Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1861

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Chronique n° 710
14 novembre 1861


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 novembre 1861.

Nous avons aujourd’hui à mentionner un fait d’une véritable importance et à en étudier la signification ; nous voulons parler de l’avènement de M. Fould au ministère des finances et de la réforme constitutionnelle qui accompagne la rentrée de M. Fould dans le cabinet. Nous ne savons si nous nous laissons séduire par une illusion ; mais à notre avis la modification constitutionnelle que M. Fould a obtenue est le progrès politique le plus important qui ait été accompli en France depuis 1852, et doit avoir bien plus de portée que ce fameux décret du 24 novembre qui excita, il y a un an, tant d’espérances. Il serait d’ailleurs difficile de n’être point frappé de la facilité et de la bonne grâce avec lesquelles l’empereur a donné son adhésion aux sages principes exposés dans le mémoire qui lui a été soumis par M. Fould, qui a été lu dans une réunion assez solennelle du conseil privé et du conseil des ministres, et qui est aujourd’hui livré à la publicité par le Moniteur.

Il y a trois choses à examiner dans la réforme annoncée : les circonstances qui l’ont motivée, le caractère qu’elle présente, les conséquences qu’elle peut avoir.

Les circonstances qui ont décidé l’empereur à investir M. Fould du ministère des finances et à renoncer au pouvoir d’ouvrir dans l’intervalle des sessions des crédits supplémentaires ou extraordinaires sont justement celles dont nous avions récemment accusé avec force la gravité. On avait depuis longtemps le sentiment que la politique financière de la France n’était point conduite avec un véritable esprit de suite et de prévoyance. On voyait que, par l’entraînement avec lequel on se laissait aller à ouvrir des crédits supplémentaires ou extraordinaires, le contrôle sérieux des finances publiques échappait au corps législatif, que les dépenses n’étaient point coordonnées avec unité, que les découverts du trésor grossissaient sans cesse, que les bienfaits de la paix étaient compromis par l’extension indéfinie donnée à la dette flottante, et par de petits emprunts empiriques qui avaient le double inconvénient de laisser voir une gêne humiliante pour les finances d’un grand pays tel que la France et de ne point pourvoir aux embarras d’une façon large et décisive. Dans sa gestion financière, un gouvernement comme le nôtre, qu’il le veuille ou non, exerce toujours sur l’ensemble et le moral des affaires de finance, de commerce et d’industrie, une influence certaine. L’état n’est-il pas en effet le plus grand banquier, le plus grand entrepreneur d’industrie, le plus grand négociant du pays ? Ne sommes-nous pas tous, à ce point de vue, ses actionnaires ? S’il y a incertitude, inconséquence, maladresse dans la direction des finances publiques, il est impossible que les affaires privées ne s’en ressentent, et que peu à peu la confiance, le crédit, ce grand levier de l’activité et de la prospérité générale, ne s’altère dans tous les étages de la société. Qu’au milieu d’un tel état de choses survienne un de ces accidens qui échappent à la prévoyance et à la puissance des gouvernemens les plus sages et les plus forts, et l’on peut se trouver plongé soudainement dans une de ces crises calamiteuses où s’usent les prestiges politiques les mieux établis. Était-on exposé à en arriver là ? On s’irritait contre nous quand avec une sincérité consciencieuse, avec la modération polie que nous apportons dans la discussion des affaires du pays, nous signalions ce péril, dénoncé partout autour de nous par les hommes les plus expérimentés et les plus compétens en matière de finance et d’industrie. Aujourd’hui le rapport de M. Fould vient confirmer nos appréciations. « L’état du crédit, ce sont les paroles du nouveau ministre, doit d’autant plus attirer l’attention de l’empereur que la situation des finances préoccupe tous les esprits. Lors de la dernière discussion du budget, on calculait que les découverts devaient s’élever, à la fin de l’année, à près d’un milliard, et ce chiffre n’est certainement point exagéré. Le corps législatif et le sénat ont déjà exprimé leur inquiétude à ce sujet. Ce sentiment a pénétré dans la classe des hommes d’affaires, qui tous présagent et annoncent une crise d’autant plus grave qu’à l’exemple de l’état, et dans un but d’amélioration et de progrès peut-être trop précipités, les départemens, les villes et les compagnies particulières se sont lancés dans des dépenses très considérables. » On le voit, nous avons dit un mois trop tôt ce que pensaient tous les hommes d’affaires, ce que le gouvernement affirme aujourd’hui avec une éclatante conviction.

Les choses en étaient venues à ce point que, pour relever le moral des finances françaises, il était nécessaire que le gouvernement non-seulement prît la résolution de s’appliquer à la conduite des finances et de faire rentrer dans les voies régulières l’ordonnancement des dépenses, mais encore donnât un gage positif et incontestable de la fermeté de ses desseins à cet égard. Le mérite de M. Fould est d’avoir vu où était cette garantie nécessaire sur laquelle pourrait se raffermir la confiance publique. Le mérite de l’empereur a été de ne point refuser la garantie qui lui était demandée, et qui n’était rien moins que l’abandon d’une des attributions les plus considérables de son pouvoir. La clarté, l’ordre dans les finances françaises ne pouvaient être rétablis qu’à une condition : il fallait mettre un terme à l’excès, à l’abus des crédits supplémentaires et extraordinaires. Avec ces crédits prodigués comme ils l’étaient, l’équilibre des budgets était une fiction. La France ne savait plus où elle allait en matière de dépenses ; il devenait impossible de les proportionner aux ressources. Le ministre des finances devenait un être passif ; il n’embrassait plus dans une vue d’ensemble les dépenses des divers ministères et les produits du revenu public qui devaient couvrir les besoins des autres départemens ministériels. Chaque année, l’excédant sur les revenus des dépenses, ainsi grossies à l’improviste par les crédits extraordinaires, laissait des déficit qui augmentaient par centaines de millions les découverts du trésor. La dette flottante prenait des proportions d’autant plus inquiétantes que personne ne pouvait fixer ou discerner la limite où elle s’arrêterait. On courait ainsi aveuglément à une nécessité des plus tristes, la nécessité de faire des emprunts en temps de paix. Ce laisser-aller avait au point de vue politique des conséquences non moins choquantes. La constitution réserve au corps législatif le droit de voter l’impôt ; mais ce droit, M. Fould le dit clairement dans son rapport, devenait presque illusoire. Ne voyait-on pas en effet, au lendemain même de la session, lorsque les députés venaient d’achever à peine le vote du budget, des crédits énormes ouverts par décrets insérés au Bulletin des Lois ? Les votes de ces crédits n’étaient-ils point, à vrai dire, soustraits au contrôle du corps législatif, puisque celui-ci ne devait les sanctionner que dix-huit mois après qu’ils auraient été décrétés et dépensés ?

Les bonnes intentions ne suffisaient point pour prévenir ce dangereux abus. Les bonnes intentions ? On n’en avait pas manqué assurément le jour où fut promulgué le sénatus-consulte qui décidait que le budget des dépenses serait voté par ministère, et que des viremens d’un chapitre à l’autre pourraient être opérés par décrets de l’empereur. On s’était bien promis alors d’échapper, grâce à ces fameux viremens, au péril des crédits supplémentaires et extraordinaires. On avait compté sans la nonchalance et la force de résistance de la bureaucratie. M. Fould raconte dans son rapport comment la routine des bureaux a rendu stérile la faculté des viremens ; la connaissance de la nature humaine suffit pour expliquer comment l’on a continué à glisser avec insouciance sur la pente commode qui permettait de cueillir des crédits énormes entre deux budgets. — Il y a des pouvoirs dont on est si naturellement porté à faire un mauvais usage, que l’on n’est pas suffisamment armé contre les séductions qu’ils nous offrent par la droiture des intentions. Il n’est qu’un moyen dans ce cas d’éviter l’abus, c’est de s’interdire l’usage ; pour ne pas succomber à la tentation, c’est la tentation elle-même qu’il faut supprimer. — Voilà le conseil radical que M. Fould a donné à l’empereur. Pour ramener la régularité dans notre gestion financière, pour rétablir auprès du public le crédit des finances françaises, M. Fould a proposé à l’empereur de renoncer au droit de décréter des crédits supplémentaires ou extraordinaires. La combinaison recommandée par le nouveau ministre des finances paraîtra hardie à certaines personnes : comment fera-t-on face à l’imprévu, demandera-t-on, si l’on se lie ainsi les mains, et si l’on s’interdit d’avoir recours aux ressources extraordinaires ? Le rapport de M. Fould réfute suffisamment, suivant nous, cette objection. Les besoins imprévus peuvent provenir de petites affaires ou de grosses affaires. S’il se présente dans l’intervalle des sessions une petite affaire, la nécessité par exemple d’envoyer une expédition en Syrie ou au Mexique, le budget de la France est assez ample pour qu’on y trouve aisément, au moyen des viremens, les ressources nécessaires. On peut faire converger vers le service où se manifeste le besoin imprévu les ressources du département ou des départemens ministériels que ce service concerne, et l’on peut attendre la réunion ordinaire de la chambre pour lui demander de voter les sommes qui auront été ainsi détournées de leur destination primitive. Si c’est une grande question qui s’élève, s’il faut pourvoir à quelque grande guerre devenue inévitable, la convocation extraordinaire du corps législatif va de soi. Personne apparemment ne peut songer que des questions de cette importance se puissent engager sans que le pays soit consulté. Nous ne nions point que dans le nouveau système une restriction très sérieuse ne soit mise au goût et à l’habitude de ces dépenses que nous sommes obligés, pour employer le vilain mot technique, d’appeler extra-budgétaires ; mais certes c’est là le mérite et non l’inconvénient du nouveau système. Les chefs de service seront tenus désormais d’apporter plus de soin et d’exactitude dans la confection de leurs budgets ; ils ne devront plus compter sur la complaisance des crédits pour réparer des erreurs d’appréciation ou le défaut de prévoyance. Leur travail sera mieux fait, et, ce qui est à nos yeux un grand avantage, il sera plus sérieusement contrôlé et par l’opinion publique, que l’inconnu et la confusion des crédits ne viendront plus dérouter, et par l’assemblée représentative, qui mettra plus d’application et de zèle à étudier une situation financière dont elle aura sous la main tous les élémens.

Parmi les conséquences des mesures annoncées ce matin par le Moniteur, et auxquelles le sénat, convoqué pour le 2 décembre, aura bientôt donné le caractère constitutionnel, les unes appartiendront à l’ordre financier, d’autres à l’ordre politique. Nous croyons qu’au point de vue financier ces conséquences seront heureuses ; elles sont de nature à ranimer la confiance de cette classe des hommes d’affaires à laquelle M. Fould a fait allusion. Le pays traverse, on le sait, une situation difficile au point de vue économique. La nécessité d’importer des quantités énormes de blé, de faire à l’étranger des paiemens considérables, et cela avec des importations diminuées par des accidens extérieurs, nous crée un état de choses pénible, mais qui s’aggravait bien davantage au milieu des inquiétudes qu’inspirait une politique financière peut-être mal engagée, en tout cas mal définie. En de telles circonstances, le mal moral, la maladie des imaginations, grossit et envenime les embarras réels. C’est aussi en agissant sur le moral et l’imagination que l’on doit porter d’abord le remède dans des situations semblables. Il faut espérer qu’à cet égard la publication seule du programme de la nouvelle politique financière produira une impression favorable. Cette impression, qui sera sans doute confirmée de jour en jour par les actes du ministre des finances, doit nous aider à sortir plus facilement qu’on ne l’aurait cru il y a un mois de la crise des subsistances et de la crise monétaire. Il est permis de dire que notre crédit financier est loin d’être à la hauteur où devraient le porter les ressources et la puissance intrinsèque d’un pays tel que la France. Notre patriotisme doit souffrir des échecs trop prolongés que nous subissons à cet endroit. Relever le crédit français est une ambition digne d’un homme d’état, et à la façon dont M. Fould est rentré au pouvoir, il est permis de croire qu’il y porte cette généreuse ambition. On nous pardonnera du moins notre optimisme d’aujourd’hui en se rappelant que naguère nous avons exprimé des craintes qu’on retrouve dans le rapport de M. Fould ; nous formions des vœux qui sont en grande partie satisfaits par les mesures annoncées aujourd’hui au Moniteur. N’aurions-nous pas mauvaise grâce à dissimuler notre satisfaction ?

Cet optimisme ne nous abandonne pas quand nous envisageons les conséquences politiques naturelles de la réforme constitutionnelle qui va s’accomplir. Disons d’abord que la concession a été faite au bon moment et dans une forme heureuse. L’efficacité d’une concession dépend en effet principalement de la promptitude avec laquelle elle est consentie : une concession trop longtemps marchandée finit par n’être plus pour celui qui se la laisse arracher qu’une humiliation et une défaite. Nous ajouterons que l’empereur a fait preuve de bon goût en laissant à M. Fould devant le public tout le mérite de l’initiative de la réforme résolue. C’est, si nous ne nous trompons, la première fois sous le présent régime qu’un tel rôle a été dévolu à un homme politique. L’initiative exceptionnelle qui vient ainsi d’être reconnue à M. Fould donne au nouveau ministre une position exceptionnelle aussi dans le cabinet, et ne peut manquer de lui apporter plus de force pour remplir la mission qui lui est confiée au département des finances. Pour nous qui, par souvenir d’éducation parlementaire et par goût naturel, aimons à voir l’initiative dans les hommes publics, cette situation nouvelle d’un ministre n’est point faite pour nous déplaire. Il y a aussi une conviction que nous avons exprimée depuis longtemps, c’est qu’au milieu des sociétés modernes, où l’influence des lois économiques est si grande, la position prépondérante dans les gouvernemens doit être accordée aux ministres des finances. De notre temps il n’est plus possible d’être un homme d’état éminent, si aux aptitudes les plus élevées on ne joint pas l’intelligence des lois et des faits économiques, si l’on n’est pas, dans l’acception la plus large du mot, un financier. Nous ne parlerons pas de sir Robert Peel et des premiers lords de la trésorerie d’Angleterre ; mais voyez le dernier grand homme d’état, le ministre complet, qu’il ait été donné à l’Europe d’admirer. M. de Cavour apportait dans le gouvernement toutes les lumières et toute la sagacité d’un économiste et d’un financier consommés. Si ce qui se passe chez nous maintenant nous présage que les aptitudes financières parviendront à prendre la première place dans le gouvernement, si l’on est à la veille de reconnaître que les questions financières doivent être le principal aliment de la politique intérieure, nous croyons devoir nous en applaudir. Par l’abandon des crédits supplémentaires et extraordinaires, l’on restitue au corps législatif sa prérogative naturelle, qui est le contrôle sérieux des finances, et par ce contrôle une influence plus efficace sur toutes les branches du gouvernement. La chambre des députés obtient par là plus qu’elle n’avait reçu l’année dernière du décret du 24 novembre. Elle obtient plus que ne demandaient ses membres les plus considérables et les plus exigeans. La chambre réclamait le vote du budget par chapitres, on consentait à lui donner le vote du budget par grandes sections ; mais qu’était-ce que le vote par chapitres en présence du droit de décréter des crédits dans l’intervalle des sessions réservé au gouvernement ? À quoi eût servi la faculté de rejeter un chapitre, si, par un crédit supplémentaire et un virement, la décision de la chambre eût pu être déjouée ? La renonciation aux crédits extraordinaires, que la chambre n’eût certes pas osé réclamer, lui donne une autorité bien plus large et bien plus positive sur les lois de finances. Un grand pas vers le régime parlementaire semble ainsi accompli, et nous n’hésitons point à nous en féliciter. Enfin il est une considération que M. Fould fait valoir en très bons termes dans son rapport, et dont nous sommes particulièrement touchés. Nous l’avons dit à satiété, le gouvernement français ne pourrait calmer les craintes qu’il inspire au dehors, et qui rendent en grande partie précaire et stérile pour l’Europe la conservation de la paix, qu’en se désarmant du pouvoir qu’il avait de disposer à un moment donné et sans intermédiaire de toutes les ressources du pays. M. Fould reconnaît que ce pouvoir, « plus apparent que réel, plus menaçant qu’efficace, » était un danger ; il croit que l’abandon de ce pouvoir est, de la part du gouvernement français, un gage donné à la paix, un prétexte enlevé à la concurrence ruineuse des armemens et des préparatifs militaires. Un pareil résultat poursuivi par un semblable moyen est trop conforme à la logique de nos opinions pour que nous ne l’appelions pas de nos vœux. On voit que nous sommes bien éloignés de la pensée de diminuer la portée politique de l’acte du 14 novembre. Nous ne ferons qu’une seule réserve : cet acte est un progrès assurément, il consacre une amélioration considérable dans le gouvernement ; mais, quel que soit le bien que nous en augurions, ce bien ne sera complètement réalisé qu’à deux conditions : la première, c’est que le gouvernement renonce à dominer les élections du corps législatif en portant dans la lutte électorale la pression des forces administratives ; la seconde, que la presse soit admise de plus en plus à un régime de liberté qui lui rende la spontanéité des inspirations, l’émulation des efforts et le sentiment de sa dignité.

Devant l’événement de ce jour, l’intérêt de toute autre question intérieure s’efface. Depuis près d’une semaine, l’opinion publique était avertie vaguement de l’importante modification qui se préparait. L’on avait cru un instant que des questions secondaires avaient compromis le succès du programme présenté par M. Fould. Après avoir lu les publications du Moniteur, on ne peut croire que des intérêts aussi élevés que ceux qui sont traités dans ces documens aient pu être un seul instant mis sérieusement en balance avec des considérations d’un ordre subalterne. Il faut abandonner ce qui a été dit à ce sujet aux commérages des nouvellistes.

La question italienne, qui nous touche d’ailleurs de si près, était devenue depuis trois semaines pour nous une question intérieure, grâce au séjour à Paris de M. Rattazzi. La présence en France du président de la chambre des députés italiens annonçait-elle un tour nouveau dans la marche des affaires de la péninsule ? déterminerait-elle une résolution active de la politique française ? On ne pouvait pas se poser ces questions avec une bien grande anxiété. L’aspect général des affaires en France, en Italie, en Europe, n’est pas tel que l’on ait lieu de craindre nulle part en ce moment des surprises et des coups de tête. Nous venons de voir que la prochaine campagne politique en France sera occupée par les questions financières ; tout annonce que l’Italie, elle aussi, devra consacrer sa prochaine session parlementaire aux questions d’organisation intérieure et de finances. M. Rattazzi a dû porter à Paris des idées fermes sans doute sur l’objet final du mouvement de l’indépendance italienne, mais pratiques et prudentes quant aux moyens à employer pour atteindre cet objet. Il a trouvé chez nous des encouragemens persistans pour l’œuvre de la régénération italienne et des conseils de patience. Au surplus, tous les esprits sages en Italie et tous les vrais patriotes comprennent que la patience doit, par le temps qui court, être la vertu politique des Italiens. Il ne serait pas impossible que cette patience, après un certain temps, n’obtînt sa récompense du côté des affaires de Rome. C’est avec plaisir que l’on a vu Garibaldi lui-même recommander cette politique de temporisation. Les tentatives essayées par quelques ardens pour compromettre le parti de l’action du côté de la Vénétie ne sont donc point à craindre. Il n’y a pas lieu non plus d’appréhender que des conflits d’amour-propre et d’ambition mettent la division au sein du parlement italien. Les Italiens ont besoin de donner longtemps encore à l’Europe le spectacle de leur concorde, et ils le comprennent. Les bruits de crise ministérielle qui avaient été mis en circulation il y a quelque temps à Turin ne tiendront donc pas devant le parlement. Nous croyons savoir que M. Rattazzi a quitté Paris décidé à donner son concours au baron Ricasoli sous la forme que les circonstances exigeront, soit comme président de la chambre des députés, soit comme son collègue dans le cabinet, s’il est nécessaire de fortifier le ministère par l’adjonction d’un homme de son importance.

La saison parlementaire est ouverte. Dans plusieurs pays constitutionnels, les chambres sont réunies. Un parlement qui se met de bonne heure à la besogne est celui de Belgique. Le roi Léopold a inauguré la session législative. On a pu pressentir par le discours du roi que la rentrée de M. Frère-Orban a porté ses fruits : la session s’annonce comme devant être très utilement laborieuse. Un grand nombre de réformes sont promises. Nous citerons parmi ces réformes la révision de la loi sur la conscription, réclamée depuis longtemps par les chambres et par la presse, et la révision de la contribution personnelle. M. Frère avait présenté, il y a dix ans, sur la contribution personnelle, un projet de loi qui vint échouer contre une opposition composée de presque toute la droite et d’un certain nombre de libéraux très riches que le projet froissait dans leurs intérêts. Le nouveau projet de M. Frère-Orban n’est point exposé à rencontrer devant lui une opposition aussi puissante. L’opinion publique s’est prononcée avec trop d’ensemble contre les abus auxquels donne lieu la loi actuelle, pour que celle-ci puisse conserver l’appui d’un parti nombreux. La nouvelle loi satisfera à la fois les intérêts des contribuables et ceux du trésor. Le ministère belge se propose aussi de réprimer ou de prévenir les fraudes électorales. Il veut répartir entre les quatre universités du pays les bourses d’études, concentrées maintenant sur l’université de Louvain, ce qui paraît injuste, car ces bourses avaient été fondées au profit de l’ancienne université de Louvain, laquelle avait le caractère d’une institution publique, tandis que l’université libre de Louvain n’a rien de commun avec sa devancière. Enfin l’on se propose de soumettre à un contrôle efficace l’administration des fabriques d’églises ; ce dernier dessein répond à une exigence de l’opinion libérale, qui voudrait aussi et surtout la modification de la loi sur l’enseignement primaire. Un des passages les plus intéressans du discours royal est celui qui annonce la conclusion de traités de commerce avec l’Angleterre et d’autres états, c’est-à-dire avec la Hollande, le Zollverein et l’Autriche, sur des bases semblables à celles du traité franco-belge. L’orthodoxie économique ne voit point avec faveur l’expédient des traités de douane ; cependant, lorsque, comme en Belgique, ces traités se généralisent et embrassent à peu près toutes les relations commerciales, ils équivalent à des réductions de tarifs, et sont un moyen moins correct, si l’on veut, dans la forme, mais peut-être plus expéditif en pratique, de faire avancer un pays vers la liberté commerciale.

Le roi Léopold a été fort applaudi lorsqu’en parlant de la Hollande il l’a appelée « une nation amie, » et lorsqu’il a exprimé le plaisir que lui avait causé son entrevue à Liège avec le roi des Pays-Bas. Depuis quelque temps, on remarque de la part de la Belgique et de la Hollande une tendance mutuelle à se rapprocher. La récente entrevue des deux souverains a consacré la réconciliation des deux peuples. Les haines passées sont oubliées. Il y a peu de jours, à l’occasion de l’ouverture du nouveau chemin de fer de Liège à Maestricht, Hollandais et Belges échangeaient des protestations d’amitié qu’encourageaient la présence et les discours des fonctionnaires des deux pays. Le traité de commerce annoncé par le discours du roi Léopold fera tomber les dernières barrières entre les deux peuples. Il n’est pas sans intérêt, à l’heure où nous sommes, de prendre acte de la réconciliation de deux pays qui n’avaient appris qu’à se détester lorsqu’ils étaient unis par un lien politique qui transformait l’un en oppresseur et l’autre en opprimé. Le travail actuel de l’Europe est de rompre plus d’une union mal assortie de ce genre. Des gouvernemens et des peuples s’épuisent sous nos yeux à vouloir retenir sous leur ascendant des nationalités qu’ils n’ont jamais pu, qu’ils ne pourront jamais réussir à s’assimiler. Quel est le résultat de ces vains efforts de domination ? De ruineuses dépenses, des haines nationales, des déperditions de force. Au contraire, l’exemple parlant de la Belgique et de la Hollande nous enseigne que l’émancipation légitime et naturelle d’un peuple qui ne veut point être gouverné par un autre peuple ramène en peu d’années, entre les deux nations séparées, de bons sentimens et des relations fructueuses.

Le ministère belge actuel compte quatre années d’existence. M. Rogier et M. Frère furent portés au pouvoir par l’enthousiasme populaire. Les peuples heureux comme le peuple belge deviennent facilement exigeans. Aussi, dans ces derniers temps, était-on enclin à reprocher à M. Rogier et à M. Frère de ne donner à la Belgique que la conservation de son activité industrielle croissante et de sa liberté progressive. On accusait le ministère d’irrésolution, et si M. Frère n’eût pas consenti à oublier la lutte de l’étalon monétaire et à rentrer au pouvoir, la chute du cabinet paraissait probable. Le retour de M. Frère est heureusement pour le ministère un renouvellement de bail. En réalité, M. Frère prend la direction des affaires ; il y apporte ses vues éclairées et son esprit résolu. L’activité du cabinet et l’application de la législature vont enfanter des lois qui satisferont le pays et arrêteront les progrès d’une réaction qui s’enorgueillissait trop des victoires partielles qu’elle avait obtenues aux dernières élections.

La vieille diète germanique a fini, elle aussi, ses vacances. L’on avait annoncé que M. de Beust, au nom des états secondaires, aurait à soumettre à la diète une proposition de réforme fédérale conçue dans un esprit et un intérêt de conservation. Ce bruit ne s’est point jusqu’à présent réalisé. En fait de réforme fédérale, on n’a vu qu’une proposition, celle qui a été développée par le représentant du duc de Saxe-Cobourg. De la part du prince allemand qui a épousé avec le plus de vivacité les doctrines du parti unitaire, une proposition de réforme fédérale eût dû, ce semble, être formulée avec une netteté hardie. Il n’en a pourtant rien été. Le représentant du duc a parlé avec chaleur des vœux que forme la nation allemande, il a célébré la justice de ces vœux, il a déclaré qu’il était urgent d’y faire droit ; mais du système qui, suivant lui, réaliserait la réforme de la confédération que poursuit la nation allemande, il n’a rien dit. Il s’est borné à faire appel, pour la rédaction d’un plan de réforme, à la sagesse et aux soins des grands gouvernemens. C’est par trop vague. On comprend d’ailleurs qu’il est malaisé de définir ce qu’on entend par la nation allemande, quand il s’agit d’une nation composée d’élémens si variés et partagée en trente-cinq états. La presse allemande, même celle qui demande avec raison, croyons-nous, une réforme fédérale, est loin d’aborder cette question avec des vues uniformes. La presse unitaire, celle qui fait en ce moment le plus de bruit, prétend que la nation entière veut l’unité avec un parlement et un pouvoir central dirigé par la Prusse à l’exclusion de l’Autriche. Les journaux du parti de la grande Allemagne soutiennent avec non moins de force que la nation aspire à l’union, à certains égards même à l’unité, mais qu’elle se contenterait d’une forme fédérale qui satisferait à ces désirs sans pourtant sacrifier l’autonomie des états divers à la suprématie d’un état particulier. La grande Allemagne ne veut pas consentir à l’exclusion de l’Autriche, laquelle ne fait pas mine d’ailleurs de vouloir se laisser mettre hors de l’Allemagne. Il y a là, comme on voit, les germes d’une lutte entre ce que l’on appellerait aux États-Unis des unionistes et des confédérés. Si l’Allemagne appartenait aux journaux qui la représentent, ou ne tarderait pas à y voir éclater aussi une guerre entre le nord et le sud. Heureusement pour elle, il ne s’agit encore et il ne s’agira probablement jamais que d’une controverse spéculative. Elle est loin de pouvoir rétablir ou briser l’union, comme on y travaille dans l’Amérique du Nord. Les périls constitutionnels que court la confédération paraissent si peu prochains qu’il y a une puérilité maladroite de la part de certains petits états à interdire la circulation des feuilles unitaires : étroites vexations, qui ne peuvent que donner l’apparence d’une force plus grande que celle qu’elles possèdent à des doctrines qui paraissent si peu mûres, et qui sont par conséquent si peu redoutables. e. forcade.




ESPAGNE ET PORTUGAL

La vie publique est une lutte perpétuelle, et ce qui peut surprendre, ce n’est pas qu’un peuple engagé dans ces laborieuses aventures qui sont surtout le propre de notre temps ne résolve pas en un jour et pour toujours le problème de la conciliation de tous ses intérêts. Depuis que l’Espagne s’est mise à la recherche d’un bon gouvernement, dans les conditions des sociétés modernes, par un juste équilibre des droits du pouvoir et des garanties de la liberté, par le régime constitutionnel en un mot, elle a eu bien des momens difficiles, et nous ne savons vraiment si elle a traversé beaucoup d’épreuves plus graves à un certain point de vue que celle où elle se débat aujourd’hui. Ce n’est pas le désordre matériel qui menace d’envahir le pays, ou du moins ce désordre ne s’est manifesté que par quelques échauffourées facilement domptées ; ce n’est pas une crise révolutionnaire : c’est peut-être bien plus encore, c’est une crise organique en quelque sorte qui depuis six mois passionne toute la politique, met une animosité croissante dans le mouvement des partis, dans les luttes entre le gouvernement et l’opposition, et laisse entrevoir de temps à autre, à travers cette paix extérieure qui règne au-delà des Pyrénées, une désorganisation profonde de la vie publique. Quelle est en définitive la question qui s’agite en ce moment où les chambres viennent de s’ouvrir, et où la politique du gouvernement, résumée par le discours de la reine Isabelle, va passer par l’épreuve d’une discussion qui risque d’être fort vive, si elle ressemble aux polémiques de la presse ?

Il y a aujourd’hui à Madrid, on le sait, un ministère qui vit depuis plus de trois ans et se soutient par l’énergique volonté de celui qui en est le chef, le général O’Donnell, duc de Tetuan. Est-il modéré ? est-il progressiste ? Il n’est ni l’un ni l’autre, ou peut-être est-il l’un et l’autre selon la circonstance. Il s’appuie moins sur un parti que sur une alliance de fractions diverses de toutes les opinions, offrant aux uns comme garantie la paix matérielle conservée, aux autres son nom même de ministère d’union libérale et quelques promesses, effrayant les progressistes de la possibilité d’une réaction outrée, s’il est renversé, les modérés de la perspective de nouveaux déchaînemens révolutionnaires, cherchant de temps à autre quelque diversion patriotique, et ayant toujours, en fin de compte, à résoudre le problème de maintenir la discipline dans une majorité bariolée qu’une discussion sérieuse peut disperser, comme on l’a vu dans la session dernière. Il vit ainsi depuis trois ans. Cette tactique a trop bien réussi au général O’Donnell pour ne point tenter ses adversaires. Les diverses oppositions se sont rapprochées à leur tour, mettant en commun leurs griefs. Anciens modérés, progressistes dissidens, partisans découragés du ministère, démocrates mêmes, ont fait alliance, et se sont mis en campagne avec une passion singulière, prenant pour mot d’ordre le renversement du cabinet O’Donnell, levant le drapeau d’un libéralisme rajeuni. Un nouveau journal, le Contemporaneo, a pris l’avant-garde dans cette guerre, chaque jour plus vive. Jusqu’ici, il n’y avait eu que des escarmouches entre le ministère et l’opposition, réduite à une imperceptible minorité, aujourd’hui c’est une campagne organisée, et dans cette opposition qui s’est formée, un homme qui était, il y a un an à peine, ambassadeur à Rome, qui a été un des promoteurs de l’union libérale, M. Rios-Rosas, figure au premier rang, tout en restant lui-même et en gardant son indépendance. L’ouverture des chambres trouve donc, sinon deux partis, du moins deux camps en présence. Où est la coalition ? où n’est-elle pas ? C’est une question débattue chaque jour avec une vivacité passionnée à Madrid. La coalition en vérité est partout : elle s’appelle dans un camp l’union libérale, et dans l’autre la régénération libérale. Il y a pourtant une grave différence, c’est que l’une de ces coalitions est au pouvoir, l’autre veut y entrer ; toutes les deux sont la plus curieuse expression de la désorganisation des partis et de l’incohérence qui a graduellement envahi la vie politique de l’Espagne.

Ce n’est point sans doute une situation nouvelle, ce n’est pas le ministère qui l’a créée. Le malheur ou la faute du cabinet du général O’Donnell, c’est de s’être reposé indéfiniment dans cette situation, d’avoir fondé son existence uniquement sur cette décomposition et cette faiblesse de tous les partis. Il a vécu ainsi, il est vrai, il a maintenu la paix matérielle ; mais c’est à cela qu’il s’est borné. L’union libérale, au nom de laquelle il arrivait au pouvoir, n’a été qu’un expédient, un mot de ralliement perpétuel, au lieu de devenir une réalité sérieuse, l’idée vitale d’une politique, et cela est si vrai que le ministère O’Donnell, après trois ans de durée, en est toujours au même point, obligé de louvoyer entre les modérés et les progressistes qui se sont ralliés à lui, disposant d’une majorité en apparence considérable, qui n’est encore, comme au premier jour, qu’une agrégation factice d’élémens incohérens. Le nouveau programme politique retracé dans le récent discours de la reine n’est que le reflet de cette situation ambiguë. Le ministère, en énumérant une multitude de projets sur l’organisation de l’administration publique, sur le régime de la presse, sur la réforme de la loi électorale, constate les difficultés bien plus qu’il ne propose de les résoudre, et ces projets qu’il remet au jour, qu’il livre à l’activité parlementaire renaissante, sont justement ceux qui l’été dernier n’ont satisfait personne, qui ont mis un instant la majorité en péril et menacé l’existence du cabinet.

Le général O’Donnell tient, dit-on, à passer pour un chef de ministère libéral ; qu’a-t-il fait cependant sur deux points essentiels qui touchent à la politique intérieure et à la politique extérieure ? Il a trouvé à son avènement une loi sur la presse qui était une œuvre de réaction, qui créait pour les journaux le régime le plus dur. Cette loi existe encore, et elle est appliquée chaque jour sans ménagement. Au dehors, une question s’est présentée, qui était une merveilleuse occasion pour une politique libérale : c’est la question italienne ; on sait le système que le gouvernement espagnol a suivi jusqu’ici. Ce système peut se résumer dans un double fait : le cabinet de Madrid a rappelé son ministre de Turin, et il a maintenu un ambassadeur à Rome près du roi de Naples. Le discours de la reine ne dit pas, il est vrai, comme on le lui a fait dire, que l’Espagne a obtenu des autres puissances une délibération en commun pour assurer l’indépendance et la sécurité temporelles du saint-siège ; elle s’est efforcée seulement d’obtenir cette réunion européenne, et on sait la réponse qui lui a été faite par la France. Si le ministère espagnol nourrit au fond, comme on le dit, des sympathies pour l’Italie, il les manifeste d’une étrange façon, en refusant de reconnaître le nouveau royaume, en disputant aux consuls italiens les archives napolitaines, comme on le voit encore aujourd’hui. Au demeurant, il a trouvé le moyen de ne rien faire pour les causes qu’il soutient de sa parole, en assumant tous les inconvéniens d’une hostilité mal déguisée contre tout ce qui se fait au-delà des Alpes, et toute son action se réduit peut-être à espérer jusqu’au bout une évolution de la France, à compter sur une intervention collective de l’Europe. Par un singulier renversement de rôles, c’est l’Espagne qui a l’air d’appeler aujourd’hui un congrès de Vérone contre l’Italie. Cette indécision de politique, à vrai dire, ne nous semble suffisamment couverte ni par l’annexion de la République Dominicaine ni par l’intervention au Mexique, affaire qui n’est pas d’ailleurs seulement espagnole, et où le gouvernement de Madrid ne s’engage qu’avec le solide appui de la France et de l’Angleterre.

C’est cette incertitude dans la politique extérieure comme dans la politique intérieure qui, en laissant vivre le ministère du général O’Donnell, lui a créé une situation chaque jour plus difficile, étrangement aggravée d’ailleurs, il faut le reconnaître, par les animosités personnelles, par l’esprit de représailles. En peu de temps, il a vu grossir cette opposition qui n’était rien d’abord, qui comptait peu d’hommes éminens, qui voit aujourd’hui dans ses rangs le général Narvaez à côté de M. Rios-Rosas, M. Gonzalez Bravo à côté de M. Sartorius. Quelques sénateurs progressistes qui avaient accepté des fonctions du cabinet ont donné leur démission à la veille de l’ouverture des chambres. Tout annonce donc une lutte des plus vives. Dans cette guerre passionnée, les premiers engagemens sont, il est vrai, favorables au gouvernement. C’est M. Martinez de la Rosa, candidat du cabinet, qui a été élu dès le premier jour président du congrès ; son concurrent, M. Rios-Rosas, que les oppositions avaient choisi comme candidat, n’a réuni que 89 suffrages. Qu’on y songe pourtant : c’est quelque chose qu’un ministère si passionnément attaqué et se défendant si peu par sa politique ; c’est quelque chose aussi qu’une minorité de près de cent voix dans un pays où tous les ministères ont été presque assurés jusqu’ici du concours des chambres et où aucun d’eux n’a été réellement renversé par un vote parlementaire. N’y a-t-il pas là tous les signes d’une situation qui peut s’aggraver d’un instant à l’autre, et qu’une dissolution du congrès, si le ministère s’y décidait, ne raffermirait peut-être pas pour longtemps ?

Ce n’est pas la lutte des partis ou la possibilité d’une crise ministérielle qui pèse le plus aujourd’hui sur le Portugal, c’est la mort foudroyante et imprévue du roi dom Pedro. Ce jeune souverain, qui avait vingt-quatre ans à peine, qui avait succédé à sa mère dona Maria il y a huit ans, et qui ne régnait réellement que depuis 1855, date de sa majorité, a été emporté dans la fleur de la jeunesse par une maladie aussi soudaine qu’inexorable. Il n’avait pas eu le temps encore de marquer son règne par des actes décisifs ; mais en lui s’était révélé tout d’abord un prince doué d’une précoce sagesse, sincèrement libéral, sérieusement préoccupé des intérêts de son pays, plein d’une touchante sympathie pour son peuple. Il eut à faire face, il y a deux ans, à un moment difficile, lorsque la fièvre jaune s’abattit sur Lisbonne, et il traversa cette épreuve avec une mâle et simple fermeté, allant au chevet des malades, relevant les courages, donnant par sa conduite un exemple qui n’était pas toujours suivi. Le malheur ne cesse depuis quelques années de poursuivre la famille royale portugaise. Dom Pedro, peu après son avènement, avait épousé une princesse allemande, qui gagnait rapidement tous les cœurs, et en quelques mois cette princesse s’éteignait. Aujourd’hui c’est le roi lui-même, et il a été précédé dans la tombe par un de ses frères, mort quelques jours avant lui. Le nouveau souverain est le duc de Porto, plus jeune que dom Pedro d’une année seulement, et qui donne, dit-on, les mêmes espérances d’un libéralisme sérieux. C’est donc un nouveau règne qui commence à l’improviste dans ce petit pays, qui mérite d’être plus connu qu’il ne l’est de l’Europe, et qui peut rapidement grandir sous un gouvernement actif et intelligent.


CH. DE MAZADE.


ESSAIS ET NOTICES.

LA FLOTTE AUTRICHIENNE EN 1861.


Tous les progrès modernes dans l’architecture navale et l’artillerie ont sans contredit augmenté l’importance des marines secondaires, la vapeur a surtout contribué à produire ce résultat : avec elle, les blocus effectifs sont devenus à peu près impossibles ; une frégate à grande vitesse peut toujours s’échapper d’un port quelconque et causer, avant sa destruction ou sa capture, de grands dommages à l’ennemi, quelque puissant qu’il soit sur mer. Les bâtimens blindés sont plus favorisés encore : avec un bon pilote et un hardi capitaine, un de ces navires parcourra les côtes ennemies, entrera même dans les rades et dans les fleuves ; il détruira tout sur son passage. Que lui opposer ? Il passe sans dommage sous le feu des batteries les plus puissantes, il brise sans efforts les chaînes et les estacades. Combien faudra-t-il de ses pareils pour l’arrêter ? Il n’est vulnérable que quand le charbon lui manque. Son équipage est facile à former : des canonniers, des mécaniciens, des chauffeurs, gens que l’on trouve en tout pays où il y a une armée et une industrie ; quelques matelots pour le service des embarcations et la manœuvre d’un reste de voilure que l’on abandonnera dès que la confiance dans les machines sera plus complète. Toutes les nations ayant un coin de leur territoire baigné par la mer semblent avoir compris la puissance que mettrait entre leurs mains la possession de quelques-uns de ces terribles engins de destruction, et celles qui au temps des navires à voiles n’avaient que quelques faibles avisos font aujourd’hui construire des frégates blindées de grande dimension.

L’Autriche se distingue surtout par l’énergie de ses efforts pour se créer une marine nouvelle. Un écrivain des plus compétens a décrit dans la Revue les ressources navales qu’elle avait déjà en 1856[1] ; nous allons énumérer les progrès qu’elle a faits depuis cette époque, et le lecteur verra qu’ils sont considérables.

En 1848, la flotte autrichienne s’était dissoute, la plus grande partie du matériel resta dans les mains du gouvernement impérial ; mais tout le personnel et un certain nombre de navires légers passèrent au service de la république de Venise. Cette flotte d’ailleurs n’avait d’autrichien que le nom, les officiers et les équipages étaient italiens, et c’était dans leur langue que se faisaient les commandemens et qu’étaient écrits les documens officiels. Les ingénieurs de construction navale firent aussi défection : à la paix, en 1849, après la chute de Venise, aucun d’eux ne rentra ; ils passèrent tous au service du Piémont. Ainsi, lorsque le gouvernement autrichien reconstitua sa flotte, il avait tout à créer ; il lui a fallu une grande persévérance et une singulière énergie pour arriver au résultat qu’il a obtenu. Instruit par l’expérience, il ne voulut plus laisser dans les mains d’une fraction hostile de ses sujets un instrument puissant qui venait de lui montrer sa valeur en se retournant contre lui, car c’était aux marins de la flotte qu’était due en partie cette longue défense de Venise qui attira à cette malheureuse cité les sympathies de l’Europe.

La langue allemande officielle en Autriche devint celle de la marine nouvelle. L’école des cadets de Venise fut transportée à Trieste ; considérablement agrandie, elle dut recevoir quatre-vingts élèves, auxquels d’habiles professeurs enseignèrent en allemand les sciences maritimes. Pendant la guerre, pour armer ce qui était resté de l’ancienne flotte, on avait fait appel aux officiers du Lloyd autrichien et aux capitaines du commerce : on accepta les services d’ingénieurs danois, suédois, hollandais, qui, tout en construisant la nouvelle flotte, formèrent un certain nombre de disciples. On acheta deux bateaux à roues au Lloyd, et deux corvettes de 300 chevaux furent construites sur les chantiers particuliers de Trieste. En 1851, on mit sur chantier à Venise la grande frégate à voile Schwarzenberg ; la frégate de 31 canons Radetzky, premier navire à hélice de la marine autrichienne, fut commandée en Angleterre. En 1854, on construisit à Trieste les frégates Donau et Adria, et durant les années suivantes, à Venise, les corvettes Erzherzog-Friedrich et Dandola, puis les avisos à hélice Moeve, Kerka, Narenta, les navires à roues Curtatone, Prinz-Eugen, et la goélette Scrida. En 1857, le vaisseau à hélice Kaiser, de 91 canons, fut construit à Pola. Au printemps de 1860, six canonnières de 90 chevaux et de 4 canons furent lancées sur le lac de Garde pour concourir à la défense de la place de Peschiera ; elles avaient été terminées en quatre mois. À la même époque, on fit à Venise, pour la protection des lagunes, une batterie flottante couverte de plaques en fer de quatre pouces et demi d’épaisseur et portant 16 canons, trois canonnières à hélice de 50 chevaux et de 2 canons, et six chaloupes-canonnières à roues, de 25 chevaux, armées de 2 bouches à feu ; ces derniers bateaux n’ont qu’un pied et demi de tirant d’eau. Dans l’automne de 1860, on a mis sur chantier sept canonnières de 230 chevaux, portant 4 canons de gros calibre, deux canonnières de 90 chevaux et 4 canons à Trieste, et une chaloupe canonnière à Pola. Ces dix navires ont été lancés au mois de juin dernier. Cette même année 1861, on a ordonné la construction de deux frégates cuirassées avec des plaques de quatre pouces et demi d’épaisseur, ayant une machine de 500 chevaux et portant 24 canons, qui viennent d’être mises à l’eau à la fin d’août et dont on monte les machines. Voici exactement la composition de la flotte autrichienne aujourd’hui :

ESCADRE DE L’ADRIATIQUE. — 1° Navires à hélice : le vaisseau Kaiser, 91 canons, 800 chevaux ; les frégates : Radetzky, Donau, Adria, de 300 chevaux et 31 canons chacune ; les corvettes : Erzherzog-Friedrich, Dandolo, de 230 chevaux et 22 canons ; les canonnières : Reka, Wall, Sechund, Streiter, Dalmal, Hum, Hellebié, de 230 chevaux et de 4 canons ; Gemse, Grille, Sansego, de 90 chevaux et 4 canons ; Pélican, Deutschmeister, de 50 chevaux et 2 canons.

2° Vapeurs à roues : Kaiserin-Elizabeth, 6 canons, 350 chevaux ; Santa-Luisa, 7 canons, 300 chevaux ; Greif, 2 canons, 350 chevaux ; Prinz-Eugen, 6 canons, 180 chevaux ; Curtatone, 6 canons, 180 chevaux ; Triest, 3 canons, 120 chevaux ; Fiume, 2 canons, 120 chevaux ; Vulcain, 4 canons, 120 chevaux ; Taurus, 4 canons, 100 chevaux ; Hentsi, 4 canons, 40 chevaux ; Alnoch, à canons, 40 chevaux ; Achilles, 4 canons, 45 chevaux ; Verona, 2 canons, 80 chevaux ; le yacht Fantaisie, 2 canons, 120 chevaux ; Messager, 22 chevaux ; Gorczkowski, 16 chevaux ; six chaloupes-canonnières de 2 canons et 25 chevaux.

3° Navires à voiles : frégates, Schwarzenberg, 6 canons ; Novara, 44 canons ; Bellona, 42 canons ; Venus, 32 canons ; corvettes : Karoline, 20 canons ; Diana, 20 canons ; Minerva, 16 canons ; bricks : Mantecuccoli, 16 canons ; Huzzar, 12 canons ; Pylade, 16 canons ; goélettes : Arethuse, 10 canons ; Arthemise, 10 canons ; Scrida, 6 canons ; Vesuv, 7 canons ; Saetta, 6 canons ; deux pontons armés de 10 canons, deux canonnières à rames armées de 2 canons, une batterie flottante de 16 canons, huit chaloupes canonnières portant ensemble 32 bouches à feu et dix-huit pirogues armées de 1 canon chacune.

4° Sur le lac de Garde, pour couvrir Peschiera, les vapeurs Hess, de 100 chevaux et 6 canons ; Franz-Josef, de 50 chevaux et 4 canons ; 6 canonnières, de 90 chevaux et de 4 canons chacune ; enfin 2 chaloupes canonnières à rames, de 4 canons.

En additionnant les canons et les chevaux-vapeur, on trouve : dans l’Adriatique, 780 canons et 6,851 chevaux ; sur le lac de Garde, 42 canons et 690 chevaux ; en tout, 822 canons et 7,541 chevaux. Ces navires sont armés par 5,500 matelots, auxquels s’ajoutent un régiment de soldats de marine de 2,160 hommes, 1,000 artilleurs, et 2,400 vieux marins plus particulièrement embarqués sur les flottilles qui gardent Peschiera et Venise.

Tous ces navires sont construits avec des matériaux de choix. On a employé pour la membrure et les bordages le chêne d’Istrie. Toutes les chevilles et les clous au-dessous de la flottaison sont en cuivre. Des bandes de fer placées obliquement au-dessous du bordage intérieur relient les membrures et donnent à la coque une grande solidité. Ces bâtimens, beaux et solides, semblent bien appropriés aux deux buts que l’on veut atteindre : la force et la vitesse. Ils peuvent sans désavantage entrer en comparaison avec ce qu’il y a de mieux dans le même genre chez les autres puissances maritimes. À l’exception du yacht Fantaisie, du bateau à vapeur Impératrice-Elizabeth et de la frégate Radetzky, ils ont tous été construits en Autriche. Toutes les machines à hélice, excepté celles des frégates Donau et Radetzky, ont été faites dans divers établissemens autrichiens, surtout dans Tusine de l’institution technique de Trieste : elles sont du système Modsley, à chaudières tabulaires ; le nombre de tours d’hélice qu’elles donnent sur les vaisseaux, frégates et corvettes, est de 70 ; sur les petits navires et chaloupes canonnières, de 100. Les frégates et les corvettes ont une marche de 91/2 à 10 nœuds à la vapeur ; le vaisseau Kaiser a filé 12 1/2 et 13 nœuds : on attend 10 nœuds des canonnières actuellement en construction à Trieste. On cite les vapeurs Elizabeth et Greif comme d’excellens marcheurs : ils ont obtenu des vitesses de 13 nœuds 1/2. Les vapeurs Greif, Trieste et Fiume, qui appartenaient autrefois au Lloyd autrichien, furent coulés dans le canal de Malamocco pendant la guerre de 1859, afin de fermer l’entrée du port à la flotte française. Après un séjour de dix mois sous l’eau, on les a relevés ; les coques n’avaient aucunement souffert, mais les machines ont demandé de grandes réparations. — Les bouches à feu et le système de l’artillerie sur les navires de la flotte autrichienne sont les mêmes que dans la flotte française. Tous les bâtimens (à l’exception de deux bricks et de deux goélettes) sont armés avec des calibres de 30, 48 et 60. Les nouvelles canonnières devront avoir des canons rayés de 2/j. Une école de canonniers a été organisée sur la frégate Bellona. L’artillerie de marine prépare le matériel de combat dans les arsenaux et fait le service des soutes à bord des navires, mais de même que chez nous elle ne prend aucune part à la manœuvre des pièces.

Les équipages, à l’exception d’un petit nombre d’Italiens, sont composés maintenant de Slaves et de Dalmates ; ces derniers sont renommés comme les meilleurs marins de l’Adriatique. Voulant germaniser sa flotte, le gouvernement impérial a levé dans les provinces du nord-ouest de l’Autriche un certain nombre de jeunes gens qui ont dû apprendre le métier de matelots. Après plusieurs années d’efforts, on était parvenu à armer entièrement le brick le Triton avec ces matelots allemands ; malheureusement ce navire a sauté en l’air sur la rade de Raguse au mois de juin 1859, et quatre ou cinq hommes de l’équipage ont seuls échappé à la mort. La solde des matelots n’est pas considérable ; mais les vivres, dans les casernes à terre comme à bord des navires, sont d’excellente qualité, les hommes spéciaux, tels que pilotes, charpentiers, mécaniciens, sont généralement instruits et très au courant de leur métier.

Afin de pouvoir construire et armer de très grands bâtimens, on a bâti un arsenal à Pola ; celui de Venise, autrefois si célèbre, est complètement en ruine et ne sert plus qu’à la réparation et à l’entretien des chaloupes canonnières qui gardent les lagunes. L’arsenal de Pola n’est pas encore terminé ; grâce aux changemens si nombreux dans l’administration de la marine, il a déjà coûté des sommes énormes, chaque administrateur modifiant le plan primitif. L’attention est attirée, quand on le visite, sur trois belles cales couvertes dont l’aspect est monumental. Le bassin, construit par l’ingénieur américain John Gilbert, est un très beau travail ; il est entouré d’un système de cales qui peuvent recevoir quatre vaisseaux. Pour y monter les bâtimens, on a établi une forte pompe hydraulique qui sert en même temps à vider l’eau du bassin.

Le gouvernement autrichien a en outre à sa disposition les grands chantiers particuliers qui se trouvent dans les environs de Trieste : celui du Lloyd, qui contient deux bassins de carénage, dont l’un suffisamment vaste pour recevoir les plus grands vaisseaux, une cale du système Morton, des chantiers pour huit navires et un atelier où l’on fait des machines à vapeur de toute dimension ; le chantier Saint-Marc, à Tonello, où l’on a construit les deux frégates blindées et quatre des nouvelles canonnières ; le chantier Saint-Roch, qui fait en ce moment cinq navires pour le gouvernement. Cet établissement est complètement pourvu des machines les plus modernes servant à améliorer ou à abréger le travail ; la machine de 800 chevaux du Kaiser sort de ses ateliers.

Les faits que nous venons d’exposer montrent l’ardeur de l’Autriche à se créer une marine. Une publication récente[2], qui a eu un grand retentissement dans tout l’empire d’Autriche, et qui parait résumer l’opinion d’un parti considérable, déclare qu’on ne doit reculer, pour atteindre ce but, devant aucun sacrifice. Cette apparition d’une nouvelle marine dans la Méditerranée est-elle avantageuse ou contraire à nos intérêts ? Nous n’oserions rien avancer à cet égard, l’avenir en décidera ; cependant, en présence des efforts que fait l’Italie pour prendre pu point de vue maritime une attitude en rapport avec sa nouvelle situation, il n’est pas sans intérêt.de voir grandir une rivale à ses côtés. Ce qui pour nous ressort surtout de ces faits, c’est qu’avec de l’argent, une force navale est bien autrement facile à former maintenant qu’autrefois, et qu’il faut se tenir constamment au courant de la situation des marines secondaires, si l’on veut se rendre compte de l’importance qu’elles auront au jour du combat.


H. DE LA PLANCHE.


V. DE MARS.

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  1. La Marine de l’Autriche, Calamota, Trieste, Pola, par M. J.-J. Baude, Revue du 15 novembre 1856.
  2. La Marine de l’Autriche, par un marin autrichien. Vienne 1860.