Chronique de la quinzaine - 31 mars 1865

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Chronique n° 791
31 mars 1865


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



31 mars 1865.

Avec la place exceptionnelle qu’occupe dans notre vie politique la discussion de l’adresse au sein du corps législatif, peut-être pour bien juger de l’importance du débat de cette année, pour en mesurer exactement les tendances logiques et les suites nécessaires, faudrait-il laisser s’écouler quelque temps et choisir son point de vue à distance. Dans le moment de la vie politique de la France où nous nous trouvons, on ne doit pas se le dissimuler, les controverses engagées au Palais-Bourbon ne sont point un exercice oratoire, elles sont des actes et des événemens. Elles font marcher les questions intérieures ; elles hâtent le développement de notre vie constitutionnelle ; elles prennent par conséquent un grand intérêt historique. C’est pour cela qu’il nous semble qu’on les apprécierait avec plus de justesse, si l’on en était moins rapproché que nous ne le sommes aujourd’hui.

Nous n’avons assisté encore qu’au prologue de la discussion de l’adresse, à la discussion générale. La question du progrès constitutionnel y a été posée avec plus de netteté, abordée avec plus de décision, serrée de plus près qu’on ne l’avait fait jusqu’à présent. M. Ollivier, M. Thiers, M. Thuillier, placés dans des situations bien diverses et à des hauteurs de talent bien différentes, se sont partagé ce débat. Le libéralisme qui ne voudrait pas être une opposition, le libéralisme qui ne craint point d’être une opposition, et le gouvernement se sont prononcés et expliqués sur le progrès constitutionnel. De cet échange d’idées accompli devant le pays attentif, il sortira nécessairement quelque chose, et les positions prises par les orateurs en qui les opinions se sont personnifiées influeront sans doute sur le mouvement des esprits. Ce sont ces résultats de la discussion que nous ne voudrions point nous hâter de prévoir et de prédire, et que pourtant nous sommes forcés d’avoir en vue en réfléchissant à la discussion générale qui vient de finir.

L’objet véritable de cette discussion générale peut fort aisément et fort simplement se définir. Lorsqu’on demande au gouvernement le progrès constitutionnel et le rétablissement ou l’accroissement de la liberté politique, ce qu’on lui demande, c’est la participation des citoyens individuellement et collectivement au gouvernement, c’est ce que l’on appelle en Angleterre et en Amérique le self-government, c’est ce que nous-mêmes depuis 1789 nous appelons en termes très expressifs et en excellent français le gouvernement du pays par le pays. La participation au gouvernement ouverte à tous, voilà ce que la révolution française a voulu, voilà la formule politique des sociétés modernes, voilà l’œuvre que tous les peuples civilisés de notre époque pratiquent ou sont en train de réaliser. Ce que nous nommons libertés, ce sont les moyens naturels et indispensables par lesquels peut et doit s’accomplir la participation de tous au gouvernement ; liberté d’initiative individuelle, liberté de la presse, liberté de réunion, liberté d’association, liberté électorale, liberté parlementaire, ne sont pas autre chose. Il n’y a point à faire de finesse, il n’y a point à s’embarrasser dans les subtilités : les moyens pratiques par lesquels une nation exerce son droit de participation au gouvernement nous seront-ils donnés ou refusés ? nos droits seront-ils reconnus ou niés ? En supposant que l’application de ces libertés, que l’exercice de ces droits soient encore incomplets, sera-t-il permis ou interdit d’espérer, de solliciter, de poursuivre l’institution progressive des moyens par lesquels les peuples participent au gouvernement d’eux-mêmes ? Voilà la question qui domine toute la politique intérieure de la France. C’est celle qui a été traitée à trois points de vue dans la discussion générale de l’adresse.

À notre avis, la discussion d’un intérêt de cet ordre, au lieu de diviser et d’irriter les esprits, devrait avoir par excellence la vertu de les disposer à se comprendre et de les concilier. Cette discussion, bien loin en effet d’ébranler les principes de la constitution qui nous régit, est entièrement conforme à ces principes. Cette constitution a son principe dans la souveraineté nationale apparaissant sous sa forme la plus complète, qui est le suffrage universel. Elle a été l’œuvre d’une délégation solennelle de la souveraineté nationale. Le prince qui a été revêtu de cette délégation en a parfaitement compris la portée. D’une part, il a placé la constitution sous l’autorité des principes de 1789, qui ont précisément signalé sinon organisé les libertés politiques par lesquelles vit et s’exerce la souveraineté nationale ; d’une autre part, sachant bien que cette souveraineté ne peut se lier absolument et pour toujours à une forme constitutionnelle irrévocablement déterminée, que cette souveraineté ne peut se proclamer en abdiquant, ne peut se manifester en se détruisant, — il a déclaré la constitution perfectible et a reconnu qu’elle attendait son couronnement. La constitution peut donc se développer, et ses développemens doivent s’accomplir dans la direction indiquée avec éclat par les principes de 1789. En un tel état de choses, il semble que se préoccuper seulement des développemens à donner à la constitution, c’est déjà travailler à augmenter le nombre et la force des adhésions sur lesquelles cette constitution est destinée à s’appuyer. De notre temps, sous le présent régime, étudier, élaborer dans un débat contradictoire les libertés complémentaires par lesquelles peut se continuer et s’achever l’organisme constitutionnel, ce n’est pas seulement, ce nous semble, obéir à une généreuse inspiration libérale, c’est montrer encore et surtout un véritable esprit de conservation prévoyante. Tel est pour notre compte l’effet que nous eussions attendu de la discussion générale de l’adresse.

Cette discussion a été ouverte par un discours de M. Emile Ollivier, discours très médité et fort digne d’attention à plus d’un titre. Indépendamment de sa valeur doctrinale, ce discours a ce caractère de manifester une curieuse évolution exécutée par l’homme politique qui l’a prononcé. Nous parlerons peu de cette évolution ; nous croyons que la France présente a un trop grand besoin de voir pratiquer dans son sein la tolérance politique pour avoir la volonté, quand même nous en aurions la tentation, de juger avec intolérance la conduite politique de M. Emile Ollivier. Les antécédens de cet orateur sont connus, il y a fait allusion lui-même l’autre jour : ses premières opinions le ralliaient à une forme politique différente de celle qui prévaut aujourd’hui ; il avait été envoyé au corps législatif avec un baptême d’origine qu’il invoqua hardiment une fois par ces propres paroles : « moi qui suis républicain ! » M. Ollivier a cessé de croire à l’excellence absolue d’une forme particulière de gouvernement ; il offre son concours à un empire libéral. Nous n’essaierons point de porter un jugement sur cette conversion. Peut-être M. Ollivier eût-il agi plus sagement, s’il en eût évité l’éclat inutile ; peut-être eût-il pu s’épargner un empressement surabondant, peu opportun et assez mal motivé sur un échange de procédés personnels entre la majorité et lui, et ne pas tant se hâter d’annoncer qu’il voterait l’adresse. M. Emile Ollivier a été un peu jeune en cela, et qui sait si tel incident imprévu de la discussion de l’adresse ne rendra point pénible à son cœur l’exécution d’une telle promesse ? Mais nous ne recherchons point contre M. Ollivier des sujets de blâme ; nous nous attachons plutôt à comprendre ses intentions. Avec le talent et l’amour ardent et raisonné que nous lui connaissons pour la liberté, nous ne pouvons attribuer à M. Ollivier que des intentions généreuses. Ce sont les intérêts de la liberté qui ont inspiré sa conduite. Il aura cru que, pour seconder la cause de la liberté, il ne lui suffisait point de demeurer avec une loyauté stoïque dans la limite légale de son serment de député ; il aura pensé que, pour amener le gouvernement à la liberté, il fallait faire au gouvernement, au nom de cette cause aimée, des avances extraordinaires et signalées. Une démarche qui pouvait attrister ses anciens amis aura pris alors à ses yeux les proportions d’un devoir supérieur qu’il fallait remplir au prix des sacrifices personnels les plus douloureux. Qui sait ? le pouvoir, la majorité, seraient peut-être touchés de ces sacrifices courageusement consentis. Le jeune et éloquent libéral ferait tomber ainsi le prétexte de la défiance qu’avaient pu rencontrer du côté du gouvernement ses premières revendications. On ne pourrait plus l’accuser d’arrière-pensée, le soupçonner d’hostilité, dénoncer dans ses protestations libérales le calcul et les manœuvres d’un ennemi. Il aura espéré que la liberté ne serait plus suspecte quand son défenseur aurait cessé lui-même d’être suspect. Il n’y avait plus à hésiter : pour rendre le gouvernement libéral, il fallait faire la moitié du chemin et inaugurer le libéralisme gouvernemental. M. Emile Ollivier aura vu là sans doute un rôle qui n’était point rempli, un rôle qui peut être utile à la liberté et au pays. Ce rôle hardi et difficile l’aura tenté : il s’en est emparé avec décision. La tâche que M. Emile Ollivier s’est assignée lui eût été assurément plus aisée, si M. de Morny eût vécu. Le président du corps législatif lui eût continué les encouragemens qu’il lui avait déjà donnés depuis quelque temps d’une façon très ouverte et fort engageante. En montrant qu’il ne se laissait point détourner de son but par une perte telle que celle de M. de Morny, M. Emile Ollivier a fait preuve d’une grande résolution et d’une grande confiance en lui-même. Nous le répétons, nous ne jugeons point M. Ollivier ; nous nous efforçons de le comprendre. Aussi bien des évolutions de ce genre ne sont point sans précédens dans notre histoire. Qui ne se souvient du concours donné à Napoléon pendant les cent jours par d’éminens libéraux et de sincères patriotes ? Qui ne se rappelle la conversion de Benjamin Constant après le 20 mars ? Seulement Benjamin Constant, en se rendant au grand homme qui venait tenter encore une fois la fortune, obtenait en échange l’acte additionnel. M. Ollivier est un Benjamin Constant qui n’a pas encore l’acte additionnel dans sa poche.

Quoi qu’il en soit, si on lit le discours de M. Ollivier à tête reposée, on est bientôt frappé du service que peut rendre à la cause libérale une situation semblable à celle que le jeune député s’est créée. Toute la partie de son discours où il montre que l’intérêt du gouvernement, d’accord avec son devoir envers le pays, lui conseille de compléter la constitution par l’organisation des libertés publiques nous paraît irréfutable. M. Ollivier a le juste sentiment, le sentiment moderne de ce que les institutions doivent aux générations contemporaines et de ce que la participation libre des citoyens aux affaires apporte de sève et de force à un pouvoir populaire. Les peuples modernes, la France surtout, rajeunie et sans cesse inspirée par le grand effort de 1789, ne peuvent plus se gouverner de haut en bas. Le génie politique, la connaissance des intérêts, les capacités dirigeantes ne peuvent plus résider exclusivement dans une sphère élevée et isolée ; les gouvernans ne sauraient plus trouver leur force dans une orgueilleuse et inaccessible solitude. Il faut que la vie monte sans cesse et redescende par tous les canaux du corps social et politique. C’est cette saine et magnifique circulation de la vie que veulent assurer ceux qui demandent la liberté. Sans doute la liberté est belle à invoquer au nom des dogmes de la foi religieuse et des principes de la philosophie ; mais elle est bonne aussi à défendre avec les maximes du sens commun et au nom de l’utilité pratique la plus sensible. Les peuples modernes ne peuvent être gouvernés sagement, utilement, avec sécurité, avec une force et une prospérité durables, qu’en puisant sans cesse en eux-mêmes par les voies naturelles et libres les élémens de leur gouvernement. Il n’y a pas de mécanisme administratif agissant de haut en bas, ayant la prétention de choisir ses instrumens et de les diriger discrétionnairement, qui puisse égaler l’équilibre naturel qui naît du jeu des libres concurrences. Il n’est ni juste, ni humain, ni sage par conséquent de se mettre en travers et de retarder l’expansion des libertés politiques, car en agissant ainsi on frappe de paralysie, d’étiolement, d’impuissance des intelligences et des caractères que Dieu, la nature et l’histoire avaient faits et préparés pour donner tous les fruits de la vie, car en agissant ainsi on n’anéantit pas seulement des individus, on affaiblit la société tout entière et on débilite en peu de temps le pouvoir lui-même. M. Emile Ollivier a exprimé de bien justes sentimens lorsque dans la cause de la liberté il a plaidé la cause des générations jeunes à qui nous sommes tenus de transmettre la vertu virile d’une éducation civique, et lorsqu’il a signalé ce besoin vital du pouvoir qui, à mesure que la mort éclaircit les rangs des hommes qui avaient acquis l’expérience du gouvernement dans les agitations de la liberté, exige que cette forte école où se forment les esprits politiques ne demeure point plus longtemps fermée. En passant par la bouche d’un libéral qui est devenu l’ami du gouvernement au prix de sacrifices personnels qui ne sont compensés par aucune satisfaction ambitieuse, de tels conseils acquièrent une autorité nouvelle et particulière. Celui qui les donne n’est soutenu que par l’espérance de les voir suivis. Soit, cette espérance ne sera point une épreuve seulement pour M. Ollivier ; le sort qu’elle aura est attendu par le parti libéral tout entier comme une expérience décisive.

La situation de M. Thiers est à coup sûr bien différente de celle de M. Ollivier : elle prête une autorité plus imposante à la simple et belle harangue de l’inimitable orateur. M. Thiers a pris une trop grande et trop longue part aux affaires de la France, il a trop vécu, pour s’abandonner aux regrets amers ou aux espérances hâtives. Il n’a point voulu cependant, se séparer des destinées de son pays, et il a accepté avec dignité les conditions auxquelles il lui était permis de prendre part encore aux affaires publiques. C’est au nom d’une expérience dont la gloire rejaillit sur notre patrie et sur notre temps, au nom d’un complet désintéressement, au nom de la constance et de la modération d’une vie entière, que ses conseils se recommandent, et il les a donnés sous cette forme qui est à lui, et qu’on ne se lasse pas d’admirer. Quelle simplicité, quelle limpidité, quel bon sens, quelle grâce ! Nulle récrimination, nulle aigreur, nulle rudesse, une modération exquise ; par momens, une étincelle de cette fierté qui sied si bien à un grand esprit qui a le sentiment de soi-même et qui sent aussi la grandeur de la patrie pour l’honneur de laquelle il parle ; de l’esprit toujours. Comme M. Thiers a fait comprendre que c’est la liberté qui est naturelle, et que c’est le contraire de la liberté qui est ingénieux ! Que répondre à l’énumération des libertés nécessaires qu’il a expliquées avec la logique du bon sens ? Comment ne pas être ému de cette comparaison qui nous afflige tant lorsque nous sortons de France, et qui nous montre les pays voisins jouissant de libertés qu’ils ont apprises à notre école et à notre exemple, et dont nous sommes cependant privés ? Quelle parole élevée et sage que celle qui rappelle que c’est le devoir des peuples de ne point perdre l’espérance, et que c’est le devoir des gouvernemens de ne point la leur retirer !

Nous ne comprenons point qu’à un discours à la fois aussi élevé et aussi calme il ait été opposé par M. Thuillier une réplique aussi véhémente. Il nous semble qu’un orateur officiel n’eût point dû laisser s’échapper l’occasion de s’établir dans la région élevée et sereine où M. Ollivier d’abord et M. Thiers ensuite appelaient le gouvernement. Cette occasion n’aurait-elle pas dû attirer surtout le premier orateur du gouvernement, M. Rouher, qui s’est montré plus d’une fois capable de parler dignement des questions qui intéressent la liberté et le progrès ? M. Rouher, en homme qui doit songer à l’avenir, a-t-il répugné à se compromettre dans un débat où, pour le moment, il aurait été obligé d’opposer à la pétition des libertés nécessaires des ajournemens qu’on aurait pu travestir en fins de non-recevoir ? En ce cas, il faudrait donner une interprétation favorable à l’abstention de M. le ministre d’état. Nous n’en regrettons pas moins le ton et l’argumentation du discours de M. Thuillier. Cet orateur a du feu et de l’énergie ; mais les circonstances ne demandaient point qu’il mît en jeu ces côtés de son talent, au contraire. M. Thuillier, nous le reconnaissons d’ailleurs, a été peut-être entraîné par le système de son argumentation plutôt que par sa volonté. M. Thuillier a fait de la politique rétrospective ; il a cherché ses argumens dans le passé ; aux libertés régulières et modérées réclamées aujourd’hui, il a opposé le souvenir des excès qui ont pu être commis autrefois au nom de ces libertés dans des momens de fièvre révolutionnaire. Cette méthode de récriminations ne nous paraît point conforme à la véritable éloquence gouvernementale, à qui il sied moins qu’à toute autre de passionner les discussions. L’inconvénient de ces retours sur le passé, c’est d’amener un déluge de citations ; ces citations nécessairement tronquées paraissent injustes ; les comparaisons arbitraires que l’on établit ainsi entre le passé et le présent, sans tenir compte de la différence des circonstances, blessent les esprits impartiaux et irritent en sens contraire les esprits violens. C’est surtout la presse qui a supporté le poids des récriminations de M. Thuillier ; nous croyons que la cause de la presse n’aura point à souffrir beaucoup de cet ardent réquisitoire. Qu’a prouvé M. Thuillier par ses citations relatives aux journaux ? Que la presse, dans les temps de révolutions, a pu être un instrument de désordre ? Croit-il qu’on l’ignorât, et qu’y a-t-il à cela de surprenant ? Les époques révolutionnaires sont des époques de désordre, et tout y devient aux mains des factions qui s’entre-choquent instrument de perturbation. Est-il philosophique et politique de chercher dans ces terribles exceptions des motifs plus particuliers de condamnation contre la presse que contre les autres manifestations de la vie publique ? Est-il équitable de toujours parler à propos de la presse des excès commis par les hommes qui en ont été la honte et le rebut, et de se taire systématiquement sur les services rendus par les hommes qui en ont été la force et l’honneur ? Qui pourra calculer ce que la presse a fait, même en France, dans les temps réguliers pour l’instruction et l’éducation politique du public ? Qui pourra dire les exemples de fermeté et les leçons de courage qu’elle a donnés dans les troubles révolutionnaires, non-seulement à la foule des citoyens, mais aux hommes d’état ? Si l’on avait à porter un jugement impartial, équitable sur la presse française, on prouverait facilement que ce n’est point elle qui est responsable des violences qu’on lui impute. On a commis chez nous la première faute de donner une importance politique excessive à la presse en la soumettant à un régime légal exceptionnel, en la faisant sortir du droit commun pour soumettre les délits ou les crimes commis par la voie des publications à des mesures répressives ou préventives spéciales. Presque toujours comprimée, ne se manifestant que par intermittences, il est naturel que la liberté de la presse chez nous se soit laissé emporter dans ses réveils à des réactions violentes, et n’ait jamais eu le temps de prendre son aplomb régulier. On ne réfléchit pas assez en outre que la presse n’a jamais été équilibrée en France par le contre-poids des autres libertés, et que ses écarts sont surtout provenus de ce défaut d’équilibre : l’influence des journaux n’a point été tempérée par la pratique des droits de réunion et d’association ; l’initiative individuelle ou collective dans la vie publique n’a guère trouvé d’issue que dans le journal. De là un surcroit d’importance pour la presse française dans ses momens de liberté et pour elle aussi un accroissement de péril. En Belgique, en Italie, en Angleterre, aux États-Unis, la presse ne traverse point les éclipses qu’elle a subies en France parce qu’elle y est contre-balancée par l’ensemble des autres libertés politiques. Dans un pays où la liberté de la presse a été affermie par le temps et par l’exercice simultané des autres libertés, nous venons de voir un gouvernement populaire subir l’épreuve de la plus formidable guerre civile qui ait jamais déchiré un état au milieu de journaux complètement libres, plusieurs des plus influens parmi ces journaux soumettant la politique du président et la conduite des généraux aux critiques quotidiennes les plus sévères et quelquefois les plus injustes. La liberté de la presse, soumise au droit commun, n’empêche point aujourd’hui les États-Unis de mener à fin une guerre civile gigantesque. Il est absurde et peu fier de s’imaginer et de prétendre que nous ne savons quelle infirmité originelle et constitutionnelle empêche les Français de supporter une liberté que d’autres peuvent exercer avec un tel succès. Nous le répétons, les accidens antérieurs de la liberté de la presse en France ne prouvent rien. L’impuissance des gouvernemens antérieurs ne saurait nous être opposée comme une fin de non-recevoir. D’ailleurs la liberté de la presse est un problème que les principes de 1789 nous ont imposé. Les échecs des régimes précédens ne nous affranchissent point de la nécessité d’en poursuivre la solution, et tant que nous ne l’aurons point résolu, les principes de 1789 demeureront en souffrance.

Les deux séances du corps législatif qui ont suivi celle où M. Thiers a parlé nous ont montré dans la majorité des dispositions tout autres que celles sur lesquelles nous comptions après les avances si conciliantes de M. Emile Ollivier et les exemples de modération donnés par M. Thiers. Dans l’avant-dernière séance, un mot sur le 2 décembre a été malencontreusement introduit dans le débat par un député de la majorité. Il paraît que dans le tumulte des interruptions un autre mot prononcé par M. Picard, mais qui n’est point arrivé à la publicité, aurait blessé les susceptibilités de la majorité de la chambre. La faute ou le contre-temps est d’avoir gratuitement parlé du 2 décembre. Cette date et l’événement qu’elle rappelle devraient être écartés avec soin des discussions régulières du corps législatif, et nous sommes heureux que ce ne soit point l’opposition qui ait manqué à cet égard à l’esprit de prudence et de convenance. Le gouvernement actuel, c’est son droit et son devoir, exige pour l’état légal et constitutionnel du pouvoir le respect des citoyens et notamment des députés de l’opposition. Cet état légal se rattache à une date postérieure à celle qui était rappelée l’autre jour dans le corps législatif. Pourquoi donc ne pas s’en tenir à la date légale du plébiscite qui a conféré à l’empereur le pouvoir constituant, et remonter à un événement que ceux pour qui il a été le succès peuvent généreusement abandonner aux appréciations de l’histoire ? Ne nous replaçons pas de gaîté de cœur au lendemain du 2 décembre, puisqu’entre cette époque et le présent il y a le 20 décembre. Quand on est dans la régularité d’un régime constitutionnel, il ne faut point invoquer ces actes exceptionnels qui se sont passés au-dessus des lois. César, avant de franchir le Rubicon, avait toujours à la bouche deux vers d’Euripide qu’on peut répéter sans pédanterie dans la traduction latine de Cicéron :

Nam si violandum est jus, regnandi gratia
Violandum est ; aliis rébus pietatem colas.

Nous en sommes maintenant aux aliis rébus, et nous sommes tous intéressés à répéter la devise pietatem colas. Ce premier incident a été suivi le lendemain d’un incident qui ne nous paraît pas moins regrettable. M. Jules Favre développait le premier amendement de l’opposition. Il cherchait, ce nous semble, à lire dans les anciennes déclarations du prince Louis les desseins constitutionnels de l’empereur sur l’avenir. La majorité a paru voir dans cette investigation historique, entreprise pour arriver à l’intelligence des développemens futurs de la constitution, un procédé peu respectueux pour le chef de l’état, une discussion de la personne même de l’empereur. Interrompu à plusieurs reprises et avec vivacité, M. Jules Favre a cru devoir renoncer à la parole. Il nous est difficile de nous expliquer ce fait pénible. Il nous est difficile de comprendre que des membres de la majorité qui connaissent l’éloquence de M. Jules Favre aient pu appréhender que cette pensée toujours si élevée, cette parole à la fois austère et élégante, pussent manquer au respect dû par un député au chef de l’état. La sollicitude de la majorité pour l’empereur a été, nous le craignons, en cette circonstance déplacée et outrée. C’est bien ce qui s’appelle être plus royaliste que le roi. L’empereur ne nous semble jamais avoir éprouvé la crainte d’être discuté. Il a permis que ses écrits politiques fussent réunis, les soumettant apparemment à la libre appréciation de la conscience publique. Il est en train de publier un livre dont il s’attend bien à voir contredire certaines doctrines et certaines assertions par de libres dissidens. Il y a plus, ceux qui ne veulent point que la suite des idées de l’empereur soit discutée méconnaissent le principe même de la constitution impériale, ou tombent dans une étrange inconséquence. Si on leur témoigne le désir de voir rétablir la responsabilité ministérielle : « Vous violez, disent-ils, la constitution ; l’empereur seul est responsable, les ministres ne le sont plus. » Et maintenant, si on se permet d’interroger en d’anciens écrits la pensée impériale : « Vous discutez la personne de l’empereur, s’écrient-ils, cela n’est pas permis. » Il faudrait pourtant se mettre d’accord avec soi-même et nous apprendre ce que devient la responsabilité, si le chef responsable n’est point discutable. Il ne faudrait pas cumuler les avantages de la constitution de 1852 avec les vieux erremens parlementaires. Sous la monarchie parlementaire, le roi, étant irresponsable, était tenu comme ne pouvant mal faire, et il n’était pas permis de le discuter ; c’est ce que l’on appelait la fiction de l’irresponsabilité. Prétendre que l’on ne peut pas discuter, quand même ce serait avec dignité et convenance, les opinions ou les actes de l’empereur, le souverain ayant été déclaré responsable et les ministres ne l’étant plus, c’est vouloir introduire aussi dans la constitution de 1852 une fiction qui s’appellerait cette fois la fiction de la responsabilité. Nous sommes convaincus, pour notre part, qu’une telle prétention est contraire à la pensée de l’empereur. Ceux qui veulent mettre cette entrave à la liberté de discussion dans le corps législatif sont trahis par un zèle maladroit. Ils se méprennent sur l’esprit de nos institutions, ils essaient d’enlever à l’empereur un des grands côtés de son attitude. Sans prendre en ce moment la liberté de juger l’économie de la responsabilité telle que la constitution de 1852 l’a fondée, nous n’hésitons point à dire qu’il y a quelque chose de saisissant dans la courageuse franchise avec laquelle l’empereur a lié la responsabilité à l’initiative. Voilà un souverain qui s’avance seul devant son pays et devant le monde et qui déclare avec un accent résolu : « J’exerce l’initiative suprême, mais je prends tout sur moi, je réponds seul de tout ! » Ce spectacle a sa grandeur. Les interrupteurs de M. Jules Favre cherchent sans le savoir à priver de cette grandeur le souverain. Nous nous plaisons à placer d’autres sentimens dans l’âme de l’empereur et à croire qu’il préfère au zèle pusillanime des ennemis de la discussion l’expression grave et mâle de l’opinion de ceux qu’il invite à le juger.

Les scènes parlementaires ne doivent point nous faire perdre de vue le changement qui vient de s’opérer à la tête d’un de nos départemens ministériels les plus importans. M. Boudet a quitté le ministère de l’intérieur ; il est remplacé par M. le marquis de Lavalette. Par une coïncidence curieuse, M. Thiers rendait à l’esprit modéré de M. Boudet un hommage mérité le jour même où M. Boudet cessait d’être ministre. Il est délicat pour un écrivain de louer un ministre de l’intérieur, qui se présente particulièrement à nous sous la forme de ministre des avertissemens. Nous croyons cependant devoir remercier M. Boudet de s’être montré moins féroce envers la presse que certains de ses prédécesseurs et d’avoir apporté à l’intérieur les bonnes traditions administratives. Les antécédens de M. de Lavalette, la présence d’esprit et l’habileté avec laquelle il conduisit autrefois à Constantinople la grande négociation des lieux saints, la franchise et la fermeté courtoise qu’il a montrées plus récemment à Rome, donnent à présumer que l’ancien diplomate ne sera point un ministre de l’intérieur ordinaire. Son entrée au ministère, à ce qu’on suppose, augmentera l’homogénéité du cabinet. M. de Lavalette est un moins nouveau venu au ministère de l’intérieur que beaucoup de gens ne s’en doutent. Si notre mémoire ne nous trompe, il fut attaché au cabinet du ministre sous M. de Martignac. Ce nom de Martignac est à la fois un aimable souvenir et un bon augure. Espérons que celui qui fut l’un des jeunes aides de camp du ministre libéral de Charles X ramènera un éclair de cette élégante gaîté, de cette humeur facile de 1828, si regrettées par nos pères ou par nos aînés, dans ce ministère, depuis si longtemps rébarbatif, qui nomme les préfets, écoute la police, avertit et supprime les journaux.

La politique étrangère, quoiqu’elle ait été effleurée dans quelques discours lus pendant la discussion générale de l’adresse au corps législatif, n’a point été sérieusement abordée encore. L’affaire sera chaude, nous nous y attendons, surtout à propos de l’Italie et de la convention du 15 septembre. Nous aimons mieux attendre ces débats frais que de revenir vers ceux qui se sont engagés au sénat sur le même sujet, et qui seraient oubliés, s’ils n’avaient été terminés par une allocution très logique, très condensée et très chaleureuse de M. Rouher. Après les discours alternés de nos cardinaux et de nos légistes, le discours sensé et net de M. Rouher nous semble avoir ramené le débat au vrai. Au lieu d’entasser mille imaginations sur ce que feront ou ne feront pas dans deux ans le pape et l’Italie, pourquoi ne pas prendre la convention au sens littéral et ne pas attendre l’avenir avec confiance ? Croyons que la convention sera exécutée. Elle le sera, nous en sommes convaincus, par l’Italie, beaucoup moins friande qu’on ne le suppose en France d’accroître ses difficultés religieuses, de transporter son gouvernement à Rome, et qui ne serait pas médiocrement désappointée, si elle cessait de posséder la papauté dans son sein. Que ne laisse-t-on en présence l’un de l’autre et en tête à tête le royaume d’Italie et la cour de Rome ? On est Italien des deux côtés, on se connaît à fond, on n’est point sot : ce serait bien le diable si l’on ne parvenait point à s’entendre entre soi, quand l’étranger, le barbare aura tourné les talons. Si l’on ne prend pas le parti d’accepter la convention dans sa signification littérale, on n’est en présence de tous côtés que de chimères, d’utopies, de projets irréalisables, de visions impossibles. On prétend que la convention du 15 septembre rencontrera au corps législatif un redoutable adversaire ; il nous charmera par son esprit, mais nous serons bien étonnés s’il peut nous suggérer une solution de la question italienne et romaine plus modérée et plus praticable que la convention du 15 septembre. L’Italie, en attendant, achève de terminer ses préparatifs et de se mettre en règle. Les lois d’unification administrative sont votées. Ce sont surtout les mesures financières projetées par M. Sella qui méritent d’être prises en considération. Le ministre des finances s’est décidé à recourir à l’emprunt plus tôt que nous ne nous y étions attendus. M. Sella, envisageant la situation financière de l’Italie, a voulu l’embrasser dans une période qui dépasse l’exécution de la convention du 15 septembre. Il est très sage d’avoir étendu ainsi les prévisions financières au-delà de la grande échéance politique. Il a calculé que les insuffisances du trésor s’élèveraient au milieu de 1867 à 625 millions, et ces insuffisances, il a voulu les combler immédiatement par une aliénation des chemins de l’état qui doit rapporter 200 millions et par un emprunt de 425 millions. Ce parti-pris, que M. Sella complète par des mesures et des augmentations d’impôt qui doivent accroître les revenus ordinaires, créera sans doute à l’Italie une situation financière exceptionnellement favorable. L’Italie pourra voir venir, munie d’argent, les événemens que les deux prochaines années peuvent réserver à l’Europe. Il y a peu d’états sur le continent qui seront aussi bien lestés pour affronter l’inconnu. Cette sécurité financière relative ne peut manquer, une fois l’emprunt négocié, d’exercer une influence favorable au crédit du pays et à la hausse des fonds italiens. À ce point de vue, il n’est point inopportun de rendre au prédécesseur de M. Sella, à M. Minghetti, une justice qui lui est due et qui doit aussi profiter au crédit de l’Italie. Les attaques de parti dirigées contre les anciens ministres, MM. Minghetti et Peruzzi, avaient beaucoup nui depuis six mois au crédit des fonds italiens. Les ennemis de M. Minghetti avaient prétendu que les documens présentés par ce ministre sur la situation financière étaient inexacts et ne laissaient point voir toute la gravité de cette situation ; on l’accusait encore de n’avoir préparé aucune ressource pour faire face aux découverts. L’exposé financier de M. Sella, qui n’est certes point intéressé à se faire l’apologiste complaisant de son prédécesseur, a dissipé ces calomnieuses erreurs. Les chiffres du découvert donnés par M. Sella ont à très peu de chose près coïncidé avec les chiffres de M. Minghetti. Rien donc n’avait été dissimulé. En quittant le ministère à la fin de septembre, M. Minghetti laissait à son successeur un encaisse au trésor de 75 millions ; la vente des chemins de l’état avait été convenue ; enfin les nouveaux impôts établis par M. Minghetti ont donné des résultats si satisfaisans, que c’est dans l’augmentation de certains de ces impôts, celui de la richesse mobilière par exemple, que M. Sella cherche les nouveaux produits qu’il doit ajouter au revenu ordinaire. Ces faits sont intéressans à noter à un double point de vue : d’abord ils lavent un serviteur éminent de l’Italie et le cabinet qu’il présidait d’imputations imméritées ; ensuite ils montrent au public financier de l’Europe que l’on peut avoir confiance dans la sincérité des chiffres présentés par les ministres italiens, puisque les états financiers exposés par deux ministres appartenant à des partis différens se confirment en se contrôlant l’un par l’autre, et donnent des résultats concordans.

E. FORCADE.


LE CONGRÈS SUD-AMERICAIN ET LE PÉROU.


On connaît aujourd’hui les clauses du traité conclu entre l’Espagne et le Pérou. Le dernier mot est resté à la force. Le gouvernement péruvien a dû accepter l’ultimatum qui lui a été signifié par l’amiral Pareja. L’Espagne a désavoué ses premiers plénipotentiaires pour s’être servis du mot de « revendication » dans la déclaration qui a suivi la prise des îles Chinchas ; mais en même temps le Pérou a dû reconnaître toutes les dettes réclamées par le gouvernement espagnol et payer les frais de l’expédition. L’opinion publique, dans le continent du sud tout entier, a profondément ressenti la blessure faite par ces derniers événemens à l’amour-propre, à l’orgueil de la jeune race américaine. À ce moment, chacune des petites républiques néo-Iatines de l’Amérique du Sud était doublement représentée au Pérou ; à côté et indépendamment du corps diplomatique ordinaire, accrédité auprès du général Pezet, un congrès sud-américain siégeait à Lima.

Dans les premiers mois de 1864, une circulaire du ministre des relations extérieures du Pérou, M. Ribeyro, avait invité tous les états du continent sud-américain à former un congrès où seraient discutées les bases d’une ligue propre à « fusionner les forces matérielles et intellectuelles de la race néo-latine. » En présence d’une chambre qu’il se sentait impuissant à contenir, et où les aspirations les plus démagogiques tendaient à se faire jour violemment, le gouvernement du général Pezet avait cru pouvoir détourner le danger qui le menaçait en prenant l’initiative d’un mouvement national vers l’unification des peuples de l’Amérique du Sud. M. Ribeyro voulait jouer avec la révolution comme M. de Cavour et pour les mêmes motifs : l’Autrichien n’était-il pas au Mexique ? Du reste, l’idée d’une grande ligue néo-latine n’était pas nouvelle en Amérique, et depuis quelques années elle y préoccupait certains esprits qui cherchaient le moyen, peut-être insoluble, d’unifier la patrie hispano-américaine sans toucher à la jalouse indépendance des divers états qui la composent. Un écrivain est allé jusqu’à indiquer les bases que devrait avoir cette confédération nouvelle[1] : réunion annuelle d’une diète centrale, levée d’un contingent militaire fédéral, Zollverein sud-américain plus libéral que le Zollverein allemand, assimilation des législations diverses, uniformité des monnaies, poids et mesures. Un autre écrivain, un poète, a déjà donné un nom à la grande patrie pour laquelle il rêve des destinées éclatantes : comme réparation d’une séculaire injustice, l’Amérique du Sud, unie et pacifiée, s’appellerait la Colombie.

Le gouvernement du Pérou cherchait donc à faire passer du domaine des idées spéculatives dans celui des réalités politiques un projet que l’opinion publique était toute disposée à comprendre. De là l’enthousiasme avec lequel la presse américaine accueillit la circulaire de M. Ribeyro. La plupart des gouvernemens conviés au congrès durent répondre presque immédiatement qu’ils adhéraient à la proposition qui leur était faite. De toutes ces réponses, la plus remarquable fut celle de la plus faible et de la dernière venue des républiques néo-latines, la Bolivie. Tout en s’engageant à se faire représenter au congrès, le gouvernement du général Belzu insistait sur la nécessité de ne pas froisser les susceptibilités européennes, et aussi de restreindre les efforts de la future fédération à l’étude des améliorations qu’une entente commune pouvait seule amener ; il indiquait comme exemple l’opportunité qu’il y aurait à proclamer la liberté de la navigation des fleuves et des rivières du continent sud-américain.

Malgré les sympathies qui lui étaient acquises, la proposition de M. Ribeyro serait restée sans effet probablement et n’aurait réuni que des adhésions stériles sans l’incident qui surgit tout à coup dans les eaux mêmes du Pérou, comme pour justifier les appréhensions de son gouvernement. Il serait inutile de revenir sur ce qui a été dit dans la Revue au sujet de la mission de M. Salazar. Ne pouvant se faire recevoir au Pérou avec son titre, qui, bien que reconnu par le droit diplomatique, avait le tort de rappeler, dans cette circonstance, la dénomination sous laquelle sa majesté très catholique envoyait autrefois les inspecteurs chargés de la surveillance de ses colonies, le commissaire espagnol était allé rejoindre l’amiral Pinzon à la hauteur des îles Chinchas, dont les forces de la reine avaient immédiatement pris possession. Dès que cet événement était connu, les membres du corps diplomatique accrédité à Lima se réunissaient pour maintenir le principe de l’intégrité du territoire péruvien et pour protester contre le droit de revendication énoncé dans la déclaration que les agens de l’Espagne venaient de rendre publique. En même temps une crise politique renversait M. Ribeyro et le remplaçait, comme ministre des affaires étrangères, par un membre de l’extrême gauche, M. Pacheco.

Le nouveau ministre se rattacha aussitôt à l’idée émise par son prédécesseur ; il rédigea une nouvelle circulaire pour réclamer avec instance le concours des républiques sud-américaines et pour hâter la réunion du congrès. Le gouvernement du général Pezet choisit, pour donner l’exemple, le délégué qui devait le représenter dans l’assemblée future. C’était le docteur Paz Solivan, appartenant aux opinions extrêmes du pays : ce choix indiquait l’esprit qui, dans l’intention du ministère Pacheco, devait présider aux délibérations du congrès et aux actes ultérieurs du gouvernement. Obéissant à la même tendance, la chambre nationale imposait au pouvoir exécutif, par une loi du 13 septembre 1864, l’obligation de déclarer la guerre à l’Espagne. Peu de jours après, la corvette chilienne Esmeralda amenait au Callao M. Montt, plénipotentiaire au congrès. L’arrivée de ce beau navire, dans lequel les Péruviens se plaisaient à voir déjà l’avant-garde des forces auxiliaires de l’Amérique latine, rendit un peu de confiance aux masses ébranlées. Des saluts sans fin furent échangés entre les forts du pays et la corvette alliée. M. Montt, ancien président du Chili, resté le chef incontesté d’un parti puissant, apportait à Lima l’autorité de son nom et les conseils de son expérience. À ce moment, le congrès n’avait pas encore commencé à se réunir officiellement ; mais plusieurs des membres qui devaient le composer étaient arrivés déjà. On comptait à Lima, outre les représentans du Pérou et du Chili, les envoyés de la Nouvelle-Grenade, du Venezuela et de la Bolivie. MM. Sarmiento et Pedro Ita, plénipotentiaires de la République Argentine et de l’Equateur, étaient prochainement attendus. Le Brésil, à qui, malgré sa forme politique, une invitation avait été aussi adressée par le Pérou, n’avait pas répondu par un refus absolu, et demandait à connaître, avant de se décider, l’attitude de la future assemblée.

Pendant ce temps, les événemens marchaient, et la situation devenait plus compliquée. La chambre péruvienne, livrée aux passions qui avaient inspiré l’imprudente loi du 13 septembre, continuait à pousser des cris de guerre et à menacer par ses orateurs non-seulement l’Espagne, mais encore les états vieillis de l’Europe. La violence, dans ce qu’elle a de plus exagéré, éclatait à chaque instant dans les gestes, dans les regards des membres de l’assemblée. C’était le réveil de l’esprit indien jetant un dernier défi aux envahisseurs de quatre siècles. Un député plus modéré, ayant essayé d’émettre un doute sur l’étendue des ressources militaires du pays et sur les dangers possibles d’une lutte, était violemment expulsé de la salle des séances. Le président Pezet, un peu moins persuadé que la chambre de l’invincibilité du Pérou, comprenait vers quel abîme ces manifestations irréfléchies l’entraînaient. Il cherchait à sortir de la voie sans issue dans laquelle il se sentait engagé. Les conseils de guerre qu’il réunissait étaient d’ailleurs d’accord pour lui démontrer l’impossibilité d’une résistance contre les forces même réduites de l’Espagne. Malgré la perte de la frégate Triunfo, la division navale de l’amiral Pinzon était suffisante pour anéantir toutes les défenses maritimes du Pérou. Une activité inaccoutumée régnait pourtant dans le port du Callao. On remuait la terre avec une ardeur fébrile pour élever des remparts. Un ingénieur blindait une corvette avec des rails empruntés au chemin de fer. Pour convertir un ponton en batterie flottante, on y transportait une des locomotives desservant la voie du Callao à Lima. Malheureusement ces tentatives mêmes n’aboutissaient qu’à démontrer l’impuissance du pays. Autorisé par les conseils des quelques hommes politiques que compte le Pérou, le général Pezet se décidait alors à dégager sa conduite des passions de l’assemblée et à changer son ministère. Le portefeuille des relations extérieures, abandonné par M. Pacheco, échut à M. Calderon, connu pour ses opinions modérées et pour ses tendances sympathiques vers les hommes et les idées du vieux monde. Cette espèce de coup d’état n’eut pas lieu sans provoquer des protestations. Les comités démocratiques s’agitèrent et poussèrent les hauts cris. L’association des défenseurs de l’indépendance demanda à la chambre de proclamer la déchéance du président. Le désordre devint tel que le vieux général Castilla lui-même conseilla une prompte répression. Les émeutiers furent chargés sur la place publique par un piquet de cavalerie, et tout finit par quelques arrestations. L’opinion s’émut peu, du reste, de ces manifestations, auxquelles le peuple de la capitale ne prit aucune part. On ne pouvait en effet contester sérieusement au président, dans les circonstances suprêmes où il était placé, le droit de changer ses ministres.

Bien qu’il ne fût pas encore officiellement installé, le congrès crut le moment venu de se mêler à la politique active et de tenter une démarche qui constatât son existence politique. Dans la nuit du 31 octobre, le vapeur Talca, de la compagnie anglaise du Pacifique, partait secrètement pour les îles Chinchas, ayant à son bord le secrétaire de la légation chilienne porteur d’une communication adressée par le congrès à l’amiral Pinzon. Le commandant des forces espagnoles fit à cet envoyé un accueil poli, mais réservé ; il dut lui répondre que ses instructions ne l’autorisaient à traiter qu’avec le Pérou. Les membres du congrès crurent que cette réponse leur avait été faite parce qu’ils ne s’étaient pas encore officiellement constitués. Ils se trompaient : une seconde démarche qu’ils essayèrent un peu plus tard auprès de l’amiral Pareja, successeur de l’amiral Pinzon, n’eut pas plus de succès, bien que leurs séances fussent déjà ouvertes. Pouvait-il en être autrement ? A quel titre le congrès sud-américain voulait-il se faire représenter auprès du commandant des forces espagnoles ? Pouvait-il avoir une existence officielle aux yeux de l’agent militaire d’une puissance européenne ? Il n’était pas encore, comme le parlement de Francfort, une diète diplomatiquement accréditée, formant la tête d’une grande confédération et constituant elle-même un gouvernement. En présence du corps diplomatique ordinaire, résidant au Pérou, chacun des membres du congrès ne représentait même pas aux yeux de l’amiral espagnol le gouvernement qui l’avait envoyé à Lima. On comprend du reste que, fidèle à une pratique ordinaire de la guerre, M. Pareja, comme M. Pinzon, ait tenu à séparer les adversaires qui se présentaient à la fois, et ait insisté pour n’avoir affaire qu’à l’un d’eux, le seul qui l’intéressât réellement.

Repoussée dans ses tentatives de négociation, l’assemblée sud-américaine n’en serait pas moins intervenue d’une manière utile dans le conflit hispano-péruvien, s’il faut en croire un article inséré dans l’un des journaux les plus importans de Lima sous le titre de Révélations. D’après cet article, le gouvernement du général Pezet aurait invoqué l’appui du congrès pour le soutenir dans sa lutte contre les exagérations de la chambre péruvienne. Les membres de l’assemblée sud-américaine, se jugeant supérieurs, comme représentans de la patrie commune, aux députés du pays, auraient suspendu l’effet de la loi du 13 septembre, et ce serait en vertu, de leur autorisation formelle que le cabinet de Lima aurait pu se dispenser de déclarer la guerre à l’Espagne. Cette version du Comercio n’a rien d’invraisemblable ; elle a été admise sans difficulté au Pérou, et nous avons tout lieu de la croire conforme à ce qui s’est réellement passé. Bien que représentant les opinions les plus avancées, les députés du congrès ont tous pris une part plus ou moins directe à l’administration des affaires publiques dans leur pays ; ils ont donc tous pu acquérir un peu de ce sens pratique, de cette mesure politique que ne manque jamais de donner l’exercice du pouvoir. C’aurait été là, du reste, la dernière intervention de l’assemblée sud-américaine dans les événemens du jour ; elle n’aurait pris aucune part aux négociations, qui ont été conduites par l’une des individualités les plus remarquables du Pérou, le général Vivanco. De manières élégantes, d’un esprit habile et insinuant, d’une énergie sans brutalité, cet ancien président du Pérou est parvenu à calmer sur plusieurs points les susceptibilités de l’amiral espagnol, et il a fait certainement pour son pays. tout ce que lui permettaient les difficiles conjonctures où il était placé.

C’est au moment où l’amiral Pareja venait embosser son escadre devant Callao, où la chambre péruvienne se déclarait en permanence, où le général Pezet, enfermé dans l’arsenal, acceptait enfin l’ultimatum qui lui était signifié, c’est alors que l’on apprenait au Pérou la chute du gouvernement bolivien, succombant sous une émeute de quelques hommes provoquée par un bas officier. Pendant cette succession d’événemens qui constataient d’une façon si triste et si vraie l’impuissance de ces états à se gouverner eux-mêmes et à se défendre au dehors, le congrès annonçait officiellement, un peu trop bruyamment peut-être, qu’il avait signé « premièrement un traité d’union et d’alliance défensive entre les républiques représentées dans l’assemblée, en second lieu un traité destiné à assurer la conservation de la paix entre lesdits états. »

Est-ce là l’obscur commencement d’une grande œuvre ? Les efforts de quelques hommes politiques parviendront-ils à établir les élémens de cette fédération qui doit communiquer à l’Amérique latine cette puissance que des institutions analogues ont déjà donnée à une autre partie du même continent ? Une race nouvelle se forme dans ces jeunes états de la fusion de tous les peuples que plusieurs siècles y ont violemment réunis. Les restes des anciennes familles espagnoles disparaissent peu à peu. Le sang indien, qu’aucune défaveur de caste n’a jamais frappé sérieusement, apporte à la descendance affaiblie des conquérans la sauvage énergie de sa sève. Élégante et vigoureuse de formes, douée de passions ardentes, d’une intelligence peut-être trop rapide parce qu’elle est exposée à rester superficielle, possédant l’esprit de ruse, bien qu’elle ait des manières expansives, d’une imagination vive et poétique, — sa littérature naissante le prouve, — cette race hispano-américaine a semblé jusqu’à présent manquer d’une qualité essentielle : elle a été impuissante à constituer un gouvernement stable. Dieu lui a donné, du Mexique à l’extrémité du Chili, un splendide domaine ; mais l’immensité même de cet espace ne sera-t-elle pas un premier obstacle à l’établissement de la nouvelle confédération ? Les trente-deux millions d’habitans qui la peupleraient seraient répartis sur une surface de trois cent quatre-vingt-dix milles carrés, c’est-à-dire qu’une population numériquement inférieure à celle de la France devrait occuper et détenir un territoire trente-huit fois plus grandi Comprend-on quelles étendues vides, inconnues, recèleraient les profondeurs du nouvel état ? Comment établir la cohésion politique nécessaire entre des pays si séparés, si lointains ? Ne verrait-on pas, au sein même du congrès néo-latin, se réveiller l’antagonisme des élémens espagnol et portugais qui ensanglante encore aujourd’hui, avec une violence nouvelle, l’une des rives de la Plata ? Quelle serait d’ailleurs l’impuissance du gouvernement central à faire exécuter ses volontés ! Quelles difficultés ne rencontrerait-il pas pour transmettre même ses ordres à de telles distances, des bords du Pacifique à ceux de l’Océan, à travers les solitudes de l’intérieur ou les tempêtes du cap Horn ! La nature, les circonstances, ne sont-elles donc pas, quant à présent, opposées à un projet dont il convenait toutefois de constater la grandeur, et dont la réalisation appartiendra peut-être à un avenir moins éloigné que nous ne le croyons aujourd’hui ?


J. DE LASSEUBE.

V. DE MARS.

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  1. Correo d’Ultramar, février 1862.