Chronique de la quinzaine - 14 mars 1865

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Chronique n° 790
14 mars 1865


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



14 mars 1865.

Quelles que soient les impressions que les événemens des vingt dernières années ont laissées sur les opinions politiques divergentes, il est impossible que la mort prématurée de M. de Morny n’excite point en nous un sentiment de tristesse mêlé à des réflexions sérieuses. On ne peut pas en ce moment juger la carrière de M. de Morny, on ne saura, peut-être point non plus la mesurer avec justesse dans l’avenir, quand on aura perdu le sentiment du milieu et de l’époque que cette existence active et brillante a traversés. On pourra dire dans l’avenir des choses auxquelles il serait indiscret et de mauvais goût de faire allusion aujourd’hui ; mais il y aura beaucoup de choses aussi dont on aura perdu, quand on aura la faculté de tout dire, l’exacte perspective et la véritable couleur. Entre les froides adulations officielles du présent et les secs arrêts de l’avenir, il devrait y avoir place un instant pour quelques appréciations où palpiterait du moins encore le souffle des sympathies vivantes.

On aime toujours son temps, même lorsqu’on croit avoir le droit de s’en plaindre. Il n’est guère possible d’avoir aimé notre temps et de s’arrêter avec plaisir aux reflets que les vingt dernières années ont pu laisser sur nos imaginations, sans que chacun retrouve à tel jour plus ou moins proche ou lointain, sur le fond vaporeux de ces fuyans tableaux, un souvenir aimable de M. de Morny. L’homme politique qui vient de mourir a été surtout, et dans toute l’acception que ce mot peut avoir encore à notre époque, un homme du monde. Peut-être, si l’on voulait détailler ces facultés n’en trouverait-on aucune qui fût précisément supérieure, si ce n’est cette ouverture d’esprit, cette expansion vive et facile, cette souriante bonne fortune de l’homme du monde. La vie de société et les qualités de cette vie firent les premiers succès et la première réputation de M. de Morny. L’homme qui excite aujourd’hui de si nombreux regrets ne datait point d’un événement politique, de 1848 ou de 1851. Il n’était point parmi nous un intrus soudainement imposé à la renommé par une révolution, il datait de sa propre jeunesse, accueillie avec une bienveillance générale, épanouie en pleine société parisienne. M. de Morny entra jeune dans le monde ; il eut de bonne heure la réputation d’être heureux et fut tout de suite favori. Il avait été élevé, on le sait, par cette femme distinguée, Mme de Souza, qui nous a laissé dans ses romans de si charmantes marques de son esprit. Nous avions naguère ici réveillé en lui ces souvenirs de sa première éducation par une allusion rapide qu’il releva avec une bonne grâce empressée, en nous reprochant un long éloignement, que sa mort imprévue nous laisse le regret de n’avoir pu faire cesser. Il eut pour tuteur un homme d’une aménité de caractère bien attachante aussi, ce parfait galant homme, M. Gabriel Delessert. Dans la société où il fut élevé, il fut rencontré par M. le duc d’Orléans, le prince de la jeunesse de ce temps, qui l’entraîna généreusement dans cet aimable tourbillon qu’on croyait alors conduit par la fortune. La commission des récompenses nationales nommée après la révolution de juillet le désigna pour un brevet d’officier. Après avoir pris part à quelques-unes de ces premières campagnes d’Afrique qui étaient comme une virile école d’élégance, M. de Morny quitta l’armée. À partir de ce moment, M. de Morny mêla la vie de l’industrie et la vie politique à la vie du monde. Ici encore le succès lui sourit vite. Il y eut bientôt montré la facilité d’adapter son esprit aux choses les plus diverses. La versatilité, si l’on prend le mot au sens latin et dans son acception d’origine, était en effet le caractère de l’intelligence de M. de Morny. Cette intelligence n’était ni vaste ni profonde, mais elle était équipée de façon à se porter lestement vers des objets différens et à s’y ouvrir accès. Elle unissait ainsi le jeu des frivolités élégantes au goût des arts et aux préoccupations sérieuses. Elle ne se concentrait pas, elle rayonnait. Voué à la politique, M. de Morny fit voir bientôt qu’il y chercherait la base sérieuse de sa fortune. C’est un des côtés curieux de la fin du règne de Louis-Philippe que le goût que témoigna tout à coup pour la politique une phalange d’hommes jeunes qui ne s’étaient fait connaître jusque-là que comme des hommes de société et de plaisir. L’élite des fondateurs du Jockey-Club fit irruption dans la chambre des députés. Les héros des romans de Balzac donnèrent une escouade inattendue de partisans à la politique de M. Guizot. Nous nous souvenons de ce singulier mouvement qui se passait dans une région trop exclusive pour être aperçu de la foule, mais qui trahissait des symptômes auxquels les hommes d’état de profession eussent bien fait de prendre garde. La prétention de ces survenant était d’apporter dans la politique — de la jeunesse. Ils professaient une déférence sincère ; pour le talent et la gravité de M. Guizot ; mais cela ne les empêchait point de souhaiter à la politique gouvernementale une autre allure et plus d’entrain vers le progrès. Ils n’aimaient pas à voir le gouvernement se paralyser dans la routine des spécialités fonctionnaires ; ils se flattaient, si l’on se fiait à eux, de prouver que les hommes du monde ont plus d’adresse que les spécialistes politiques à manier les hommes, plus de flair pour pressentir l’opinion et plus de décision dans la conduite des affaires. Au fond, ils accusaient à la fois et le ministère et l’opposition de sénilité. Quant à eux, ils étaient conservateurs assurément, mais jeunes conservateurs, ou conservateurs progressistes. Cette école mondaine a fourni depuis à la politique des ministres et des diplomates qui ne se sont pas tirés d’affaire plus mal que d’autres. M. de Morny n’était pas le chef du groupe : il avait trop de réserve, de sang-froid, de prudence, il s’inclinait avec une admiration trop convaincue devant l’ascendant de M. Guizot, pour se livrer à des caprices d’indiscipline ; mais il en était le membre le plus important et le plus en veine. Il publia dans la Revue du 1er janvier 1848 un article sur les conservateurs progressistes ; il avait à cœur évidemment les opinions qu’il exprimait dans cet article, l’unique écrit politique de lui qui nous soit connu, car après le coup d’état il en fit publier de nombreux fragmens par la presse officieuse. Dans les trois mois qui précédèrent la révolution de 1848, on parlait de l’entrée probable de M. de Morny au ministère du commerce.

Cette révolution sembla, au premier moment, renverser toutes les espérances de M. de Morny ; l’élection du 10 décembre le remit en selle et lui ouvrit une carrière plus directe et plus sûre que celle qu’il avait pu entrevoir jusqu’à ce jour. M. de Morny, grâce à ses relations sociales et politiques, devint l’intermédiaire le plus naturel entre les chefs de la majorité de l’assemblée et le président. Il fit preuve, durant toute la période républicaine, d’une extrême discrétion ; il évita de se mettre en avant, il ne se compromit par aucun acte apparent, il resta dans la coulisse. Pourtant il avait dès le premier moment pris son parti, savait nettement où il allait, et s’apprêtait avec une résolution tranquille et souriante au rôle qu’il joua à la fin de 1851. Il n’y a pas d’indiscrétion aujourd’hui à répéter de vieilles confidences qui n’apprendront plus rien à ses amis ni à ses ennemis. Il nous disait un matin, en 1849, avec une insouciante franchise : « Quand le coup d’état se fera, je vous en préviens, c’est moi qui le ferai. » Il n’avait aucun doute sur le coup d’état, il lui était seulement impossible de prévoir au milieu de quelles circonstances se produirait le dénouement attendu : il ne savait sous quelle forme se présenterait l’occasion ; peut-être, comme au 18 brumaire, faudrait-il affronter l’assemblée même pour la dissoudre, et il songeait au discours qu’il y aurait à tenir à cette assemblée condamnée. Nous nous le tînmes pour dit ; nous fûmes dès lors convaincus qu’il y aurait un coup d’état, et que M. de Morny y jouerait dans l’action le premier rôle.

On connaît l’embarras qu’éprouvait Bossuet lorsqu’il rencontrait les héros de ses oraisons funèbres dans les troubles de la fronde : il se tirait de ces pas difficiles par des mots de génie. Le coup d’état de décembre n’est pas un écueil moins embarrassant pour les hommes de notre opinion qui s’y trouvent conduits par le courant d’une biographie. Nous ne pouvons, pour notre compte, échapper au péril que par le silence. Ce n’est donc pas à nous de parler de la conduite de M. de Morny dans cette conjoncture critique. Ce qui est certain, c’est que M. de Morny put faire connaître alors au public les qualités fortes de son caractère. Il montra ce que peuvent la décision et le sang-froid dans les troubles publics. Il atténua le côté sombre du coup de force auquel il donna son concours par cette aisance de manières qui lui était propre, et qui semble la forme naturelle d’un esprit libéral. Il n’y eut pas jusqu’à la confiscation des biens de la maison d’Orléans qui, en lui apportant l’occasion d’une prompte retraite, ne lui permît de prendre vis-à-vis du public l’attitude d’un homme dégagé d’ambition, qui n’avait saisi le pouvoir que pour accomplir une œuvre commandée à ses yeux par un intérêt social, qui, une fois la tâche faite, reculait devant l’usage réactionnaire de la puissance, et se hâtait galamment de rentrer dans la vie ordinaire. Témoins à coup sûr désintéressés de la vie publique de M. de Morny depuis cette époque, nous devons convenir qu’il tint dès lors une grande place en France devant l’opinion. Ceux qui adorent chez nous le principe d’autorité, ceux qui ressentent pour le maintien de l’ordre une passion farouche et craintive, ceux que hante dans leur sommeil le cauchemar du gâchis dont M. de Boissy parlait l’autre jour au sénat, voyaient pour eux une grande sécurité dans le rôle que M. de Morny aurait pu jouer de nouveau au milieu de circonstances critiques. Par un contraste qui révèle aussi la valeur de l’homme qu’aujourd’hui l’on regrette, des esprits libéraux ne plaçaient point une moindre confiance dans le concours que M. de Morny pourrait prêter au progrès des institutions libérales. D’autres enfin ajoutaient, non sans raison, aux moyens d’influence du président du corps législatif ses relations avec le monde politique européen, qui eussent pu aussi devenir, à un moment donné, une utile ressource. Ainsi s’était faite peu à peu, grâce à son origine, à ses débuts, à la facilité d’un esprit applicable aux occupations les plus variées, à la fermeté et à l’aménité d’un caractère qui savait tour à tour commander aux circonstances ou s’y assouplir, grâce aussi à ce don de la bonne chance tant prisé par les anciens politiques, — ainsi s’était faite chez nous ce qu’il faut appeler la situation unique de M. de Morny. Ce qui distinguait surtout cette situation, c’est qu’elle n’avait rien d’exclusif et d’inabordable, c’est qu’elle touchait à tout et à tous, c’est que celui qui l’occupait était véritablement le contemporain des hommes et des choses de notre époque. M. de Morny, dont la vie a été une longue habitude de réussir, a-t-il été heureux jusqu’à la fin ? Sa mort, envisagée comme l’achèvement d’une carrière politique, a-t-elle été opportune ? L’avenir le dira ; mais le présent ne peut s’empêcher de s’apercevoir et de la grande place que remplissait M. de Morny et du grand vide que laissa l’évanouissement subit d’une situation semblable. Il est aisé de remplacer le président d’une chambre ; mais on n’improvise point l’équivalent d’une situation telle que celle de M. de Morny. Voilà ce qui devrait être l’objet de pensées graves. Il est des régimes politiques où l’on s’inquiète peu de la valeur propre des hommes sous le prétexte que les institutions y suppléent à l’insuffisance des personnes. Le régime actuel de la France n’est point de ceux-là ; il est de ceux au contraire qui empruntent au mérite des hommes leur éclat et leur solidité. La perte d’un homme qui ne se peut remplacer est plus sensible à ces régimes qu’à d’autres. La France a besoin que l’éducation politique se régénère dans son sein, sous l’influence fécondante d’institutions plus libérales ; c’est le conseil que la mort semble venir nous rappeler chaque fois qu’elle éteint au milieu de nous une existence importante : elle n’a jamais donné cet avertissement avec une autorité plus pressante et plus sévère que le jour où elle a enlevé M. de Morny.

Les deuils les plus douloureux n’interrompent point le cours des affaires publiques ; tandis que commençait l’agonie du président du corps législatif, le débat de l’adresse s’ouvrait au sénat. La première séance de cette discussion n’a point été heureuse. Il est bizarre que l’ouverture de ce grand opéra politique soit habituellement composée et exécutée par M. de Boissy. Si la délibération des grandes affaires du pays ne devait être qu’un amusement, on pourrait souhaiter un amusement plus délicat ; mais on prendrait son parti de rire des propos comiques de M. de Boissy. Les discours de ce représentant singulier des illustrations de la France sont de véritables macaronées politiques. La première question que l’on s’adresse en lisant ces discours est celle-ci : M. de Boissy obtient-il ses effets oratoires par une originalité naïve ou pas une excentricité calculée ? Le sénat, à notre avis, a tort de prendre au sérieux les chevauchées à travers champs de cet enfant terrible. Il procure ainsi à M. de Boissy des succès inaccoutumés. Les lois et règlemens actuels ne nous permettent point d’entendre M. de Boissy au sénat, mais nous nous souvenons de l’avoir entendu à l’ancienne chambre des pairs. M. de Boissy n’était point alors un orateur amusant. Il débitait lourdement, du ton monotone d’un écolier qui récite une leçon, les énormités que le chancelier se donnait de temps en temps le plaisir d’interrompre. La chambre, au surplus, n’écoutait guère, et le bruit des conversations particulières couvrait ordinairement la voix de l’orateur. M. de Boissy, paraît-il, a plus de succès au sénat. À notre avis, son succès consiste en ceci : il échauffe son auditoire, provoque les interruptions et parvient à se faire donner naïvement par se collègues des répliques incroyables. Si M. de Boissy a le naturel malin et plaisant, ces répliques doivent le combler de joie et le pousser au paroxysme de la bonne humeur. La France dans ses unions avec ses gouvernemens peut être comparée à une veuve qui se serait plusieurs fois remariée : par l’organe de M. de Boissy, elle a le mauvais goût de trop souvent rappeler à son présent mari les qualités de ses défunts époux ; qu’y a-t-il-de plus comique que M. de Boissy parlant de sa fidélité aux régimes anciens et provoquant chez les sénateurs, qui ne veulent pas lui laisser le privilège de ce mérite, des explosions de fidélité rétrospective envers les gouvernemens passés en face du mari vivant ? Qu’y a-t-il de plus inattendu que cet impassible orateur faisant jaillir cette apostrophe de la bouche d’un de ses vieux collègues : « Nous ne nous conduirons pas comme le sénat de 1814 ? » Enfin il est pour nous inexplicable que M. de Boissy ait réussi a passionner le sénat au point de lui faire répéter d’avance en quelque sorte, avec une émotion louable sans doute, mais de la façon la plus intempestive et la plus déplacée la scène de la transmission de la couronne. On comprendrait le soulèvement enthousiaste d’une assemblée en face d’un grand et éloquent factieux qui viendrait braver fièrement devant elle la loi du pays et le sentiment dynastique ; mais nous n’aurions jamais imaginé que M. de Boissy pût mériter une si tempétueuse réponse. Le turbulent orateur a prodigué en même temps à l’empereur et au gouvernement parlementaire les témoignages de son admiration et de son dévouement. Ses protestations parlementaires ne sont pas plus de notre goût que ses protestations impérialistes n’ont été du goût du sénat : les parlementaires repoussent les unes comme le sénat a repoussé les autres. Cependant, si nous faisions partie de l’auditoire de M. de Boissy, nous lui refuserions la satisfaction de nous avoir pour interrupteurs. Nous l’écouterons peut-être quand ses éloges s’adresseraient aux idées de nos adversaires ; nous nous boucherions les oreilles quand il dirait des douceurs aux nôtres. Nous serions vraiment trop confus, si nous lui accordions le pouvoir de nous impatienter et de faire sortir de son tempérament une assemblée sérieuse.

Les débats graves n’ont commencé au sénat que dans la dernière séance qui nous soit connue. Cette séance a été remplie par un important discours de l’honorable M. Rouland, L’ancien ministre de l’instruction publique et des cultes a vigoureusement attaqué les questions soulevées par l’encyclique et la publication du Syllabus. M. Rouland, au point de vue de la doctrine sur les rapports de d’église et de l’état s’en tient à la vieille tradition du gallicanisme parlementaire : au point de vue des faits, sa discussion a été nourrie d’informations intéressantes et curieuses, qu’il a présentées avec une rare netteté et sans tenir compte des réserves diplomatiques. Nous n’avons jamais dissimulé les raisons historiques et politiques qui nous empêchent d’embrasser les doctrines gallicanes professées aujourd’hui par les orateurs officiels. Il ne nous parait ni équitable ni pratique de vouloir appliquer à la situation présente de l’église la vieille tradition du gallicanisme. Le concordat de Napoléon, qui n’a été qu’un expédient temporaire, n’a pas pu faire rétrograder la France jusqu’au véritable régime ecclésiastique, antérieur à 1789, sur lequel les idées gallicanes étaient fondées. Il ne faut pas perdre de vue l’importance qu’avait l’église en France sous l’ancien régime. Le catholicisme était alors la religion de l’état : cette union du spirituel et du temporel que le Syllabus invoque à sa guise existait alors en France d’une certaine façon. Le pouvoir séculier prêtait alors son concours au dogme avec une rigueur qui a été parfois bien cruelle. Les parlemens eux-mêmes appliquaient des pénalités sévères aux transgressions de la loi religieuse et ecclésiastique. Le clergé, à cette époque, avait dans une grande mesure l’indépendance matérielle ; il était propriétaire et ne concourait aux charges de l’état qu’en se taxant lui-même et en conservant fièrement à ses contributions le titre de don gratuit. En vérité, il n’est pas tout à fait juste de présenter au clergé le régime du concordat et des articles organiques comme la continuation pure et simple de la constitution gallicane. Napoléon, en dépit de ses efforts rétrospectifs, n’a point pu réparer la grande et irrévocable rupture accomplie par la révolution entre l’église et l’état. Il n’a pas pu rendre à l’église le monopole d’une religion d’état que possédaient nos anciens gallicans ; il n’a pu rendre à l’église ses biens, il a remplacé un clergé propriétaire par un clergé salarié. Qu’on ne le méconnaisse donc point, si l’on veut être exact, juste, et faire avancer vers une conclusion logique les discussions actuelles : le gallicanisme n’est plus un terrain suffisant pour établir les rapports de l’église et de l’état, car c’est un terrain que personne, pas plus l’état que l’église, n’a sous les pieds.

M. Rouland a tracé un tableau très vrai et très saisissant des progrès rapides que l’ultramontanisme a depuis quelques années accomplis chez nous. Ces progrès sont un fait remarquable ; mais, au lieu de s’indigner contre ce fait, ne serait-il pas plus sage d’en étudier les causes profondes ? Un légiste français qui s’étonne qu’il n’y ait plus de gallicans dans le clergé français ne devrait-il pas réfléchir que, pour être une chose sérieuse et forte, il ne suffit pas que le gallicanisme soit recommandé par l’autorité administrative, qu’il faudrait au contraire que, comme autrefois, il sortît spontanément et naturellement des entrailles du clergé français ? S’il peut y avoir chez nous un gallicanisme, c’est évidemment au clergé de France de le créer, de le constituer, de le maintenir. Chercher à constituer le gallicanisme lorsque l’église vous échappe, lorsqu’elle va d’un élan irrésistible à l’ultramontanisme, comme vous le reconnaissez et le déplorez vous-même, est la plus chimérique des entreprises. Essayons donc de comprendre de bonne foi les causes du mouvement ultramontain. La cause essentielle est dans l’état incomplet et discordant de nos propres institutions politiques. Ce que le clergé de France cherche aujourd’hui dans l’ultramontanisme, c’est au fond une issue vers l’indépendance de doctrine et de discipline dans ses rapports avec l’état. Un culte religieux lié par des dispositions concordataires et législatives spéciales est gêné, se sent toujours à l’étroit et tend vers ce qui le dégage. Or vous, l’état, vous êtes pour l’église de France le maître prochain ; la cour de Rome est le maître éloigné. On se sent plus libre vis-à-vis du maître éloigné que vis-à-vis du maître prochain, et c’est vers celui-là que l’on va pour appuyer son indépendance. Ah ! si l’église en France était placée dans les conditions du droit commun, et si les conditions du droit commun politique étaient assez larges chez nous pour donner satisfaction entière aux justes droits ou aux justes libertés de la conscience religieuse, soyez sûrs que l’église de France n’irait pas planter hors du sol national les racines de son indépendance. Si une France vraiment libre se constitue jamais, si la liberté d’association, la liberté de réunion, la liberté de parler et d’écrire viennent un jour à prospérer et à fleurir parmi nous, nous en aurons bientôt fini avec ces chicanes de politique religieuse qui effarouchent et blessent les consciences, troublent les esprits et suscitent aux gouvernemens d’ingrats soucis. La société civile et les sociétés religieuses reprendront leur équilibre naturel dans la commune atmosphère de la liberté ; mais quand on cherche de bonne foi la solution des difficultés de notre temps, c’est toujours à la borne des institutions limitatives de la liberté politique qu’on vient se heurter et que vient s’épuiser notre irritante impuissance.

C’est encore dans l’imperfection des institutions politiques générales que la grande et humaine question de l’instruction primaire rencontre chez nous le plus sérieux obstacle. Quelque opinion que l’on ait touchant les conclusions du rapport de M. Duruy, personne ne refusera de reconnaître le soin avec lequel ce ministre a étudié la question de l’instruction primaire. Nous ne nous arrêterons point à l’inconséquence apparente de la publication de ce rapport dans le journal officiel et de la note qui a présenté ce document comme l’expression de l’opinion personnelle de M. Duruy en réservant la pensée et la résolution du gouvernement lui-même. Cet incident nous montre que sous tous les régimes il y a au sein d’un ministère des questions ouvertes, et qu’aucun pouvoir n’est à l’abri de cette loi supérieure qui soumet l’intelligence et la volonté humaine aux tâtonnemens et aux hésitations. Les idées et les mots qui ont été mis en avant à ce propos, l’instruction obligatoire, l’instruction gratuite, ne nous font point peur. Nous n’admettons pas plus en pareille matière les négations absolues que les affirmations absolues. Les conclusions de M. Duruy, si hardies qu’elles aient pu paraître, ne dépassent point le champ de la pratique et sont confirmées par de notables expériences. La France est régie par le suffrage universel, et la conscription fait planer sur tous, au caprice du sort, l’obligation du service militaire. Il ne serait donc point illogique que l’état en vînt, en France, à rendre l’instruction primaire obligatoire, et pour cela l’offrît gratuite. L’objection financière, le surcroît de dépenses qu’un tel système imposerait au trésor, est grave sans doute, mais elle ne pourrait être qu’un obstacle accidentel, et s’il n’y avait là qu’une question d’argent, il serait honteux d’y voir une fin de non-recevoir absolue. La question la plus délicate à nos yeux, celle qui peut exciter de respectables scrupules, provient de notre état politique. En matière d’instruction primaire, il semble que l’intervention de l’état n’est justifiée et ne devient nécessaire que lorsque l’esprit d’association a épuisé toute sa force. Il est évident que nous, n’en sommes point là, nous chez qui la liberté d’enseignement est si récente et l’esprit d’association si imparfaitement développé et si étroitement contenu. Faut-Il désespérer de l’avenir de l’association parmi nous ? Faut-il se hâter d’investir l’état d’une nouvelle et immense prérogative en le grevant d’une lourde charge ? C’est un doute devant lequel nous ne sommes point étonnés que l’on s’arrête quelque temps.

Nous ne sommes point disposés à devancer, à propos des affaires d’Italie, les discussions auxquelles la convention du 15 septembre donnera lieu dans le sénat et au corps législatif. Des opinions contraires aux nôtres seront sans doute exposées avec éclat dans ces discussions, mais nous ne redoutons point ce choc d’idées. On dirait que les controverses usent à la longue les aspérités des difficultés politiques. On fait du chemin à travers ces luttes. Les résultats acquis se consolident ; on est bien obligé, en critiquant les actes passés, de faire la part du feu, et de se familiariser avec ce qui est possible. En attendant, les choses se sont bien calmées en Italie. Par son habile départ de Turin et par son retour non moins habile dans sa vieille capitale, le roi Victor-Emmanuel a cicatrisé la blessure piémontaise. Les amusemens du carnaval, arrivant sur tout cela, ont rendu la bonne humeur à tout le monde, et le parlement a repris ses séances. On vote les lois rendues nécessaires par la translation de la capitale. La question financière est la plus importante parmi celles que devra régler la chambre italienne. M. Sella, le ministre des finances, qui a supporté le poids du jour depuis plusieurs mois et qui a fait réussir avec fermeté de hardis expédiens, nous semble commencer à respirer. Son exposé nous montre que l’Italie n’est plus bien éloignée de l’équilibre financier. D’importantes réductions ont été réalisées sur les dépenses. Le revenu ordinaire a reçu de notables accroissemens. Si l’Italie a le courage de recourir à un income-tax, elle aura avant peu des finances dégagées. Pour faire face aux découverts, le gouvernement italien a des ressources considérables dans les versemens de l’emprunt domanial et dans l’aliénation des chemins de l’état. On a parlé d’un nouvel emprunt dans ces derniers temps. L’emploi d’une telle ressource n’est commandé par aucune nécessité pressante, et peut-être la baisse générale du taux de l’intérêt en Europe conseillerait-elle plutôt au trésor italien de parer à ses besoins extraordinaires avec les ressources de la dette flottante. Dans tous les cas, si, pour mieux assurer l’avenir, on songeait par prudence à recourir au crédit avant la fin de cette année, il est évident que le chiffre de la nouvelle émission de rentes devrait être bien inférieur à la somme des derniers emprunts.

Constatons une fois de plus que l’affaire des duchés demeure stationnaire. M. de Mensdorf a répondu à M. de Bismark que les propositions prussiennes ne sont point regardées par l’Autriche comme satisfaisante. Cette réponse fournira l’occasion là M. de Bismark de prendre son temps et de répliquer à l’Autriche en exécutant une variation nouvelle sur son thème favori. Cette diplomatie alternée, ne trouble point d’ailleurs le repos de la bonne Allemagne. La chambre prussienne ne se réconcilie point avec la politique militaire du roi. Le ministère autrichien se querelle avec la commission du budget du Reichsrath, et ne peut se mettre d’accord avec elle sur le chiffre des réductions des dépenses militaires. Il est édifiant de voir que, dans tous les pays monarchiques où l’on s’essaie à la liberté, les chambres représentatives se montrent fidèles à leur vocation naturelle, et luttent contre le pouvoir pour obtenir la réduction des dépenses de l’armée. En Angleterre même, le ménage parlement est conduit cette année aussi pacifiquement et non moins silencieusement que dans un état germanique. Aucune question politique n’agite la chambre des communes, aucune passe d’armes ne s’engage entre les chefs des parties. M. Disraeli et M. Gladstone ont laissé tomber sans prendre la parole le débat sur la taxe de la drèche, soulevé dans l’intérêt des classes agricoles par des membres du parti conservateur. Les tories se sont mis ainsi en règle vis-à-vis de leur clientèle électorale, mais leurs chefs se sont bien gardés de prendre aucun engagement compromettant à propos d’un impôt qu’on ne pourrait atténuer sérieusement sans porter dans le budget une désorganisation intempestives. On n’apporte pas plus d’ardeur au débat des questions religieuses qu’à la discussion des questions politiques. Un représentant opiniâtre des intérêts protestans, M. Newdegate, a essayé d’échauffer les vieux sentimens anti-catholiques en dénonçant des pratiques fâcheuses commises, suivant lui, dans les communautés religieuses. Il voulait que l’état soumit les couvens à une inspection spéciale. Il en a été pour sa peine. La chambre des communes ne s’est pas laissé troublé par des fantômes de capucins, d’oratoriens ou de bénédictines. Nous avons été plus émus en France en apprenant de la bouche de M. Rouland que les jésuites ont fermé la porte de leur maison au nez du vicaire-général de l’archevêque de Paris. La motion de M. Newdegate a été repoussée à une grande majorité.

On dirait que les Anglais cessent en ce moment d’être acteurs dans la politique du monde, et qu’ils se concentrent et se recueillent dans le rôle de spectateurs. Ils n’ont d’yeux que pour ce qui se passé aux États-Unis. Ils attendent avec une anxiété visible la fin de cette grande lutte civile dont en général ils ont si mal jugé la nature et les tendances. L’opinion anglaise a commis depuis quatre ans de grandes erreurs et de grandes injustices dans les jugemens qu’elle a portés sur l’Union américaine refusant de reconnaître à des états mécontens le droit de dissoudre, en s’en retirant capricieusement, la grande république, ou plutôt, car les idées de séparation n’étaient point sincères à l’origine et n’étaient qu’une manœuvre, refusant de laisser renverser par une minorité factieuse la décision légale de la majorité du peuple. Les appréhensions que trahit la presse anglaise, maintenant que le triomphe du nord paraît assuré, sont comme une expiation de la faute commise par l’opinion de l’Angleterre. Nous espérons que les Anglais en seront quittes pour leur anxiété actuelle, et que le peuple américain, s’il rétablit chez lui la paix intérieure, n’ira point chercher à vexer par de folles guerres les gouvernemens étrangers que son succès aura suffisamment contrariés. Nous avons eu, nous aussi, notre alerte à propos de la perspective du rétablissement prochain de l’Union. On semble avoir compris dans les régions du pouvoir la faute que l’on avait commise en montrant contre la cause du nord une partialité frivole et dangereuse ; on a craint pour le succès de l’expérience que nous poursuivons au Mexique quand on a vu les émissaires du sud proposer au gouvernement du nord de faire à nos dépens une paix d’aventure. Cette crainte, grâce à Dieu, n’est point fondée ; le peuple américain sait bien que la nation en France n’a jamais été malveillante envers lui : aussi les plus récentes nouvelles des États-Unis nous apprennent-elles que le nord n’éprouve aucun ressentiment contre nous, et ne songe nullement à une expédition contre le Mexique. La presse américaine se montre sensible aux marques persévérantes de sympathie que la presse libérale de France a données à la cause fédérale. Nous croyons que notre gouvernement a répondu habilement à ces bonnes dispositions en nommant M. de Montholon son représentant à Washington. Ç’a été jusqu’à ce jour un préjugé ridicule de notre diplomatie de ne compter Washington que comme un poste secondaire. Dans l’échelle de l’avancement, on croyait monter en quittant les États-Unis pour aller représenter la France dans la capitale morte de quelque petit état d’Europe. On préférait la société des chambellans d’une petite cour germanique au spectacle grandiose de cette démocratie laborieuse, audacieuse, bruyante, riche, si débordante des sèves de la vie moderne, à laquelle une noble intelligence comme Tocqueville n’avait pas dédaigné d’aller patiemment demander des enseignemens à notre usage. En donnant à M. de Montholon le poste des États-Unis, on entre dans la vérité ; on place dans une situation qui en a peu d’égales en importance un homme digne de la remplir. On envoie aux Américains un ministre français qui les connaît, qui est connu d’eux, un homme qui sait le Nouveau-Monde et peut s’élever au-dessus des séniles préjugés de l’ancien, un véritable représentant en un mot de la mutuelle sympathie qui doit unir nos deux nations.

Au surplus, chaque courrier des États-Unis nous rapproche de la crise finale. Les états confédérés sont coupés de toutes leurs communications avec la mer. Charleston est tombé après Savannah, Wilmington après Charleston, Sherman s’avance sans obstacle dans les Carolines, trouvant désormais des bases d’opération dans les places du littoral abandonnées par les confédérés. Les débris des armées confédérées se replient, se rejoignent à marches forcées comme pour aller se concentrer sous la main de Lee. Peut-être Lee pourra-t-il vendre chèrement encore la dernière victoire, peut-être pourra-t-il couronner par le succès d’une journée la fin de la lutte ; mais, quoi qu’il arrive, il est évident qu’il ne peut plus prolonger la guerre. On prétend que les confédérés, en se retirant dans l’intérieur, y seront formidables, et que la perte de la mer est pour eux un bénéfice. Ce paradoxe ne saurait être pris au sérieux. C’est par la mer que les confédérés recevaient leur plus utile et plus efficace matériel de guerre, et l’on ne comprend pas ce qu’ils peuvent gagner à perdre l’issue par laquelle ils s’approvisionnaient. Il est manifeste aussi que les fédéraux, en traversant leurs territoires intérieurs, et en occupant leurs citadelles maritimes, ont considérablement diminué la puissance de recrutement des armées du sud. Les discours du président Davis, les proclamations des gouverneurs des états du sud, sont remplis d’appels inutiles adressés aux soldats absens sans congé. Un de ces gouverneurs, celui de la Caroline du nord, prétend que l’armée serait doublée, si les absens rentraient dans leurs corps. Les divisions d’opinion, la désaffection pour le gouvernement, règnent dans le sud ; les proclamations officielles s’en plaignent aussi. Or l’on n’a jamais vu, que nous sachions, la concorde se resserrer et l’élan croître au sein d’une faction dans les guerres civiles, à mesure que les chances de succès diminuaient chaque jour. Quels que soient les incidens qui puissent l’accélérer ou le retarder, le résultat final est désormais certain. L’Union américaine sera bientôt rétablie par l’ascendant du nord.

L’évacuation et la chute de Charleston auront été l’un des derniers événemens de la lutte, et au point de vue moral en sont presque le dénoûment dramatique. C’est de Charleston qu’était parti le signal de la guerre civile ; c’est Charleston qui a voulu la séparation, et qui, lorsque l’intéressante et riche Virginie hésitait encore, attaqua sans provocation la citadelle fédérale, le fort Sumter. En ce moment-là, Charleston n’avait aucun grief légitime, aucun prétexte légal pour commencer les hostilités. M. Lincoln avait été simplement élu président ; il n’avait prononcé aucune parole, accompli aucun acte qui fussent de nature à porter atteinte aux droits des états. Avec la patience conseillée par la simple prudence, par le patriotisme le plus loyal, on pouvait attendre et rechercher encore dans une négociation la solution des difficultés pendantes. La vanité, la violence, l’impétuosité des Charlestoniens ne voulurent point laisser à la paix et à l’Union cette dernière chance. Les exagérés voulurent tout compromettre et tout engager en fermant la voie aux tentatives de réconciliation que les sages eussent encore voulu essayer ; ils attaquèrent le fort Sumter et contraignirent la petite garnison à amener le drapeau fédéral. Qu’est devenu, quatre années après, Charleston ? Une ville en ruines, que ses habitans n’ont plus voulu défendre, où la population laissait éclater au dernier moment des divisions fatales, où l’on dénonçait avec colère le gouvernement de M. Davis, où l’on désespérait hautement du salut de la confédération, où l’on était prêt à devenir factieux, tandis que les généreux Virginiens de Richmond, qui avaient été les derniers à rompre l’union, demeuraient prête, avec une persévérance intrépide et une noble abnégations, à suivre jusqu’au bout la malheureuse fortune de leurs chefs imprudens.

Quelque funeste qu’ait été l’erreur des états du sud, nous avons le ferme espoir que l’Union ouvrira ses bras aux populations du sud avec un magnifique esprit de conciliation. Nous avons foi dans les généreuses impulsions des peuples inspirés par une bonne cause triomphante. D’ailleurs le nord a le bonheur d’avoir à sa tête de nobles âmes. Il est devenu intéressant de savoir aujourd’hui par exemple quelque chose de l’esprit et du caractère d’un homme tel que ce général Sherman, dont le talent et l’active énergie auront tant contribué à la pacification des États-Unis. On est heureux d’avoir jour sur une telle nature. Sherman, parle peu et ses écrits porteront l’empreinte d’un esprit exact et précis, qui ne donne rien à la faconde. On vient de publier de lui un curieux fragment. C’est une lettre adressée à une dame du Maryland ; Sherman l’écrivait au mois de juin de l’année dernière, avant d’avoir commencé ses grandes opérations de Géorgie. « Comme nation, y disait-il, nous avons été, nous, gens du nord, obligés d’accepter la bataille. Une fois la lutte commencée, la guerre a pris de telles proportions que nous-mêmes, quoique emportés par le tourbillon, nous reculons parfois épouvantés. Je ne voudrais pas subjuguer le sud dans le sens offensant que l’on donne à ce mot, mais je veux faire obéir chaque citoyen du pays à la loi commune, à la loi à laquelle nous sommes soumis : je ne veux pas que personne soit au-dessous ou au-dessus de nous ; je veux des égaux, pas de supérieurs… Mon cœur saigne quand je vois le carnage du champ de bataille, la désolation des foyers, l’angoisse amère des familles ; mais dès l’instant où les hommes du sud nous diront qu’au lieu de faire appel à la guerre, ils s’adresseront à la raison, au congrès, aux cours de justice, à la religion, à l’expérience de l’histoire, mon mot sera : Paix ! Revenez, et reprenez, avec tous vos droit et vos privilèges, votre fière place parmi les citoyens américains. » De tels sentimens, qui ont conduit Sherman à la victoire, ne seront point démentis dans la paix. Nous ne savons si jamais grand homme a jamais tenu un si beau langage ; mais nous savons que c’est une grande joie sur la terre quand il arrive que l’homme qui par son talent et son dévouement relève la destinée de sa patrie est en même temps un brave homme. e. forcade.


REVUE LITTÉRAIRE.

LES ROMANS NOUVEAUX.

Ce n’est ni l’étendue du récit, ni l’ampleur démesurée et trompeuse des combinaisons, ni l’artifice laborieux des procédés, qui importent en tout ce qui relève de l’imagination, dans ce qu’on appelait autrefois de ce nom aimable et fin de belles-lettres. Rien de tout cela ne compte, pas plus que le temps, qu’on a mis à faire un sonnet, comme disait Molière. Une œuvre de l’esprit peut fort bien être étendue, fortement nouée, savamment compliquée, puissante en apparence, sans cesser d’être une création vulgaire, équivoque, prétentieusement vaine, et, pour tout dire, d’un ordre subalterne. L’œuvre la plus courte au contraire, la plus simple ou la moins recherchée de pensée et de forme, peut être sans nul doute le fruit exquis de l’art le plus rare et le plus élevé. L’essentiel est d’exprimer en toute sincérité des sentimens vrais, de manier d’une main délicate et ferme les mystères du cœur, de saisir une situation dramatique, de reproduire avec fidélité, avec une inspiration juste, une des mille nuances de la vie humaine. À ce prix, une invention littéraire, quelle que soit sa forme, quelle que soit son étendue, devient sans effort une œuvre selon l’esprit et selon le cœur, c’est-à-dire vraiment une œuvre d’art ; une histoire de quelques pages, conçue avec feu et vivement conduite, s’élève d’un seul coup au niveau des créations supérieures, de ce qu’on pourrait appeler le grand roman, tandis que d’autres se traînent confusément à travers toute sorte de cahots, n’excitant le plus souvent qu’un intérêt vulgaire, sans s’élever jamais au-dessus de ce que nous nous permettions, l’autre jour encore, d’appeler le petit, roman. Non, décidément, l’art n’est pas ce que croient ceux qui se servent de son nom avec une si vaniteuse complaisance, et il peut se rencontrer quelquefois, il peut briller de son plus doux éclat dans des œuvres furtives qui ne font rien pour attirer le bruit, qui sont une révélation ingénue et soudaine. C’est là justement ce que je me disais en mettant à côté de tant de romans ambitieux et puérils cette simple et modeste histoire du Péché de Madeleine, qu’on n’a pu lire l’an passé sans une sérieuse émotion, et qu’on va relire sous sa forme nouvelle dans ce petit volume où elle reparaît aujourd’hui. On le relira, ce petit roman, comme on relit ces livres intimes et familiers qui ont le charme douloureux de la vie, où on croit sentir sous la fiction palpiter un cœur brisé, et si ce n’est pas l’épanchement d’un cœur parlant par sa blessure selon le mot espagnol, c’est bien alors que ce petit récit serait vraiment le fruit d’un art supérieur.

Ce n’est pas le nom de l’auteur qui a fait le succès du Péché de Madeleine. Ce nom est inconnu ; il a pris tous les détours et toutes les précautions pour venir au monde discrètement, sans fanfares, et, en honnête écrivain anonyme encore peu au courant des usages, l’auteur n’a même pas pris les moyens voulus pour se laisser deviner en se cachant. La curiosité mondaine a pu chercher, elle s’est égarée ici et là, partout où elle savait trouver de l’esprit et de la grâce ; elle n’a rien découvert jusqu’ici, elle en a été pour ses mille conjectures flatteuses et peut-être un peu embarrassantes pour les personnes distinguées qui en étaient l’objet. Tout ce qu’on peut dire, ce qui ne semble nullement douteux, c’est que l’auteur est une femme ; on n’a même pas besoin de son aveu pour le savoir. Il y a des finesses de perception dont un homme n’a pas le secret ; il n’a point à ce degré le sens de certaines choses, l’instinct de certaines situations poignantes. Il passe à côté de ces subtils mouvemens du cœur qui sont à eux seuls tout un drame. Pour bien d’autres raisons encore, on n’a jamais pu douter que ce ne fût une femme qui eût écrit ces pages. D’abord, dans cette simple et émouvante histoire, sans qu’il y ait ni affectation ni système, d’une façon toute naturelle au contraire, les hommes n’ont point décidément le beau rôle ; ils sont quelque peu sacrifiés et font un personnage assez médiocre ; on pourrait dire qu’ils sont jusqu’à un certain point des utilités. Ce sont les femmes qui sont les héroïnes, les vraies héroïnes par la passion ou par la résignation, par la bonne grâce ou par le courage. Et puis n’avez-vous point remarqué que ce drame du cœur féminin se noue entre deux coups d’œil jetés sur un miroir ? C’est en laissant tomber à la dérobée ses yeux sur une glace que Madeleine voit pour la première fois la flamme s’allumer dans le regard de ce jeune homme venu pour être le mari de sa cousine, et qu’elle aime déjà sans se l’avouer jusqu’à pécher et mourir pour lui. C’est aussi en regardant dans un miroir que la pauvre repentante après le péché est saisie de ce mouvement tragique et résigné quand elle voit, sans se reconnaître, son visage aminci, ses yeux agrandis outre mesure : « Où donc avais-je autrefois rencontré cette femme ? » Et en se retournant elle voit le fantôme se retourner comme elle : « Quoi ! c’est vous, Madeleine ? qu’avez-vous fait de votre jeunesse ? »

C’est donc bien une femme qui a écrit ces pages d’une émotion douloureuse, et on peut même ajouter que c’est une femme bien née, d’une éducation morale supérieure, qui goûte les beautés de l’Alceste de Gluck et n’ignore pas les raffinemens de la vie sociale. Au-delà, on ne sait plus rien, et encore une fois ce n’est pas le nom retentissant de l’auteur qui a pu provoquer l’attention et la curiosité. Ce n’est pas non plus précisément la nouveauté de la conception qui a fait le succès du Péché de Madeleine. Quoi ! un cœur condamné à l’isolement et qui ne peut être heureux qu’en détruisant le bonheur des autres, une jeune fille placée dans une de ces situations de pauvreté précaire et froissée d’où elle ne peut sortir qu’en se blessant elle-même et en blessant ceux qu’elle aime le plus, voilà tout ! Mais c’est par les détails, par la vérité, par la simplicité éloquente que cette petite histoire devient une œuvre rare : mélange singulier d’expérience et de chasteté, de candeur honnête et de hardiesse, de passion et de fine analyse. Il a surtout le don de la vie et de l’émotion, ce petit récit. Il remue, il entraîne, il va droit au but, rapide et fixe comme la passion qui remplit l’âme de cette jeune fille et l’emporte jusqu’au bout sans lui laisser un moment de trêve. Certaines parties peuvent dénoter de l’inexpérience littéraire ; le feu intense de l’action intérieure est partout. C’est la mise à nu d’une situation poignante, d’un cœur de femme fasciné d’amour, torturé par sa propre fierté. Une seule question était restée douteuse après le Péché de Madeleine : était-ce là une de ces œuvres uniques qui ressemblent à un souvenir ou à une confession, et qui sont écrites avec le sang jaillissant d’une blessure plutôt qu’avec l’imagination, ou bien n’était-ce que le premier fruit d’un esprit bien doué, fait pour se répandre en inventions heureuses ? En d’autres termes, était-ce l’histoire vraie d’une âme solitaire et éprouvée, ou bien l’acte d’un romancier entrant dans la carrière par un coup de maître de délicatesse et d’émotion ? C’est une question que l’écrivain peut seul résoudre. Dans tous les cas, le Péché de Madeleine est une de ces œuvres choisies venues à propos pour réveiller le sens des choses fines de l’art.

C’est donc un vrai et sérieux roman que ce Péché de Madeleine dont l’auteur se dérobe, même devant le succès, et ce qu’on peut bien au contraire appeler toujours le petit roman, malgré l’étendue et les prétentions, c’est le Jésuite de cet écrivain de l’église qui veut, lui aussi, rester inconnu, c’est le Prêtre marié de M. Barbey d’Aurevilly. Il est certain qu’on tombe ici dans un tout autre monde, dans une atmosphère fort différente. Un des caractères du petit roman, considérez-le bien, c’est de s’inspirer de toutes les choses de circonstance, de suivre le souffle du temps. Tout ce qui agite le monde déteint sur lui, et partout il vient élever sa médiocre voix. Depuis quelques années, les questions de religion sont redevenues une obsession dominante, un aliment incessant de polémiques. Les controverses refleurissent plus que jamais. On ne parle plus que d’encycliques, de droits de l’église et de droits de l’état, de théocratie et de civilisation moderne. Il n’y a là rien que de naturel dans l’état moral du monde ; mais voici tout aussitôt le petit roman qui accourt, et nous nous trouvons submergés sous toute sorte d’histoires de couvens, de jésuites, de prêtres mariés ou non mariés, qui ne font pas toujours contraste avec cette littérature de mémoires et de révélations où apparaissent des personnages dont le défaut n’est point précisément d’abuser du mysticisme religieux ni même de la plus simple orthodoxie à aucun point de vue. Les jésuites ! Je le veux bien, diminuez leur crédit et leur puissance, combattez leur esprit de domination, défendez contre eux l’indépendance de la société civile et de la conscience humaine ; ce n’est pas cependant une raison absolument suffisante, littérairement parlant, pour saisir l’occasion de faire un roman prolixe et ennuyeux. Un plaidoyer doucereusement violent mêlé d’aventures équivoques. C’est là, il faut bien l’avouer, ce qui distingue le plus manifestement : le Jésuite. L’auteur, on s’en souvient peut-être, n’en est pas à son coup d’essai ; il a déjà fait preuve d’une inquiétante fécondité et menace de créer toute une littérature. Il a commencé par le Maudit, puis il a écrit la Religieuse ; il fait aujourd’hui le Jésuite, et il est de nouveau à l’œuvre, promettant encore le Moine. Pourvu que son imagination en travail ne fouille pas le monde religieux tout entier et qu’il n’aille pas raconter l’histoire de chaque ordre monastique en particulier, des dominicains après les jésuites, des servîtes et des capucins ! Qui donc a pu contester à l’auteur le droit de prendre ce titre d’abbé qu’il revendique si vivement dans sa préface et qu’il se donne à la première page de ses livres ? La méprise était sans doute volontaire ou elle serait bien étrange, par cette raison décisive qu’un simple laïque, outre son ignorance de certains détails, ne tiendrait pas évidemment à ce régime. Il n’y a qu’un prêtre quelque peu libre qui puisse se complaire obstinément et indéfiniment, durant dix volumes, dans cette atmosphère de divulgations, de confessions, de manèges clandestins, de luttes de castes, et qui puisse concevoir la bizarre pensée de mettre en roman toute la hiérarchie ecclésiastique. Il faut vraiment ne douter de rien et avoir cette fixité de préoccupation d’un homme qui a vécu d’une certaine vie, qui s’est accoutumé à tout concentrer dans un certain monde de lois et de mœurs spéciales.

L’auteur du Jésuite, je le sais bien, a de plus hautes prétentions. Le roman n’est pour lui qu’une forme plus accessible et plus populaire. Au fond, il reste convaincu qu’il est prédestiné à sauver l’humanité moderne en travail, que ses œuvres sont « comme le levain qui gonfle la pâte destinée à devenir le pain substantiel, » qu’elles sont « l’expression vivante de ce que pensent les masses, de ce qu’elles espèrent. » Il est venu, et les masses ont compris ! Volontiers il parle de son « apostolat pacifique, » de sa « grande mission, » qui est d’expliquer l’énigme religieuse en face de l’église officielle. « Telles est ma tâche au sein du XIXe siècle, » dit-il avec une candeur effrayante. L’ambition n’est point assurément médiocre, et s’il ne fallait, que des livres comme le Jésuite ou comme le Maudit pour débrouiller l’énigme religieuse de notre temps ; nous pourrions secouer nos anxiétés et ouvrir nos esprits à une confiance sereine. En réalité, quelque bien intentionné que soit l’auteur, et quelque désir qu’il ait d’allier tous les tons, ses livres ne sont ni des actes des apôtres ni des histoires, ni des pamphlets, ni des romans, mais ils touchent à tous ces genres par certains côtés, et de la combinaison de tous ces élémens il résulte quelque chose qui pourrait bien à la fin n’avoir plus qu’un intérêt problématique, qui est dans tous les cas d’une littérature fort mêlée. Le malheur de cet écrivain inconnu, c’est qu’il a tout dit, tout ce qu’il savait de plus curieux, dans son premier livre, dans ce Maudit qui avait du moins une certaine saveur âpre, qui accusait une connaissance familière des mœurs, des antagonismes du clergé. Aujourd’hui il se répète ; il est diffus, il devient complètement prolixe. C’est bien la peine de saisir ce tout-puissant sujet de l’existence des jésuite pour rassembler d’une main inhabile, dans une composition mal liée, un peu de réalité et un peu de fictions, des noms portés par des hommes qui existent et des noms imaginaires ; des faits qui sont de l’histoire et des aventures qui ne trouveraient point de place dans le roman le plus banal. C’est une invention un peu surannée, vous en conviendrez, d’aller raconter encore la visite de M. Dupin à Saint-Acheul sous la restauration et les politesses échangées par lui avec le père Loriquet. Les entrevues de M. Dupin avec le père Loriquet ne sont pas probablement les plus curieuses et les plus étonnantes de sa vie. Quant aux prétendues révélations de l’auteur sur l’organisation des jésuites, sur leur action, leur esprit, leurs statuts, leurs règlemens, leur discipline, il y a longtemps vraiment qu’elles n’ont plus rien de nouveau ; elles sont connues, usées, épuisées, elles ont couru partout, et les jésuites pourraient répondre : Quoi ! donc ! n’est-ce que cela, et n’avez-vous rien de plus à dire ? D’autres avant vous en ont dit bien plus que vous. Eugène Sue était votre maître, il vous dépassait, et votre père Ruffin n’égalera jamais son ancêtre Rodin.

Après cela, je ne l’ignore pas, dans l’esprit de l’auteur et aussi dans son roman, il y a jésuites et jésuites. Il y a ceux qui, comme le père Ruffin, sont les serviteurs résolus et inflexibles de l’idée, de l’ordre, les agens assouplis à tout, même à la délation, et il y a ceux qui sont agités de révoltes secrètes, qui ont senti le souffle du temps, qui en viennent par degrés à se lasser du joug, à invoquer la régénération. Seulement l’écrivain n’est point heureux en vérité dans le choix des apôtres de l’idée nouvelle au sein de la compagnie de Jésus, et cette partie du roman ne laisse pas d’être scabreuse. Savez-vous en effet quels sont ces hommes d’élection, ces jésuites atteints de libéralisme ? L’un d’eux, le père Montgazin, je n’en doute pas, est une nature supérieure : il est éloquent, il a prêché avec succès à Paris, dans bien d’autres villes, et partout il a soutenu avec éclat l’honneur de l’ordre ; mais le père Montgazin est homme, et rien de ce qui est humain ne lui est étranger. Voilà le péril ! Tant il y a qu’un jour dans sa cellule il voit entrer sous le déguisement d’un petit jeune homme une grande dame, une certaine comtesse de Flaviac, qui dans son accommodante dévotion nourrit des goûts fort bizarres. Que se passe-t-il alors dans la cellule ? On ne l’aurait jamais su, si un bon père n’eut regardé par un trou habilement ménagé dans le mur, et par le fait ; au temps voulu, une jeune fille naît à cette comtesse de Flaviac ! Laissez passer les années, un autre jésuite, enfant de grande maison qui est entré dans la compagnie le père de Sainte-Maure, sera à son tour amoureux de cette jeune fille née du père Montgazin. Non, décidément, l’auteur n’est point heureux dans ses inventions, et, tout bien pesé, la fable romanesque n’aide pas à la prédication, à « l’apostolat pacifique. » Si c’est de cette trempe que sont les jésuites qui se font libéraux, il vaut autant qu’ils restent ce qu’ils sont et qu’on les combatte par d’autres armes que des romans. Ni l’énigme religieuse, ni la littérature, je suppose, ne perdraient rien quand l’auteur du Maudit en resterait là de son épopée des mœurs cléricales. Il y a déjà sept volumes. Nous avons le Jésuite, nous nous passerions bien du Moine, car enfin que peut-il bien arriver à ce moine après ce qui est arrivé au père Montgazin ? Cela peut conduire loin, et en dernière analyse ces amours de robe noire, ces scènes lubriques racontées dans un style onctueux, ne sont pas d’un souverain intérêt, sans compter que ce n’est pas un acheminement des plus sûrs vers la régénération du siècle.

L’auteur du Prêtre marié, quant à lui, est d’une tout autre école que l’auteur du Jésuite. Il n’est pas pour les molles complaisances, pour l’apostolat pacifique. C’est un catholique déterminé, peu accommodant et très fort en couleurs, c’est-à-dire qu’il se fait un catholicisme de sa façon, qu’il interprète comme il l’entend, qu’il croit sans doute très orthodoxe, et qui ne laisse pas d’ailleurs de lui permettre beaucoup de choses dans le détail de ses inventions. Il marie son prêtre, il est vrai, et même il le plonge dans l’athéisme le plus cru ; il le traîne de chute en chute, mais c’est pour faire plus d’honneur à la théorie et pour mieux mettre en relief la grandeur de l’idée religieuse par les rigueurs et les fatalités de l’expiation. Seulement il arrive ceci, qu’on oublie le catholicisme en chemin, et qu’on reste dans une atmosphère de fatigantes excentricités et de petites horreurs. M. Barbey d’Aurevilly avait déjà donné un édifiant spécimen de son catholicisme dans un certain personnage de son roman de l’Ensorcelée, un abbé de la Croix-Jugan dont s’éprend follement une jeune fille de grande noblesse mariée à un plébéien. C’est vraiment le triomphe de la chevalerie et du catholicisme. L’abbé Sombreval, le héros du Prêtre marié, n’est pas un type moins curieux et moins étourdissant. Il remplit deux volumes de ses aventures, de ses prouesses de savant athée, et Dieu sait quelles prouesses, quelles aventures !

Ce n’est pas qu’au fond, tout au fond, dans ce roman il n’y ait une idée susceptible de dramatiques développemens. Un prêtre a-t-il le droit de se marier selon la loi civile ? La loi est muette, la jurisprudence est douteuse et a de la peine à se fixer ; mais si la question est incertaine dans la loi, dans la conscience du juge, elle est tranchée dans les mœurs, dans l’esprit général de la société, dans l’instinct des masses. Supposez donc un prêtre à qui la loi, interprétée dans le sens le plus large, accorde ce droit de secouer sa robe et de se marier : tout n’est pas fini par cela même ; le lendemain, la lutte commence. Si le prêtre marié vit ou se retrouve au milieu de populations qui l’ont connu, dont il a été le pasteur, il voit s’amasser contre lui toutes les défiances, les moqueries, les diffamations, les mépris ; pour tous, il est un abbé défroqué, un homme qui a renié Dieu. Si la femme qu’il a épousée, si l’enfant qui lui nait, comme la fille et la femme de l’abbé Sombreval, ont quelque teinte religieuse, l’ennemi est dans le foyer, ou, si ce n’est l’ennemi, la souffrance, la plainte muette et douloureuse, le reproche vivant et permanent. C’est une lutte obscure, poignante, pleine de fatalités insaisissables sous lesquelles une destinée succombe.

Je m’arrête. L’idée existe sans nul doute ; elle peut, si elle se trouve fécondée par une inspiration juste, prendre la forme d’un drame sombre, aigu et saisissant. Est-ce là l’idée du roman de M. Barbey d’Aurevilly ? Il se pourrait qu’elle se fût présentée vaguement, confusément, à l’esprit de l’auteur. Malheureusement il passe à côté. Comme il arrive à tous les esprits dont la force et la netteté de conception n’égalent pas l’ambition, les personnages de M. Barbey d’Aurevilly ne vivent pas, quoiqu’ils se démènent très fort. Ce sont des personnages de carton qu’un fil fait mouvoir, et qui donnent la représentation dans un paysage normand où la scène se déroule. Je soupçonne cet abbé Sombreval de n’être nullement ce bloc de granit et ce savant de premier ordre que nous dépeint l’auteur, d’être tout simplement un gros bonhomme normand, ayant plus de jactance que de génie, plus de grossièreté opaque que de supériorité. La fille de Sombreval, cette jeune fille qui est l’expiation pour son père, me fait l’effet, avec ses névroses et ses maladies innomées, d’être tout bonnement scrofuleuse. Quant au jeune homme qui se fait le chevalier et le platonique amant de la fille du prêtre, quant à ce Néel de Nehou, c’est un jeune niais qui ne trouve rien de mieux à faire que de chercher à se casser le cou pour toucher le cœur de sa maîtresse. Il y a là une certaine course effrénée en voiture à travers champs qui peut servir de modèle. Il reste à se demander comment le jeune Néel de Nehou a pu aller si loin en partant d’une si belle allure, après avoir grisé ses chevaux avec du vin du Rhône. Il en est quitte pour quelques contusions et quelques membres désarticulés, et il n’a pas, à coup sûr, tout ce qu’il mérite.

Je ne parle pas de la magicienne normande, la Malgaigne, qui sait tout, voit tout, qui est le fantôme acharné sur Sombreval pour lui reprocher le crime de son apostasie, pour lui annoncer sa mort et la mort de sa fille. Tout cela est vraiment étonnant de décousu et de fantasmagorie, et, si vous voulez avoir le dernier mot, allez tout de suite à cette scène suprême où Sombreval, qui s’est réfugié au séminaire de Coutances, arrive tout juste pour déterrer sa fille qu’on vient d’ensevelir ; il l’emporte dans ses bras comme un furieux, et va disparaître dans un étang. Ah ! le terrible prêtre et le terrible père que nous a donné là M. Barbey d’Aurevilly ! Et aussi le terrible roman qu’il nous fait lire ! Il y a pourtant quelque chose de plus curieux encore que l’invention dans le Prêtre marié, c’est le style. M. Barbey d’Aurevilly, qui est un critique tout aussi bien qu’un romancier, et qui fait la leçon aux autres, pourrait à la rigueur commencer par se faire la leçon à lui-même. Quand il émaille ses pages de patois normaux, bien encore ; on se dit que c’est du normand, et avec un petit effort on comprend à demi-mot ; mais le difficile est justement de comprend quand l’auteur parle la langue française. M. Barbey d’Aurevilly a une variété de mots nouveaux et d’images étourdissantes qui produisent le plus singulier effet : il vous dira par exemple que Sombreval pressait sa fille sur son cœur « avec une irrévélable angoisse, comme un homme blessé qui perdrait ses entrailles et les retiendrait avec sa main. » Il vous assurera que le nom de Calixte, — la fille du prêtre, — faisait le silence d’une église devant le saint-sacrement, dans son cœur. » Il prodiguera des phrases comme celle-ci, en parlant toujours de cette merveilleuse jeune fille : « Frappée aux racines de son être par la pile de Volta du front de son père, son visage, surhumainement pâle, ne pouvant plus pâlir, se rosa… » Et tout de suite. Le Prêtre marié est écrit de ce style qui, je l’avoue, pourrait bien n’être pas plus catholique que littéraire malgré la prétention qu’a l’auteur d’être le chevalier du catholicisme et de l’art. est-ce bien là vraiment de la littérature ? M. Barbey d’Aurevilly le croit sans doute. Ceux qui auront lu son dernier roman s’en souviendront longtemps et ne seront pas tentés de le relire.


F. DE LAGENEVAIS.


ESSAIS ET NOTICES.

MARIE LECZINSKA d’après de récentes publications[1].


Qui de nous, en visitant Versailles, n’essaie de rendre par l’imagination le mouvement et la vie à ces brillantes solitudes ? Lorsqu’on parcourt la galerie des portraits, on regrette qu’elle ne soit pas plus riche et plus complète encore. Les souvenirs se pressent en foule, et la curiosité surexcitée devient plus active. Un pareil sentiment est aujourd’hui comme l’aiguillon des études historiques sur le XVIIIe siècle, et cette époque intéressante, que l’on croyait si bien connaître, s’éclaire chaque jour de nouvelles lumières. On entre dans les moindres détails, on pénètre les plus intimes mystères. On recherche les autographes, on poursuit avec avidité les documens. L’histoire n’est plus cette forme académique, souvent déclamatoire, dont la beauté de convention conservait une certaine raideur ; c’est comme un vaste miroir où se reflète tout le passé. Sans doute, dans cette foule innombrable de pièces justificatives, dans ces éditions de livres anciens rajeunis par des notes substantielles, dans ces mémoires qui remontent à plus d’un siècle, et qui cependant n’avaient pas vu le jour, il y a des choses d’un intérêt secondaire, et la vie humaine n’est pas assez longue pour qu’on puisse étudier fructueusement des détails aussi minutieux. Ce sera la tâche des historiens futurs de coordonner l’ensemble de ces documens, d’y puiser comme à une source féconde, de rejeter dans l’ombre ce qui n’est pas digne de la lumière, et de rendre sur le siècle dernier un jugement sans appel.

Le règne de Louis XV n’est pas encore envisagé avec le calme et l’impartialité nécessaires. Les uns le flétrissent en toute chose avec une verve de colère souvent exagérée ; d’autres, entraînés par l’excès contraire, essaient des réhabilitations malencontreuses, et cherchent à déguiser, à parer de leur mieux des scandales pour lesquels l’histoire doit être impitoyable. Avec un peu de justice et de sang-froid, on arriverait à des conclusions plus équitables : on trouverait dans cette époque, comme dans toutes les autres, beaucoup de vices, mais quelques vertus. Malheureusement ce qu’on a le plus étudié dans ces dernières années, c’est le côté scandaleux. On s’est minutieusement occupé des maîtresses du roi, on a décrit leurs toilettes, on a dressé l’inventaire de leurs objets d’art, de leur mobilier, on est revenu sans cesse à la duchesse de Châteauroux, à la marquise de Pompadour, à la comtesse Du Barry ; mais on oubliait une femme que les péripéties de son sort, la dignité de sa résignation dans les malheurs domestiques, le charme de son esprit et la beauté de son âme recommandaient cependant à l’intérêt et à la sympathie de la postérité. De récentes publications ont comblé cette lacune. On n’avait que trop parlé des maîtresses, il était temps qu’on se souvînt de la femme légitime, de la reine. Un ouvrage à la fois gracieux et substantiel de Mme la comtesse d’Armaillé vient de rappeler l’attention sur Marie Leczinska ; sous une forme rapide. Mme d’Armaillé a tracé, avec l’exactitude d’un historien et la délicatesse d’une femme, le portrait de sa vertueuse héroïne ; elle a trouvé une source abondante d’informations dans les mémoires du duc de Luynes, dont la publication ne fait que de s’achever. Ces mémoires si importans et si curieux, qui commencent le 27 décembre 1735, peu de temps après la nomination de la duchesse de Luynes à la charge de dame d’honneur de la reine, et finissent le 20 octobre 1758, quelques jours avant la mort de l’auteur, restèrent pendant un siècle tout à fait inconnus. L’existence en fut signalée pour la première fois en 1855 par la publication de ceux du président Hénault, et les premiers volumes ne virent le jour qu’en 1860.

Petit-fils par sa mère du fameux marquis de Dangeau, le duc de Luynes eut comme la survivance de son aïeul. C’est le Dangeau du règne de Louis XV, mais avec plus de dignité dans le caractère, avec moins de penchant pour l’adulation. Sans avoir de charge à la cour, le duc jouissait d’une estime toute particulière auprès du roi et de la famille royale, et il était en position de tout observer. Les détails dans lesquels son zèle de courtisan et sa conscience de narrateur se complaisent avec un soin qui va jusqu’au scrupule semblent au premier abord puérils et fastidieux ; mais aussi, au bout de quelques pages, on croit connaître soi-même les nombreux personnages qui reviennent sans cesse sur la scène, on se familiarise avec tout ce monde qui ressuscite, on finit par prendre intérêt aux moindres questions d’étiquette, à ce tourbillon éphémère de joies et de tristesses, à ce pêle-mêle de vanités qui se croisent et s’entre-choquent. Rien d’ailleurs ne nous instruit mieux de toutes les particularités du caractère et de l’existence de la femme de Louis XV ; on est auprès de la reine, on l’entend, on la voit.

Il fallut à Marie Leczinska beaucoup de droiture et de bon sens pour se prémunir, dès le début de son mariage, contre les imprudences qu’une femme jeune, étrangère, inexpérimentée, aurait pu si facilement commettre. Au milieu de cette société dissolue, où tout était dérangé dans les esprits et dans les mœurs, elle sut maintenir son rang et empêcher la calomnie d’arriver jusqu’à elle. L’élévation imprévue de sa fortune aurait pu cependant lui susciter de bien grandes jalousies.

Louis XV, âgé de moins de seize ans (Marie Leczinska, née en 1703, avait près de sept ans de plus que lui), était alors le plus bel adolescent du royaume. Sa figure douce et imposante malgré son extrême jeunesse, sa distinction suprême, sa taille élégante, son teint comme éclairé par le reflet d’une lumière intérieure, lui donnaient un charme presque idéal. « Il n’était pas en France, dit Mme d’Armaillé, un vieillard qui ne le chérît paternellement, pas une femme qui ne priât pour sa conservation avec un religieux et sincère enthousiasme. » Qui obtenait la gloire d’épouser cet enfant privilégié du ciel ? Une pauvre princesse inconnue, fille d’un gentilhomme polonais créé roi par un caprice de Charles XII, puis jeté dans l’exil, et, après mille péripéties, vivant, pour ainsi dire, de l’aumône du roi de France, dans les murs délabrés de la vieille commanderie de Weissembourg. Lorsque le sieur Lozillières, ancien secrétaire de l’ambassade de France à Turin, avait été envoyé en Allemagne, avec le titre de chevalier de Méré, pour y passer en revue les princesses à marier, il avait transmis au duc de Bourbon une liste que l’on trouve dans les pièces justificatives de l’ouvrage de Mme d’Armaillé. Cette liste contenait l’énumération de vingt-sept princesses avec des notes sur chacune d’elles. Sous le numéro 18, on lisait la mention suivante : « Marie Leczinska, fille de Stanislas Leczinski. Il a plusieurs parens peu riches, mais on ne sait rien de personnel qui soit désavantageux à cette famille. » A l’étonnement universel, ce fut cette Polonaise, qui six mois auparavant aurait accepté en mariage un simple gentilhomme français, que la volonté de la marquise de Prie fit monter tout à coup sur le plus beau des trônes du monde.

La nouvelle reine n’était pas précisément jolie, mais elle avait une grâce, une douceur, une aménité qui séduisaient tous les cœurs sur son passage. « Il n’est rien que ne fassent les bons Français pour me distraire, écrivait-elle à son père Stanislas en signant de son petit nom polonais, Maruchna. On me dit les plus belles choses du monde, mais personne ne me dit que vous soyez près de moi. Peut-être me le dira-t-on bientôt, car je voyage dans le royaume des fées, et je suis véritablement sous leur empire magique. Je subis à chaque instant des métamorphoses plus brillantes les unes que les autres : tantôt je suis plus belle que les Grâces, tantôt je suis de la famille des neuf sœurs ; ici j’ai les vertus d’un ange, là ma vie fait les bienheureux ; hier j’étais la merveille du monde, aujourd’hui je suis l’astre aux bénignes influences. Chacun fait de son mieux pour me diviniser, et sans doute que demain je serai placée au-dessus des immortels. Pour faire cesser le prestige, je mets la main sur la tête, et aussitôt je retrouve celle que vous aimez et qui vous aime bien tendrement. »

Marie Leczinska ne se laissait pas étourdir par ce tumulte d’hommages et d’adulations. Elle n’oubliait ni sa famille ni sa patrie. En 1733, lorsque le roi de Pologne Auguste II vint à mourir, elle sentit battre son cœur de Polonaise. Elle fit des vœux ardens pour que son père, qui représentait l’élément national contre les envahissemens saxons, pût revendiquer utilement la couronne. En France, le mouvement de l’opinion, si sympathique à Marie Leczinska, fut irrésistible. La reine défendit avec une vivacité qui ne lui était pas habituelle une cause qu’elle considérait comme sacrée. Stanislas partit pour la Pologne. Sa fille lut à haute voix dans le salon de Fontainebleau la proclamation par laquelle le primat annonçait le nouvel avènement de ce prince au trône des Jagellons. Peu de jours après, elle attachait de sa propre main la cocarde blanche au chapeau du maréchal de Villars, et le vieux guerrier, qui allait prendre le commandement de l’armée des Alpes, s’écriait avec enthousiasme : « Dites au roi qu’il n’a plus qu’à disposer de l’Italie, je m’en vais la lui conquérir. » On sait qu’à la conclusion de la paix Stanislas obtint comme dédommagement le duché de Lorraine et de Bar. « Croyez, madame, dit alors le cardinal Fleury à Marie Leczinska, que la jouissance du duché sera bien préférable au trône de Pologne. » La reine, qui trouvait que la guerre n’avait pas été conduite avec assez de vigueur à cause des économies exagérées du vieux ministre, lui répondit, non sans une tristesse malicieuse : « Oui, cardinal, à peu près comme un tapis de gazon remplace une cascade de marbre. » — « Le vieillard, ajoute Mme d’Armaillé en racontant cette anecdote, comprit avec amertume l’allusion que faisait la reine à un dernier acte de parcimonie qui avait fait détruire la magnifique cascade de Marly pour la remplacer par une pelouse de verdure. »

Les malheurs de la Pologne n’étaient pas les seuls sujets d’affliction de la reine. Le cœur de son époux lui échappait, et Louis XV était déjà sur la pente de scandale qu’il devait descendre à pas précipités ; Bien que la reine lui eût donné dix enfans, il n’avait pour elle que de l’estime et ne lui témoignait pas d’affection. Les mémoires du duc de Luynes sont le tableau le plus complet de l’intérieur royal. Les amours de Louis XV pour les quatre sœurs de Nesle, toutes quatre dames du palais, et les rapports journaliers de la reine avec les favorites, le départ du roi pour la campagne de Flandre, les vaines sollicitations de Marie Leczinska pour l’accompagner à la frontière, le triomphe de la duchesse de Chateauroux, qui obtint cette faveur, la maladie du roi à Metz, son repentir, quand il appelle à lui la reine, ses remords qui disparaissent en même temps que ses souffrances, les courtisans intimes qui s’aperçoivent qu’il va bientôt rougir de sa vertu comme d’une faiblesse, sa lettre humble et passionnée à la duchesse de Châteauroux pour la supplier de revenir à la cour, enfin la mort soudaine de la jeune favorite, qui ne survit que quelques jours à sa honteuse victoire, ce sont là des récits pleins de mouvement et d’intérêt. Ils donnent l’idée la plus exacte des mœurs de cette époque, où l’avocat Barbier disait avec un mélange de cynisme et de naïveté : « Sur vingt seigneurs de la cour, il y en a quinze qui ne vivent pas avec leurs femmes et qui ont des maîtresses. Rien n’est même si commun à Paris et entre particuliers. Il est donc ridicule que le roi, qui est bien le maître, soit de pire condition que ses sujets et que tous les rois ses prédécesseurs.

Le duc de Luynes, qui voyait à toute heure le roi, la reine et la marquise de Pompadour, en a tracé les plus fidèles portraits. Une réflexion morale ressort de cette lecture, c’est que de ces trois personnages ce fut encore la reine qui eut la plus grande somme de bonheur.

N’estimant ni les autres ni lui-même, mécontent de tout, comme les hommes qui font le mal en ayant la conscience du bien, saturé de viles adulations, et pour ainsi dire, suffoqué par une atmosphère trop chargée d’encens, Louis XV vivait sans confiance dans son règne, sans espoir dans l’avenir. Devenu, par suite d’une mauvaise éducation, de sensible et doux, égoïste et vicieux, il s’enfermait dans une taciturnité dédaigneuse et regardait les hommes et les choses d’un œil indifférent et impassible. Un jour que la reine se plaignait auprès de lui du refus opposé par un ministre à une de ses recommandations : « Que ne faites-vous comme moi ? répondit-il. Je me demande jamais rien à ces gens-là. » Il se regardait lui-même, au dire de Duclos, comme un prince du sang disgracié, n’ayant aucun crédit à la cour. Cependant, suivant une remarque d’un homme qui le voyait sans cesse, — Le Roy, le lieutenant des chasses de Versailles, — il prenait quelquefois, par crainte de paraître dominé, des airs glacés et des regards de maître qui imprimaient la terreur aux plus audacieux et déconcertaient ceux qui se croyaient le plus avant dans sa confiance. C’est que ce monarque, si engourdi par les plaisirs, si éloigné de tout noble et généreux effort, avait par intervalles des velléités de gloire et de grandeur. Il s’était réservé, malgré son indolence, un minutieux contrôle de toutes les affaires diplomatiques, au moyen d’une correspondance secrète avec les ambassadeurs, et, chose extraordinaire, les ministres l’ignorèrent complètement pendant plus de vingt années. Son règne eut des jours de splendeur, et au lendemain de Fontenoy le prestige du trône rappelait l’éclat des beaux jours de Louis XIV. Quand il retombait de ces sommets dans les défaillances de son âme, Louis XV était saisi d’une vague inquiétude, d’une tristesse indicible. Les remords, qui existaient à l’état latent au fond de son cœur, les scrupules religieux qui lui restaient encore malgré tous ses désordres, le portaient à se fuir lui-même, à craindre ses propres pensées, à chercher dans un exercice violent la distraction, l’oubli de lui-même. Au milieu des fêtes continuelles, il était occupé d’idées sombres. « Le tempérament du roi, dit le duc de Luynes, n’est ni vif, ni gai ; il y aurait même plutôt de l’atrabilaire… Le détail des maladies, des opérations, assez souvent de ce qui regarde l’anatomie, les questions sur les lieux où l’on compte se faire enterrer, sont malheureusement ses conversations ordinaires. »

Mme de Pompadour, malgré sa toute-puissance, n’était guère plus heureuse que son royal amant. Elle voyait à ses pieds ministres, maréchaux, cardinaux et grandes dames. Son frère, Charles Poisson, avait été fait, comme par enchantement, marquis de Marigny, et pourvu d’une place autrefois créée pour Colbert. Elle avait pour femme de chambre une femme de qualité, Mme du Hausset, pour écuyer un chevalier d’Hénin, de la famille des princes de Chimay, qui attendait sa sortie dans les antichambres, portait mon mantelet, suivait à pied sa chaise auprès de la portière. Son luxe était plus que royal. Elle dépensait 500,000 livres pour sa table. Son crédit surpassait encore son éclat. Elle gouvernait la France du fond de son boudoir, et cependant elle était inquiète et malheureuse. « Je vous plains bien, lui disait Mme du Hausset, je vous plains, tandis que tout le monde vous envie. » C’est qu’il manquait à la favorite le premier des biens, la paix du cœur. Elle était comme gênée par sa grandeur factice, et savait distinguer au fond des hommages apparens souvent la haine, toujours le mépris. Au dire de Duclos, le duc de Richelieu, qui avait été le premier à pressentir et à saluer sa fortune, cherchait, par des propos secrets, « à la faire regarder du roi sur le pied d’une bourgeoise déplacée, d’une galanterie de passage, d’un simple amusement qui n’était pas fait pour subsister dignement à la cour. » Charger de distraire le monarque le plus ennuyé, le plus blasé de la terre, obligée, pour rester en faveur de s’abaisser au rôle de surintendant des plaisirs du maître, de confidente intime des honteux mystères du Parc-aux-Cerfs, elle savait que le cri public l’accusait de la mauvaise administration des finances, des revers de l’armée, de tous les désastres. On lui écrivait souvent des lettres anonymes où on la menaçait de l’assassiner, et ce qui l’affectait plus encore, c’était la crainte d’être supplantée par une rivale. Elle voyait avec terreur les premiers ravages du temps sur sa beauté. Elle sentait toute la vérité de cette parole de la maréchale de Mirepoix, son amie : « C’est votre escalier que le roi aime, il est habitué à le monter et à le descendre ; mais s’il trouvait une autre femme à qui il parlerait de sa chasse et de ses affaires, cela lui serait égal au bout de trois jours. »

La reine, tout abandonnée qu’elle fût par le roi, souffrait moins que la marquise. Entourée de l’estime et de la sympathie respectueuse de tous ceux qui avaient l’honneur de l’approcher, elle trouvait dans le fond de sa conscience un refuge contre les humiliations extérieures, et son calme contrastait avec les perpétuelles alarmes et les agitations de la favorite. Vertueuse sans affectation et digne sans excès de gravité, la cour de Marie Leczinska consolait les regards et le cœur des gens de bien. Là subsistait encore le respect des convenances et de l’ancienne étiquette ; là on savait goûter d’honnêtes délassemens et des amitiés pures d’intrigue. C’était comme un sanctuaire de piété au milieu des corruptions de Versailles. Le président Hénault et le duc de Luynes, admis dans l’intimité quotidienne de la reine, nous font connaître parfaitement tous les traits de son caractère et les moindres détails de sa vie. Elle avait le rare talent de bien choisir ses amitiés. Elle s’était toujours souvenue des conseils de son père, qui lui avait recommandé, dans un mémoire composé pour son éducation, la société de « ces personnes vertueuses dont l’humeur est douce et le cœur bienfaisant, dont la bouche exprime la franchise, et une physionomie sans art la candeur, qui, sévères sans misanthropie, complaisantes sans bassesse, vives sans emportement, ne louent ni ne blâment jamais par prévention et par caprice. » Marie Leczinska était digne d’inspirer des amitiés sincères, car elle en ressentait elle-même. Élevée, dans sa jeunesse, à l’école du malheur, elle comprenait mieux que personne le prix du dévouement. Le duc et la duchesse de Luynes vivaient dans son intimité, et sa sympathie, sa tendresse pour ces deux fidèles serviteurs ne se démentirent pas un instant. Les plus courtes absences de la duchesse paraissaient à la reine d’une éternelle durée. Elle lui écrivait alors lettres sur lettres, et toute son âme se peint dans cette correspondance enjouée, amicale, pleine de cœur. « Savez-vous le plaisir que je me suis donné hier soir ? écrivait-elle à la duchesse le 2 janvier 1751. J’ai été surprendre M. de Luynes chez lui. Je ne puis dire la joie que j’ai eue de revoir votre appartement ; j’y suis restée un moment pour la ménager, car à la longue, ne vous y trouvant point encore, j’ai eu peur de ce qui aurait pu lui succéder. Les plaisirs qui ne sont que dans l’imagination ont besoin d’être ménagés. J’attends avec impatience le réel. » Mme Du Deffand disait de la reine : « Ses vertus ont pour ainsi dire le germe et la pointe des passions. Elle joint à une pureté de mœurs admirable une sensibilité extrême, à la plus grande modestie un désir de plaire qui suffirait seul pour y réussir… On a toute la liberté de son esprit avec elle ; on le doit à la pénétration et à la délicatesse du sien. Elle entend si promptement et si finement qu’il est facile de lui communiquer toutes les idées qu’on veut sans s’écarter de la circonspection que son rang exige. » Une gaîté bienveillante ajoutait au charme de son caractère. « Nulle personne n’entend si bien la plaisanterie, écrivait le président Hénault ; elle rit volontiers, son amitié est douce, car personne au monde ne sent si bien les ridicules, et bien en prend à ceux qui les ont que la charité la retienne : ils ne s’en relèveraient pas. » Rarement souveraine fut l’objet d’une aussi grande vénération ; son arrivée était un jour de fête, son départ faisait couler des larmes. « N’est-il pas bien admirable, disait-elle, que je ne puisse quitter Compiègne sans voir tout le monde pleurer ? Je me demande parfois ce que j’ai fait à tous ces gens que je ne connais pas, pour en être tant aimée. Ils me tiennent compte de mes désirs. »

Mme de Pompadour avait beau recevoir, étendue sur sa chaise longue, ne se lever pour personne, pas même pour les princes du sang, et ne rendre aucune visite, même aux duchesses : ce qu’elle ambitionnait le plus au milieu de ses splendeurs, c’était un sourire, une parole bienveillante de la reine, et le jour le plus brillant de sa carrière fut à ses yeux celui où, après avoir fait solennellement ses pâques à l’église Saint-Louis de Versailles, en 1756, elle fut nommée dame d’honneur de Marie Leczinska. La reine, moins choquée peut-être d’avoir pour rivale une bourgeoise que des femmes d’un haut rang, ne faisait entendre aucune plainte, et Mme de Pompadour, qui avait trop d’esprit pour ne pas comprendre l’ignominie de sa position, essayait de se la faire pardonner à force de témoignages de soumission et de respect. Le duc et la duchesse de Luynes étaient même quelquefois les intermédiaires de ces relations d’un ordre étrange entre la maîtresse et la femme légitime, et rien ne peint mieux les mœurs du temps que les détails qu’on trouve à ce sujet dans les mémoires du duc.

Marie Leczinska est la dernière des souveraines qui soit morte sur le trône de France. Son règne dura quarante-trois ans, et pendant cette longue période elle sut toujours se faire respecter. Si on lui pardonna son élévation, c’est qu’elle avait ces qualités modestes qui sont l’ornement le plus solide et le charme le plus durable de la femme. Elle ne faisait ombrage à personne ; tout le monde se plaisait à reconnaître en elle les vertus d’une bourgeoise, les manières d’une grande dame, la dignité d’une reine. Dans cette vie d’étiquette et de continuel apparat où, suivant une belle expression de l’infortunée Marie-Antoinette, on ne peut s’écouter vivre, elle parvenait à se créer au milieu du bruit une solitude, et, comme elle le disait, à mourir au monde et à elle-même. Son influence morale sur la cour et sur l’esprit de Louis XV fut plus considérable qu’on ne serait tenté de le croire. Elle sut maintenir encore un reste de décence dans cette société corrompue. À côté du boudoir de la favorite subsistait le foyer de la reine. Il y avait, à cette époque, comme à toutes les autres, des types d’honneur, des existences patriarcales et véritablement chrétiennes, des intérieurs qui étaient des sanctuaires. Les honnêtes gens, et ils étaient encore nombreux, avait tous pour Marie Leczinska une vénération profonde, et la vertueuse princesse sauvegardait le prestige de la royauté. Lors de sa dernière maladie, le peuple assiégeait les portes du palais pour avoir des nouvelles. Les églises étaient pleines d’une foule en prière. « Voyez combien elle est aimée ! » s’écriait Louis XV attendri. Cette mort fut un malheur public : elle détruisit ce qui restait d’honorable à la cour. Le vieux roi, désormais libre de tout remords, allait chercher pour réveiller ses sens blasés une courtisane de bas étage, et le règne insolent de cette femme, sortie d’un tripot, devait ébranler dans sa base le trône de Henri IV et de Louis XIV.

I. DE SAINT-AMAND.



L’INDUSTRIE FRANCAISE ET LES GRANDES USINES


Qui de nous ne connaît ces vastes bâtimens qui s’élèvent aujourd’hui dans nos campagnes, souvent à la place même des anciens châteaux, et qu’on pourrait appeler à bon droit les forteresses de la paix ? Il s’en échappe un bruit incessant de marteaux retombant lourdement, d’engrenages mordant l’un sur l’autre, de laminoirs aux vibrations métalliques, de métiers aux sons cadencés et de plus doux. Au-dedans et autour de l’édifice s’agite une population d’ouvriers à la face noircie, aux bras musculeux. Au centre ou sur l’un des côtés se dégage la cheminée principale, immense colonne de briques, droite, verticale, qui domine parfois une multitude de colonnes plus modestes, et d’où jaillit un panache de fumée et de vapeur dont les ondulations se perdent dans l’air. Si la vue de cet édifice, où travaillent tant d’appareils, de fours et de métiers bruyans, vous inspire quelque curiosité, pénétrez hardiment dans l’intérieur, car l’accès n’en est que rarement interdit aux profanes. Jadis le manufacturier, l’industriel semblaient cacher avec un soin jaloux le secret de leurs opérations ; aujourd’hui la plupart d’entre eux mettent plutôt une sorte de gloire à faire connaître au public les procédés qu’ils emploient et même jusqu’à leurs tours de main. L’industrie poursuit désormais son œuvre à découvert, et n’a plus lieu de s’entourer de mystère comme dans les siècles passés. Les études scientifiques se répandent chaque jour davantage ; de nombreux initiateurs nous décrivent le travail industriel, et nous pouvons franchir sans crainte les portes de cette usine, au seuil de laquelle nous nous arrêtions autrefois hésitans, inquiets sur le sens du spectacle qui nous attendait à l’intérieur.

Parmi les ouvrages destinés à propager ces utiles connaissances, il faut nommer la publication des Grandes Usines[2]. Décrire les opérations des plus vastes fabriques, faire comprendre la diversité et l’importance des manipulations qui s’y exécutent, des perfectionnement successifs apportés dans chaque branche industrielle, tel est le programme que s’est tracé l’auteur de ce livre ; mais dans quelle mesure et de quelle manière l’a-t-il rempli ?

Le premier titre de l’ouvrage faisait attendre une sorte de monument élevé à notre industrie nationale. Pourquoi l’auteur a-t-il ajouté plus tard aux Grandes Usines de France les grandes usines de l’étranger ? Jusqu’ici son livre ne traite, en fait d’usines étrangères, que des mines et fonderies de zinc de la Vieille-Montagne. Était-ce la peine pour si peu de dénaturer, par un énoncé qui n’a plus rien de précis, la portée d’un ouvrage scientifique ? Un reproche plus grave qu’on peut adresser à l’auteur, c’est que le livre sur les Grandes Usines ne répond même pas à son titre. Les Gobelins, Sèvres, Saint-Gobain, Baccarat, ou les établissemens de MM. Derosne et Call, Petin et Gaudet, Pleyel et Wolf, représentent à coup sûr la grande industrie et des entreprises connues dans le monde entier ; mais que viennent faire sur la même liste la literie Tucker, par exemples la parfumeries Piver, l’imprimerie Paul Dupont ? Nous sortons là, l’écrivain lui-même le reconnaît, du cercle des grandes usines : alors pourquoi inscrit-il ces noms dans son panthéon industriel ? Pourquoi, à cette infraction flagrante au programme qu’il s’est lui-même tracé ajoute-t-il un nouvel écart et nous parle-t-il, à propos des grandes usines, des charbonnages des Bouches-du-Rhône, des pépinières d’A. Le Roy, et même de l’établissement thermal de Vichy ? Ce ne sont pas là des usines dans le sens rigoureux du mot. Et d’ailleurs, puisque le cadre du livre s’élargissait à ce point, ne fallait-il pas faire connaître avant tout ces magnifiques houillères du bassin de Saint-Etienne ou de celui de Saône-et-Loire, bien autrement intéressantes que celles où s’arrête M. Turgan ? Et, parmi les grandes usines nationales, où sont les salines et les fabriques de produits chimiques du midi qui alimentent le commerce de Marseille ? Où sont les vastes chais de Cette et de Bordeaux qui élaborent ces vins et ces eaux-de-vie dont le monde entier est tributaires, et les caves de la Champagne et de la Bourgogne, qui ne leur cèdent en rien pour l’importance de la production ? Les grands ateliers du Creusot, dignes rivaux de ceux de l’Angleterre et des États-Unis, les chantiers de construction des Messageries impériales à Marseille, à La Ciotat, à La Seyne, près de Toulon, la manufacture d’armes de Saint-Étienne, les fabriques de porcelaine de Limoges, etc., n’étaient-ce pas là aussi des usines dignes d’être mentionnées, et dont la description aurait dû passer avant telle fabrique de coutellerie ou de bouchons sur laquelle le vulgarisateur s’est étendu ?

Ces réserves faites, il est juste de reconnaître que le livre de M. Turgan satisfait à l’un des desiderata de notre époque, et peut rendre à ce titre de vrais services. La manière dont l’auteur vulgarise la science et nous initie à la connaissance de ses plus utiles applications nous semble très heureuse. Les développemens historiques par lesquels il prélude volontiers à la description de chaque industrie sont présentés avec art ; le tableau même des usines se déroule le plus souvent au milieu de détails attachans. Le côté moral et économique des questions industrielles est aussi parfois abordé. Enfin des dessins faits d’après nature représentent les principales opérations décrites dans le texte, et ces vues ont le mérite de n’être pas imaginaires comme la plupart des illustrations qui ornent tant d’autres ouvrages de science appliquée. Il nous reste cependant une observation à faire à l’auteur. Dans les publications populaires, la forme littéraire doit aller de pair avec l’exactitude scientifique ou industrielle, car l’on ne vulgarise véritablement que par une façon d’écrire à la fois limpide, claire et concise. Ici toutes ces conditions ne sont malheureusement pas remplies. Si une échappée philosophique se présente parfois à l’esprit, il faut aussi savoir la saisir, et ne pas craindre, à propos d’industrie et d’usines, de faire au besoin une excursion dans le domaine des questions sociales. Notre siècle en effet n’a pas seulement réhabilité le travail, il a relevé aussi le travailleur par l’invention des nouvelles machines, et l’un des esprits les plus profonds de l’antiquité, Aristote, semble avoir prévu cette grande révolution lorsqu’il écrit que « l’esclavage serait détruit le jour où le fuseau et la navette marcheraient seuls. » Quant au parallèle entre les industries françaises et celles de l’étranger, si M. Turgan tient à l’établir, qu’il mesure alors sérieusement toute l’étendue de cette tâche, et se mette à l’œuvre avec résolution. La France peut sur quelques points donner des leçons utiles aux autres nations ; mais l’Allemagne, l’Angleterre, l’Italie, sont en mesure de lui rendre à bien des égards ses enseignemens. C’est une sorte de concours à ouvrir entre tous les peuples, une joute du travail industriel à engager.


L. SIMONIN.


V. DE MARS.

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  1. La Reine Marie Lecsinska, étude historique, par Mme la comtesse d’Armaillé, née de Ségur. — Mémoires du duc de Luynes, publiés par MM. Dussieux et Soulié.
  2. Les Grandes Usines, études industrielles en France et à l’étranger, par M. Turgan, 4 vol. in-4o ; Michel Lévy, 1861-1865.