Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1845
14 novembre 1845
Nous venons d’assister, non pas à une modification politique du cabinet, mais à un arrangement intérieur. M. le maréchal Soult, tout en conservant encore la présidence du conseil, n’est plus ministre de la guerre, et il a pour successeur, dans le département qu’il a si long temps occupé, M. Moline de Saint-Yon. Cette fois, M. le duc de Dalmatie a persisté dans la résolution, souvent annoncée, de s’isoler du mouvement des affaires, et, s’il ne l’a pas entièrement accomplie, c’est grace aux prières, aux instances, tant de ses collègues que de la couronne. Jamais M. le maréchal Soult n’avait été plus hautement proclamé homme nécessaire, indispensable. On voulait surtout éviter que par une retraite définitive il ne rendît vacante la présidence. Aussi s’est-on prêté à tous les arrangemens qui pouvaient lui être agréables ; tous ses désirs ont été des lois, sauf un seul néanmoins. M. le marquis de Dalmatie ne sera pas ambassadeur auprès du saint-siège ; M. Rossi restera à Rome ; il y passera sans doute l’hiver, et M. de Bois-le-Comte retourne momentanément à La Haye.
C’est, à vrai dire, M. le maréchal Soult qui a nommé lui-même son successeur ; c’est de sa main que ses collègues et la couronne ont voulu prendre un ministre de la guerre. On avait passé en revue bien des lieutenans-généraux ; après avoir comparé, pesé les candidats, on a fini par trouver plus commode pour tout le monde d’élever au poste devenu vacant par la retraite du maréchal un de ses collaborateurs. De cette façon, ce n’était plus qu’une affaire de famille. Voilà comment M. Moline de Saint-Yon s’est trouvé tout à coup ministre de la guerre. Que de gens dont l’ambition s’évertue, qui intriguent sans réussir, qui s’agitent sans arriver ! Voici une fortune politique née tout entière des circonstances. Il a été dans les convenances de chacun de donner le portefeuille de la guerre à un administrateur modeste et jusqu’à présent obscur. On n’a pas été arrêté par la considération que M. de Saint-Yon était bien nouveau dans le grade de lieutenant-général ; on l’a même fait ministre sans qu’il fût membre de l’une ou l’autre chambre, et on lui a donné la pairie le même jour que le portefeuille. Peut-être, au sein de la chambre des pairs, le procédé sera-t-il tenu pour cavalier ; ce n’est pas, au surplus, la première fois que le cabinet aura blessé la pairie. Tout s’est donc aplani devant M. de Saint-Yon. Enfin, pour couronner tant de bonheur, cette élévation si soudaine n’a pas soulevé de tempête. À ceux qui se sont enquis des antécédens de M. le général Saint-Yon, ses amis ont répondu que c’était un bon administrateur, et qu’il s’était acquitté avec distinction de quelques missions quasi diplomatiques. C’est seulement en présence des chambres qu’il sera possible d’apprécier le nouveau ministre.
Maintenant, quelle sera l’attitude de M. le maréchal Soult devant le parlement ? Il n’aura plus désormais à défendre son administration comme chef du département de la guerre, et sans doute il ne se propose pas de faire son début dans les questions de politique générale. Il est permis de penser que le rôle singulier auquel se prête aujourd’hui M. le duc de Dalmatie le fatiguera bientôt, et que dans deux ou trois mois les circonstances poseront de nouveau la question de la présidence du conseil, question qui n’a pas été résolue, mais éludée. Puisque l’évènement a prouvé que, lorsque M. le maréchal Soult parlait de son dégoût des affaires, son langage était sérieux, pourquoi ses collègues n’ont-ils pas pris une résolution vraiment politique ? D’ici à quelques semaines, la tribune sera rouverte ; alors la meilleure sauvegarde du cabinet sera dans le talent, dans la parole de M. le ministre des affaires étrangères. N’était-il pas naturel que l’homme qui caractérise la politique dit cabinet en eût enfin la présidence ? Ce n’était pas tant à M. Guizot de la briguer qu’à ses collègues de la lui déférer ; c’eût été là un acte de courage qui eût mis tout le monde, le ministère comme l’opposition, dans une situation vraie. Il serait étrange que M. Guizot eût trouvé à ce sujet, chez quelques-uns de ses collègues, non-seulement une grande froideur, mais l’intention marquée de l’écarter d’un honneur qui doit lui revenir forcément, quoi qu’on ait fait pour l’en priver. Peut-être a-t-il pu reconnaître cette pensée dans certains avis officieux qu’on ne lui a pas épargnés sur les dangers de la présidence. Ces avis, venus d’hommes qu’il a pris par la main pour les faire monter avec lui au pouvoir, ont pu amener sur ses lèvres un amer sourire. M. Guizot n’a-t-il pas le droit, en effet, de s’étonner de la prudence de ses collègues ?
Nous touchons ce point avec d’autant plus de franchise que nous ne sommes point les apologistes de la politique de M. le ministre des affaires étrangères ; nous ne sommes ici préoccupés que de la vérité des choses. Le pouvoir a tout à gagner à se faire représenter en première ligne par les hommes supérieurs. La couronne a été vivement contrariée par la retraite de M. le maréchal Soult comme ministre de la guerre. Le premier considérant de l’ordonnance en vertu de laquelle M. le duc de Dalmatie conserve la présidence du conseil énonçait seulement la retraite du maréchal Soult comme ministre de la guerre ; c’est le roi qui a ajouté de sa main les mots : À notre très grand regret. L’expression d’un tel sentiment est aussi politique qu’honorable pour celui qui en est l’objet. Le roi comprend fort bien que c’est un affaiblissement peur l’armée de n’être plus commandée par le doyen des maréchaux de France. Ce qui est vrai dans l’ordre militaire ne l’est pas moins dans l’ordre que. Si la présidence de M. le maréchal Soult a, aux yeux de quelques personnes, l’avantage d’empêcher celle de M. Guizot, ceux qui se réjouissent de ce résultat ne doivent pas non plus se dissimuler qu’un tel arrangement met à découvert les faiblesses intérieures du cabinet. Un président nominal, honoraire, on peut le dire, désormais sans pouvoir ; un ministre principal auquel on ne veut pas donner le titre et l’autorité qui sembleraient devoir lui appartenir ; puis d’autres ministres qui craignent d’être présidés par le plus éminent d’entre eux : y a-t-il dans tout cela une grande force de cohésion et une attitude bien imposante ?
Une des nominations qui, dans le département de la guerre, accompagnent celle de M. le général de Saint-Yon n’est pas sans importance : c’est celle de M. le général Delarue comme directeur des affaires d’Afrique. Elle prouve que, dans la pensée du cabinet, le temps du gouvernement civil pour l’Algérie est loin d’être arrivé, puisqu’une administration qui embrasse toute l’organisation africaine, les rapports civils et commerciaux aussi bien que la justice, les cultes et les travaux publics, est confiée à un maréchal-de-camp. Nous sommes loin de blâmer la nomination de M. Delarue ; cet officier-général connaît l’Algérie et le Maroc, et, dans le nouveau poste où il est appelé, son expérience peut être fort utile. Seulement il faut reconnaître combien les derniers évènemens ont modifié-, au sein du cabinet, la manière d’envisager et de conduire les affaires d’Afrique.
Ne nous faisons pas illusion : la véritable direction de ces affaires est pour long-temps encore dans les mains des généraux en chef qui commanderont dans l’Algérie ; elle dépend surtout aujourd’hui de M. le maréchal Bugeaud, auquel on ne saurait, sans une injustice extrême, refuser l’expérience et les qualités nécessaires pour mener à bien la guerre difficile dont il est chargé. Si, comme le prétendent ici quelques esprits passionnés, M. le duc d’Isly n’entendait rien aux plans et aux desseins d’Abd-el-Kader, qui donc pourrait se flatter de les comprendre et de les pénétrer ? Laissons ces tristes exagérations, et sachons attendre avec quelque patience des résultats dont la plus brillante ; valeur ne saurait devancer l’époque. Il n’est au pouvoir de personne d’empêcher la saison des pluies d’arriver. M. le maréchal Bugeaud, qui a quitté la France muni de l’autorisation d’entrer dans le Maroc pour y poursuivre l’émir, ne pourra probablement y pénétrer qu’au printemps. Il a déjà fait sentir sa présence aux Arabes par de vigoureux coups de main.
Nous devons aux derniers évènemens d’avoir pu éprouver la rapidité de nos transports pour conduire des troupes en Afrique. Les deux points d’embarquement ont été Port-Vendres et Toulon. L'Asmodée s’est rendu en trente-six heures à Alger, le Descartes en trente-huit à Stora. Avec nos bateaux à vapeur, nous avons pu jeter en un clin d’œil sur les côtes d’Afrique plus de douze mille hommes et quinze cents chevaux, avec vivres et matériel. Ces résultats, facilement obtenus, doivent nous inspirer une juste confiance pour l’avenir d’une colonie placée sous l’action si immédiate, de la métropole.
Au moment où l’Algérie exige de notre part de nouveaux efforts, faut-il exciter le gouvernement à tenter l’œuvre d’une autre colonisation plus lointaine, et que l’inclémence du climat sur plusieurs points des côtes peut rendre si périlleuse ? Quelques esprits ardens, aventureux, n’hésitent pas à prêcher une croisade pour la conquête et la colonisation de Madagascar nous montrent Madagascar dominant tout le littoral africain, devenant le centre des relations du Cap, de tout le littoral oriental de l’Afrique, de l’Arabie, et de la côte occidentale de l’Inde. Ils demandent si on négligera de s’emparer de cette admirable position, d’où la France peut surveiller les mouvemens du monde asiatique. Pendant que l’Angleterre et la Russie se disputeraient l’Asie, nous serions par Madagascar et l’Algérie les maîtres de l’Afrique. C’est possible ; mais commençons d’abord par la colonie qui est à cinquante heures de la France, et laissons sa tâche à l’avenir. Si l’esprit et l’imagination peuvent tout embrasser d’un coup d’œil, l’action politique d’un gouvernement sage ne doit procéder que par développemens successifs.
En deux mots, voici l’état de la question pour ce qui concerne Madagascar. Le droit est pour nous. Il y a précisément deux siècles, en 1642, en 1648, la France fit acte de souveraineté sur la terre de Madagascar : sous Louis XIV, Louis XV et Louis XVI, cette souveraineté fut exercée, tant par des délégations à des compagnies particulières que par des gouverneurs-généraux. La convention nationale et Napoléon songèrent à coloniser le sol malgache. Enfin, aux termes des traités de 1814, l’Angleterre s’engagea à restituer à la France les colonies et les établissemens qu’elle possédait au 1er janvier 1792, à l’exception de Tabago, de Sainte-Lucie, de l’Île-de-France et de ses dépendances. Or, au nombre des colonies et des établissemens possédés par la France en 1792, était Madagascar. À la fin de 1815, le gouverneur anglais de l’île Maurice, sir Robert Farquhar, imagina de considérer comme une dépendance de cette île nos établissemens de Madagascar. Cette interprétation était tellement judaïque, que le cabinet de Saint-James n’entreprit pas de la soutenir, et il donna l’ordre de remettre à l’administration de Bourbon les anciens établissemens français de Madagascar, dont sir Robert Farquhar s’était emparé. Peut-on désirer une plus éclatante reconnaissance des droits de la France ?
Ces droits que la restauration a maintenus par ses négociations, par des essais d’établissement sur certains points, et par une expédition, ces droits sont entiers aujourd’hui. Il appartient à la France de les exercer dans la mesure qu’elle jugera la plus convenable à ses intérêts. Ce ne peut être que dans la pensée de faire un acte conservatoire de ces droits sans préjuger l’avenir, qu’on peut projeter une expédition sur Madagascar. Si le ministère veut faire sentir la puissance de nos armes à la population belliqueuse des Hovas, qu’il n’oublie pas qu’il est un soin au moins aussi nécessaire c’est de ne rien faire qui puisse amoindrir notre situation. Est-ce encore avec l’Angleterre que nous allons agir ? C’est précisément contre elle qu’au fond nous avons à surveiller et à défendre des droits qu’elle a souvent contestés. Dans cette question plus que dans toute autre, le cabinet doit résister aux séductions de la cordiale entente ; ce qui importe surtout aujourd’hui, c’est de sauvegarder l’avenir. La colonisation de Madagascar est un de ces problèmes dont la prudence ordonne de mûrir l’examen. Indépendamment des difficultés qui nous occuperont long-temps dans l’Algérie, la question de Madagascar est elle-même trop obscure pour recevoir une solution prochaine. On est encore sans idées positives sur l’étendue des sacrifices d’hommes et d’argent qu’exigerait cette grande entreprise. Seulement aujourd’hui il ne faut pas que le gouvernement de 1830 se montre moins habile et moins ferme que la diplomatie de la restauration, qui a su défendre nos justes prétentions à la souveraineté de Madagascar contre les éternels rivaux de notre puissance maritime.
Pour assurer l’accroissement raisonnable et successif de cette puissance, qui est l’agent nécessaire des tendances commerciales et pacifiques de notre siècle, il faut reconnaître qu’en France tous les partis, toutes les opinions, sont d’accord. Le ministère de la marine reçoit chaque année des chambres des excitations salutaires bien faites pour l’éclairer, le soutenir dans sa tâche laborieuse. Un ingénieur de la marine et un contre-maître viennent de partir pour la Corse ; ils sont allés reconnaître jusqu’à quel point les bois des forêts de cette île seraient propres aux constructions navales. Si l’on compte sur la Corse pour combler les vides causés par le sinistre du Mourillon, nous croyons qu’on s’abuse : la Corse ne produit pas les chênes, qui sont pour la marine les meilleurs matériaux. Pourquoi d’ailleurs chercher au loin ce que nous avons si près de nous ? Dans le département de l’Allier, sur les bords d’une rivière navigable, dans la belle forêt de Tronçais, une futaie de trois mille hectares au moins renferme pour plus de trente millions d’arbres de forte dimension, et parvenus au terme de leur croissance. Un grand nombre même, un sixième environ, est sur le retour, et c’est ainsi qu’une masse considérable de produits si précieux pour notre marine perd annuellement plus de cinq cent mille francs de sa valeur. Pourquoi donc M. le ministre des finances ne mettrait-il pas une si riche forêt à la disposition de M. le ministre de la marine ? Ne peut-on revenir sur un aménagement même homologué par ordonnance royale, quand il est avéré que cet aménagement préjudicie aux véritables intérêts de l’état ?
Nous ne saurions trop exploiter toutes nos ressources dans le mouvement général qui pousse chaque peuple à perfectionner ses moyens de bien-être et d’activité. Maintenant c’est à qui aura les meilleures voies de transport, les communications les plus rapides. Dans ces derniers jours, nous avons été témoins d’une tentative pour enlever à la France le transit de la malle anglaise de l’Inde au profit de l’Allemagne et de la Belgique. Un spéculateur qui ambitionne depuis plusieurs années l’exploitation des transports de Bombay à Londres, le lieutenant Waghorn, avait de longue main préparé un voyage qui devait réaliser la plus grande célérité possible en débarquant à Trieste, au lieu d’arriver d’Alexandrie à Marseille. Cependant comparé au voyage par Marseille, le passage par Trieste a eu pour résultat quatorze heures de retard, et le lieutenant Waghorn n’avait avec lui que quelques dépêches, tandis que la malle de Marseille contenait, dans un fourgon fort lourd, plus de trente boîtes renfermant chacune cinq mille lettres. Encore ne parlons-nous pas, pour les expériences futures, de la difficulté ou de l’impossibilité de traverser les Alpes en hiver. Néanmoins, cette tentative, l’empressement avec lequel les gouvernemens de l’Autriche, de la Bavière, du Wurtemberg, de la Prusse, du grand-duché de Bade et de la Belgique l’ont secondée, nous doivent servir d’avertissement pour améliorer le plus vite possible nos voies de communication. Il est un moyen décisif : c’est la prompte construction des trois chemins de fer qui doivent rapprocher si fort la Méditerranée de l’Océan. Quand un triple rail-way courra de Marseille à Boulogne, il n’y aura plus pour nous de rivalité redoutable, dussent même nos concurrens multiplier les tronçons de chemins de fer de Trieste à Ostende. C’est par la nature même des choses que le transit par la France est le plus prompt et le plus facile. Sachons donc tirer profit de tous nos avantages d’une manière rapide et complète. Cette fois, l’Allemagne ne se contente plus d’exécuter des chemins de fer ; elle vient porter chez nous la guerre de la concurrence. On dirait en vérité que nous avons changé de rôle ; c’est maintenant la France qui est attardée par sa propre lenteur.
L’état des récoltes, dans une grande partie de l’Europe, a sérieusement, inquiété les esprits ; mais les craintes que l’on avait d’abord conçues commencent à se dissiper. On a fini par s’apercevoir qu’on s’était exagéré le mal. C’est en Angleterre surtout que les inquiétudes ont été vives. La peur de la disette y est, pour ainsi dire, endémique, soit qu’en réalité les produits du sol y suffisent à peine aux besoins, soit que la séparation d’avec le continent y prédispose les esprits à s’effrayer facilement. Ces appréhensions excessives sont fâcheuses, car elles ébranlent le crédit et troublent le cours régulier des transactions. Le ministère anglais a trouvé la situation assez grave pour en délibérer à plusieurs reprises. Il a même agité la question de savoir s’il ne conviendrait pas d’ouvrir, par mesure provisoire, les ports de la Grande-Bretagne aux grains étrangers. Cependant, après s’être assemblé quatre fois dans une semaine, le conseil des ministres s’est séparé sans rien conclure, sans prendre d’autre résolution que celle d’ordonner une enquête, par laquelle on saura simplement avec plus d’exactitude ce qu’on aurait appris par les mercuriales et les prix courans des marchés. Il est remarquable qu’on n’ait jamais pu, ni en Angleterre ni en France, dresser un état vraiment fidèle des ressources ordinaires de la production. Chez nos voisins, on s’est arrêté au parti de ne plus mesurer la production que par la consommation. En France, dans les dernières enquêtes de 1811 et de 1817, on a pris pour base des évaluations le nombre présumé des hectares cultivés en céréales et le produit moyen approximatif de chaque hectare. L’un et l’autre procédé n’ont guère abouti qu’à des données vagues et incertaines.
La situation plus ou moins délicate de l’Angleterre et de la Belgique a fait naturellement tourner les regards vers la France. Dieu merci, il n’y a pas même chez nous l’apparence d’un danger. Toutefois, nous avons eu nos alarmistes, qui ont commencé par réclamer des mesures exceptionnelles, sous prétexte que l’Angleterre pourrait venir bientôt épuiser nos réserves pour combler le déficit de ses récoltes. On ne demandait rien moins au gouvernement que d’interdire par ordonnance l’exportation des grains, c’est-à-dire que, pour combattre un danger imaginaire, on aurait suspendu la loi et compromis toutes les opérations commencées sous son égide. Il est vrai que ceux qui avaient débuté par soutenir cette thèse singulière n’y ont pas persisté. Pour garder une contenance, on a entrepris de faire d’une manière générale le procès à la législation actuelle. La loi de 1832, qui nous régit, est pour l’exportation des grains, la plus libérale qui jamais ait existé en France. Est-ce un mal ? Depuis treize ans que nous vivons sous l’empire de la loi de 1832, le commerce s’est surtout servi de sa liberté pour assurer l’alimentation du pays, et la liberté, mieux que toutes les prohibitions, a écarté le danger d’une disette. Quel triste contraste, si l’on se reporte au dernier siècle, où presque toujours l’exportation fut interdite, où aussi les disettes en France furent si fréquentes et presque périodiques ! Veut-on nous conseiller aujourd’hui, à titre de progrès, de retomber dans ces anciens erremens, dont l’expérience a démontré le danger ? C’est surtout à des lois aussi délicates que celles qui concernent les subsistances qu’il faut se garder de toucher témérairement.
Mais il est d’autres questions sur lesquelles il est vraiment utile et politique d’éveiller la sollicitude du gouvernement ; nous voulons parler de nos rapports commerciaux avec la Belgique. Le ministère belge, loin de paraître disposé à faire à la France des concessions si long-temps attendues, argumente de son impuissance à obtenir des chambres de Bruxelles la prolongation de la convention du 16 juillet 1842, et il déclare que de nouvelles modifications en faveur de la Belgique lui sont indispensables. Dans un sens contraire, M. Guizot tient le même langage, et certes il est autrement fondé que le cabinet belge à s’appuyer sur l’autorité parlementaire pour exiger des changemens à la convention de 1842. Qui ne se rappelle le blâme explicite dont la commission de la loi de douanes a frappé cette convention dans le mois de mars de cette année ? À cette époque, le ministère fut obligé d’adhérer à un amendement par lequel on lui recommandait de ne prolonger le traité au-delà du terme de rigueur qu’autant que la Belgique nous accorderait des compensations suffisantes. C’est alors que M. Guizot lui-même, du haut de la tribune, adressa plusieurs reproches à nos voisins sur leur conduite à notre égard depuis 1842. Il ne paraît pas les avoir convaincus, si l’on considère les difficultés qui arrêtent en ce moment les négociations entre les deux pays.
M. le ministre des affaires étrangères désespère sans doute d’amener la Belgique à éteindre la contrefaçon ; aussi on assure qu’il s’occupe de négocier avec la Grande-Bretagne et la diète germanique pour obtenir la réciprocité entre la France, l’Angleterre et l’Allemagne, en fait de propriété littéraire. Il est bon de constater que dans cette circonstance M. Guizot défère aux vœux exprimés le printemps dernier par plusieurs députés, entre autres par l’honorable M. Vivien. Si l’on pouvait arriver, disait ce dernier, à des traités sur la propriété littéraire avec la Prusse, l’Angleterre, la Saxe, on parviendrait à bloquer, pour ainsi dire, la Belgique, et à détruire son industrie de contrebande. » Il importe d’autant plus de se hâter, que des ateliers de contrefaçon se sont établis sur les bords du Rhin, à Mayence, à Cologne surtout. Le mal est grand, mais le remède est simple, et nous l’avons sous la main. La législation des différens états de l’Allemagne reconnaît la propriété littéraire pour les pays qui offriront la réciprocité. Il est temps de commencer le siége en règle de la contrefaçon littéraire, de réduire, comme nous l’avons demandé depuis, long-temps, les peuples contrefacteurs à leur seule consommation, et de concentrer le mal dans son propre foyer. Il y a là, pour la France, un intérêt commercial, un intérêt d’honneur, que notre diplomatie doit servir et protéger. En défendant à la tribune le traité conclu avec la Sardaigne, M. le ministre des affaires étrangères se félicitait d’avoir fait un premier pas pour établir en Europe le principe général de la propriété littéraire et de la suppression de la contrefaçon. Il doit penser que le moment est venu, pour lui, de donner à ses paroles la sanction des actes, surtout quand il voit les résistances de la Belgique aux plus justes demandes.
Les voyages de l’empereur Nicolas ont toujours eu le privilège d’occuper l’attention de l’Europe, qui suit avec curiosité les pérégrinations incessantes du touriste couronné. Cette fois, si le czar a encore quitté ses états, ce n’est pas uniquement pour accompagner l’impératrice à Palerme. La nouvelle course de l’empereur a un but politique qui n’est pas sans gravité. La constante ambition de la Russie, on le sait, est de se concilier les sympathies des populations slaves, et d’exercer sur elles une profonde et intime influence. C’est dans ce dessein qu’en 1800 la politique russe fit épouser la grande-duchesse Alexandra-Paulowna, fille de l’empereur Paul, à l’archiduc Joseph, le père même du jeune archiduc Étienne. Il serait difficile d’exprimer la sensation que produisit sur les populations slaves de la Bohême et de la Hongrie la présence d’une princesse professant la religion grecque ; la cour de Vienne s’en inquiétait visiblement, lorsque la grande-duchesse Paulowna vint à mourir en 1801. Aujourd’hui les mêmes vues dictent au cabinet de Saint-Pétersbourg la même conduite. L’empereur Nicolas veut marier sa fille, la grande-duchesse Olga, à l’archiduc Étienne. La cour de Vienne cède à cette volonté, mais à contre-cœur, et cette fois la cour et le peuple sont animés des mêmes sentimens, car les populations autrichiennes ont pour la Russie et le czar assez peu de sympathie. L’empereur Nicolas n’a guère pour partisans que M. le prince et Mme la princesse de Metternich, qui ont réussi à vaincre les répugnances de la famille impériale. Cependant la cour de Vienne n’a pas consenti au mariage de l’archiduc Étienne sans stipuler certaines conditions. Elle a exigé de l’empereur Nicolas un meilleur traitement pour ceux de ses sujets qui appartiennent à la foi catholique ; elle lui a demandé de s’entendre avec la cour de Rome à cet égard. Voilà, assure-t-on, la cause réelle du voyage du czar en Italie. L’empereur aurait tout accordé, excepté le changement de religion de la grande-duchesse Olga. Les journaux qui parlent de la conversion de cette princesse au catholicisme ne peuvent être pris au sérieux. Jamais l’empereur, dit-on, n’y donnera son consentement. Quelle autorité morale aurait sur des populations slaves une fille du czar qui aurait abdiqué la religion grecque ? Que gagnerait l’empereur à blesser ainsi les susceptibilités religieuses de ses propres sujets ? Non, le czar n’a pas cédé et ne cédera pas sur un point aussi essentiel, et c’est sur d’autres objets qu’il a promis des concessions que les deux cours de Vienne et de Rome feront bien de consacrer par un traité en bonne forme. L’empereur Nicolas est d’humeur mobile et fantasque ; ses passions d’ailleurs pourraient lui faire oublier ses promesses. Que le gouvernement autrichien et le saint-siège ne laissent pas échapper cette occasion de mettre les sujets catholiques du czar sous la sauvegarde d’une convention écrite.
Rome a dans les mains d’importantes affaires, dont la conclusion intéresse gravement la catholicité. Le gouvernement espagnol est en instance auprès d’elle pour en obtenir la reconnaissance de la reine Isabelle. Il demande aussi l’approbation de la vente des biens ecclésiastiques, en s’engageant à assurer au clergé une juste indemnité. La cour de Rome aurait-elle raison de continuer à éluder, comme elle l’a fait depuis huit mois, la solution des difficultés pendantes ? Est-elle certaine d’avoir toujours à traiter avec un ministère qui fasse autant de sacrifices que le cabinet Narvaez au désir de se réconcilier avec le saint-siège ?
Pendant quelque temps, tout annonçait que le différend de M. Alleye de Cipreye avec le gouvernement de Mexico se terminerait à l’amiable. Nous l’avons dit, et alors nos informations étaient exactes. Depuis, la scène a changé, et en vérité, quand on est en face de ces jeunes et sauvages républiques de l’Amérique espagnole, il devient presque naïf de faire fonds sur les vraisemblances les plus raisonnables. Ce que ces gouvernemens voulaient hier, ils ne le veulent plus aujourd’hui. Ces démocraties au berceau ont toutes les violences et les caprices du pouvoir absolu.
Les négociations de M. de Bourqueney auprès de la Porte pour obtenir le redressement de certains griefs au sujet des affaires du Liban n’ont eu qu’un demi-succès, et il est à regretter que notre ambassadeur ait bruyamment dénoncé un ultimatum qu’il devait en partie abandonner plus tard. Ainsi l’assassin du père Charles ne subira pas un nouveau jugement comme M. de Bourqueney l’avait demandé, mais simplement une réprimande et un exil momentané ; puis, l’indemnité réclamée par notre ambassadeur pour compenser les pertes qu’avaient éprouvées nos compatriotes par l’évacuation temporaire du Liban, si elle a été accordée en principe, est tellement minime, qu’elle devient chose dérisoire. Ce n’est pas par de semblables résultats que sera fortifiée notre autorité morale auprès du gouvernement turc. L’espèce d’interrègne qui, à Constantinople, avait succédé à la chute de Riza-Pacha, est enfin terminé, et le pouvoir revient aux mains de Rechid-Pacha qui nous quitte dans quelques jours pour aller diriger le département des affaires étrangères. Avec Rechid-Pacha, des idées sages de réforme intérieure et, pour ainsi dire, les principes constitutionnels vont reparaître dans le divan : nous y applaudirions sans réserve, si la partialité que l’ambassadeur qui nous quitte a témoignée, dans plusieurs circonstances, en faveur de l’Angleterre ne nous revenait à l’esprit. Toutefois les leçons du temps et de l’expérience ne sauraient être perdues pour une intelligence vraiment politique. Rechid-Pacha a pu se convaincre que la France est sincère quand elle professe le principe de l’indépendance de l’empire ottoman, et cette persuasion doit, à la longue, modifier à notre égard les sentimens de cet homme d’état.
En Suisse, les passions politiques ont pour aliment un procès fameux. Des révélations secrètes et une enquête habilement conduite ont amené la découverte de l’assassin de M. Leu. Ce misérable a fini lui-même par avouer son crime ; il en avait conçu la pensée première par vengeance, par intérêt personnel, puis il y aurait été encouragé par des personnages du parti radical qui lui auraient promis jusqu’à 70,000 francs, s’il exécutait le coup qu’il avait prémédité. Cependant M. Casimir Pfyffer a été arrêté, non qu’il ait pris part au complot ; mais, suivant l’enquête, il en aurait eu connaissance et ne l’aurait pas révélé, comme sa qualité de membre du grand conseil lui en faisait particulièrement un devoir. M. Casimir Pfyffer, d’une famille historique en Suisse, était un des principaux chefs du précédent gouvernement libéral de Lucerne. Froid, réservé, peu sociable même, il a néanmoins toujours passé pour un homme parfaitement honorable, et il est véritablement au-dessus du soupçon d’avoir pu prendre part à un assassinat politique. Le gouvernement de Lucerne a fait, nous le croyons, une faute en prenant une mesure aussi rigoureuse contre un de ses adversaires les plus estimés. L’arrestation de M. Pfyffer, ordonnée provisoirement par le juge instructeur de l’enquête, a été confirmée par le grand conseil. Au reste, il y a quelque chose de plus important que l’arrestation du docteur Pfyffer, c’est l’esprit qui continue d’inspirer la fraction extrême du parti radical, c’est l’attitude menaçante que ce parti conserve dans le canton de Berne, malgré le fameux vote de confiance sur lequel on pourrait bien avoir fondé un espoir prématuré. Le grand conseil qui a rendu ce vote est nommé par une double élection ; il est composé en grande partie de fonctionnaires richement salariés, il ne représente donc une très imparfaitement le peuple bernois, qui semblerait plutôt vouloir donner son vote de confiance, du moins dans certains districts, aux chefs des corps-francs et aux ultra-radicaux. D’un autre côté, ces derniers se signalent par d’étranges violences, et renient leurs chefs les plus renommés, quand ceux-ci ne partagent pas toutes leurs illusions. C’est ainsi que les radicaux s’affaibliront eux-mêmes, et qu’on peut espérer voir par leurs fautes grossir le vrai parti libéral.
Si nous jetons les yeux sur le monde de la Bourse et de la Banque, nous trouverons la scène un peu changée. À la faveur exagérée qui se portait, il y a quelques semaines, sur les promesses d’actions de chemins de fer, a succédé une réaction vive : ni l’approche des adjudications des chemins de Strasbourg et de Tours à Nantes, ni l’annonce des adjudications de Creil à Saint-Quentin et de Lyon n’ont pu rendre aux négociations l’activité dont nous avons eu le spectacle. Néanmoins ce découragement passager ne change rien à la nature des choses ; ces grandes entreprises, si elles sont loyalement conduites, gardent toujours leur véritable caractère. Malheureusement les besoins de la fin de l’année se font déjà sentir, et l’argent, sans être devenu plus rare, se resserre. Il faut aussi tenir compte des ventes nombreuses réalisées à la Bourse de Paris par des capitalistes anglais qui se trouvaient trop engagés. C’est en Angleterre beaucoup plus qu’en France que l’argent est fait rare momentanément, parce que l’état de la récolte et les craintes qu’elle a inspirées ont effrayé les esprits et paralysé les opérations. Toutes les compagnies de Strasbourg ont tenu une sorte de congrès chez M. de Rothschild, que d’une voix unanime on a mis à la tête d’une fusion regardée comme nécessaire. Dans cette fusion, trois compagnies principales doivent entrer chacune sur le pied de 20 pour 100. Les autres compagnies y sont comprises dans la proportion de 5 pour 100. M. de Rothschild désirait cinquante mille actions, on lui en a attribué vingt-cinq mille. Pour le chemin de Tours à Nantes, plusieurs compagnies n’avaient pas leur capital ; elles ont eu recours à de puissantes maisons de banque, qui ont versé chez elles l’appoint qui leur manquait. Nous ne voulons pas croire facilement à une crise qui compromette sérieusement le commerce et l’industrie ; toutefois nous regrettons que le ministre placé à la tête des travaux publics ne se soit pas préoccupé davantage de la situation des affaires à la fin de l’année, et n’ait point, par une sage prévoyance, avancé l’époque des adjudications qui se préparent. On peut juger, par le peu de rapidité des remboursemens du chemin du Nord, de la lenteur avec laquelle les capitaux se dégageront pour servir aux besoins du mois de décembre et du mois de janvier. En embrassant, il y a quelques mois, toute la situation d’un coup d’œil juste et sûr, il eût été possible de prévenir une partie des inconvéniens qui viennent embarrasser la marche de grandes opérations utiles au pays.
Il vient de paraître à Francfort un ouvrage bien fait assurément pour piquer la curiosité, si son titre n’est pas faux et tient tout ce qu’il promet. Voici ce titre : le Cerf-Volant, dernier ouvrage de Jean-Paul[1]. Une œuvre nouvelle, une œuvre inédite de l’auteur du Titan, c’est une bonne fortune et très inattendue. Ne nous hâtons pas cependant de nous réjouir : on a souvent abusé de la confiance du public et attribué à des maîtres glorieux des œuvres plus que suspectes ; il convient en ces matières de vérifier sévèrement les titres de l’éditeur. Il y a quelques mois à peine, un écrivain allemand publiait un roman médiocre qu’il intitulait magnifiquement : le Piétiste, roman religieux par Jean-Paul ; or, l’auteur de ce livre est tout simplement un certain M. Goehring qui a pris ou a cru prendre le costume de Jean-Paul, espérant donner à sa prédication plus de charme et d’autorité : M. Goehring en a été pour ses frais de déguisement. L’ouvrage que nous annonçons n’est pas un spéculation de ce genre ; l’éditeur, parfaitement autorisé, est M. Ernest Foerster, le gendre et l’héritier de Jean-Paul, qui s’occupe depuis longues années à réunir les feuilles dispersées de l’illustre écrivain. Il n’y a donc aucun doute sur l’authenticité de ces curieuses pages ; seulement, ces pages forment-elles un livre ? et ce livre est-il celui que Jean-Paul avait promis ? L’éditeur enfin a-t-il raison d’annoncer ce dernier ouvrage de Jean-Paul, comme si c’était bien, en effet, une œuvre composée par l’auteur d'Hesperus, et non pas une série de fragmens réunis par une main étrangère ? Voici les lignes assez curieuses trouvées par M. Foerster dans les papiers de Jean-Paul, et qui lui ont inspiré l’idée de ce recueil :
« Il faut enfin que j’écrive mon dernier ouvrage ; il paraîtra précisément sous ce titre, ou sous cet autre, annoncé déjà, le Cerf-Volant, ou peut-être avec tous les deux ; mais, dans tous les cas, il aura la forme d’un journal hebdomadaire, comme le Spectateur anglais, par exemple… Dans ce dernier ouvrage, dans ce Cerf-Volant, il faut absolument que je mette (pour en finir une bonne fois avec moi-même) toute ma provision, aventures, apparitions comiques, remarques sur les hommes et les choses, sur Satan et sa grand’mère, vues politiques et philosophiques, sentimens, impressions, en un mot tout ce que j’ai encore au fond de mon pupitre et de ma cervelle… L’ouvrage sera donc une décharge générale de toute mon artillerie, une fête de toutes mes pensées donnée par moi à tous les esprits, un sabbat, une folle nuit, un charivari pour la noce de toutes mes idées.
On reconnaît le style de Jean-Paul, cette langue bizarre qui brouille tout, ces affectations naïves, ces recherches pleines d’ingénuité, mélanges de Rabelais et de Sterne manipulés au fond d’un laboratoire allemand par le plus singulier des alchimistes. M. Foerster a réuni pour ce sabbat, pour ce charivari, les plus curieux fragmens qu’il ait rencontrés dans le portefeuille de Jean-Paul. Nous n’avons donc pas, à vrai dire, l’ouvrage du célèbre humoriste, le livre qu’il méditait et que nous avons vu annoncé si plaisamment tout à l’heure ; c’est une main étrangère qui a fait ce recueil, et elle l’a revêtu d’un titre imaginé par Jean-Paul pour un livre qui n’existe pas.
Telle qu’elle est, toutefois, la publication de M. Foerster ne manque pas d’intérêt. Si ce n’est un roman par l’auteur d'Hesperus et de Siebenkaes, c’est du moins un supplément curieux aux fantaisies du poétique écrivain. Les fragmens rassemblés par M. Foerster sont de tout genre ; il y en a de gais, il y en a de sérieux ; il y a des bouffonneries intrépides et à côté de très graves méditations. Un des morceaux les plus vifs est celui qui porte ce titre : Seconde partie de la comédie bavaroise. La plaisanterie de Jean-Paul s’y émancipe plus que jamais et part au galop, la bride sur le cou : l’auteur veut tracer une sanglante satire de Munich, et sa verve hardie ne recule pas devant les plus cyniques inventions. Tournez la page, vous trouverez quelque série de maximes sur les sujets les plus sévères. Puis, ce sont continuellement les titres bizarres, les étiquettes extravagantes que Jean-Paul affectionne, plumes de l’aile, plumes de la queue, etc. Malgré cette variété singulière, peut-être trouvera-t-on que la préface citée plus haut n’est pas complètement justifiée. C’est à Jean-Paul surtout qu’il faut appliquer le mot spirituel de M. Royer-Collard : « On s’attend à de l’imprévu. » Ici, on devait s’y attendre doublement après les promesses de la préface. Certes, si Jean-Paul eût composé lui-même ce dernier ouvrage, s’il eût pu conduire en personne ce sabbat, ce charivari, cette danse éperdue dont il parle, la scène eût été plus vive et plus étourdissante. Remercions cependant l’habile éditeur à qui nous devons cette communication précieuse, et espérons que ce ne sera pas la dernière.
LES VOISINS, par Frédérique Bremer, traduit de l’allemand sur la seconde édition[2]. — Le nom de Mlle Bremer, à peine connu en France, est depuis long-temps célèbre en Angleterre et en Allemagne. Chaque production nouvelle de l’écrivain suédois retrouve à Berlin et à Londres les lecteurs empressés qui l’ont accueillie à Stockholm. La renommée de l’auteur des Voisins a passé les mers, et il n’est pas à cette heure de romancier plus goûté aux États-Unis. Un succès si général pourrait nous surprendre si nous cherchions à l’expliquer par des causes purement littéraires. On remarque, il est vrai, dans les romans de Mlle Bremer, un mélange peu commun de finesse et de grace, d’enjouement et de sensibilité ; une ame tendre et sérieuse a marqué de son empreinte chacun de ces paisibles récits. La vie de famille a rarement été décrite, sinon avec plus de vigueur et d’élévation, du moins avec plus de franchise et de vivacité piquante. Pourtant ces qualités ne sont pas de celles qui entraînent toujours les sympathies populaires. Ce qui a valu surtout à Mlle Bremer de nombreux lecteurs, c’est moins son talent que la direction même qu’elle a su lui donner. À une époque d’indécision, de tâtonnemens, d’essais plus ou moins téméraires, on doit féliciter l’écrivain qui reste fidèle au culte des ancêtres et à la vieille tendance du génie national. Il est arrivé à Mlle Bremer ce qui arrive à plus d’un talent naïf et délicat égaré au milieu des révolutions littéraires : elle est revenue d’instinct aux routes que de plus ambitieux désertaient, aux autels qu’ils avaient cru détruire ; elle pensait marcher seule, et la foule l’a suivie. Dans les littératures septentrionales, le roman a été de tout temps l’épopée de la vie domestique. On ne saurait impunément changer ce caractère, élargir ce cadre. Plus d’un effort stérile l’a prouvé au-delà du Rhin : jamais le roman n’y a tant couru les aventures, et jamais il n’a eu de plus fâcheux hasards. Le mérite de Mlle Bremer, ç’a été de rencontrer du premier coup la bonne veine, le filon inépuisable qu’on avait dédaigné, cette inspiration bienfaisante que donne seule la paix du foyer, et qui sera toujours chère aux hommes du Nord. Le romancier était d’accord cette fois avec la société calme et pieuse tour laquelle il écrivait. Faut-il s’étonner que d’unanimes hommages aient salué ses efforts ?
Il y a dans les littératures septentrionales toute une famille d’écrivains bien distincte : ce sont les peintres de la vie domestique, les rapsodes naïfs et charmans de la ferme et du presbytère. Cette famille littéraire, qui atteint son expression la plus élevée par Crabbe en Angleterre, par Voss en Allemagne, a pour représentans secondaires des romanciers nombreux et très recommandables, dont le dernier venu, et non pas le moins distingué à coup sûr, est Mlle Frédérique Bremer. L’auteur des Voisins vient renouer la tradition, reprendre le thème un peu oublié, au moment même on le genre qu’elle adopte s’altère et dépérit sous mille influences contraires. En Allemagne surtout, malgré quelques efforts dignes d’estime, la muse domestique semble en ce moment condamnée au silence, la fièvre des esprits a passé dans la société même, et l’humble rameau qu’a planté Hoelty perd chaque jour une de ses feuilles. Le succès qui s’attache aux doux récits venus de la Suède a tout le piquant d’une réaction. C’est un dernier retour à ce monde honnête et sérieux dont la physionomie va s’effaçant, et dont les mœurs patriarcales ne se retrouvent plus guère que dans quelques oasis épars, le long des lacs de Suède ou des forêts de Finlande. Il y a là un charme de ressouvenir qu’on ne saurait comprendre en France. Ce qui peut nous séduire au contraire dans ces romans, c’est la nouveauté même des tableaux évoqués par l’aimable conteur, c’est le contraste de cette vie tranquille avec notre bruit et nos inquiétudes. Par là ils doivent nous plaire, par là même ils nous instruisent, et nous offrent sur la vie intime du Nord tout un ensemble de gracieux documens.
L’action développée dans les Voisins est fort simple : c’est l’antique donnée de l’enfant prodigue transportée au milieu de la Suède du XIXe siècle. Bruno Mansfelt est le fils coupable et déshérité d’une femme en qui revivent toutes les austères vertus des vieux Scandinaves. Les égaremens de cette nature violente et farouche ont mérité un châtiment terrible : Bruno a été maudit par sa mère. Il fuit le toit de ses ancêtres, et une carrière orageuse, la vie du corsaire et du joueur, commence pour lui. Combien de femmes éperdues il a séduites, combien il a défié d’orgies frémissantes, combien de victimes il a sacrifiées à l’insatiable fureur de ses passions, qui pourrait le dire ? Pourtant un jour arrive où le dégoût succède à cette exaltation maladive ; une inexprimable mélancolie s’empare de Bruno. Il se souvient de la Suède, et il pleure. La malédiction maternelle retentit encore à son oreille ; l’image d’une jeune fille, les émotions d’un premier amour, agitent ce cœur que la débauche n’a pu flétrir. C’en est fait : Bruno revient en Suède, il revoit le toit de ses pères, et après des luttes douloureuses, après mille alternatives de bonheur et de désespoir, de tendresse et de colère, la réconciliation s’accomplit, le drame se dénoue. Bruno obtient le pardon de sa mère avec la main de la jeune fille qu’il n’a cessé d’aimer.
Telle est, en quelques mots, la partie dramatique du roman. À notre avis, c’est de beaucoup la moins intéressante, et ce que nous préférons, ce sont les développemens, les détails qui viennent se placer dans ce cadre essentiel. Le caractère de Bruno pèche contre la vraisemblance, et on ne saurait s’en étonner. En donnant à Bruno les sauvages allures des héros de Byron, Mlle Bremer s’écartait des voies familières à son talent. L’imagination ne pouvait guère ici remplacer l’expérience. — Eh quoi ! peut-on dire à l’auteur des Voisins, vous faites de Bruno un frère indomptable du Corsaire et du Giaour ; le cœur de don Juan bat dans sa poitrine, il parcourt le monde entier, chassé d’un pôle à l’autre par la tempête de ses passions ; et puis, ce qu’il faut pour calmer cette ame furieuse, pour transformer en fils respectueux et timide l’insatiable joueur, le libertin blasé, c’est le pardon d’une mère, et moins encore, le vague espoir de ce pardon ! Gracieuse inconséquence, d’ailleurs, et qu’on aime à trouver sous la plume d’une femme. Il n’appartient qu’aux ames excellentes de commettre de ces erreurs et de donner à Lara le dénouement de Grandisson.
Mlle Bremerr est plus heureuse quand elle ne se trouve pas aux prises avec ces créations farouches qui apportent le trouble et le désordre dans son petit monde si frais et si calme. Son imagination, éclairée par la mémoire, évoque sans effort mille créations naïves et charmantes. Mme Mansfelt, Franciska, Werner, Serena, les Dahl, sont des figures à la fois poétiques et vraies, dont le charme et le naturel demandent grace pour quelques parties exagérées du caractère de Bruno. Il y a tout un ordre de sentimens que cette plume discrète excelle à rendre. L’amour inquiet de la jeune fille, la gravité sereine de la femme et de la mère, la vénérable gaieté de l’aïeule, trouvent dans Mlle Bremer un peintre délicat et fidèle. L’observateur est d’autant plus aimable, qu’il sait moins résister à l’émotion, et qu’il contemple souvent ses personnages à travers une larme ou un sourire. C’est une faiblesse qui a sa grace. À côté des jolies pages où les caractères si variés des Voisins se dessinent et se précisent en de cordiales causeries, on rencontre des parties descriptives dont l’effet pittoresque fait surtout le prix. Parmi les meilleurs chapitres du roman, nous citerons celui qui raconte le voyage de Mme Mansfelt et de Franciska Werner à la ville, un jour de marché. C’est un petit tableau de l’école flamande tout plein de gracieux motifs qui s’ordonnent sans confusion sous un vif jet de lumière et sur un fond digne de Mieris. Les mœurs suédoises sont décrites tantôt avec une gaieté légèrement ironique, tantôt avec une mélancolie touchante. Plus d’une fois Mlle Bremer trouve l’occasion de critiquer doucement ses compatriotes. Tout en célébrant les joies de la vie privée, elle signale les abus qu’entraîne le culte exclusif des vertus domestiques. Le roman s’élève même jusqu’à la satire dans la confession d’une vieille fille dont la jeunesse s’est passée entre l’âtre et le rouet, sur une terre isolée, sous la surveillance d’une famille puritaine. Toutefois l’ironie de Mlle Bremer n’est jamais empreinte d’amertume, et le ton qui domine dans les pages le plus résolument satiriques est celui de le raillerie indulgente.
En somme, les Voisins sont un des romans les plus remarquables que les littératures du Nord aient vu paraître dans ces derniers temps. On annonce la traduction d’un autre ouvrage de Mlle Bremer, le Chez-Soi, ou les Peines et les Plaisirs de la Famille. Il est à souhaiter que ces utiles travaux se continuent. L’étude des littératures étrangères a toujours été féconde pour l’esprit français. Aujourd’hui surtout, à l’heure où le roman se débat chez nous sous tant d’influences mauvaises, on ne saurait le retremper à des sources trop pures et l’exposer à de trop fraîches haleines. Dût-on trouver chez certains romanciers du Nord l’excès des qualités qu’on désire, dût leur grace être un peu mignarde et leur candeur un peu puérile, mieux vaudrait encore ces aimables défauts que nos tristes prétentions. Mieux vaudraient les humbles sentiers où s’attardent ces naïfs conteurs que la route bruyante et poudreuse où s’égarent nos romanciers à la suite des appétits vulgaires.