si on en juge d’après les intérêts en jeu, il est probable que les mêmes influences agiront sur tous les neutres balkaniques et les orienteront dans le même sens. Peut-être faudra-t-il encore quelques jours pour qu’ils prennent définitivement parti. La diplomatie allemande agit certainement sur eux avec tous ses moyens de persuasion ou d’intimidation, et ces moyens sont puissans. Mais quelque respect superstitieux qu’on ait eu pour la force germanique, on doit commencer à s’apercevoir qu’elle touche à son déclin. Les Italiens passent généralement pour des politiques réalistes, réfractaires aux entraînemens irréfléchis, nullement sentimentaux, calculateurs habiles, très experts à soupeser le pour et le contre ; c’est ainsi qu’on les a toujours vus opérer dans l’histoire, et rien dans ces derniers temps n’a modifié l’idée qu’on s’était faite de leur sagacité ; si donc ils se déterminent en faveur de la Triple-Entente, beaucoup penseront qu’ils ont pour cela de sérieux motifs. Cela prouve, en tout cas, que le bluff allemand, à quelque exagération qu’il ait été porté, a manqué son effet et certainement les procédés dont il a usé y sont pour quelque chose. Jamais encore ils n’avaient été aussi maladroits, aussi brutaux, aussi barbares que dans ces derniers temps. Il est possible que la culture allemande ait tous les autres mérites, mais la connaissance, l’entente des âmes lui fait défaut, et cette lacune frappe tout le reste de stérilité.

L’Allemagne a en effet multiplié ses efforts jusqu’à la frénésie pour ramener à elle l’opinion qui lui échappe : nous parlons surtout de l’opinion qu’on avait de ses forces et que, de plus en plus, on cesse d’avoir. Gardons-nous d’exagérer à notre tour : ces forces sont encore redoutables, mais, malgré cela, le sentiment de plus en plus répandu est que les Alliés, à force de ténacité, en viendront à bout et ce sentiment plaide contre l’Allemagne. Elle a voulu en détruire l’effet ; elle a prodigué les coups sur l’immense ligne de bataille ; elle a repris l’offensive partout avec des succès, peut-être provisoires, mais qu’elle espérait assez brillans pour faire illusion, ne fût-ce qu’un jour, et arrêter l’Italie au moment où elle s’apprêtait à sortir de la neutralité. Depuis la mer du Nord jusqu’à l’Argonne, elle a montré un surcroît d’activité, mais sur tous les points elle a rencontré une résistance à laquelle elle ne s’attendait pas. Quand nous avons perdu du terrain, nous l’avons repris aussitôt presque totalement. Il en a été ainsi, par exemple, sur ce sommet d’Hartmannswiller que les deux armées s’étaient si longtemps disputé et dont, en fin de compte, nous étions restés maîtres. Dans un effort hardi et vigoureux, les Allemands nous l’ont enlevé, mais pour combien de temps ? Quelques heures à peine. Repoussés du sommet, nous sommes revenus à la charge et nous l’avons reconquis.

Il en a été de même à l’extrême gauche de notre ligne de bataille, où Ypres et le canal de l’Yser ont vu recommencer, avec un acharnement sans pareil, les luttes héroïques d’il y a quelques mois. Là s’est passé un fait nouveau, douloureux pour l’humanité, honteux pour l’Allemagne qui n’en a retiré d’ailleurs qu’un court profit. Elle se sentait impuissante à percer notre ligne ; les armes loyales n’y suffisaient pas ; elle en a employé d’autres ; elle a fait usage de gaz asphyxians qui ont jeté le désarroi dans nos troupes, et aussi dans les troupes anglaises. C’est là une arme nouvelle, qui a en soi quelque chose de sournois et de traître, et dont l’emploi a été formellement interdit par des conventions qui portent la signature de l’Allemagne. Nous saurons désormais — mais ne le savions-nous pas déjà ? — que, quand l’Allemagne signe un traité de ce genre, ce n’est pas du tout pour s’imposer une interdiction, mais pour l’imposer aux autres et se réserver un monopole. On aurait d’ailleurs dû se douter de ce qu’elle s’apprêtait à faire : elle a inventé pour cela une sorte de procédure qui consiste à annoncer que les autres ont déjà usé contre elle du procédé dont elle se propose d’user contre eux. Ses journaux ont prétendu un jour que les Alliés avaient employé des gaz asphyxians : c’était dire qu’elle allait en employer elle-même et elle n’y a pas manqué. Nous n’y étions pas préparés ; la surprise s’est mêlée à la souffrance physique ; nos soldats suffoqués, éborgnés, sentant le feu pénétrer dans leurs poitrines à la place de l’air respirable, étouffés et n’y voyant plus, ont dû reculer. C’est ainsi que l’armée allemande a conquis sur nous un peu de terrain, que nous n’avons d’ailleurs pas tardé à lui reprendre : à peine a-t-elle conservé pour quelque temps une tête de pont sur l’Yser. Quant à ses pertes, elles ont été très élevées : on parle de 12 000 tués. Des succès si peu durables sont vraiment payés bien cher ! Mais les Allemands en font grand bruit et ils s’empressent d’annoncer au monde qu’ils viennent de remporter une grande victoire. Quelque passager qu’il soit, c’est cependant un avantage : on peut calculer le nombre de mètres que les Allemands ont gagné. Que dire, au contraire, du bombardement de Dunkerque ? Quelle en est l’importance militaire ? Quelles conséquences peut-on en tirer ? Dunkerque, un jour, a reçu des obus dont on n’a pas su d’abord d’où ils venaient. Était-ce de la mer ? Etait-ce de la terre ? On a cru au premier moment qu’ils venaient de la mer, quoiqu’il fût a priori bien peu vraisemblable que la flotte anglaise n’eût pas aperçu les navires bombardeurs, s’il y en avait eu, et n’en eût pas fait justice. Mais aussi quelle apparence que les obus vinssent de la terre, alors que l’ennemi était à plus de 30 kilomètres ? Ils en venaient pourtant. Les Allemands ont, paraît-il, un canon phénomène, qui porte à 37 kilomètres des obus assez puissans pour avoir démoli quelques maisons et tué une vingtaine de personnes. Au point de vue militaire, le fait n’a pas plus d’intérêt que les destructions ou les meurtres provenant d’un avion ou d’un zeppelin ; mais, au point de vue moral, les Allemands espéraient en tirer grand parti, et tous leurs journaux en ont retenti. La seule conséquence est qu’ayant constaté que Dunkerque était dans la zone dangereuse, nous avons dû prendre quelques précautions qui, jusqu’à ce moment, avaient paru inutiles. Mais personne n’a imaginé, en dehors de l’Allemagne, que la situation générale pouvait en être changée.

Les événemens militaires qui se sont passés en Galicie et dans les Carpathes, ont eu un caractère plus sérieux : l’importance, toutefois, en a été au premier moment si fort exagérée que les Allemands eux-mêmes ont dû le reconnaître et en ont été un peu embarrassés, sentiment qui ne leur est pas habituel. Ils avaient commencé par envoyer des corps de cavalerie et d’artillerie légère en Courlande, si loin du théâtre actuel de la guerre qu’on ne s’y attendait nullement, et qu’il n’y a pas eu grande résistance. Mais à quoi peut servir une opération aussi excentrique ? Les Allemands ont-ils voulu donner à croire qu’ils ont des soldats de reste et qu’ils peuvent, sans se gêner, les employer à des entreprises de cette envergure ? Ont-ils espéré, par cette diversion lointaine, inquiéter les Russes et les obliger à détourner vers le Nord une partie de leurs forces ? Quel qu’ait été leur calcul, il a été déjoué. Les Russes n’ont éprouvé aucune crainte et ont continué de se battre là où la lutte a un objet immédiat. Tout l’effort, en ce moment, est au Nord des Carpathes. Les Russes, on le sait, se sont emparés de presque tous les cols qui devaient leur permettre, quand la fonte des neiges les aurait rendus praticables, d’envahir la Hongrie. Jusqu’ici l’opération avait réussi ; la menace inquiétait pour Pest ; il était vraisemblable que, dès qu’elle serait en voie de s’effectuer, la Roumanie sortirait de la neutralité pour tendre la main aux Russes et pénétrer dans la Bukovine et la Transylvanie. L’armée autrichienne, réduite à ses seules forces, était impuissante à conjurer le danger. Les Allemands l’ont senti et sont venus au secours de leur allié par une manœuvre dont il faut avouer qu’elle a été bien conçue et exécutée. Elle a consisté, les Russes étant déjà sur les Carpathes, à les inquiéter sur leurs derrières et sur leurs flancs. A l’Est, les Autrichiens ont opéré dans la région de Striy, au Sud de Lemberg et à l’Ouest, les Allemands se sont avancés jusqu’à la Dunajec, affluent de la Vistule : ils l’ont traversée et se sont établis sur la rive droite. On ne saurait nier que ce ne soit pour eux un avantage, mais il serait très excessif d’en dire plus. L’état-major russe, avec la bonne foi qui lui est habituelle, a reconnu le fait en ajoutant que ses troupes s’étaient retirées sur une seconde ligne de défense. En effet, la bataille continuent on y apporte de part et d’autre un grand acharnement : il est impossible de dire dès maintenant quel en sera le résultat.

Les échecs russes n’ont jamais tiré jusqu’ici à grande conséquence ; ils ont toujours été réparés très vite. Est-ce pour ce motif que les Allemands, aussitôt qu’ils ont le plus léger succès, ne perdent pas une minute pour l’annoncer à l’univers et pour en jouir bruyamment ? Cette fois, ils ont dépassé la mesure, même celle qui leur est habituelle ; ils ont proclamé qu’ils avaient remporté une immense victoire, et peut-être l’Empereur le croit-il encore, puisqu’il vient d’annoncer que dans quinze jours les Russes seraient chassés de la Galicie. En attendant, toute l’Allemagne a pavoisé et illuminé ; comme manifestation de joie, des congés ont été accordés dans les écoles ; la fête a été générale. On s’est aperçu ensuite qu’on s’était trompé, que la prétendue victoire n’avait pas eu, à beaucoup près, l’importance qu’on lui avait attribuée, que les lampions avaient été un peu ridicules, que tout cela enfin n’avait été que fumée. Les journaux ont murmuré. Un seul détail est à retenir : c’est qu’à Berlin, l’explosion de satisfaction a été si vive parce qu’on a cru que l’écrasante victoire qu’on venait de remporter amènerait la paix. Le mot de paix était sur toutes les lèvres, comme expression d’un sentiment, d’un désir, d’une espérance qu’on n’avait pas encore osé énoncer, mais qui était au fond des cœurs. Nous aussi nous désirons la paix ; qui pourrait ne pas la souhaiter ? Mais nous la voulons solide et durable, et il faut pour cela que nous soyons maîtres d’en régler les conditions. Comment l’Allemagne a-t-elle pu croire qu’une défaite des Russes dans les Carpathes aurait suffi pour imposer la paix ? Ni nous, ni les Anglais, ni les Russes eux-mêmes, — et nous dirons demain : ni les Italiens, — n’y auraient consenti avant la destruction de nos dernières ressources, et nous en sommes loin ! Nous ne ferons la paix qu’après notre victoire. Mais l’Allemagne a besoin d’illusions. Elle en a besoin pour elle-même, pour soutenir son moral, pour se tromper ; elle en a besoin aussi pour tromper les autres, si on avait pu y croire quelques jours, qui sait, quelle influence aurait eue une grande victoire allemande sur les déterminations de l’Italie ? L’Italie hésitait peut-être encore : qui sait si l’annonce bruyante d’une percée de la ligne ennemie due à des gaz asphyxians, du bombardement de Dunkerque, prémisse d’une marche sur Calais, de l’invasion de la Courlande qui témoignait de ressources inépuisables, d’un immense succès remporté sur les Carpathes ne détermineraient pas l’Italie à rester neutre ? Sans doute on s’apercevrait par la suite que tout cela n’était qu’apparence ; mais, bien qu’ils soient de pauvres psychologues, les Allemands savent que lorsque la volonté, tendue jusqu’au dernier degré d’excitation nerveuse, a fini par fléchir dans un sens, quel que soit d’ailleurs le moyen employé pour obtenir ce résultat, elle a besoin d’un certain temps pour se ressaisir, reprendre des forces, recommencer l’épreuve, et l’Allemagne comptait profiter de ce délai. Mais le plan a manqué, et l’Italie a vu clair dans la situation.

L’Allemagne avait pourtant usé contre elle d’un autre genre d’intimidation qui a consisté à provoquer un soulèvement en Libye : l’Italie, se voyant attaquée dans sa nouvelle colonie africaine et obligée de s’y défendre, renoncerait peut-être à des aventures européennes. Le travail de l’Allemagne en Tripolitaine n’est d’ailleurs pas un fait nouveau ; l’Italie savait déjà ce qu’elle devait en penser. La douane italienne n’a-t-elle pas arrêté, il y a quelques semaines, des barils de bière dont le contenu inspirait des soupçons ? On les a ouverts et quelle n’a pas été la surprise d’y trouver des fusils français envoyés en Libye ! Heureusement pour nous, aucun doute n’était possible sur leur provenance : elle était évidemment allemande ; mais, par un raffinement de perfidie où l’on reconnaît la manière germanique, l’envoi avait été composé de fusils français ramassés sur les champs de bataille ou enlevés à des prisonniers. Le but était de donner à croire aux Italiens que c’était la France qui pourvoyait d’armes les révoltés Libyens. Ils ont su dès ce moment ce que faisait l’Allemagne. Depuis, des troubles ont éclaté en Libye et sur certains points la répression en a été assez difficile. Une colonne italienne, trahie en cours de route par des élémens indigènes qui entraient dans sa composition et dès le premier coup de fusil sont passés à l’ennemi, a perdu beaucoup de monde et a dû battre en retraite. Les Allemands, dont la main apparaît si clairement en tout cela, ont cru effrayer l’Italie, la décourager, l’obliger à envoyer des troupes nombreuses en Afrique : une fois de plus ils se sont trompés. De médiocres incidens tripolitains ne sauraient détourner un grand pays de la grande politique. L’Italie paraît seulement devoir en profiter pour dénoncer le traité d’Ouchy et reprendre toute sa liberté à l’égard de la Turquie : on a trouvé en effet des uniformes turcs parmi les morts des derniers combats. L’Allemagne avait usé de son influence toute-puissante sur elle pour déterminer la Porte à fomenter et à diriger une agression contre l’Italie : cela ne l’empêchera pas de pousser des cris d’indignation contre la trahison italienne. Elle le fait déjà, et si on veut voir avec quel accent de haine et de mépris affecté, les échantillons suivans permettront d’en juger. La Deutsche Tageszeitung écrit : « Peuple allemand, un ennemi de plus ! Des cavernes des Abruzzes, des maquis de la Sicile et de la Sardaigne, des bois de la Calabre, des ruelles de Chiaia et de Margellina, une armée de vagabonds, de forbans et de joueurs de mandoline se prépare à marcher contre toi ! » La Frankfurter Zeitung parle à peine d’un autre ton. « Les Italiens, dit-elle, ont oublié que déjà leur neutralité constituait un manquement éhonté aux traités que nous observons scrupuleusement et qu’il ne lui restait qu’à se faire petite et à essayer de faire oublier et pardonner sa petite félonie. Les italiens ont oublié tout cela et se préparent maintenant à se retourner contre nous. Heureusement que ce nouvel ennemi ne peut pas nous faire peur. Quelques divisions de Bavarois, jointes aux chasseurs tyroliens impériaux, seront suffisantes pour faire tourner le dos à la prétendue armée italienne, à enfoncer la porte de Vérone, à reconduire à Milan tous nos compatriotes expulsés et à leur confier l’organisation militaire et scientifique de ce malheureux pays. » Nous tremblons pour l’Italie de se voir, en punition de ses méfaits, infliger la mécanisation scientifique de la culture allemande ! En attendant, on traite son armée comme on a traité la « méprisable petite armée du maréchal French. » Il est toujours dangereux de faire fi d’un adversaire ; mais l’Allemagne fait-elle tellement fi de l’Italie ? Alors, qui nous expliquera le mal qu’elle s’est donné pour l’empêcher de sortir de la neutralité et pour obliger l’Autriche à lui faire des concessions ?

Un ennemi de plus, sans compter ceux qui viendront ensuite, cela laisse-t-il vraiment l’Allemagne indifférente ? En vérité, on pourrait le croire en voyant l’aberration avec laquelle elle semble s’appliquer à provoquer contre elle, dans le monde entier, un surcroît d’indignation et d’horreur. Le désastre du Lusitania dépasse, au moins en proportions, tout ce que les sous-marins allemands avaient fait jusqu’ici. Ils n’avaient en somme coulé que des bateaux de commerce d’importance secondaire, tandis qu’ils se sont adressés cette fois à un des plus grands paquebots transatlantiques qui existent, portant des passagers de toutes nationalités, avec un fort appoint d’Américains. La plus grande partie ont péri. Le naufrage a eu lieu près des côtes d’Irlande : il a été provoqué par une ou deux torpilles, lancées sans avertissement préalable, avec cette cruauté froide, implacable, impitoyable, dont les pirates allemands semblent se faire un mérite et dont la conscience du genre humain leur fait un crime et un déshonneur. Ce ne sont pas là, en effet, des actes de guerre. Encore lorsqu’un sous-marin détruit un navire de commerce portant une cargaison qui a une valeur marchande et peut être directement ou indirectement utilisable pour la guerre, à la rigueur on s’explique le fait sans l’excuser ; mais le Lusitania ne portait que des vies humaines, et c’est sans doute parce qu’elles étaient très nombreuses qu’il a été choisi pour servir de cible aux torpilles allemandes. Il ne sert à rien de dire que l’ambassade d’Allemagne aux Etats-Unis avait donné par la voie de la presse un avertissement aux voyageurs imprudens qui, en traversant les eaux britanniques, s’exposeraient à y rencontrer des sous-marins : le crime n’en reste pas moins un crime, lorsqu’il a été prémédité et annoncé. Ainsi quinze cents malheureux dont aucun ne portait les armes, des femmes, de pauvres enfans, ont en quelques minutes péri dans les flots, victimes innocentes d’une guerre à laquelle ils étaient étrangers. Non seulement l’Allemagne ne trouve aucun inconvénient, mais elle éprouve un plaisir arrogant à provoquer de gaité de cœur contre elle des sentimens de réprobation et d’horreur. Ses journaux chantent joyeusement victoire. Il y a là vraiment une folie sadique qui relève de la pathologie plus que de la politique et qui fera l’étonnement de l’avenir. Nos ancêtres de l’âge de pierre ne connaissaient pas ce raffinement de sauvagerie.

On se demande ce que pensera l’Amérique, ou plutôt ce qu’elle dira ou fera, car il n’y a aucun doute sur le sentiment qu’elle éprouve : c’est le nôtre, c’est celui de tout le monde civilisé. Mais on attend quelque chose de M. Wilson. N’a-t-il pas, il y a déjà plusieurs semaines, donné lui aussi un avertissement à l’Allemagne ? Ne lui a-t-il pas dit que s’il était porté atteinte à la vie d’un seul Américain, « il serait difficile au gouvernement des États-Unis de considérer l’acte sous un autre jour qu’une violation indéfendable du droit des neutres… et qu’il se verrait contraint à tenir le gouvernement allemand pour strictement responsable ? » Depuis lors, plusieurs Américains sont morts sous les torpilles teutonnes et le nombre en a été singulièrement et atrocement accru par ce dernier attentat. Qu’en adviendra-t-il ? Un journal allemand disait naguère avec insolence que, l’Amérique ne pouvant rien contre son pays, il se souciait infiniment peu d’elle et de ses menaces impuissantes. C’était faire peu de cas de ces impondérables dont on a tant parlé, que personne n’a vues, mais dont tout le monde, un jour ou l’autre, a senti la mystérieuse et puissante influence. Il n’est pas probable que l’Amérique fasse la guerre à l’Allemagne ; mais, dégagée de quelques-uns des intérêts et de quelques-unes des passions qui agitent le vieux monde, elle représente une haute conscience morale dont le jugement a d’autant plus d’autorité qu’il est plus indépendant. Ce jugement, elle ne l’a pas encore exprimé, et le monde l’attend. M. Wilson a donné son opinion de juriste sur un certain nombre de cas qui se sont présentés et il l’a fait avec compétence et impartialité ; mais il s’est tu sur des faits d’un ordre plus général, sur la violation de la neutralité belge par exemple, et sur toutes les horreurs qui l’ont accompagnée ou suivie. S’il a eu tort ou raison de se taire, nous n’avons pas à l’examiner aujourd’hui. On a dit, — et cette assertion étonne, — que les cruautés commises par les Allemands n’étaient pas encore suffisamment prouvées aux yeux de certains Américains. Que leur faut-il donc de plus ? En tout cas, des attentats monstrueux comme celui qui a fait périr le Lusitania et son équipage sont d’une clarté telle qu’ils n’ont pas besoin d’un supplément d’information. Le crime a un tel caractère d’évidence que les circonstances en importent peu. Aussi aimerait-on à entendre une voix américaine qui, reprenant tout le passé sur lequel le présent jette de si vives lumières, vengerait l’humanité outragée, la civilisation bafouée, la justice offensée en énonçant dès aujourd’hui le jugement de l’histoire. Ce vœu sera-t-il exaucé ?

Quoi qu’il en soit, chacun de nous doit continuer sa tâche au poste où il se trouve placé et les Alliés poursuivront vigoureusement la leur. Il y a quelques jours, M. le Président de la République et M. le président du Conseil recevaient une députation irlandaise qui était venue proclamer la solidarité de l’Irlande avec les combattans continentaux et dont l’affirmation éloquente peut se résumer en un mot : Jusqu’au bout ! L’Allemagne, à la veille de la guerre, comptait sur l’Irlande pour diviser le Royaume-Uni et le paralyser, et précisément c’est l’Irlande qui se charge d’exprimer aujourd’hui la résolution énergique dont tous nos cœurs sont pleins. Qu’on cherche d’ailleurs sur toute la ligne de bataille des Alliés, on ne trouvera nulle part de défaillance : partout, au contraire, la même volonté persiste avec ce surcroît de force que donne le sentiment de plus en plus ardent de l’indignité morale de l’adversaire et des réparations qu’elle impose. Chez nous, toutes les fois que l’occasion s’en présente, le Gouvernement et les Chambres manifestent avec éclat cette volonté. C’est ce qui est arrivé, il y a quelques jours, au Palais-Bourbon. M. le ministre des Finances demandait à la Chambre l’autorisation d’élever à 6 milliards de francs la limite d’émission des Bons du Trésor et de la Défense nationale et à autoriser la création, pour un maximum de 1 milliard 50 millions environ, d’autres bons destinés à être escomptés par le gouvernement anglais. M. Ribot a tenu à faire part à la Chambre de la situation financière dans toute sa vérité, et c’est un tableau assez sévère : son discours contenait quelques avertissemens qui devraient amener un peu plus de prudence dans nos dépenses. La négociation poursuivie à Londres avec M. Lloyd George montre que notre crédit a besoin de ménagemens particuliers par le fait que nous achetons à l’étranger sans y exporter et que tous les achats doivent être réglés au comptant. Le gouvernement anglais a mis à notre disposition, contre remise de Bons du Trésor à six mois, des sommes pouvant atteindre le chiffre énoncé plus haut de 1 milliard 50 millions ; mais nous avons dû envoyer à Londres une somme de 500 millions en or, garantie des expéditions d’or que l’Angleterre sera obligée de faire en Amérique pour maintenir son change avec la surcharge que lui imposeront nos propres paiemens. Il résulte de tout cela que, si notre situation est bonne, elle n’est pas toujours facile et qu’elle exige une attention vigilante. M. Ribot l’a dit, et tout ce qu’il a dit a été couvert d’applaudissemens tels que la fin de son discours a ressemblé à une ovation. Pourquoi ? parce qu’il a affirmé une fois de plus sa ferme confiance dans le patriotisme du pays et du parlement et qu’à sa manière il a répété, lui aussi, que nous irions jusqu’au bout sans lassitude ni répit.

A la fin de l’année dernière, il avait demandé le vote de six douzièmes provisoires, certain qu’il était à ce moment que la guerre durerait encore au moins six mois ; aujourd’hui, il a annoncé qu’il n’en demanderait que trois, car, a-t-il dit, « il serait difficile à cette heure de savoir ce qui se passera d’ici à octobre. Des événemens, en tout cas, se préparent qui pourront être décisifs et qui influeront sur la durée de la guerre. Je n’ai pas de prophétie à faire, je puis dire cependant que, quelle que soit cette durée, nous l’accepterons parce que c’est notre devoir et que nous ferons tout pour parer aux difficultés ; mais enfin, nous ne savons pas à cette heure quels crédits nous seront nécessaires pour les trois derniers mois de l’année. Il vaut mieux réserver la question. » Tout le monde a compris à quels événemens M. Ribot faisait allusion : ce sont ceux dont nous avons parlé au commencement de cette chronique. Leur importance apparaît en ce moment à tous les yeux.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant, FRANCIS CHARMES.

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