Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1845
31 octobre 1845

La saison politique n’est pas encore ouverte, et cependant les préoccupations sérieuses ne manquent pas. Au dehors, au dedans, les questions abondent, les difficultés surgissent. En parlant ainsi, nous ne faisons que reproduire l’impression générale, et nous ne saurions être accusés d’un accès de pessimisme. Il semble même que sur ce point le cabinet pense comme tout le monde. Les membres les plus éminens du ministère reconnaissent qu’ils ont devant eux un avenir difficile. M. le maréchal Soult veut se décharger le plus possible du fardeau des affaires, et M. Guizot, loin de voir dans cette intention une chance heureuse qui le rapproche de la présidence, redoute cette présidence, qui est à ses yeux une distinction plus périlleuse que tutélaire. M. le ministre des affaires étrangères retiendra le plus long-temps qu’il pourra le maréchal Soult à la tête du cabinet, non qu’il lui demande une coopération active ; ce qu’il veut, c’est son nom, son assistance. Il pense que le nom de son illustre collègue lui prête quelque force, tant vis-à-vis des chambres qu’auprès de la couronne, et qu’à côté d’un pareil président il est premier ministre d’une manière plus sûre et moins orageuse. Cependant les désirs de retraite qu’a manifestés M. le maréchal Soult ont été plus vifs et plus décidés qu’à d’autres époques. Ce n’est pas la première fois qu’au retour de Soultberg M. le duc de Dalmatie laisse voir à ses collègues l’envie qu’il aurait de les quitter. Dans les paisibles loisirs de sa résidence de Saint-Amand, le vieux maréchal est volontiers gagné par le dédain des grandeurs humaines ; mais à Paris ces impressions s’effacent, et tout en grondant un peu tout ce qui vous entoure, ses collègues, ses amis, qui travaillent à vous retenir, on reste aux affaires. Toutefois, cette année, M. le maréchal Soult a montré une volonté plus ferme de conquérir un peu de repos : tout ce qu’on paraît avoir obtenu de lui, c’est qu’il consentît à faire, pour ainsi parler, une retraite en deux actes. Il commencerait par déposer le portefeuille de la guerre, en retenant la présidence ; mais combien de temps la gardera-t-il ? Dans le cabinet, M. le duc de Dalmatie a une véritable importance, parce qu’il est le ministre de la guerre le plus considérable que l’armée puisse avoir à sa tête. Maintenant, sans le portefeuille de la guerre, que représenterait M. le maréchal Soult dans le conseil ? Devant les chambres, quel sera son rôle, son attitude ? Il est permis de penser qu’il se fatiguerait bientôt d’une situation si peu au niveau de son nom militaire, et qu’un complet renoncement aux affaires ne se ferait pas long-temps attendre.
Quoi qu’il en soit, il n’est question aujourd’hui pour le cabinet que de trouver un ministre de la guerre. Or, l’affaire n’est pas si simple qu’on pourrait le croire. Les candidats les plus sérieux à ce portefeuille se trouvent écartés momentanément par des raisons de diverses natures. Nécessaire en Afrique, M. le maréchal Bugeaud ne peut, à l’heure qu’il est, être ministre. Il est un ancien gouverneur de l’Algérie qui ne serait pas, à coup sûr, déplacé au département de la guerre ; mais le cabinet voudrait-il donner pour supérieur hiérarchique à M. le duc d’Isly le maréchal Valée ? Le nom de M. Bedeau a été prononcé ; ce général si capable est aussi en Afrique, sur le théâtre des évènemens les plus graves. On a donc songé à des officiers-généraux appartenant aux armes spéciales, comme M. le marquis de Laplace, M. le baron Rohault de Fleury, ou bien à des généraux administrateurs occupant de grands emplois au ministère de la guerre. Le choix du cabinet n’est pas encore officiellement connu ; on dit qu’il flotte entre le général Schramm et M. le marquis de Laplace. Quand on est tout-à-fait en paix, le département de la guerre peut être plus facilement occupé par des hommes secondaires ; mais depuis plusieurs années les affaires d’Afrique ont suscité des illustrations avec lesquelles il faut compter, et qui ont chacune à leur tour leur place marquée au pouvoir. De plus en plus ce sera en Afrique que se feront les maréchaux et les ministres de la guerre.
En Algérie, nos généraux agissent avec vigueur, et, grace à leur énergie, les affaires, quoique toujours fort graves, se sont améliorées. Il n’y a plus aujourd’hui de surprise possible : officiers et soldats se rendent bien compte des nouvelles épreuves qu’ils ont à traverser. Le retour du maréchal Bugeaud a été rapide, et sa présence a raffermi tout ce que son départ avait pu ébranler. Il s’est porté en avant avec célérité ; il est, suivant les dernières nouvelles, à Milianah, tout près des montagnes de ces Kabyles auxquels il a adressé une proclamation non moins sensée qu’énergique. Espérons que le maréchal saura, par ses actes et par ses discours, parler puissamment au moral des populations africaines, comme il l’a fait avec bonheur dans le passé. Sur l’extrême frontière qui touche au Maroc, le général Lamoricière a rétabli l’ascendant de nos armes, et les tribus qu’il a poursuivies et vaincues ont pu reconnaître qu’il arrivait toujours un moment où Abd-el-Kader, après les avoir poussées à la révolte, était impuissant à les protéger. L’émir se dérobe, puis il reparaît : c’est son jeu de chercher à nous lasser, à nous déconcerter, à nous surprendre par cette alternative de réapparitions et de fuites. S’il est parvenu à se glisser entre Mascara et Tlemcen, il sera vivement poursuivi par les généraux Lamoricière et Cavaignac, avec lesquels le maréchal Bugeaud combinera ses opérations, quand il aura parcouru et raffermi toute la Province d’Alger.
Nous ne doutons pas que, dans des conjonctures aussi sérieuses, les généraux qui mènent nos soldats à la rencontre d’un ennemi redoutable sentent plus que jamais le besoin d’un grand concert et d’une sincère union. Pourquoi faut-il qu’ici plusieurs organes de la presse ne montrent pas la même intelligence, et, nous le dirons, le même patriotisme ? Pourquoi chercher à créer une sorte d’antagonisme entre le gouverneur-général et ses lieutenans ? Le moment est bien choisi pour diriger contre le maréchal Bugeaud des déclamations passionnées ! Le maréchal est au plus fort d’une crise redoutable qui ébranle toute notre domination en Algérie ; il se bat, il est au feu, et cependant il y a des passions hostiles qui ne peuvent consentir à une trêve. Il y a des journalistes qui se sont donné la mission de harceler l’homme de guerre que les soldats suivent avec tant de confiance, et que les Arabes respectent. Heureusement l’armée d’Afrique est peu accessible à ces déclamations lointaines, elle les apprécie sur le terrain, et ses jugemens sont marqués au coin d’une familière indépendance.
La soumission définitive de l’Afrique est une œuvre longue, ardue, dont il ne faut pas espérer de voir bientôt le terme, et nous ne blâmons pas le ministère de faire prêcher sur ce point la patience et le courage. En Algérie, nous ne sommes pas, à proprement parler, en face d’un seul peuple ; les Arabes sont partagés en un grand nombre de tribus n’ayant de commun entre elles que la langue et la religion. Ces tribus sont presque toujours en querelle les unes avec les autres pour mille raisons qu’expliquent leurs mœurs et la configuration du sol ; elles se battent pour la possession d’une source, d’un pâturage, elles se battent aussi pour satisfaire des vengeances provoquées par des meurtres et des vols. Sous ce rapport, l’Algérie ne ressemble pas mal à la Corse. Dans les tribus, on est loin d’être d’accord sur le parti à prendre à notre égard. Les uns, désespérés des maux dont la guerre les accable depuis quinze ans, se résignent à notre domination ; les autres, plus ardens, aiment mieux tout perdre que de cesser la guerre sainte. Tantôt les modérés l’emportent, alors nous nommons des kaïds, des aghas, et l’on dit que telle tribu est soumise : c’est bien, tant que les intrigues d’Abd-el-Kader ne viennent pas troubler notre triomphe ; mais lorsque l’émir, par ses espions, a préparé au sein des tribus une révolte, il paraît sur un point avec quatre ou cinq cent cavaliers. Alors tout ce qui est dévoué à sa cause se lève ; les plus fanatiques courent se joindre à lui. — C’est ainsi que nous avons vu si souvent Abd-el-Kader nous opposer plusieurs milliers de chevaux. Si nous sommes en force, tout cela se dissipe comme les nuages que balaie le vent. Les Arabes les plus compromis suivent Abd-el-Kader, et font désormais partie de sa smala ; le gros des tribus se soumet, jusqu’à ce que des tentatives nouvelles viennent les exciter encore à d’autres révoltes.
L’émir est moralement plus puissant que jamais : il est considéré, par les Arabes et par une grande partie des populations du Maroc, comme le soutien, comme le pilier de l’islam ; aussi lui arrivent de toutes parts des offrandes, des secours, des aumônes, qui l’ont fait vivre jusqu’à présent, même au milieu de ses plus profondes disgraces. L’an dernier, la victoire d’Isly semblait l’avoir frappé comme un coup d’en haut ; un moment, les populations africaines ont pu croire que le ciel ne le protégeait plus, mais cet instant fut court, grace à la faiblesse de notre diplomatie. C’était sur le sort à faire à l’émir que devaient porter nos exigences envers Abderrhaman. Après Isly, le général en chef ne demandait pas la tête d’Abd-el-Kader, mais il voulait exiger l’internement de l’émir dans une province déterminée de l’empire du Maroc. On sait que le maréchal Bugeaud n’a pas eu la faculté de stipuler lui-même les conditions qui lui paraissaient les plus nécessaires et les plus sûres. Ce fut là une grande faute, et il n’y a pas un officier de l’armée d’Afrique qui n’en ait prévu les tristes conséquences pour l’avenir. N’en avons-nous pas la preuve dans la lettre du colonel Montagnac ? C’est le cri d’un soldat qu’on ne saurait accuser d’avoir voulu flatter tel ou tel parti. Ceux à qui ces loyales et intimes confidences n’ont inspiré que d’assez tristes plaisanteries auraient dû se rappeler que l’avis du soldat était aussi celui d’hommes dont la modération et la pénétration politiques ne sont pas douteuses. Oui, les accens de vérité qui nous sont parvenus à travers une tombe glorieuse sont d’accord avec les jugemens portés à la tribune. Dans la session dernière, que reprochait au cabinet un des membres de la commission de l’adresse, M. Saint-Marc Girardin ? Il blâmait surtout le ministère d’avoir ôté la négociation au maréchal Bugeaud pour la transporter tout entière à Tanger. Il insistait sur l’ascendant qu’aurait nécessairement exercé sur Abderrhaman le vainqueur d’Isly. Il soutenait qu’avec le maréchal Bugeaud pour négociateur, on aurait obtenu d’autres conditions, enfin de véritables garanties. À qui l’évènement donne-t-il raison ? Aux apologistes sans restriction du traité de Tanger, ou à ceux qui, dans l’une et l’autre chambre, ont regretté que la victoire n’ait pas été mise à profit avec une fermeté plus politique ?
Qu’arrive-t-il ? Ce qu’on a mal fait, il faut le refaire. Le cabinet se trouve peut-être aujourd’hui engagé dans une guerre plus difficile et plus longue que celle qui l’a si fort occupé l’an dernier. Il est dominé par des évènemens qu’il n’a su ni prévoir, ni détourner. Certes, il y a quelques années, on eût fort étonné M. le ministre des affaires étrangères, si on lui eût annoncé que sous son administration nous aurions la guerre en Afrique sur la plus vaste échelle. Des trois ministres qui, depuis huit ans, ont dirigé la politique extérieure, M. Guizot est assurément le moins africain. Dans le ministère du 6 septembre, M. le comte Molé défendait la question d’Afrique contre M. Guizot, qui avait pour elle peu de sympathie ; M. Guizot n’a été converti que fort tard à la nécessité de pousser vigoureusement la conquête africaine ; peut-être même aujourd’hui est-il plus entraîné que convaincu.
Ne pourrait-on pas avoir le même soupçon dans l’affaire de Buenos-Ayres ? Les discours prononcés par M. Guizot à la tribune ne nous avaient pas préparés à une intervention active de la France sur les rives de la Plata. L’an dernier, M. Guizot, répondant à M. Thiers, disait que, pour intervenir, il fallait de grandes raisons d’intérêt national, qu’on avait déjà fait l’expérience d’une guerre sur les rives de la Plata, que c’était chose grave que de s’engager dans une nouvelle lutte pour une cause qui n’était plus celle de la France. M. le ministre des affaires étrangères s’autorisait de l’exemple de l’Angleterre, qui avait recommandé la neutralité à ses agens, et il assurait que c’était pour n’avoir pas assez observé cette neutralité que le commodore Purvis avait été rappelé par son gouvernement. Cependant aujourd’hui nous intervenons : que s’est-il donc passé ? Pourquoi ici encore M. Guizot change-t-il de politique ? Ce changement ne serait-il pas une conséquence des modifications que l’Angleterre vient d’apporter à sa manière d’envisager les affaires de la Plata ? Peut-être est-on trop enclin à se représenter le gouvernement britannique comme portant dans sa politique extérieure quelque chose de systématique et d’absolu qui ne fléchit jamais. La conduite de nos voisins est moins hautaine et plus avisée ; si leur but est toujours le même, leurs procédés varient. Quand le commerce anglais croit avoir besoin des démonstrations actives de son gouvernement, il le pousse, et toujours celui-ci tient un grand compte du blâme ou des désirs exprimés par la Cité de Londres. Dans ces derniers temps, le cabinet britannique a renoncé à son système de neutralité envers Buenos-Ayres et Montévidéo. Les plaintes du commerce de Liverpool sur le traitement fait à la Sultana et sur les obstacles apportés à la navigation dans la rivière de la Plata ont été prises en considération par le cabinet, d’autant plus que le temps n’a pas laissé que d’apporter des modifications sensibles à la situation respective des intérêts anglais et français dans cette partie de l’Amérique. En ce moment, le commerce anglais a de grands intérêts à Montévidéo, et d’un autre côté il y a beaucoup de Français à Buenos-Ayres. L’Angleterre s’est déterminée à une intervention qu’elle a proposé à la France de partager ; elle savait qu’elle n’avait pas à craindre un refus, et elle ne s’est pas trompée.
Les mêmes circonstances qui ont déterminé l’Angleterre étaient-elles également décisives pour la France ? Voit-on clairement aujourd’hui les grandes raisons d’intérêt national dont M. Guizot proclamait à la tribune la nécessité en matière d’intervention ? Nous ne tranchons pas la question ; nous la posons. Nous voulons surtout remarquer qu’après avoir long-temps refusé l’intervention, le cabinet paraît s’y être déterminé sur les ouvertures de l’Angleterre. Il est permis aussi de s’enquérir si, en prenant une résolution aussi grave, le ministère a pris soin de rassembler sur les rives de la Plata des forces suffisantes pour ne pas laisser la France inférieure à l’Angleterre dans une œuvre entreprise en commun. Il importe de jeter dans la balance le même poids que la puissance anglaise ; autrement, quand viendra le moment de recueillir les fruits d’une action exercée de concert, nous serions condamnés à une inégalité aussi injurieuse pour notre amour-propre que funeste à nos intérêts.
Rosas n’est pas d’ailleurs un adversaire méprisable, et il est de l’honneur de l’Europe que les démonstrations de l’Angleterre et de la France contre le hardi gaucho ne restent pas sans efficacité. Il est dans le caractère de Rosas d’envisager la lutte qu’on semble lui proposer comme une heureuse occasion d’accroître sa puissance et d’illustrer son nom. On lui prête déjà l’intention d’assembler le peuple de Buenos-Ayres sur la place publique, pour lui demander s’il veut la paix ou la guerre. Ce bruit, qui nous vient de Rio-Janeiro, nous remet en mémoire la conduite que tint Rosas quand les représentans du peuple procédèrent à Buenos-Ayres à l’élection d’un nouveau gouverneur. Rosas fut nommé au premier tour de scrutin, il refusa ; une seconde fois son nom sortit de l’urne, même refus. Trois et quatre fois il fut porté par les représentans et trois et quatre fois il refusa l’autorité qu’on lui décernait. Que voulait-il donc ? Des pouvoirs extraordinaires, et les représentans du peuple furent obligés de lui conférer, par un décret, toute la somme du pouvoir public pour cinq ans. Le même homme qui a demandé si audacieusement le despotisme pourrait bien, en faisant décréter la guerre par le peuple même, chercher dans le fanatisme national, vivement surexcité, un nouvel instrument de dictature. Il y a donc, tant à cause de Rosas que du côté de l’Angleterre, les plus sérieuses précautions à prendre pour qu’une intervention si tardive et si lointaine ne tourne pas au détriment de la dignité et des intérêts de la France.
Personne plus que nous ne désire l’accord des deux gouvernemens ; mais nous voudrions que l’un et l’autre s’appliquassent également à écarter toute cause de mésintelligence. Ainsi, dans les affaires de Grèce, le cabinet anglais ne peut ignorer tout ce qu’a d’excessif, de violent, la conduite de son représentant à Athènes. On dirait que M. Lyons n’est accrédité auprès du roi Othon que pour fomenter la guerre civile en Grèce. Quand l’insurrection du Magne a éclaté, il n’a pas caché qu’il en désirait le succès. M. le ministre des affaires étrangères, qui connaît fort bien cette conduite de M. Lyons, aime à se persuader qu’elle n’est pas l’expression fidèle des intentions du gouvernement anglais, qui aurait des sentimens plus conciliateurs et plus modérés que son agent. Cependant sir Edmond Lyons continue à compromettre l’entente cordiale à Athènes. Toutes les difficultés qu’il nous suscite relèvent encore ce qu’a de loyal et de digne l’attitude du représentant de la France. M. Piscatory concilie fort bien un respect profond pour l’indépendance morale de la Grèce avec une franche sympathie pour l’affermissement de la monarchie constitutionnelle à Athènes et pour le ministère Coletti, qui y travaille avec une énergie si dévouée. Aussi n’a-t-il pas peu contribué à entretenir, à augmenter en Grèce la popularité du nom français, popularité dont un jeune et illustre voyageur a pu, dans ces derniers temps, recueillir les précieux témoignages. Peut-être, si M. le duc de Montpensier eût prêté l’oreille à certaines insinuations, il n’eût pas touché le sol de la Grèce ; nous le félicitons d’avoir suivi ses inspirations personnelles, et il en a été dignement récompensé par toutes les démonstrations qui, dans sa personne, s’adressaient à la France.
Quelques organes de la presse anglaise n’ont pas manqué de trouver mauvais que la présence de M. le duc de Montpensier en Grèce soit venue donner une nouvelle force à M. Piscatory. Quant aux calomnies du Morning Post contre notre ambassadeur et M. Coletti, l’extravagance en détruit tout le danger. La presse, chez nos voisins, paraît livrée à des accès intermittens d’injustice et de colère qui lui ôteraient tout son crédit, si de temps à autre d’heureuses compensations ne venaient pas corriger ses emportemens. Le Sun désavouait dernièrement ces écrivains sans pudeur qui n’ont pour la France que les plus grossières invectives. Deux jours auparavant, le Times, comme pour protester contre les indignes attaques que le Quarterly Review vient d’adresser à M. Thiers, s’est exprimé, sur le voyage récent de ce dernier en Angleterre, avec une élévation que nous ne saurions trop louer. Si la presse anglaise prenait l’habitude de traiter les choses et les hommes avec cette justice et cette sagacité, que de malentendus entre les deux pays pourraient être évités ! « Le principal personnage de l’opposition française, dit le Times, à l’exemple des souverains et des hommes d’état de notre temps, a visité l’Angleterre. Nous ne pouvons pas être insensibles au désir manifeste que montre M. Thiers de désavouer, par ce voyage, les préoccupations hostiles qu’on lui a si généralement et, nous devons ajouter, si naturellement attribuées, en le jugeant sur sa conduite comme homme public, et d’après ses écrits les plus récens ; mais, lorsqu’un homme aussi éminent dans l’ordre politique et dans la littérature met le pied sur le sol anglais, ce ne sont pas des antagonistes ni des critiques qui le reçoivent. La courtoisie qui est naturelle à des hommes bien élevés, lui a valu un accueil non-seulement distingué, mais cordial, et il y a répondu de la manière la plus convenable partout où la courte durée de son séjour lui a permis de se rendre. M. Thiers semble n’avoir eu d’autre but, en supposant que sa visite ait un but politique, que d’effacer le souvenir d’anciens différends, et de se placer ici dans des termes également bienveillans pour tous les partis. Il a été invité avec la même courtoisie chez lord Lansdowne et chez lord Ashburton ; il a eu des conférences avec lord Palmerston et une longue entrevue avec lord Aberdeen. Il serait absurde de tirer des inductions trop profondément politiques de cet échange de civilités qui n’ont pas franchi le cercle de la vie privée ; nous n’y faisons allusion que comme à une circonstance qui peut nous servir à rappeler un principe trop négligé : rien n’est plus propre à compromettre nos relations amicales vis-à-vis des nations voisines avec lesquelles il est dans nos vœux, il est de notre intérêt et de notre devoir de vivre en paix, qu’une prédilection imprudente ou exclusive pour un parti plutôt que pour un autre dans un pays étranger. Rattacher la politique de laquelle dépend la paix du monde à la fortune de tel ou tel ministre au dehors, c’est bâtir sur des fondemens bien fragiles. Sans ouvertement prendre part aux luttes des partis dans les autres états, il est essentiel de nous préparer à vivre dans les meilleurs termes avec tous les gouvernemens existans. » Cette impartialité politique de bon goût, qui a si bien inspiré le Times, nous dirions volontiers que M. Thiers lui en a donné l’exemple par l’attitude pleine à la fois de loyauté et de réserve qu’il a su prendre tant en Angleterre qu’en Espagne. En France, M. Thiers a ses principes et ses opinions politiques, et l’on sait avec quelle franchise il les exprime et les sert. Hors de son pays, M. Thiers n’est d’aucun parti ; sans renoncer à ses sympathies intimes, il ne se croit pas le droit de se prononcer pour l’une ou l’autre des opinions qui se disputent constitutionnellement le pouvoir.
Dans nos affaires intérieures, il n’y a en ce moment qu’une question à l’ordre du jour ; mais elle est si grosse, qu’elle suffit à servir de pâture à tous les esprits, à toutes les passions : on a nommé les chemins de fer. Nous dirions volontiers qu’ils ont fait explosion. Cette grande industrie, cette vaste spéculation qui doit exercer une incalculable influence sur l’ensemble de notre civilisation, est entrée dans nos mœurs avec une vivacité éclatante qui a mis tout en mouvement. Tout le monde s’est jeté dans l’opération des chemins de fer ; chacun a voulu y mettre ses capitaux, ses économies ou ses espérances. Que dénote cet empressement universel ? Rien à coup sûr qui nous doive affliger, car il prouve le bien-être du présent et la foi dans l’avenir. Ne craignons pas de penser et d’affirmer que les chemins de fer sont une source de richesses pour le pays et pour les intérêts privés. L’argent s’y porte avec une abondance que l’on s’expliquera, si l’on réfléchit que la province a toujours eu pour la rente une sorte d’antipathie secrète, que nous trouvons fort mal raisonnée, mais qu’il faut bien accepter comme un fait. La rente est un placement parisien dont la province se défie ; pour les chemins de fer, ses sentimens ont été tout autres. Les chemins de fer sillonneront la France dans tous les sens ; chacun espère voir son capital fructifier sous ses yeux, et augmenter en même temps la somme de richesses et de bien-être de sa localité.
Voilà comment, voilà par où les chemins de fer sont une nouveauté merveilleuse, d’une utilité incontestable et universelle. Maintenant cette grande innovation n’a pu prendre parmi nous droit de cité sans apporter avec elle des abus, des excès. Eh bien ! il faut faire la guerre aux excès, aux abus, dans l’intérêt même du bienfait admirable que nous devons à la science. Au surplus, disons en passant qu’on aurait évité bien des scandales, si la prévoyance du législateur, au lieu d’interdire d’une manière absolue la vente des promesses d’actions, l’eût confiée aux agens de change ; alors ces transactions se fussent passées au grand jour, elles n’eussent pas été suspectes et douteuses. Il est des maux inhérens à nos sociétés modernes qu’on ne peut extirper, et qu’il faut plutôt se proposer d’amortir par une action sagement combinée. On a manqué de cette sagesse dans la question des chemins de fer. Aussi bientôt des spéculations effrontées sont venues jeter le trouble et le discrédit dans les opérations honorables de la grande industrie. Le scandale a été poussé si loin, que l’autorité a cru devoir prendre une mesure grave ; elle a fait saisir les livres d’un comptoir connu pour se livrer à la vente des promesses d’actions de chemins de fer ; on y cherchait la preuve du trafic illégal auquel se livraient les compagnies elles-mêmes sur les promesses d’actions, avant de les répartir entre les souscripteurs. Cette preuve, nous ignorons si elle a été trouvée, nous ne sommes point dans les secrets du parquet ; mais quel symptôme qu’une pareille poursuite !
Il y a aussi des compagnies notoirement insuffisantes qui ne s’élèvent que dans l’espérance de se faire absorber par d’autres, et de mettre un prix à leur disparition : concurrence non plus sérieuse, mais déloyale, qui peut jeter la perturbation sur la place. Il y a des compagnies, au contraire, qui déclarent ne vouloir se fondre avec aucune autre, et qui se proposent d’obtenir une concession coûte que coûte. Elles accepteraient toutes les conditions, c’est-à-dire qu’elles feraient faire à leurs actionnaires définitifs une spéculation désastreuse, uniquement préoccupées de réaliser sur-le-champ des bénéfices énormes. On ne s’étonnera pas qu’en présence de tous ces dangers la confiance publique ait surtout environné les compagnies vraiment sérieuses et honorables, comme la compagnie de l’Union, celle des receveurs généraux et quelques autres encore, d’autant plus que ces compagnies, déjà très fortes par elles-mêmes, n’ont pas annoncé d’avance, avec une forfanterie suspecte, qu’elles repousseraient toute alliance. Pour cela, elles connaissent trop la puissance d’une association assise sur des bases légitimes et pures.
La compagnie des receveurs-généraux a surtout été dès sa formation l’objet d’une grande confiance. On a compris sur-le-champ que les receveurs-généraux venaient, pour ainsi dire comme banquiers de l’état, offrir à tous les capitaux les garanties les plus sûres. Il n’y a pas à craindre non plus de voir une semblable compagnie abuser de son monopole pour faire une concurrence funeste à certaines industries. Le ministre des finances n’a-t-il pas sur les receveurs-généraux une action naturelle, une surveillance de droit, qui écartent nécessairement toutes les appréhensions ? Il est évident aussi que, dans la question des tarifs, le gouvernement exercera, par l’intermédiaire des receveurs-généraux, la plus utile influence. L’instinct public a reconnu dans cette compagnie comme une sorte de délégation du gouvernement qui venait s’associer à l’industrie privée pour la guider et la protéger contre de perfides exploitations.
Tout à coup, au milieu de cette adhésion générale, éclatent des attaques non moins imprévues que violentes. D’où partent-elles ? De quelques journaux. Chose bizarre, on avait gardé le silence sur les compagnies les moins sérieuses, et Dieu sait si le nombre en est petit : contre elles, on n’avait eu ni vivacité, ni colère ; mais, à la vue de la compagnie des receveurs-généraux, certaines gens n’ont pu contenir leur indignation, et ils ont déclaré que cette fois le scandale était à son comble. Quel abus en effet si les receveurs-généraux, qui sont les agens légaux et réguliers de l’échange du numéraire entre Paris et la province, venaient s’associer à d’autres capitalistes pour la construction d’une des grandes lignes de chemins de fer ! Cette association a été déclarée monstrueuse : on a sommé le gouvernement d’y mettre obstacle, sous peine d’être chargé, lui aussi, de la réprobation publique.
Nous en conviendrons, le scandale est grand ; mais de quel côté est-il ? du côté des accusateurs ou du côté des accusés ? Ces derniers, forts de leur conscience et de la légitimité de leur intervention dans la grande question des chemins de fer, n’ont pas caché les causes auxquelles ils attribuaient les attaques dont ils avaient été l’objet ; ils ont parlé, et, pendant quarante-huit heures, l’histoire a égayé tout Paris ; on a pensé, comme dit Beaumarchais, qu’il fallait se dépêcher de rire de peur de pleurer. Laissons ces détails pour exprimer la ferme espérance que le gouvernement ne cèdera pas à cet essai d’intimidation. Désavouer les receveurs-généraux sous le feu des attaques dont ils sont l’objet serait un acte pusillanime dont M. le ministre des finances ne saurait vouloir prendre la triste responsabilité.
Est-il possible de reconnaître un caractère politique au livre que vient de publier M. Alexis Dumesnil ? Si l’équité, la hauteur et l’impartialité d’esprit sont des qualités indispensables à celui qui veut s’ériger en juge, en censeur des sociétés humaines, nul moins que l’auteur des Épreuves sociales de la France ne fut fait pour cette imposante mission. La bonne foi ne suffit pas pour donner à un écrivain le droit de jeter l’anathème à la face de son pays et de l’accuser d’une corruption séculaire. Nous croyons que M. Alexis Dumesnil est sincère ; il paraît avoir vieilli dans une sorte de solitude, loin des affaires et du monde, sans donner d’autre aliment à son esprit que certaines généralités stériles et fausses, revêtues d’un style presque toujours prétentieux, pauvre et vide. À quel ordre d’idées philosophiques, religieuses, politiques, appartient l’auteur ? Comment le dire ? Il n’y a pas dans son livre une seule idée positive qui nous le puisse indiquer. Les Épreuves sociales de la France sont un acte d’accusation contre le pays, et l’accusation remonte jusqu’au milieu du XVIIe siècle : depuis Louis XIV, et par son fait même, nous sommes profondément corrompus. Après un pareil début, on peut penser ce que dira l’auteur des époques de la régence et de Louis XV. La révolution française, destinée à faire justice de tant de scandales, fut sur-le-champ corrompue à sa source, et elle n’a eu pour représentans que des hommes voués à l’erreur, au vice, au crime. L’auteur veut avilir jusqu’au glorieux commandant de l’armée d’Italie : plus tard, Bonaparte n’est, à ses yeux, qu’un insensé qui a mérité l’échafaud de Sainte-Hélène. Louis XVIII et Charles X sont traités avec le plus injurieux mépris. Depuis 1830, tous les partis, toutes les écoles, ne méritent qu’une accablante réprobation que l’auteur répartit entre les doctrinaires, les romantiques et les jésuites. Quelle est la conclusion de cet amas de divagations et d’invectives ? C’est qu’un châtiment terrible attend la France, c’est que la France est réservée à une fin malheureuse qui aura le caractère d’une grande et solennelle expiation. Un de nos poètes lyriques parle, dans une de ses odes, de la sainte manie qui le transporte : M. Dumesnil a aussi une manie, mais elle est loin d’être sainte ; elle est triste, déplorable, et nous la dirions criminelle, si ce n’était pas prendre trop au sérieux les déclamations de l’écrivain. S’il y a trente ans M. Alexis Dumesnil avait donné à son esprit d’autres habitudes que celles d’une stérile misanthropie, peut-être eût-il fini par écrire des livres utiles qu’on eût distingués.
Une carrière qui s’était ouverte avec distinction vient d’être terminée avant le temps. M. Eugène Ney, dont la mort prématurée a provoqué des regrets unanimes, avait débuté avec succès dans la diplomatie ; il avait été un des collaborateurs de ce recueil dès les premières années de son apparition. La Revue des Deux Mondes doit à M. Eugène Ney plusieurs articles remarquables où il avait consigné les résultats de ses voyages tant aux États-Unis qu’à Terre-Neuve et à Cuba. M. Eugène Ney avait une sympathie naturelle pour ce qui était grand, noble et beau. De nombreux amis lui ont rendu les derniers devoirs en se pressant autour de ses frères, qui, déjà serviteurs distingués du pays, tant dans la carrière politique que dans la carrière militaire, s’étonnaient douloureusement que le plus jeune d’entre eux les eût devancés auprès de leur glorieux père.
Il y a dans les sciences comme dans les lettres des carrières plus utiles qu’éclatantes, et qu’on pourrait recommander, non-seulement à l’attention, mais aussi à la piété de la critique. La carrière du docteur Fodéré est une de celles-là, et il convenait qu’à une époque où le rôle et l’utilité de la médecine légale sont chaque jour mieux compris, une plume équitable racontât les travaux de celui qui en a posé les principes. Cette tâche a été remplie. L’auteur d’une notice intéressante sur le docteur Fodéré[1], M. Ducros de Sixt, a choisi la meilleure méthode pour nous faire apprécier le médecin ; il nous fait connaître l’homme ; c’est l’homme en effet qui, chez l’auteur du Traité d’hygiène publique, a toujours dominé le médecin. La médecine était pour lui plus qu’une science, c’était un sacerdoce, ou plutôt une mission avant tout sociale et pratique. Tous ses écrits témoignent de cette tendance, qui était celle même de la génération au milieu de laquelle il a vécu. Ce fut à l’heure où la législation impériale se fixait dans le code Napoléon que le docteur Fodéré publia un recueil d’études et de documens précieux sur les rapports de la médecine et de la jurisprudence. Aujourd’hui plus que jamais il importe de remettre en honneur les belles traditions de cette époque où la pratique et la théorie s’unissaient dans une si féconde alliance. On doit donc savoir gré à M. Ducros de Sixt d’avoir consacré aux travaux du docteur Fodéré une étude qui, dans sa concision attachante, suffit à faire revivre l’homme de bien et le médecin illustre auquel sa ville natale, Saint-Jean-de-Maurienne, élève une statue.
- ↑ Brochure in-8o, rue Chérubini, no 1.