Chronique de la quinzaine - 14 mars 1851

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Chronique no 454
14 mars 1851


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 mars 1851.

Par une suite de coïncidences quelquefois assez piquantes, la parole a été presque exclusivement, dans tous ces derniers jours, soit aux légitimistes, soit aux socialistes. Les uns et les autres ont usé de leur droit d’initiative pour appeler la discussion publique sur des idées de leur choix ; les uns et les autres ont trouvé moyen d’apporter à la tribune des déclarations de principes ; les uns et les autres ont ainsi prêté sans le vouloir, grace aux hasards parlementaires, à un parallèle que nous croyons instructif.

Il n’est pas besoin de dire tout ce qu’il y a de différences à réserver dans un tel rapprochement. Nous ne supposons point, il est vrai, qu’il en existe de très profondes entre les farandoles rouges et les farandoles blanches du midi : célébrer le carnaval en pendant un mannequin rouge, ce n’est pas beaucoup plus chrétien que de pendre un mannequin blanc. Aussi nous paraît-il que des deux côtés il a des bas-fonds qui se ressemblent, et, de ce point de vue-là, nous savons aux deux partis un égal mauvais gré : c’est de fournir avec la même libéralité aux populations violentes les couleurs, des devises et des prétextes. Nous nous empressons toutefois de reconnaître que si les mœurs de ces partis ont çà et là des analogies trop sensibles dans les couches inférieures de la société, elles se distinguent par des nuances très marquées sur les hauteurs du monde politique. Il est sans doute encore, même en ces régions, des hommes passionnés qui ne pourraient être que les plus parfaits chevaliers de la montagne, s’ils n’étaient pas les chevaliers accomplis du droit divin mais, en règle générale, il n’y a point à confondre les deux camps, et chacun a ses allures : ici le sang-froid, la tenue, la tactique d’une opinion habituée depuis long-temps à combattre dans les voies légales ; là l’emportement, l’audace crûment accentuée d’une opinion qui compte la légalité pour peu de chose, parce qu’elle a toujours son ultima ratio dans l’arrière-pensée d’un comité de salut public.

Après avoir signalé une divergence si essentielle et dont nous rendons hommage à ceux qu’elle honore, nous réclamons la liberté d’indiquer une identité qui nous blesse entre des partis au premier aspect si éloignés l’un de l’autre. Voici laquelle : — ces partis élèvent, chacun de son bord, une même prétention, ils se donnent tous deux pour des partis providentiels. Tous deux, ils se persuadent et cherchent à nous persuader, les socialistes qu’ils ont reçu la mission de nous conquérir, les légitimistes qu’il ont reçue celle de nous sauver. Ce n’est ni le lieu ni l’instant de discuter le grave problème du gouvernement de la Providence sur les nations ; en tout cas, nous demandons seulement la permission de ne pas croire qu’elle livre si facilement son secret, et nous commençons par nous mettre en garde contre ceux qui s’en déclarent ainsi de leur chef les agens prédestinés. Nous commençons par douter beaucoup qu’ils aient dans leurs mains l’éternel remède et l’éternelle vérité, parce que nous découvrons tout de suite dans leur langage le mensonge et la maladie du siècle On a dit avec une souveraine raison que toute chose qui doit devenir grande au milieu du monde débute petitement. Il n’est plus nulle part aujourd’hui de ces modestes origines qui n’avaient pas conscience de leur avenir ; on est maintenant tout plein à l’avance des merveilles qu’on enfantera ; on n’ignore pas qu’on porte en soi la recette suprême après laquelle attend le genre humain ; on vit de prime abord sur un si sublime espoir. Les partis providentiels sont atteints de cette stérile manie du grandiose ; ils ont toujours par devers eu la clé de la vaste fortune qu’ils se croient appelés à faire. La république de Rome et celle des États-Unis s’étaient en quelque sorte fondées sans y penser : la république socialiste est, dès à présent, aussi édifiée que possible sur ses gloires futures Quand Henri IV combattait comme un cadet de Gascogne, il n’avait que son héritage en tête ; il ne se berçait point des solennelles visées de la haute politique et de la haute morale sur lesquelles on échafaude aujourd’hui les prétentions de la monarchie pure. Socialistes et légitimistes se bâtissent ainsi des portiques au préalable, parce que le triomphe qu’ils se promettent ne peut, dans leur idée, se dérouler à moindres frais, et cependant ils ne songent pas qu’il serait plus sage de voir auparavant si derrière les arches triomphales il y aura bien à la fin quelque maison pour loger les triomphateurs. C’est là qu’est le néant de leurs rêves ; ils élèvent les portiques, ils n’ont pas la maison.

Le propre de ces rêves d’infatuation et d’orgueil est pour comble de s’imaginer que l’on dispose à son gré des volontés publiques, que l’on tire toujours la foule avec soi, que l’on est maître de stipuler pour elle. En face des larges horizons que l’on s’ouvre à plaisir dès le premier pas, en face du but magnifique vers lequel on s’achemine d’un si ferme propos, on ne soupçonne même point que les peuples puissent ne pas être aussitôt entraînés à la suite. On est si ravi de ses principes, que l’on n’a point à les soumettre au libre consentement de personne, puisqu’ils soumettent tout. Ce n’est pas le légitimisme, ce n’est pas le socialisme qui est fait pour la France ; c’est la France qui est faite pour eux. Aux partis providentiels plus qu’à tous autres s’applique cette histoire spirituellement placée dès la première page d’une vive brochure de M. Édouard Laboulaye sur la Révision de la Constitution « Je me souviens d’avoir lu le conte d’une fille qu’on allait marier. La mère l’avait promise, le père l’avait donnée, la famille fêtait une union désirée. Tout était réglé, arrête, conclu. Quand vint le tour du prêtre de demander, selon l’usage, à la fiancée si elle acceptait le mari qu’on lui proposait : Homme de bien, dit-elle, vous êtes la première personne qui m’adressiez la question ! Et elle refusa. »

Le parti légitimiste est sûr qu’il faut à la France l’immuable royauté du droit divin ; le parti socialiste est sûr que la France a besoin de punir à perpétuité les descendans des races royales ; l’un et l’autre répondent pour elle, et ne lui permettent pas de se consulter : la France n’a qu’à servir avec eux l’une ou l’autre des deux causes qu’ils servent. Tel est l’esprit d’absolue domination dans lequel ces deux partis se sont encore trouvés réunis pour voter en commun l’exil des princes. La dernière vicissitude de la proposition de M. Creton explique clairement comment ils sont forcés de se rencontrer dans leurs actes même en professant réciproquement pour leurs principes la plus formelle antipathie.

M. le comte de Chambord ne peut rentrer en France sans être le premier des Français, le roi ; ainsi le veut le dogme de la légitimité : donc la France n’aura point à sa disposition d’autres princes qui seraient libres de ne pas lui faire les mêmes conditions, parce que ceux-là savent bien que ce n’est point le pays qui leur appartient, que ce sont eux qui appartiennent au pays : voilà le raisonnement des légitimistes. La république étant la loi préexistante de toute société, c’est un crime inexpiable d’être né sur le trône ; donc on n’en peut descendre, même si on le voulait ; donc on ne peut abdiquer cette funeste grandeur qui reste attachée comme à une proie, ou bien il faut renier misérablement et fouler aux pieds tout son passé : voilà le raisonnement des montagnards. M. Berryer, en l’entendant sortir de la bouche de M. Marc Dufraisse, s’est exaspéré par un de ces beaux mouvemens d’éloquence qui n’empêchent pas l’habileté. Sa soudaine indignation à même eu ce mérite de venir aussi à propos que si elle avait été calculée d’un point de vue stratégique ; mais, à tout bien considérer, est-ce que M. Dufraisse n’argumentait pas dans une voie très pareille à la sienne ? Est-ce qu’ils ne se plaçaient pas l’un aussi bien que l’autre aux extrémités les plus ardues de cette métaphysique politique avec laquelle leurs partis respectifs essaient de s’imposer au bon sens de la France ? M. Berryer décerne à sa royauté la prérogative ineffaçable d’un droit divin. M Dufraisse donne à sa république la perpétuité d’un droit antérieur et supérieur à tous les autres. Il faut s’incliner devant le roi de M. Berryer, parce qu’il est celui qui est ; il faut subir la république de M. Dufraisse, parce qu’elle ne pouvait pas ne pas être. Avions-nous tort de dire que c’étaient là des partis providentiels, puisqu’ils sont ainsi par privilège les organes infaillibles de lois, qui régissent tout souverainement ?

Le pays néanmoins, il ne faut point se le dissimuler, n’a pas de goût pour cette souveraineté des principes abstraits ; il n’aime guère qu’on dispose de lui selon la dure logique de ces superbes théories. Il est un certain sens positif qui ne s’en va jamais tout entier de chez un peuple. Ce sens-là s’interroge. On lui prêche le droit absolu de la république : où donc se demande-t-il, où est dans tout cela le droit de la France ? Quoi ! des formes de gouvernement, ou, si l’on veut, des formes de société subsisteront par je ne sais quelle immortelle vertu, et la société, sans laquelle ces formes ne porteraient sur rien et resteraient vides, la société n’aura point l’autorité nécessaire pour les accommoder à son heure et à sa guise ! Si elle a besoin de tempérer la république par la monarchie ou la monarchie par la république, elle devra reculer et souffrir pour ne point être inconséquente ! Non le vrai n’est pas là ; ces dogmes inflexibles n’ont point d’empire sur la réalité, on ne gagnerait rien à s’y assujétir, et ce ne sont point ceux qui les représentent qui doivent jamais nous préserver ; leur force sonne creux. La force pleine et agissante ; c’est le sentiment éclairé des nécessités de chaque jour, c’est l’aptitude à s’en arranger. Les révélateurs du socialisme, les Dieudonnés de la légitimité, sont enchaînés à leurs dogmes ; les nations veulent être conduites avec moins de raideur par des chefs qui se prêtent au lieu de s’imposer. La situation naturelle des princes de la maison d’Orléans comporte bien cette attitude, qui a sa noblesse et sa grandeur : le roi Louis-Philippe l’appelait avec quelque bizarrerie, mais avec beaucoup de justesse, la politiqué d’idonéité.

On a beaucoup reparlé de la fusion des deux branches royales depuis quelques jours ; on avait presque imaginé, dans les endroits où on le désirait, que la lettre de M. le comte de Chambord coupait court à toutes les objections. L’a fusion ne dépend pas de la bonne volonté des individus, c’est pour cela qu’elle ne se fera point. L’antagonisme dérive de dissidences plus profondes que ne le seraient des rivalités ordinaires de famille ; elle tient à la position essentiellement distincte que les événemens et les doctrines ont faite aux deux branches. La branche cadette n’a d’autre loi que le vœu de la France, quel qu’il soit ; pour que le vœu de la France agrée à la branche aînée, il faut qu’il se conforme à la loi même en vertu de laquelle celle-ci s’est isolée, à la loi supérieure dont M. le comte de Chambord est la victime et l’organe La branche cadette ne peut pas refuser d’obéir au pays, si même le pays entend la subordonner au chef héréditaire de la maison ; celui-ci, en vertu de son droit, qui est partie intégrante de sa personne, ne peut obéir au pays qu’à la condition qu’on le prie de monter sur le pavois. Les princes d’Orléans sont donc à même de répondre que c’est au pays de faire la fusion, puisqu’ils la voudront toujours pour leur compte quand il la voudra et de quelque manière qu’il la veuille, tandis que leur aîné ne peut y consentir que si elle s’accorde avec l’immuable rigueur de sa doctrine.

Tel est le malheur des partis providentiels ils se rendent eux mêmes impropres à vivre tout de bon, parce qu’ils se retirent de la société s’ils ne l’emportent point avec eux. Cet écartement qui s’opère, pour ainsi dire, entre eux et le public ne se manifeste que trop par la fausseté même du langage convenu dont ils se servent ; ils ne parlent plus la langue de tout le monde, celle de leur époque. Ils se font un type de fantaisie sur lequel ils se moulent ; ceux-ci reprennent le vocabulaire et la phraséologie de 1793 ; ceux-là s’inculquent une tendresse royaliste qui reproduirait presque les naïves effusions de dévouement et d’amour des vieux serviteurs de la vieille monarchie.

Lisez le discours de M. Dufraisse : c’est la rhétorique froide et compassée de Robespierre jetée par une réminiscence inévitable sur des idées du club des jacobins. Que de mots qui ne sont plus de notre âge, et qui reviennent cependant à l’orateur, parce que sa pensée demeure dans le temps où ils étaient de mise ! Il n’est pas jusqu’à M. Antony Thouret qui, en plaidant la cause fort honnête des pompiers municipaux, ne déclame à côté du ton juste, et ne donne ainsi le même ressouvenir. Il y a pourtant une grande différence entre ces affectations d’école qui trahissent la stérilité du parti montagnard et ces plagiats d’ancienne cour à l’aide desquels les purs monarchistes essaient de se figurer qu’ils revivent. Rien n’est plus innocent que les exagérations parlées du culte légitimiste ; si le radicalisme, au contraire, tombe à faux dans son éloquence, et prouve ainsi son inanité morale, il lui reste encore pour soutenir sa voix des passions très violentes. Quand ce sont ces passions elles-mêmes qui se font jour dans ses discours, au lieu de ses doctrines, on reconnaît vite à l’âpreté de l’accent qu’il a là une force malheureusement plus réelle et plus dangereuse, une force vive et brutale, dont la théorie socialiste peut bien justifier les entraînemens, mais dont les entraînemens subsistent en dehors de toute théorie.

Contre cette brutalité de la force matérielle et des appétits grossiers, le principe légitimiste n’est point un suffisant abri, et il a le tort de prétendre à l’être. Il est, comme le principe socialiste, une doctrine extrême et par conséquent rejetée hors de toute application dans ce temps-ci ; son honneur est de ne se point prêter au service des mauvais instincts, — son illusion, son péril est de croire qu’il les comprimerait et les dompterait, à lui seul. Nous ne devinons pas du tout dans quelle vue M Berryer propose aujourd’hui la restitution des 45 centimes aux contribuables, ou plutôt invite les contribuables à se la payer de leur poche en acceptant un équivalent d’impôt. Pour peu cependant que l’illustre chef du parti légitimiste ait ainsi pensé mieux assurer son drapeau, il a dû s’apercevoir immédiatement qu’il n’avait fait que s’exposer à des orages contre lesquels il se maintiendrait mal s’il était seul à se défendre. M. Charles. Lagrange, M. Ducoux, M. Colfavru lui ont disputé l’honneur de cette initiative, et réclament, pour compléter sa mesure, le remboursement du milliard des émigrés. Au cas où il n’y aurait sous cette nouvelle démarche des légitimistes qu’une velléité de devenir populaires, il faut avouer que c’est jouer de malheur d’entrer aussitôt en concours avec la montagne.

Pendant que toutes ces impressions, que nous passons ici en revue, circulaient dans les esprits, on a un peu du moins oublié la difficulté permanente des rapports officieux et officiels entre les deux pouvoirs, car nous ne voulons pas supposer que l’incident relatif aux élections de la garde nationale ait la gravité qu’il semblait avoir d’abord. Il serait trop fâcheux que le ministère se refusât à présenter lui-même une mesure transitoire dans cette nouvelle matière électorale ; pour éviter l’apparenté d’une sanction, de plus, même implicitement donnée, à la loi du 31 mai. Le fond sérieux de toutes les préoccupations politiques, c’est maintenant l’état des finances ; on est alarmé de l’accroissement continuel de la dette flottante, qui s’est élevée de 71 millions en un an. On appréhende fort de se trouver, d’autant plus au dépourvu pour la crise de 1852, que le trésor serait ou vide ou embarrassé. La commission nommée dans les bureaux pour l’examen du budget doit chercher les moyens de rétablir un équilibre, chaque jour plus indispensable.

La crise ministérielle qui pesait sur l’Angleterre n’est pas encore, à bien dire, terminée, puisque la question religieuse qui l’avait provoquée, attend toujours du parlement une solution définitive ; mais il y a cependant un dénouement provisoire : le cabinet de lord John Russell a repris les affaires jusqu’à nouvel ordre. Ni les protectionistes ni les peelites ne voulaient entrer seuls au pouvoir, et ils ne voulaient pas davantage y entrer soit les uns avec les autres, soit les uns ou les autres avec lord John Russell. En cet embarras, la reine a mandé le duc de Wellington dont le grand sens pratique et la haute expérience sont toujours au service de l’état. Ce suprême conseiller des cas difficiles a jugé tout de suite que puisqu’on avait tant de peine à tourner soit en avant, soit en arrière, le plus sûr était encore de ne point bouger et de rester comme on était. Telle est l’autorité dont cette glorieuse vieillesse jouit toujours sur l’esprit public que l’expédient, si sommaire qu’il dût paraître, n’en a pas moins été accepté sans murmure. Les mêmes ministres qui, le 22 février, avaient résigné leurs fonctions, parce qu’ils n’avaient plus la confiance des communes, les ont derechef acceptées le 3 mars sans qu’il fût intervenu le moindre changement soit dans les dispositions du parlement, soit dans le personnel du cabinet. On a senti qu’il y avait là une nécessité de cir constance, et aussitôt qu’elle a été constatée par le duc, on s’est soumis. On ne croyait pas le moment propice pour faire une dissolution qui donnât une autre chambre, et les partis n’étaient pas prêts pour donner un ministère qui fît une autre politique et une autre majorité. Il a fallu s’en tenir à ce qu’on avait, faute de pouvoir rien mettre à la place ; c’est, à ce qu’il semble aujourd’hui. le lot universel en Europe.

Lord Stanley s’est en effet récusé au nom des protectionistes avec une candeur qui ne laisse pas de compromettre un peu l’opinion qu’on aurait pu se former des ressources du parti, à le voir si acharné dans ses poursuites. De l’aveu même de son chef, le parti n’était point en état de fournir un cabinet. Lord Stanley avait bien sous la main un leader tout trouvé pour les communes, M. Disraeli quoique celui-ci eût l’inconvénient d’être à la fois et un homme nouveau, selon le vieux sens du mot, dans une cause tout aristocratique, et peut être aussi un nouveau venir dans les rôles tout-à-fait sérieux. Cet unique second ne suffisait point au leader de la chambre haute. Après avoir encore cherché parmi ses amis, il a fallu renoncer à combattre par manque de combattans : l’un était trop modeste, l’autre trop occupé de ses intérêts domestiques, plusieurs trop novices dans les affaires d’état. Nous reproduisons la propre confession de lord Stanley, qui n’est pas dépourvue d’une franchise significative. Restait une autre combinaison : les anciens collègues de Robert Peel, sir James Graham, lord Aberdeen, qui ne pouvaient pas s’unir à un cabinet protectioniste, étaient évidemment plus rapprochés des whigs actuels que des débris mal refondus de l’ancien torysme ; mais sir James Graham et lord Aberdeen, dans les explications qu’ils ont, comme lord Stanley, apportées à la tribune, ont manifesté leur insurmontable aversion pour cette malencontreuse campagne commencée par la lettre à l’évêque de Durham et terminée par le bill des titres ecclésiastiques. Lord John Russell étant inévitablement très mal à l’aise pour dégager son avenir ministériel des suites de cette entreprise, ou n’a point voulu s’associer à sa restauration. Quant à recommencer sans Robert Peel un ministère peelite, il n’y fallait point penser ; c’était l’homme, on s’en souvient, qui était tout dans cette politique, parce qu’il n’avait point de parti (c’est lui qui a disloqué les anciens partis en Angleterre), mais seulement ses idées et ses volontés.

De ce qu’il ne s’est ainsi rencontré personne pour recueillir I’héritage des whigs, il ne s’ensuit pas qu’ils n’aient plus qu’à savourer en paix cette singulière bonne fortune. Il n’y a rien de moins dans les ennuis qui les assiégeaient avant leur chute et leur résurrection. Aujourd’hui justement viendra la seconde lecture du bill des titres ecclésiastiques, et sir George Grey n’a pas été précisément bien reçu par la chambre quand il a dû lui annoncer quelles étaient les modifications que le ministère se proposait de réclamer lui-même pour un acte qui avait obtenu à la première lecture une si triomphante majorité. Réduire toutes les mesures qu’on avait promises avec un appareil si menaçant contre l’agression papale, à quoi maintenant ? à la simple interdiction de titres qui sont déjà portés impunément en Irlande, quoiqu’ils aient déjà été interdits, c’est reconnaître une impuissance qu’il eût été digne de l’esprit whig d’avouer plus tôt, l’impuissance d’un siècle de tolérance et de liberté à exercer quelque répression que ce soit dans le domaine des consciences. Mais battre ainsi, en retraite sur ce terrain où l’on avait allumé le feu des dissidences religieuses, est-ce le moyen de garder avec soi les protestans de la vieille souche ? Ce n’est pas davantage la garantie d’une conciliation quelconque avec les Irlandais. Lord John Russell s’est attiré là d’implacables rancunes, le fils d’O’Connell en a presque aussitôt subi le contre-coup. Pour n’avoir pas voulu se séparer, en cette occasion, d’un ministère qu’il considérait comme le bienfaiteur de l’Irlande et qui certainement du moins ne nuisait pas à sa famille, il a été sommé par ses électeurs de Limerick d’avoir à quitter le siége qu’il tenait d’eux au parlement. Ce fameux rappel de l’union pour lequel le fils du grand agitateur continuait de prêcher, quoique dans le désert, a décidément succombé sous la même atteinte. Le champion héréditaire de cette farce patriotique si habilement inventée par le vieux Dan a donné sa démission tout ensemble et de son emploi de repealer et de son mandat de député. Il est probable que M O’Connell n’aura pas été fâché de trouver cette porte de sortie pour passer de la vie politique, dans les fonctions rétribuées, la rente du rappel ayant si fort baissé depuis long-temps que le prêtre ne pouvait plus vivre de l’autel ; mais il n’en est pas moins curieux de voir la prétendue cause nationale de l’Irlande s’abîmer ainsi dans le discrédit où la rejette l’ardeur des passions catholiques qu’on avait jusqu’ici sollicitées ou’ exploitées à son bénéfice. À plus forte raison ces passions ne sauraient-elles pardonner au ministre anglais. « Il y a milord, écrivait l’archevêque de Tuam, le docteur Mac Hale, il y a toute une notable portion de vos adhérens parlementaires de qui vous devez être et vous serez abandonné. Ne supposez pas que les membres irlandais puissent se dégrader et perdre tout sentiment au point de soutenir désormais le persécuteur avoué de leur foi. » C’est ainsi que lord John Russell, après s’être à jamais aliéné les catholiques en présentant son bill, va s’aliéner les anti-papistes en le retirant.

Encore n’est-il pas là au bout de sa peine. Le 21 de ce mois, le chancelier de l’Échiquier, sir Charles Wood, doit exposer au parlement ce qu’il entend faire à présent des excédans de son budget, et affronter ainsi de nouveau l’orage qui s’est déclaré au seul aperçu de son premier projet de répartition. Le 2 avril, ce sera le seconde lecture du bill de réforme électorale sur lequel M. Locke King a battu le ministère, malgré les engagemens réformistes que lord John Russell avait cru devoir prendre pour l’avenir. Ces engagemens suffiront-ils à le couvrir dans une seconde épreuve, et les whigs, en touchant ainsi au système électoral, n’iront-ils pas alors se fondre avec les radicaux, de même qu’ils avaient épousé une vraie querelle d’antiques tories, en se faisant les promoteurs du fanatisme anglican ? Nous regretterions sincèrement que les nobles traditions de cette illustre école politique fussent ainsi gaspillées sur des voies qui ne sont pas les siennes, pour le seul besoin des circonstances. D’un autre côté, le budget de sir Charles Wood a vraiment bien du malheur ; ce n’est pas un déficit à remplir qui embarrasse aujourd’hui l’Échiquier britannique, c’est un surplus de recettes à distribuer, et il se trouve que, chaque intérêt ou chaque parti voulant avoir le meilleur lot, il y a beaucoup, plus de mécontens à faire, grace à cette surabondance du revenu, qu’il n’y en aurait en face d’une situation moins prospère. Cette prospérité remonte, il est vrai, à l’initiative audacieuse et féconde de sir Robert Peel. Les whigs n’en sont que les héritiers, et l’on dirait que l’héritage les écrase ; leur chancelier du moins a tout l’air de succomber sous la tâche. Sir Charles Wood avait à sa disposition un excédant de près de 50 millions, 1,890,000 liv. sterl. il s’est efforcé d’en tirer le plus d’usage possible il s’offrait à lui deux procédés très simples pour en avoir tout de suite l’emploi deux impôts surtout en Angleterre ont maintenant le privilège d’exciter la clameur publique, l’ncome-tax et la taxe des fenêtres. Celle-ci rapporte tout juste les 50 millions de l’excédant ; on pouvait la biffer d’un trait de plume ; on pouvait également rabattre un tiers sur l’income-tax. Sir Charles Wood n’a point osé tailler en plein drap ; et, à tort ou à raison (le tortt en tout cas aurait été rudement aggravé par la mauvaise humeur des partis), il a préféré des combinaisons moins héroïques et moins populaires. Il a bravé l’impopularité de l’income-tax, dont il demande encore la prolongation pour trois ans ; il n’a guère diminué celle que la taxe des fenêtres valait au gouvernement en la remplaçant à peu près par une taxe sur les maisons. Bref, il a profité de ses ressources pour dégrever un peu par ci, un peu par là, pour réduire, il faut lui rendre cette justice, quelque chose du montant de la dette publique, augmentée, comme on sait, de 27 millions sterl. En plein temps de paix, mais, somme toute, le chancelier de l’Échiquier n’a point eu l’idée de quelque mesure à effet qui pût dominer par un grand éclat financier la fausse situation politique de ses collègues. L’idée va-t-elle maintenant se trouver ?

L’avenir incertain, l’attitude vacillante du gouvernement avaient naturellement suspendu le mouvement ordinaire des chambres. Les lords n’ont pas laissé cependant de se préoccuper beaucoup des questions coloniales, qui éveillent à tout instant la sollicitude publique, parce qu’elles se présentent sans cesse sur un point ou sur l’autre du vaste empire anglais. Aujourd’hui ce sont les colons de l’Australie qui menacent de s’opposer, comme ont fait ceux du cap de Bonne Espérance, à l’invasion croissante de la population criminelle, au débordement des convicts, jetés de tous temps sur leurs côtes par la transportation. La Nouvelle Galles du Sud, qui doit son origine aux convicts, devient un état de plus en plus florissant ; on fonde une grande université à Sydney ; la vie s’y fait chaque jour plus commode et plus policée ; les descendans des premiers transportés ne veulent pas se retrouver en présence d’hommes qui sont maintenant ce que furent leurs pères Toutes les colonies australiennes se sont unies pour former une anti-convict league, et c’est assurément là l’un des plus frappans retours qui se puissent rencontrer dans la destinée des établissemens humains. Malheureusement l’Angleterre n’a point encore réussi à réformer son système pénal, elle ne sait que faire de ses condamnés ; et, en attendant, elle persiste à les rejeter hors de son sein, au préjudice de ces lointaines colonies, qui tiennent cet affront pour un grief de plus contre la métropole ; le jour arrivera peut-être où tous ces griefs accumulés éclateront.

Il est un autre sujet d’anxiétés toutes récentes pour le ministère des colonies : c’est la guerre qui vient de recommencer avec les Cafres, les anciens ennemis et les nouveaux sujets des Anglais du Cap. On s’accorde à la regarder comme très sérieuse. Le comte Grey n’a pas hésité à reconnaître, dans la chambre haute, qu’il avait été surpris par les événemens, et l’on a dû expédier en toute hâte des troupes de renfort par l’un des meilleurs marcheurs de la marine anglaise. Jusqu’aux dernières nouvellesn les hostilités étaient pourtant concentrées dans la vallée supérieure de Keiskamma et dans les environs, de King-William’s Town, et il ne semblait pas que les Cafres eussent d’intelligences parmi les indigènes de Port Natal ; mais le théâtre de la guerre est l’une des régions les plus impénétrables de la Cafrerie, toute la population mâle a pris les ares. Il n’y a dans la colonie que deux mille hommes de troupes, et l’on a fort à redouter ces terribles incursions de sauvages qui ont tant de fois dévasté les établissemens de l’intérieur. Déjà les fermiers quittent en masse leurs postes avancés des frontières. L’Angleterre est représentée sur cette terre africaine, où elle a constamment à lutter contre la barbarie primitive, par un très brave officier ; qui n’en fait pas moins le plus excentrique, le plus aventureux et le moins chanceux des gouverneurs. Toutes les bizarreries du caractère anglais percent à l’aise dans l’isolement et l’omnipotence des grandes situations que donnent ces charges coloniales. Sir Harry Smith s’est absolument mis en tête de traiter avec les barbares en barbare et demi ; il ne se regarde presque plus comme un délégué de Downing-Street ; il tranche du patriarche et du chef de tribu ; il affecte si bien de réduire son langage et ses moyens administratifs à la portée des Cafres, qu’il n’use plus assez de sa supériorité d’Européen. Depuis le mois d’octobre de l’année dernière, on pouvait prévoir un soulèvement ; les ouvriers cafres des fermes de la frontière désertaient comme pour répondre à quelque appel clandestin de leurs kraals. Au lieu d’agir immédiatement, sir Harry s’est amusé à parlementer en toute solennité avec ces petits chefs, à leur demander un nouveau serment d’allégeance sur son bâton de paix, une belle cérémonie de son invention, à envoyer, là où il ne pouvait aller en personne, cette respectable canne, qui devait servir de symbole d’amitié. Les Cafres, déjà probablement trop civilisés pour respecter la symbolique, se sont moqués du message. Quand enfin l’on a tenté d’arrêter le plus suspect, on s’est vu reconduire à coups de fusil, et le rusé sauvage que le digne gouverneur appelait « son pupille et son fils » a failli mettre la main sur la trop confiante excellence.

Sir Charles Napier, dont nous pariions l’autre fois, n’est certes pas d’une espèce si candide que sir Harry Smith, mais il arrive chaque jour en Europe quelque nouvel épisode des adieux qu’il fait à tout le monde avant de quitter l’Inde, et ces détails achèvent de lui constituer aussi une physionomie très particulière. Il tient bien sa place dans la galerie de ces personnages anglais, sur lesquels ont passé les fantaisies orientales, et qui peu à peu perdent de vue les convenances de l’Europe. Le discours qu’il a prononcé au banquet qu’on lui donnait à Bombay vaut au moins l’ordre du jour qu’il signifiait à son armée. Il a dressé là le compte des gens qu’il aimait et de ceux qu’il n’aimait pas avec une admirable et pittoresque sincérité, s’exprimant, disait-il comme un pauvre soldat qui n’a point préparé ses mots et ne les cherche pas, Sir Charles aime donc les civiliens de Bombay et tous les civiliens en général, quoiqu’on l’accuse de n’aimer que les uniformes. IL aime l’armée de Bombay où il a commencé à servir dans l’Inde, l’armée de, Bengale qu’il a commandée deux ans ; il aime les trois armées indiennes et tout ce qu’il y a sous leurs drapeaux de braves soldats ; — mais il en veut au gouvernement pour avoir mis en disgrace un homme qui avait toujours été à ses côtés dans la campagne du Scinde, qui était sa langue, son bras, son autre lui même, le vaillant Ali-Akbar ; — mais il n’a qu’une très médiocre estime pour les ministres qui ont refusé leur appui à un Arménien de sa connaissance, un ancien fournisseur des troupes de l’Afghanistan ; lorsque celui-ci leur, demandait les moyens de transporter à Bombay les bois du Punjaub ; — mais enfin il souhaiterait bien quelquefois d’avoir une cravache à la main, et sous sa main ainsi garnie l’éditeur du Bombay Times. Nous n’avons pu nous défendre de risquer encore ici ce dernier chapitre des confessions militaires du vieux capitaine, qui célébrait de la sorte le cinquante-septième anniversaire de son entrée dans les rangs. Au milieu des figures effacées qui nous entourent, on n’est pas fâché de rencontrer ces originales et vivantes figures d’un autre monde.

Arrivons à des histoires d’une civilisation plus avancée. On assure que la commission parlementaire nommée par M. Bravo Murillo pour aviser au règlement de la dette espagnole ne veut pas se laisser convaincre que les finances de l’état lui permettent encore de donner à ses créanciers le peu de satisfaction qu’ils avaient pourtant droit d’attendre des promesses du premier conseiller de la reine. Les ministres d’Angleterre et de Hollande soutiennent énergiquement auprès du cabinet de Madrid la cause de leurs nationaux compromis dans les fonds espagnols : nous espérons que le nouvel envoyé français n’oubliera pas non plus que cette affaire-là doit être pour quelque chose dans les siennes. Il serait bien temps que les créanciers de la dette d’Espagne sortissent enfin des rudes épreuves où leurs titres diminuent à vue d’œil, comme s’ils passaient au laminoir. Qu’on se représente seulement qu’en 1834 ils ont abandonné 33 et demi, pour 100 de leur capital ; que, depuis 1840, ils n’ont pas touché un sou d’intérêt sur les deux tiers restant ! Ils offraient aujourd’hui de joindre la somme de ces intérêts arriérés au capital qu’on leur reconnaît encore, et de recommencer ainsi sur nouveaux frais, à partir du 1er juillet prochain, un autre engagement. La base de cet engagement était que, dans les dix-sept années qui devaient suivre, l’intérêt de la dette comprenant désormais les anciens arrérages capitalisés serait graduellement élevé de 1 à 3 pour 100 et régulièrement payé tous les six mois à Londres. Il paraîtrait que le gouvernement espagnol chicane maintenant sur le montant des arrérages, et prétend par surcroît ne plus payer dorénavant à Londres, mais à Madrid. S’il en était ainsi, si les créanciers étrangers étaient obligés de toucher leur argent en Espagne, il y aurait fort à craindre qu’ils en emportassent, encore moins. Il suffirait, pour vider tout-à-fait leurs poches et frustrer leurs plus légitimes prétentions, de quelqu’une de ces mesures fiscales qui sont trop familières aux pays dans l’embarras.

Ce n’est plus d’ailleurs avec M. de Sotomayor que l’on aura maintenant à traiter ici des affaires d’Espagne. Le nouveau cabinet espagnol a remplacé les ambassadeurs qu’il avait à Paris, à Rome et à Naples par de simples ministres plénipotentiaires. On ne sait pas très clairement si M. de Sotomayor quitte son poste parce que son gouvernement a voulu faire des économies, ou si les économies n’ont été faites que pour ôter le poste de M. de Sotomayor. M Bravo Murillo aurait, dit on, été blessé des justes égards que le représentant officiel de l’Espagne en France a crû devoir témoigner au général Narvaez. Ce serait la continuation par trop systématique de ces défiances que nous signalions il y a quinze jours, et qui font si malheureusement d’un ministère conservateur l’antagoniste sourd et persévérant, non pas, nous le voulons penser, de la politique de conservation, mais toujours, du moins, des plus éminentes personnes à qui l’honneur en revienne Portez ces pauvres ombrages de Madrid jusqu’au-delà des Pyrénées, ce n’est pas pour prouver qu’on soit bien assuré de son pouvoir en deçà. Le successeur de M. de Sotomayor est le marquis de Valdegamas, plus connu sous le nom de M. Donoso Cortès Il a naguère beaucoup pratiqué la France, et surtout Paris ; c’est un ancien publiciste de l’école libérale et constitutionnelle, mais un publicite repentant qui a expiée ses vieux péchés en passant comme tant d’autres aux extrémités des doctrines absolutistes et théocratiques. Cette expiation n’a pas été du reste sans rapporter des fruits de toute sorte, et notamment dans un certain monde on a fabriqué pour M. Donoso Cortès une généalogie morale en vertu de laquelle il descendrait tout droit de M de Maistre Il y a comme cela beaucoup de gens qui se réclament aujourd’hui de ce grand comte de Maistre ; c’est un parrainage à la mode. Si nous tenions à donner une idée plus exacte de l’esprit du marquis de Valdegamas, dont nous avons entendu faire un bruit peut être bien affecté, nous serions assez tentés de le comparer plutôt, et non pas encore de si près, à M. Disraeli. Cet esprit à mine profonde n’est, au bout du compte, qu’un bel esprit du genre faux. La subtilité ingénieuse et pénétrante, le fond très britannique que possède malgré tout l’auteur de Coninsgsby et de Sybil lui ont servi cependant fort à propos à prendre pied dans la politique véritable, dans le champ solide des réalité. Nous doutons qu’il y ait jamais les mêmes ressources sous le pur éclat littéraire des harangues toujours préméditées de M. Donoso Cortès. Ce n’est qu’un perpétuel gongorisme, dont l’emphase exclut évidemment le sens du vrai. Le nouvel envoyé de l’Espagne a bien entendu, pour la France cette aversion exagérée que proclament comme un mot d’ordre et de ralliement tous les mystiques européens. « La France, s’écriait-il à la tribune, était naguère une grande nation ; aujourd’hui elle n’est plus même une nation, elle est le club central de l’Europe. » Nous avons certes mérité ces injures ; il nous plairait assez néanmoins qu’on nous laissât le soin de nous les dire.

Les conférences de Dresde vont sans doute reprendre leurs séances, qui avaient été suspendues pendant quinze jours. La Prusse a profité de ce délai pour encourager encore plus ou moins directement les résistances que les petits états opposent avec une énergie désespérée aux plans de concentration autrichienne. Quel que soit l’avenir de cette entreprise au point de vue politique elle s’appuie maintenant sur une tentative commerciale qui laissera certainement des traces : nous voulons parler des projets d’union douanière dont l’Autriche, comme nous l’avons déjà indiqué, poursuit hardiment l’exécution. C’est au milieu de l’année dernière, au plus fort du démêlé austro-prussien, que le cabinet de Vienne proposa d’unir dans un même réseau de douanes tous les pays de l’Allemagne et toutes les provinces de l’Autriche, allemandes ou non.

Le premier effet de cette démarche fut d’amener de telles dissidences dans le congrès du Zollverein qui se tenait alors à Cassel, que la Prusse n’en put rien tirer. L’un des comités de la conférence de Dresde a repris la question de plus belle ; l’Autriche s’y intéresse très sérieusement ; elle s’est déjà, dit-on, concilié sur ce terrain moins scabreux que l’autre et les royaumes de second ordre et quelques-uns des petits états. La Prusse, battue en brèche jusque dans son propre Zollverein, pourrait bien être amenée de force dans cette vaste union qu’elle n’aurait point faite Breslau et la Silésie pétitionnent même déjà pour obtenir une jonction avec les douanes autrichiennes. La Prusse pourtant se débat de son mieux. L’établissement des douanes autrichiennes élèverait en général les droits d’importation ; la Prusse se dépêche de se convertir au libre échange, et M. de Manteuffel ne dédaigne pas d’assister aux meeting des libre-échangistes berlinois. On caresse l’ancienne union séparatiste du nord, les états qui n’avaient point accédé jadis au Zollverein prussien, le Hanovre, l’Oldenbourg, le Holstein. On voudrait élever du moins en face de l’union protectioniste dirigée par l’Autriche au midi une grande association libérale de l’Allemagne du nord. L’Autriche, de son côté, ne reste pas en arrière. Comme gage de ses promesses, elle ouvre la Hongrie au commerce allemand, elle passe rapidement des tarifs prohibitifs aux tarifs protecteurs. Le baron de Bruck poussé vigoureusement cette réforme intérieure, malgré les plaintes d’un conseil d’agriculteurs et de manufacturiers qu’il avait appelé auprès de lui et qui vient de clore sa session. La liberté des transactions industrielles et commerciale gagne donc insensiblement à travers toute l’Europe.

ALEXANDRE THOMAS.


REVUE DRAMATIQUE. VALERIA

De toutes les pièces de théâtre que nous avons vu représenter depuis quelques années, voici celle qui nous a le plus affligé, car c’est celle qui nous a le mieux montré la décadence de l’art dramatique : elle nous a fait sentir bien clairement d’abord quelle cécité morale recouvre les yeux des écrivains contemporains, ensuite dans quelle profonde ignorance ils sont des lois de l’art dramatique, ou, s’ils les ont jamais sues, combien ils les ont oubliées. Voilà pour la pièce en elle-même, pour la pièce prise indépendamment du plaisir que la représentation peut faire éprouver. Quant à la pièce représentée, elle nous a donné un plus triste enseignement encore. Pendant les cinq heures qu’a duré la représentation de Valeria, nous n’avons pu chasser de notre esprit une supposition qui se présentait inflexiblement à nous : c’est que les auteurs, ayant reçu une commandede Mlle Rachel avaient écrit pour ainsi dire sous sa dictée, c’est qu’ils avaient écrit chaque scène de leur drame ayant sous les yeux Mlle Rachel essayant des costumes, étudiant des attitudes, ou répétant des mots. Nous savions bien que, dans les théâtres où domine quelque mime célèbre, des vaudellistes et des écrivains subalternes écrivaient des pièces où il pût librement déployer les excentricités de son jeu ; mous avions vu des vaudevilles où certaines situations étaient amenées pour déterminer une grimace ou un geste familiers à un bouffon renommé ; mais que des hommes de talent et de style consentent à écrire pour Mlle Rachel une pièce à cette seule fin de lui fournir l’occasions non-seulement de déclamer, mais encore de chanter, voilà ce que nous n’aurions pas cru possible, et ce qui nous semble indigne à la fois des auteurs, du Théâtre Français, et de Mlle Rachel elle même.

Cette faute nous semble plus immorale encore que la réhabilitation de Messaline En réhabilitant Messaline, les auteurs ont péché par ignorance des loi dramatiques, comme nous allons le montrer tout à l’heure, en écrivant une pièce pour fournir à Mlle Rachel l’occasion de chanter, ils ont péché contre la dignité de leur art. Désormais voilà les poètes et les écrivains au service des acteurs, et qui consentent à s’effacer modestement derrière eux ! En vain les auteurs de Valeria s’efforceraient de montrer qu’ils ont voulu écrire une œuvre sérieuse et allégueraient l’étude le travail la correction de langage la versification habile qui sont manifestes dans cette pièce : nous persisterions à dire que leur but n’a pas été de faire une œuvre dramatique pour la présenter au public, mais bien une suite de scènes pour présenter Mlle Rachel à ce même public. Nous disions tout à l’heure qu’une telle aberration était indigne des auteurs, de Mlle Rachel et du Théâtre-Français : Mlle Rachel, en effet, n’a pas besoin, pour déployer son talent, de moyens aussi violens, aussi scabreux, Mlle Rachel n’a pas besoin pour réussir de faire éclat comme un pamphlétaire à ses débuts, et peut réussir, nous le savons depuis long-temps, par des moyens plus simples. Quant au Théâtre-Français, pense-t-il qu’il soit bien digne de lui d’attirer le public, par de semblables moyens ? Ajoutons que l’idée de piquer la curiosité du public en faisant chanter Mlle Rachel est à peu près aussi ingénieuse que celle d’un musicien qui écrirait un opéra pour fournir à Mme Sontag l’occasion de déclamer.

La pièce, malgré ses grands airs dramatiques, ses prétentions, ses emprunts à Juvénal, à Tacite et à Suétone, n’a pas été composée d’ailleurs pour montrer au public parisien le monde antique, les colossales orgies de l’empire romain et ses scélérats grandioses. Toute cette grandeur tragique a été ajoutée après coup à une intrigue sortie d’un feuilleton de journal, si bien que nous avons pour ainsi dire, avec Valeria, un feuilleton du mois dernier affublé d’un travestissement antique. La pièce est donc déjà en quelque sorte l’ œuvre bien plutôt d’un habitué des coulisses et d’un spectateur assidu de répétitions dramatiques que d’un poète véritable. Il s’agissait de mettre sur la scène le honteux imbroglio de l’affaire du collier ; mais comment placer sous les yeux du public les vilains incidens de ce drame judiciaire ? Comment s’y prendre, ne fût-ce qu’en l’indiquant, pour faire comprendre que la reine Marie-Antoinette avait ce malheur de ressembler à une courtisane qui, foulait les pavés boueux de sa capitale ? M. Maquet s’adressa à M.Jules Lacroix, lequel se souvint fort à propos d’un hémistiche de Juvénal dans lequel il est dit que l’impératrice Messaline se prostituait sous le nom de Lycisca. De là à conclure à l’existence d’une véritable Lycisca, il n’y eut qu’un pas pour les deux auteurs, et, contrairement à la vérité historique, contrairement même à l’hémistiche de Juvénal, Messaline fut transportée sur la scène pour y être justifiée, réhabilitée et absoute. On s’est beaucoup récrié contre l’immoralité de cette pièce ; mais je crois que les auteurs, ne sont qu’à demi coupables, et que leur intention.était bien plutôt de mettre sur la scène certaines situations dramatiques que de réhabiliter Messaline. S’ils avaient trouvé dans l’histoire un autre personnage qui pût leur servir à exécuter leur dessein, ils l’auraient pris tout aussi bien que Messaline. Ils n’ont pas voulu laisser perdre les élémens dramatiques que contient l’histoire du collier, ni la ressemblance de Marie Antoinette avec Mlle Gay d’Oliva, et ils ont écrit bien innocemment, je le crois sans aucune mauvaise intention, ce drame qui a pour nom Valeria, et qui aurait dû n’en jamais porter aucun.

En prenant Mescaline pour héroïne, en faisant de cette trop célèbre impératrice une femme vertueuse, faussement accusée les auteurs n’ont pas seulement péché contre le bon sens, mais ils ont enlevé d’avance à leur drame tout intérêt. En effet, Mescaline est connue historiquement aussi bien que Néron ou que Tibère ; son infamie est notoire, elle a eu ce triste privilège de laisser un nom qui a cessé d’être un nom propre, pour devenir une sorte de substantif générique servant à désigner toute femme livrée à la débauche et en proie aux brutales fureurs des sens Messaline est donc connue même du public illettré, du public qui n’a jamais lu Tacite et Juvénal ; son nom s’est trouvé cent fois sur les lèvres d’hommes qui ignorent même quelle fut sa condition, ce nom leur a servi de terme de comparaison pour exprimer la nature morale ou les honteuses débauches de certaines personnes. Dès lors, qu’arrivera-t-il ? C’est que, entrant au théâtre avec cette idée qu’on va justifier devant nous une femme livrée par l’histoire au mépris de la postérité, nous n’éprouverons aucun plaisir naïf, nous ferons incessamment appel à nos souvenirs, nous, comparerons les récits de d’histoire avec la fable du poète ; en un mot, nous serons continuellement tourmentés, inquiétés par la connaissance trop certaine que nous avons de la culpabilité de Messaline. Pour pouvoir jouir des beautés qu’un pareil drame pourra nous offrir, nous serons forcés de faire, pour ainsi dire, violence à notre raison ; cette perpétuelle comparaison que nous ferons involontairement entre la fable du poète et l’histoire, cette violence que nous imposerons à notre intelligence, enlèveront tout intérêt au drame. Nous n’aurons plus, dès lors, qu’un plaidoyer dialogué, nous n’aurons plus, au lieu de l’effet moral du poème, qu’une sorte d’effet d’optique, de trompe-l’œil de théâtre. Les auteurs, d’ailleurs, ont senti si bien par avance toute la vérité de ces observations, qu’ils n’ont pas laissé à Messaline ce nom sous lequel elle est si connue et qu’ils l’ont mise sur la scène sous son prénom de Valeria.

Mais tâchons d’oublier que c’est Messaline qui passe sous nos yeux ; prenons l’idée qui fait le fond du drame, quelle est cette donnée ? C’est une fatale ressemblance, c’est ce qu’on appelle vulgairement un quiproquo. Cette ressemblance est-elle admissible dans les conditions de la pièce ? Nous répondrons non sans hésiter : les sosies et les Ménechmes ne seront jamais que des personnages de comédie, et les suppositions, les quiproquos, les erreurs qui remplissent les comédies de Molière et de Regnard ne pourront jamais fournir le sujet d’un drame tragique. L’homme est ainsi fait, qu’il peut rire et s’amuser des combinaisons les plus impossibles et des suppositions les plus folles qui traversent son esprit, mais il n’accorde son émotion et sa pitié qu’aux douleurs réelle et nullement à des hypothèses historiques, ou à des suppositions abstraites, ou à des quiproquos trop prolongés. Un malentendu ne peut pas faire le fond d’une action dramatique, car une telle donnée est inadmissible avec les développemens que demande le drame. S’il est possible de supposer qu’une simple erreur de la vue puisse donner naissance à la calomnie, il est absurde de supposer que cette erreur puisse durer pendant cinq actes : la passion ira n’a en quelque sorte aux enquêtes, et le personnage incriminé sera justifié une fois pour toutes. Un malentendu peut être très dramatique en lui-même ; la passion peut, sur une simple apparence, se tenir pour convaincue, mais alors cette erreur devra servir simplement de dénouement ou de moyen d’action, jamais elle ne pourra devenir le fond même d’une œuvre dramatique, c’est pourquoi nous pensons que la donnée de Valeria est contraire aux véritables lois du drame.

La représentation de Valeria explique parfaitement pourquoi les auteurs ont choisi une telle donnée c’est qu’ils ont cherché certains effets certaines situations bien plutôt qu’ils ne se sont préoccupés des passions et des caractère ; ils ont oublié ou ils ignorent que les situations dramatiques naissent des passions des personnages, et qu’elles ne sont qu’un effet dont les passions et les caractères sont la cause. Or, les caractères sont nuls ou à peu près. Rien dans le langage d’Agrippine ne trahit un caractère quelconque, et nous serions fort embarrassé pour dire quel caractère les auteurs ont voulu donner à la fille de Germanicus. Nous avons été long-temps avant de découvrir qu’Agrippine figurait dans ce drame, et nous avouons naïvement que nous l’avions prise pour une suivante dont le langage nous paraissait inexplicable et incompatible avec sa condition. Quand à Silius, il nous a rappelé les tristes figures de ces deux malencontreux philosophes que M Couture avait placés dans un coin de son tableau de l’Orgie romaine Silius est, après Messaline, le personnage le plus vertueux de la pièce : c’est un stoïcien plein de regrets pour les mœurs de la vieille Rome et d’admiration pour les assassins de César ; mais comment se fait-il que cette vertu s’exprime en phrases de convention et que les auteurs n’aient trouvé à mettre dans la bouche de ce personnage que des maximes vulgaires et des lieux communs de morale ? Silius st d’un bout à l’autre non pas un Romain, mais un personnage de convention, dont le rôle est d’être vertueux Comme le rôle de Lycisa est d’être infâme. Quant à vous dire si sa vertu est autre chose qu’un rôle, s’il a l’ame vertueuse et le cœur noble, cela nous est impossible, car les auteurs ne nous ont donné dans Silius qu’un personnage, nullement un caractère Narcisse et Pallas ne sont en aucune façon les deux scélérats grandioses, les eux remarquables intrigans que Tacite nous a décrits : ce sont deux vils coquins qui ont l’air d’appendre leur métier de scélérat en essayant de se perdre mutuellement. Leur scélératesse n’est qu’une scélératesse d’apprentis, leur langage et leurs actions sont méprisables et vils plutôt que haïssables. Figurez-vous deux laquais qui auraient appris leur métier d’empoisonneur au service de la Brinvilliers ou de Sainte-Croix, figurez-vous Mascarille et Jodelet jouant au scélérat comme ils jouent au marquis, et vous aurez une idée assez juste du Narcisse et du Pallas de MM. Jules Lacroix et Maquet. Claude est le seul personnage réussi, sans doute parce que Claude n’est pas un caractère, mais un personnage tout extérieur, en quelque sorte.

Mais pourquoi parler de caractères ou de passions ? MM. Lacroix et Maquet ne se sont proposé qu’un seul but, celui de fournir deux rôles à Mlle Rachel. Les personnages n’existent que pour donner la réplique à Valeria ou à Lycisca ; ils existent par cette seule raison qu’il est matériellement impossible qu’une action dramatique puisse se passer de personnages. Mlle Rachel est donc plus que l’interprète de ce drame, elle en est pour ainsi dire l’ame ; elle le remplit à elle seule. Nous sommes loin de nier le talent que Mlle Rachel a déployé dans ces dernières soirées ; jamais elle n’avait été plus fière dans ses rôles de reine plus naturelle et plus attrayante dans ses rôles de courtisane. Toutefois nous ne pouvons nous empêcher de l’avertir qu’elle doit renoncer d’exciter la curiosité par des moyens aussi étranges que ceux dont elle se sert depuis quelques années. On la fait se livrer ; si nous osons nous exprimer ainsi, à une suite d’exercices et de tours de force qui à la longue deviendront pour le public plus intéressans que son jeu si sobre et que le déploiement naturel de son remarquable talent. On avait composé déjà une pièce tout exprès pour lui faire lire la fable des Deux Pigeons, on lui’avait fait chanter la Marseillaise ; maintenant on lui fait chanter des couplets bachiques. Que les auteurs de Valeria renoncent à écrire des drames à cette seule fin de donner des rôles à Mlle Rachel, que Mlle Rachel renoncé à se montrer au public dans toute sorte d’attitudes excentriques cela sera plus digne à la fois des auteurs et de l’actrice.

ÉMILE MONTÉGUT.

ERRATUM.

Un passage de l’article sur les Guises, de M. A. de Saint-Priest, a paru, dans l’intérêt de la vérité historique, devoir être complété par quelques lignes. Le passage, tel que nous le rétablissons en soulignant les lignes ajoutées, précise mieux la pensée de l’auteur. Ainsi, livraison du 1er  mars 1850, page 802, lignes 30 et suiv., après ces mots : « Quant au duc François, c’était le premier capitaine de son siècle, et sur ce point il n’y a ni doute, ni controverse, pas plus chez les contemporains que dans la postérité, » lisez « Guise fut héroïque devant Metz. il arrêta la fortune de l’aigle autrichienne. M. de Bouillé n’a point altéré l’éclat de ce tableau. C’est dans cette partie de son livre écrite avec autant d’exactitude que e verve qu’il faut voir Charles-Quint méditant son abdication devant les armes de la France. La suite ne répondit pas à ce début du duc de Guise. Chargé de défendre le pape contre les impériaux, il se laissa dominer par une préoccupation trop ordinaire à sa famille, et qui finit par contribuer à sa chute. »


V. de Mars.