Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1861

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Chronique n° 711
30 novembre 1861


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 novembre 1861.

Encore un de ces accidens qui soumettent la raison des observateurs politiques à l’humiliation dès surprises et aux tortures de la perplexité ! Nous parlons du nouveau tour que donne aux affaires des États-Unis l’arrestation à bord d’un paquebot anglais de deux envoyés des états confédérés par un navire de guerre américain. Nous connaissons déjà l’effet produit en Angleterre par ce téméraire coup de main. La nation anglaise a ressenti avec une indignation unanime l’affront qui lui était infligé. Même dans le bouillonnement de la première émotion, elle avait conservé assez de sang-froid pour s’en remettre du soin d’apprécier la légalité de l’acte des États-Unis aux officiers judiciaires de la couronne ; mais sa patience n’a pas été mise à une bien longue épreuve, et la réponse des legal advisers de la reine a promptement donné raison à, l’expression spontanée du sentiment national. Le peuple anglais, ses légistes et son gouvernement considèrent l’acte du capitaine du San-Jacinto comme une violation flagrante du code des nations et une insulte directe a l’Angleterre. le gouvernement britannique est donc engagé à la face du monde, ou à obtenir la réparation de cette insulte, ou à en tirer une vengeance éclatante.

Ce n’est plus maintenant que de l’Amérique que pourrait venir la décision qui préviendrait une guerre lamentable. Le cabinet de Washington dés-avouera-t-il le capitaine du San-Jacinto ? Fera-t-il des excuses à l’Angleterre ? Relâchera-t-il les deux envoyés du sud, MM. Mason et Slidell ? On se pose fiévreusement ces questions ; mais ici la ressource des moyens rapides de communication, les chemins de fer, la télégraphie électrique, qui, pour les affaires du continent, donnent une satisfaction instantanée à la curiosité publique, fait absolument défaut. L’Atlantique n’a point voulu se laisser percer par le fil conducteur des messages électriques, et nous sommes obligés d’attendre, avant de connaître la résolution décisive du gouvernement américain, le délai nécessaire à l’accomplissement de deux voyages maritimes, c’est-à-dire plus de trois semaines. Jusque-là, nous serons réduits aux conjectures. Un fait déjà connu ne laisse malheureusement pas place aux hypothèses rassurantes. Il n’est guère possible de considérer l’acte du San-Jacinto comme le coup de tête d’un capitaine aventureux. Il paraît certain que cet officier n’a fait qu’exécuter les instructions positives de son gouvernement. Ces instructions, si nous en croyons des informations sûres, auraient été arrêtées dans un conseil auquel, assistait le général Scott, qui vient d’arriver en France il y a peu de jours. On rapporte que le vieux général aurait essayé de détourner d’un parti aussi violent le gouvernement de M. Lincoln ; mais il quittait le commandement de l’armée américaine, il allait partir, et sa voix, quoiqu’elle fût celle de la sagesse, n’a plus eu assez d’autorité pour se faire entendre. Le cabinet de Washington avait donné l’ordre positif d’arrêter MM. Mason et Slidell, fussent-ils à bord de navires anglais ; il avait même envoyé une frégate dans les eaux de l’Angleterre pour saisir les envoyés du sud sur le paquebot la Plata, celui qui les eût en effet amenés en Europe, s’ils n’eussent point été arrêtés à bord du Trent. Tout l’annonce donc, le gouvernement américain a su ce qu’il faisait, et ce qui vient d’arriver n’est que la conséquence de ce qu’il a voulu, Il n’y a donc guère lieu d’espérer qu’il accorde les satisfactions qui lui seront demandées par l’Angleterre.

S’il est vrai que M. Lincoln et ses ministres soient allés avec préméditation au-devant du conflit, l’esprit se perd à chercher les motifs qui ont pu les pousser à une politique si désespérée. On se rappelle bien sans doute qu’il y a peu de temps M. Seward écrivit une circulaire aux gouverneurs des états du littoral pour les inviter à travailler aux fortifications maritimes et à mettre leurs ports à l’abri d’une insulte étrangère ; on se demandait, à la lecture de cette circulaire, quel péril d’agression extérieure pouvaient redouter les États-Unis, à moins qu’ils ne le provoquassent eux-mêmes de gaieté de cœur, et cette manifestation du secrétaire d’état de M. Lincoln avait donné à penser. Cependant les inquiétudes vagues que l’on avait pu concevoir à cette occasion durent se dissiper entièrement lorsqu’on vit la grande expédition maritime du nord dirigée sur Port-Royal et Beaufort. Le gouvernement américain a tenté là une puissante diversion : il prend l’ennemi à revers, et c’est la manœuvre la plus efficace qu’il ait essayée depuis le commencement de la campagne ; mais la principale chance de succès de l’expédition entreprise contre la Caroline du sud, c’est que cette expédition à la meilleure des bases d’opérations, la mer. En portant cette attaque contre les états du sud, les états du nord tirent profit de leurs avantages naturels, qui consistent dans leurs ressources navales et dans leur supériorité maritime. Or ces avantages, l’Union les perd à l’instant même où elle se brouille avec l’Angleterre. La guerre avec les Anglais enlève à l’expédition de la Caroline du sud la sécurité de sa base d’opérations, elle change en une folie désastreuse l’entreprise militaire la mieux combinée. On ne peut s’expliquer que le cabinet de Washington puisse affronter avec un aveuglement systématique une telle perspective et donner lui-même pour alliée aux états rebelles la première puissance maritime du monde.

Encore, si les Anglais avaient fourni de légitimes prétextes aux ressentimens des états du nord de l’Amérique, s’ils les avaient fatigués de provocations hostiles, s’ils leur avaient infligé quelqu’une de ces injures devant lesquelles une nation n’a plus à consulter ni ses intérêts ni ses forces, et ne doit obéir qu’à l’impulsion de l’honneur ! Mais cette excuse fait absolument défaut aux susceptibilités et aux passions américaines. Depuis que la guerre civile a éclaté aux États-Unis, l’Angleterre a montré dans sa politique à l’égard de l’Amérique une modération qui doit surprendre ceux qui ne connaissent pas les modifications profondes qui se sont accomplies de nos jours même dans l’esprit anglais. La dislocation des États-Unis était un événement qui n’était pas fait pour déplaire à la politique anglaise : c’était l’affaiblissement d’une nation qui, possédant les qualités les plus vigoureuses de la race anglo-saxonne, ayant toutes les aptitudes commerciales et maritimes de son ancienne métropole, était pour l’Angleterre le plus importun et le plus dangereux des antagonistes ; l’ancienne politique anglaise n’eût pas manqué d’aider à cette dislocation. Les Anglais se sont crus en outre obligés de faire à l’arrogance américaine des concessions qui ont dû coûter beaucoup à leur amour-propre ; la crise des États-Unis leur offrait une occasion de se venger qu’ils n’eussent point autrefois laissé échapper. Enfin la guerre civile portait un coup funeste aux intérêts industriels de l’Angleterre. Le blocus qui enveloppait les états rebelles qui produisent le coton atteignait l’Angleterre dans sa plus féconde industrie et affamait un grand nombre de ses ouvriers. La crise du coton menace l’Angleterre non-seulement d’une crise manufacturière, mais d’une véritable perturbation sociale. Pour échapper à ces souffrances et à ces périls, l’Angleterre avait à sa portée un moyen bien facile et bien séduisant : elle pouvait invoquer la suprême loi du salut public, se hâter de reconnaître les états qui veulent abandonner l’Union, et rendre la liberté des mers au commerce du coton. Il y a cinquante ans, elle n’eût eu aucun scrupule à placer son intérêt au-dessus de la légalité internationale. On doit le reconnaître à l’honneur de l’Angleterre, elle n’a cédé à aucune de ces tentations, ni au désir d’affaiblir un rival, ni au plaisir de satisfaire une rancune, ni à la sollicitation des intérêts matériels les plus impérieux. La presse anglaise a été unanime à recommander la neutralité la plus stricte entre les deux partis qui se combattent aux États-Unis. Des journaux mêmes qui sont plus étroitement liés aux classes commerçantes qu’embarrasse et ruine la crise cotonnière, — le Manchester Guardian, l’Economist — se sont fait surtout remarquer par la fermeté sensée avec laquelle ils ont exhorté les intérêts commerciaux et industriels à subordonner leurs souffrances aux lois d’une politique juste et loyale. Lord Palmerston et le comte Russell, toutes les fois qu’ils ont pris publiquement la parole à propos des affaires des États-Unis, ont exprimé la résolution de ne point faire passer les intérêts matériels de leur pays avant le devoir politique de la neutralité. Il y a quelques jours seulement, un homme d’état que sa naissance place aux premiers rangs du parti conservateur, et que son bon sens et sa conscience rendent accessible à toutes les idées de justice et de progrès, le fils du comte de Derby, lord Stanley, exposait à ses électeurs, en des termes qui méritent d’être cités, les sentimens d’impartialité et d’équité qui devaient animer l’Angleterre à l’égard des États-Unis, déchirés et affaiblis par une crise si cruelle. « Quel que soit, disait-il, le jugement que nous portons sur les affaires d’Amérique, écartons l’influence des sentimens de classe ou de jalousie nationale. Quant au devoir du gouvernement, il est évident, et je ne suppose point que l’on s’en départe, quelle que soit l’administration qui soit au pouvoir. Le devoir de notre gouvernement est d’observer une neutralité stricte en paroles et en action, de ne pas montrer d’irritation au sujet des difficultés accidentelles auxquelles on doit s’attendre dans le cours d’une telle lutte, de défendre ceux de nos droits qui seraient attaqués avec modération et fermeté, en laissant aux mauvaises passions le temps de s’évaporer, et surtout de ne pas prendre avantage, même en apparence, de l’affaiblissement temporaire de l’Amérique pour rien tenter qui pût être considéré par cette puissance comme un empiétement sur ses droits. » C’est dans un courant de sentimens si modérés et si honnêtes que le gouvernement des États-Unis vient surprendre et réveiller les hommes d’état et l’opinion de l’Angleterre par une provocation incompréhensible.

De ce qu’il faut renoncer à comprendre le mobile qui a déterminé l’agression du Trent, on ne doit pas se hâter de conclure que cet incident n’aboutira pas aux extrémités qu’on redoute. C’est le propre des situations révolutionnaires de la nature de celle où se trouve l’Amérique du Nord que les gouvernemens n’y sont plus maîtres et des mobiles et des conséquences de leurs actions. Toutes les passions invétérées et caractéristiques d’un peuple s’échauffent alors et s’exaltent à la fois. Or parmi les passions nationales les plus innées à l’âme du peuple américain il faut malheureusement compter la haine de l’Angleterre, et parmi les pratiques de la politique des États-Unis, une des plus caractéristiques est incontestablement l’habitude de l’insolence envers la politique anglaise. Ce qui rend la situation des États-Unis révolutionnaire, c’est que le gouvernement y est aux prises avec des difficultés formidables, que son organisme le rend impropre à embrasser et à combattre avec l’unité de pensée et la certitude d’exécution nécessaires. C’est ce qui explique à la fois la faiblesse et la témérité dont sont alternativement marqués les actes de ce gouvernement, ce qui donne à craindre qu’il ne soit entraîné à des extrémités que les hommes qui le dirigent n’auront ni prévues ni voulues. L’Amérique du Nord, à ce point de vue, est dans une situation qui n’est pas sans analogie avec celle où se trouva la France en 1791 et 1792, lorsqu’elle évoquait avec tant d’étourderie et d’ardeur tous les périls de la politique intérieure et extérieure avant d’avoir organisé des moyens de gouvernement qui fussent à la hauteur de ces périls. Quelque absurde et funeste que nous paraisse un tel calcul, il n’est pas impossible qu’il se trouve parmi les meneurs actuels de l’Union des politicians qui, comme cela est arrivé en 1792 à notre Brissot et à nos girondins, prennent pour une diversion habile et pour un coup de politique profonde le surcroît d’une guerre étrangère ajoutée à une révolution intérieure ; mais nous ne voulons pas aller plus loin dans ces tristes pronostics, nous ne voulons pas énumérer les calamités qui accompagneraient une guerre entre l’Angleterre et les États-Unis,. Le dernier mot de cette vaste perturbation doit être l’abolition de l’esclavage. Faudra-t-il encore une fois qu’un triomphe de la justice soit acheté au prix d’épouvantables malheurs ?

L’on n’avait pas prévu que l’attention serait si vite détournée par un accident si grave de l’entreprise de politique intérieure qui nous a été annoncée il y a quinze jours par la publication du mémoire de M. Fould sur notre situation financière et par la rentrée de cet homme politique au pouvoir. L’incident américain jette, il faut le reconnaître, un grand trouble dans cette région des intérêts où le programme et l’avènement de M. Fould commençaient à ranimer la confiance. Chose curieuse, le changement de système qui va être essayé dans nos finances, et dont l’influence doit naturellement réagir sur toutes les branches de la politique, a des adversaires dans les rangs de ceux qui ne peuvent pas être soupçonnés de nourrir à l’égard du gouvernement des sentimens de malveillance. Il est incontestable par exemple que les plans de M. Fould ne peuvent réussir que par l’inauguration d’un système de stricte économie ; néanmoins, parmi les organes de cette presse que l’on appelait autrefois officieuse et qui s’est, elle-même nommée indépendante et dévouée, on a laissé voir de maladroites répugnances pour les réductions de dépenses que l’équilibre des futurs budgets rendra nécessaires. Il y a lieu de craindre que les partisans des grandes dépenses militaires et navales ne s’emparent du conflit anglo-américain pour s’opposer aux économies. Les idées routinières sont si difficiles à déraciner que l’on entend déjà dire : Comment voulez-vous que la France réduise ses effectifs, si la guerre éclate entre l’Angleterre et les États-Unis ? — L’on ne s’aperçoit pas que la circonstance même que l’on invoque en faveur de la continuation de la politique dépensière fournit au contraire un argument positif à, la politique économe. Il doit y avoir un certain équilibre entre les armemens des grandes puissances, nous devons proportionner nos forces à celles de nos voisins ; mais qu’arrive-t-il lorsque ceux-ci ont une partie de leurs forces et de leurs arméniens employée dans des guerres, tandis que nous demeurons neutres et en paix ? La puissance d’agression de nos voisins à notre endroit n’est-elle pas affaiblie dans la proportion de ce qu’ils ont de ressources engagées dans leurs guerres ? Nous pouvons par conséquent opérer avec sécurité des retranchemens dans nos effectifs, devenus trop considérables, et maintenir à moins de frais, pour ce qui nous concerne, l’ancienne balance des forces. C’est surtout dans ces momens où l’on voit de grandes puissances à la veille de se plonger dans des luttes ruineuses que l’on devrait comprendre combien il importe à la France de rétablir l’aisance dans son système financier. Il n’y a pas pour un grand pays de liberté d’action sans finances libres et dégagées ; ceux même qui nous présentent toujours la perspective de guerres inévitables dans l’avenir devraient-ils oublier que l’argent est le nerf de la guerre, et que c’est perdre les plus sûrs profits de la paix que de s’y consumer en stériles prodigalités ?

Nous formons donc des vœux sincères pour que le programme de M. Fould soit exécuté avec suite et avec succès. Nous ne voulons pas que, si ce programme venait à échouer, on pût faire remonter au parti libéral la responsabilité d’un avortement déplorable. Quels que soient les accidens extérieurs qui viennent nous prendre une partie de notre attention, ne nous laissons pas détourner du but qui nous a été proposé : faisons des finances, jusqu’à ce qu’elles soient rétablies sur des bases régulières, l’objet et le centre de l’activité politique du pays.

Les plans de M. Fould sont ignorés encore. Ils excitent sans doute une grande curiosité et sont attendus avec une vive impatience ; mais nous ne sommes pas de ceux qui ne voudraient pas donner au nouveau ministre le temps de les préparer, de les combiner et de les mûrir. Le sénat se réunira lundi pour examiner, discuter et voter le sénatus-consulte qui devra modifier, dans le sens indiqué par M. Fould, le système de notre comptabilité financière. Les discussions du sénat ne peuvent manquer d’éclairer les tendances de la nouvelle politique. La situation financière y sera sans doute examinée, les conséquences politiques des actes du 14 novembre y seront indiquées, et l’on assure que d’honorables sénateurs se proposent de les formuler en amendemens. Après cette session épisodique du sénat, dans le courant du mois de décembre, M. Fould devra sans douter présenter à l’empereur l’exposé de la situation financière, qui est publié chaque année à peu près vers la même époque. Nous ne savons si M. Fould pourra dans cet exposé faire connaître tous ses projets. La curiosité publique y devra trouver du moins d’intéressans alimens.

À nos yeux, dans les circonstances présentes, la presse n’avait pas besoin de connaître les vues du nouveau ministre pour donner un utile concours à l’œuvre de la réforme financière. Si on ne peut deviner les solutions de M. Fould, on possède du moins les élémens du problème qu’il s’est chargé de résoudre. Il aura à pourvoir aux exigences du passé, c’est-à-dire à liquider l’arriéré signalé par lui, et à pourvoir aux exigences de l’avenir, c’est-à-dire à établir un budget équilibré d’après le plan qu’il a indiqué. Nous admettons que la liquidation de l’arriéré ne soit point le premier travail dont il s’occupe. Cette liquidation suppose un emprunt ; or l’ambition naturelle d’un ministre des finances est d’emprunter aux conditions les meilleures : il est permis à M. Fould d’espérer que l’ensemble de ses mesures améliorera la situation du crédit public, et qu’en ajournant la négociation de nouvelles rentes il pourra faire profiter cette opération, de l’amélioration obtenue et la combiner avec d’autres opérations utiles au trésor. S’il rejette l’emprunt vers l’avenir, il faut que dans le présent M. Fould s’assure d’amples ressources de trésorerie, afin de n’être pas arrêté et détourné par des difficultés quotidiennes, et nous reconnaissons que les ressources de trésorerie ne sauraient manquer à un ministre adroit. La perspective de l’emprunt ainsi repoussée dans l’avenir, M. Fould se trouve en présence du budget de 1863, qu’il s’agit d’établir sous une nouvelle forme, en abandonnant la routine et l’expédient des crédits supplémentaires.

On connaît les inconvéniens de notre ancien système. Nous avions, à proprement parler, deux budgets des dépenses : le budget normal et le budget des crédits. Nous n’avions qu’un budget des recettes, celui où étaient prévus les revenus des impôts, et qui se balançait à peu près avec le budget normal des dépenses. Il était depuis plusieurs années pourvu au budget des crédits, non avec des ressources fournies par le revenu régulier des impôts, mais au moyen des ressources de la dette flottante, ou de petits emprunts déguisés, comme le nouveau capital de la Banque de France prêté au gouvernement par cette institution lors du renouvellement de son privilège, ou les fonds de la dotation de l’armée convertis en rentes. L’innovation introduite par M. Fould aura pour premier effet de ramener dans le même et unique cadre toutes les dépenses et de pourvoir à toutes les dépenses avec les ressources régulières du produit annuel des impôts. Les bons esprits du corps législatif s’étaient plaints dans la dernière session de la confusion que l’ancien système répandait dans la situation financière. Avec les anciens erremens, il n’était guère possible de se rendre un compte bien exact de la totalité des dépenses faites, des lacunes, du revenu et du déficit réel que laissait un exercice. M. Gouin entre autres avait présenté à la chambre le tableau approximatif des dépenses totales et des recettes de l’année 1861. Il avait trouvé que les dépenses totales, en réunissant celles du budget normal et celles du budget extraordinaire, s’élèveraient à 2 milliards 72 millions, et présenteraient sur les ressources régulières un excédant de plus de 200 millions formant un véritable déficit.

On voit que le premier travail du nouveau ministre des finances, que sa première ébauche du budget de 1863 devra ressembler à l’esquisse que traçait il y a six mois l’honorable M. Gouin. M. Fould devra réunir dans le même budget normal toutes les dépenses ; si l’on supposait d’une part que les dépenses seront maintenues en 1863 sur le même pied qu’en 1861, et d’autre part que les sources du revenu, c’est-à-dire les impôts, n’aient pas non plus varié, le ministre, après avoir additionné la colonne de ses dépenses et la colonne de ses recettes, se trouverait en présence d’un solde débiteur d’environ 200 millions. Or, M. Fould étant rentré au pouvoir non-seulement pour liquider l’arriéré, mais pour mettre un terme aux déficit et prévenir l’accroissement des découverts, il est clair qu’il ne lui est pas permis de présenter un budget en déficit. Il faudra donc que le budget de 1863 soit équilibré ou par une réduction de 200 millions sur les dépenses effectuées en 1861 ou par un accroissement de revenu provenant d’une augmentation d’impôts. Il n’y a pas de milieu : ou l’état devra en 1863 dépenser 200 millions de moins, ou les contribuables devront payer 200 millions de plus, à moins qu’état et contribuables ne fissent, comme on dit, une cote mal taillée, et que, l’état consentant à se réduire quelque peu, les contribuables, se laissant imposer de nouvelles taxes, voulussent bien payer davantage.

Il ressort de ce simple aperçu que la question pratique posée par la réforme financière est celle-ci : faut-il réduire les dépenses ou créer de nouveaux impôts ? De là, une série de conséquences dont nous ne pouvons aujourd’hui présenter que le sommaire. Et d’abord quelle est en principe la voie générale qu’il faut adopter ? N’est-ce pas celle des économies ? Dans une année comme celle-ci, année de malaise industriel et commercial, serait-on bien venu à demander au pays de nouveaux sacrifices pour couvrir des dépenses dont il est impossible de démontrer l’utilité ? Si même il est indispensable de chercher dans quelque taxe nouvelle un supplément de ressources, ne faudra-t-il pas, pour faire agréer du public cette charge nécessaire, le rassurer du moins en lui montrant des effets réels, nets, radicaux, de la réformation financière dont on lui a donné l’espoir ? Sur quoi peut-on réaliser de larges économies ? Évidemment sur les grands ministères dépensiers, sur ceux qui trouvaient dans les crédits des ressources élastiques et complaisantes, sur les départemens de la marine et de l’armée, qui avaient rendu presque illusoire le vote du budget normal par la chambre des députés. L’on se souvient en effet de la révélation étrange qui fut apportée au corps législatif dans la dernière session. On avait voté pour 1861 un effectif normal de 392,000 hommes ; on allait en voter un de 400,000 pour 1862, et l’on apprit tout à coup que l’effectif réel était au mois de juin de 467,000 hommes ! De même l’effectif normal de la marine était dépassé de 110 navires et de 12,000 matelots. La sincérité, la réalité, l’efficacité de la réforme financière sont donc étroitement attachées à une réduction importante de nos dépenses militaires.

Nous ne trouvons pas que la presse ait abordé ces questions avec la précision et la résolution que les circonstances réclament. Nous le reconnaissons, si elle n’est point encore à la hauteur de sa mission, ce n’est point à elle que la faute doit être imputée. Le ministère de l’intérieur se méprend à notre avis sur le véritable caractère de la situation présente. Le succès de mesures semblables à celles que l’on attend de M. Fould dépend entièrement du degré de confiance qu’elles rencontreront ou qu’elles exciteront dans l’opinion publique. Pour obtenir la confiance de l’opinion, il faut lui témoigner soi-même une confiance entière. Au lieu de la comprimer par des actes restrictifs, il faut provoquer son développement et ses expansions. Ce n’est malheureusement pas la politique que l’on a l’air de vouloir suivre. Les procès de presse ont rarement été plus nombreux sous ce régime. On a cru devoir rappeler dans le Moniteur comme une menace les rigueurs du décret sur la presse, comme si au moment où un amendement important est introduit dans la loi constitutionnelle, il était possible, en France, dans le pays même des intelligences promptes et de l’inflexible logique, d’empêcher l’esprit public de déduire des principes posés dans la constitution les conséquences nécessaires qui en découlent. Est-il sage de laisser voir cette mauvaise humeur contre la presse lorsque le procès du maire de Collonges nous apporte de si tristes révélations sur les mœurs administratives, qui réclament si impérieusement le contrôle d’une presse vigilante et libre ? Cette attitude envers la presse n’est guère conforme à la situation que l’entrée de M. Fould au pouvoir devait naturellement inaugurer, et ne semble pas faite pour seconder le succès des nouvelles mesures financières. Par une coïncidence bizarre, la presse « indépendante et dévouée » n’a jamais présenté un spectacle plus pitoyable de mesquine et ridicule anarchie. Les journaux de cette couleur ne semblent vouloir user de leur indépendance que pour se contester mutuellement l’habileté ou l’utilité de leur dévouement. L’un ne s’est pas fait faute, par ses intempérances bouffonnes, de couvrir de ses ridicules, comme d’une éclaboussure, les projets qu’il prêtait à M. Fould. Un autre s’est évertué à démontrer l’impossibilité d’obtenir des économies importantes sur le budget de l’armée. Un troisième n’a pas craint de donner à entendre que les dieux eux-mêmes ne demeuraient point étrangers aux plaisantes luttes intestines où ces journaux se consument, et il a poussé l’indiscrétion jusqu’à les désigner sous le nuage d’initiales transparentes.

L’unité dans la politique du gouvernement et l’harmonie des organes par lesquels cette politique s’adresse au public nous paraissent être des conditions nécessaires à la réussite d’une œuvre telle que celle à laquelle M. Fould a mis la main. Toutes les branches de la politique du gouvernement devraient en ce moment se rallier autour des finances, et l’on verrait que les intérêts les mieux entendus de chaque département ministériel s’accorderaient avec les directions que l’intérêt des finances doit leur conseiller ou leur imprimer. Notre politique étrangère fournit en ce moment un exemple de cette vérité. Ce sont surtout les petites expéditions plus ou moins chevaleresques que nous éparpillons à travers le monde qui ont été dans ces derniers temps la plaie de nos finances. Parmi ces expéditions, une de celles qu’un ministre économe du trésor retrancherait le plus volontiers des articles de sa dépense serait à coup sûr l’entretien de notre occupation à Rome. Cet article représente au moins une vingtaine de millions, bonne réduction qui ôterait au ministre des finances le souci d’inventer et d’appliquer un nouvel impôt. C’est, dira-t-on, montrer une bien grande vulgarité d’esprit que de mettre la question romaine en balance avec une vingtaine de millions. Hélas ! quelque profitable que nous parût devoir être pour le pays une économie de cette importance, ce n’est pas avec une somme d’écus, c’est avec la conscience et l’honneur de notre pays que nous mettons la question romaine en balance. La logique et la prudence prescrivent à la France d’en finir avec une politique dont les temporisations n’ont pas d’issue. Certes nous eussions compris que la France se fût arrêtée plus tôt dans son adhésion aux développemens de la révolution italienne ; nous eussions compris qu’on s’en fût tenu au programme de Villafranca et de Zurich, et qu’on eût dédaigné d’ajouter à notre territoire Nice et la Savoie : nous eussions compris que, nous présens à Rome, on n’eût pas souffert l’invasion des Marches et que l’on n’eût pas sanctionné l’annexion de Naples et de la Sicile ; mais ce que nous ne pouvons comprendre, c’est que la France veuille s’opposer à la conclusion logique des actes auxquels elle a activement et passivement concouru. Le gouvernement italien a fait connaître les bases franches et honnêtes, aussi conformes aux intérêts religieux qu’à l’esprit de notre temps, sur lesquelles il est disposé à traiter avec le saint-siège et à donner à l’église la liberté en échange du pouvoir temporel, aussi malfaisant à elle-même qu’à l’Italie. Nous, les gardiens de Rome, nous n’avons pas voulu soumettre au pape ces propositions, et notre présence, qui entrave l’organisation administrative de l’Italie, n’empêche pas les réfugiés dont Rome est l’asile de fomenter le brigandage dans les provinces napolitaines ! Sont-ce les seules conséquences de notre inaction ? Non. À Turin, le gouvernement constitutionnel s’énerve en se sentant condamné à l’impuissance ; nous voyons s’user les meilleurs patriotes de l’Italie, et l’on peut craindre que, lassés et découragés, ils n’abandonnent la direction de la révolution italienne aux mains des coureurs d’aventures et des désespérés. Nous ne cherchons point à dissimuler l’émotion que nous ressentons à voir l’Italie placée ainsi entre un état de faiblesse chronique ou de périlleuses folies. Nous croyons que la discussion qui va s’engager au parlement de Turin sur la question italienne ne sera qu’un pressant appel adressé à la logique et à la générosité de la politique française. Nous espérons encore que cet appel sera entendu, mais nous eussions trouvé plus digne de la France de le devancer par une initiative courageuse et sensée.

La petite Belgique constitutionnelle vient de payer sa dette à la cause libérale. La chambre des représentans a, par une majorité importante, exprimé son adhésion au ministère, combattu par le parti catholique pour avoir reconnu le royaume d’Italie. La droite avait formulé son opposition dans un amendement qui blâmait un système d’annexion destructif de la nationalité des états secondaires. Cette rédaction était habile, car dans sa forme générale elle mettait en cause le juste patriotisme du peuple belge. Le parti libéral n’a pas commis la faute d’accepter le débat sur un tel terrain. Repousser la condamnation du système des annexions, c’eût été en quelque sorte s’en déclarer partisan dans toute sa portée et dire implicitement qu’on était prêt à en subir les conséquences au détriment même de la Belgique. Après un débat où M. Frère-Orban a établi avec bon sens et fermeté la politique du ministère, où un ancien ministre des affaires étrangères a justifié par des précédens rappelés avec bonheur la reconnaissance du royaume d’Italie, la gauche a présenté un sous-amendement portant que « la Belgique neutre devait, comme elle l’a toujours fait, s’abstenir d’intervenir dans les affaires des autres peuples. » La politique libérale a réuni en cette circonstance dans la chambre belge 62 voix contre 46.

L’Autriche, plus rassurée sur les dispositions de la Hongrie, qui ne donnent lieu de craindre prochainement aucun trouble violent, s’inquiète très sérieusement de la situation insurrectionnelle des provinces turques voisines de ses frontières. On assure que, tenant peu de compte des objections des autres puissances, elle voudrait intervenir dans l’Herzégovine. Quoique ce bruit ait cours dans le monde diplomatique, il ne nous est pas possible d’y croire. Les conditions de l’intervention des puissances européennes dans les affaires de la Turquie ont été réglées par le traité de Paris. Il ne peut plus y avoir d’action isolée dans l’empire ottoman ; aucune puissance ne peut agir dans les provinces turques qu’avec la sanction du concert européen. Si la France a dû s’entendre avec l’Europe pour aller au secours de ses coreligionnaires en Syrie, il ne nous paraît pas vraisemblable que l’Autriche envoie ses soldats dans l’Herzégovine avant d’y avoir été autorisée par les autres puissances.

E. Forcade.


LES EUROPEENS AU JAPON
DEPUIS LES DERNIERS TRAITES.


La civilisation est imposée par la force aux peuples non civilisés. C’est une loi qui ne souffre que très peu d’exceptions ; les peuples de l’Occident s’y sont soumis dans le passé, et les nations de l’Orient sont obligées de la reconnaître de nos jours. En jetant les yeux sur l’immense continent dont l’Europe forme l’appendice occidental, nous voyons partout des contrées menacées, envahies ou conquises par les puissances européennes. Les Indiens, les Birmans, les Cochinchinois, les Malais, les Chinois, ont eu souvent déjà l’occasion d’apprécier l’art moderne de la guerre pratiqué par les peuples civilisés, et tous, en sortant de l’état sauvage ou de semi-civilisation dans lequel ils ont vécu pendant une longue série de siècles, trouveront peut-être que l’enseignement de la civilisation a été écrit dans leurs annales avec des lettres de, sang et de feu. Les philanthropes et les apôtres de la civilisation doivent en prendre leur parti, et puisqu’il en est ainsi, il n’y a plus à s’étonner ni à s’indigner de ce qui se passe au Japon. De plus, il n’est pas difficile de prévoir ce que l’avenir réserve à l’extrême Orient. Lorsque les Occidentaux vinrent, il y a quelques années, demander qu’on leur ouvrît les ports de l’empire du soleil levant, les Japonais s’y refusèrent. « Non vraiment, dirent-ils, nous n’avons pas besoin de vous, et nous ne désirons point votre présence. Nous nous trouvons bien comme nous sommes, et nous nous souvenons parfaitement que votre première arrivée ici a été pour nous la cause de grands et sanglans malheurs. » Cette expression sincère d’une opinion bien fondée et d’un désir fort sage ne put cependant tenir contre la logique de nos diplomates. On prouvait aux Japonais que nous étions des hommes tout autres que nos fanatiques ancêtres, qui avaient voulu les convertir au christianisme malgré eux : nous étions de paisibles marchands, de raisonnables protestans, des catholiques éclairés, et tolérans. Nous n’avions assurément aucun projet ambitieux concernant le trône de Yédo, et nous nous inquiétions en somme fort peu de ce qu’il plaisait aux Japonais d’adorer dans leurs temples. « Votre indépendance politique et religieuse ne court aucun risque, » leur assura-t-on à diverses reprises. Puis on faisait valoir les avantages qui devaient sortir pour eux de leur alliance avec les peuples d’Occident. « Nous sommes de terribles ennemis, mais nous sommes d’excellens amis, leur dit-on encore. Si vous nous donnez la main, nous vous guiderons, nous vous soutiendrons. En définitive, sortez de l’obscur isolement où forcément vous dépérissez, entrez en relations avec nous, et vous ne perdrez absolument rien, vous gagnerez même assurément beaucoup. »

Cependant les Japonais ne voulurent pas encore céder et opposèrent une foule de raisons pour lesquelles ils préféraient demeurer seuls et tranquilles chez eux. À la fin, ils se rendirent à l’évidence des avantages de la civilisation occidentale. On les avait conduits à bord de nos frégates et corvettes de guerre, et, après leur avoir fait admirer des télégraphes électriques et des machines à vapeur en miniature, on leur avait montré des canons de gros calibre et à longue portée, des revolvers à six coups et des fusils rayés de grandeur naturelle. L’amiral américain leur fit voir dix beaux bâtimens de guerre avec deux cents magnifiques canons. Cette exhibition ingénieuse des trésors offensifs dus à l’industrie et à la science occidentales trancha la question d’une manière pacifique et à la satisfaction de tout le monde. Les Japonais hésitèrent bien encore un peu ; mais leur résistance devint de jour en jour plus faible, et ils finirent par signer tout ce qu’on put raisonnablement leur demander. L’Amérique (M. Townsend-Harris), l’Angleterre (lord Elgin), la Hollande (M. Donker-Curtius), la France (M. le baron Gros), la Russie (M. le comte Poutiatine), le Portugal (M. Guimaraès), enfin tout dernièrement la Prusse (M. le comte Eulenbourg), entrèrent ainsi en relations amicales et commerciales avec le Japon.

Les traités signés, des marchands anglais, américains et hollandais s’établirent en assez grand nombre à Nagasaki, Yokohama (ou Kanagawa) et Hakodade. Les Français, Russes et Portugais parurent satisfaits d’avoir le droit d’en faire autant. En attendant, ils eurent soin de se faire représenter par un nombre suffisant de consuls-généraux, de consuls et d’agens consulaires. Il n’existait pas, il y a quelques années, un seul commerçant russe ou portugais dans tout le Japon ; il y avait trois marchands français protégés et administrés par un beau bâtiment de guerre en rade de Yédo et par un consul-général, un interprète, un chancelier, un capitaine de pavillon, un vice-consul et son interprète et deux agens consulaires résidant à Yédo, Yokohama, Nagasaki et Hakodade. L’absence de commerçans français, russes et portugais simplifia beaucoup la nature de nos relations avec la cour de Yédo. La lourde tâche d’établir de l’ordre dans les jeunes communautés étrangères et de maintenir la bonne intelligence entre les gouvernemens de l’Occident et celui du Japon devint le partage exclusif de M. Rutherford-Alcock, ministre plénipotentiaire anglais, de M. Townsend-Harris, ministre résident des États-Unis, et de M. Donker-Curtius, commissaire royal de la Hollande. Ce dernier resta à Décima, au milieu de l’ancienne colonie hollandaise. Il se fit représenter à Yédo par un jeune fonctionnaire plein de zèle et d’intelligence, M. van Polsbroeck, le consul hollandais de Kanagawa.

Les ports de Nagasaki, de Kanagawa et de Hakodade avaient été ouverts le 1er  juillet 1859. Pendant quelques semaines, on y vit tout marcher à souhait. Les Européens trouvaient qu’en envoyant des algues, de la soie et de l’or du Japon en Chine, ils pouvaient réaliser en quelques semaines des bénéfices de 75 à 200 pour 100, et les Japonais, ne demandant pas mieux que de se dessaisir des produits de leur pays, montraient un goût très prononcé pour les manufactures anglaises, américaines et hollandaises, et pour les divers objets de fantaisie que les négocians de Chine s’étaient empressés d’expédier aux nouveaux ports. L’intelligence entre Japonais et Européens était alors parfaite, et on se comblait réciproquement d’éloges et de bons procédés ; mais cet état de choses ne dura pas longtemps. Au bout de quelques semaines déjà, le gouvernement japonais s’aperçut que le système d’échange de monnaies japonaises contre des monnaies étrangères qui lui était imposé par les traités était par trop à son désavantagé. Il fit dès lors de vigoureux, mais absurdes efforts pour se dégager de la promesse qu’il avait faite d’échanger des itzibous contre des dollars poids pour poids.

Si dès cette époque les gouverneurs de Kanagawa s’étaient présentés chez MM. Alcock et Harris et leur avaient démontré que l’itzibou n’était qu’une espèce de bank-note ayant une valeur nominale de 200 pour 100 au-dessus de sa valeur intrinsèque, on aurait certainement compris qu’il serait aussi injuste de demander l’échange d’itzibous contre des dollars poids pour poids que de vouloir acheter des billets de banque au prix du papier et avoir le droit de les mettre en circulation à leur valeur nominale. — M. Alcock et M. Harris, hommes d’une grande intelligence et d’une parfaite loyauté, n’auraient pas voulu souffrir un pareil état de choses et se seraient unis aux fonctionnaires japonais pour trouver un moyen de sortir de la difficulté ; mais les gouverneurs de Kanagawa dédaignèrent de demander conseil aux ministres étrangers, et se contentèrent de prendre des mesures arbitraires pour empêcher l’échange de dollars en itzibous. Cette conduite eut de graves inconvéniens, les commerçans étrangers ayant absolument besoin de monnaies japonaises pour régler leurs affaires.

M. Alcock écrivit au gouvernement de Yédo. Il présenta avec calme et discernement l’état des choses, et insista sur la nécessité de rester de part et d’autre dans les limites des obligations imposées par les traités. Les ministres japonais ne tardèrent pas à lui répondre. Ils reconnaissaient que les étrangers avaient parfaitement le droit d’exiger l’échange en question ; mais ils faisaient observer qu’il était hors du pouvoir de la cour de Yédo de satisfaire complètement à cette demande. Ils appuyèrent cette observation par des prétextes dont quelques-uns étaient parfaitement absurdes. M. Alcock écrivit de nouveau, et de nouveau on lui répondit ; de nombreuses notes furent échangées, M. Alcock insistant toujours sur l’obligation d’observer les traités, les Japonais trouvant toujours de nouveaux prétextes, de nouvelles excuses pour ne pas s’y soumettre.

Pendant ce temps, les marchands de Kanagawa ne se croisèrent pas les bras ; ils inventèrent des expédiens, fort ingénieux dans leur simplicité, pour se procurer un nombre suffisant d’itzibous. Il avait été décidé, à un moment donné, que le trésor japonais échangerait journellement pour chaque étranger 500 dollars (3,000 fr.) en itzibous. Les résidens de Kanagawa et de Yokohama n’avaient qu’à présenter une petite note sur laquelle leurs noms étaient inscrits, et le caissier japonais comptait à chacun d’eux 1,500 itzibous en échange de 500 dollars. Cette somme de 1,500 itzibous se trouvait insuffisante. Un marchand eut alors l’idée de présenter deux bulletins au lieu d’un. L’officier du trésor japonais ne connaissait pas plus M. A… que M. B…, et donna en toute simplicité échange pour deux fois 500 dollars. Ce succès encouragea, et à la fin quelques individus présentèrent au trésor jusqu’à vingt et trente bulletins de demande en échange.

Vers cette époque (novembre 1859), le commerce japonais était très lucratif. Les kobangs, monnaie d’or, pouvaient être achetés à bas prix, et un dollar parti de Shanghaï en valait presque deux lorsqu’après une traversée de quelques jours il était arrivé à Yokohama. Les commerçans de Shanghaï sont très riches ; ce sont les plus hardis spéculateurs du monde. À peine avaient-ils reçu la nouvelle que l’argent valait de l’or au Japon, qu’ils y envoyèrent des sommes considérables. En un seul jour, trois navires américains, le Powhattan, le Melita et le Mary and Louisa, apportèrent 1,200,000 dollars, plus de 7 millions de francs, à Yokohama. Or il s’agissait d’échanger toutes ces sommes le plus tôt possible en itzibous, car les marchands japonais refusaient de se faire payer en dollars.

Le trésor fut alors inondé par un nombre toujours croissant de bulletins de demande en échange. Il tint encore bon pendant quelques jours, puis il ferma tranquillement ses portes et dit : « Vous n’aurez plus rien, car nous n’avons plus rien. » Cette mesure était fort grave. L’argent valait en Chine déjà 1 pour 100 par mois, et il était monté au Japon au taux de 5 pour 100 par mois. On ne pouvait laisser dormir les énormes capitaux qui venaient d’être expédiés à Yokohama sans s’exposer à des pertes sensibles. Les marchands protestèrent énergiquement contre les mesures prises par le gouvernement japonais ; ils insistèrent sur le droit accordé par les traités ; les consuls soutinrent leurs nationaux. Le trésor ne put tenir longtemps contre toutes ces attaques, et il fit un nouveau compromis. « Je donnerai, dit-il, autant que je pourrai à chacun en proportion de ce qu’il me demandera. Adressez-moi de nouveau vos bulletins. » Les marchands s’empressèrent d’obéir. L’un demanda l’échange de 500 dollars, un autre de 1,000 dollars, un troisième de 5,000 dollars, et ainsi de suite ; mais le plus fin de la société ne s’arrêta pas aux bagatelles : il pria le trésor de vouloir bien lui fournir l’échange de 20 millions de dollars. Le caissier fit naïvement ses calculs. La personne qui avait demandé d’échanger 500 dollars obtint des itzibous pour une dizaine de dollars, un autre en reçut pour une vingtaine ; mais le reste des précieuses monnaies japonaises tomba dans la grande poche du monsieur aux 20 millions. On rit beaucoup de cette excellente et profitable plaisanterie, et on ne tarda pas à l’imiter. — Au bout d’une semaine, les caissiers japonais passaient leur temps à faire des calculs sur des chiffres que l’on ne rencontre ordinairement que dans les traités d’astronomie. Demander l’échange de quelques millions de dollars, c’était se montrer modeste. Les bulletins portaient ordinairement trente ou quarante zéros à la suite d’une unité, ou, précisant exactement les besoins du demandeur, exigeaient l’échange de tant de millions de dollars, plus 27 dollars et 13 centimes.

Le trésor de Yokohama fut admirable de sang-froid et de patience. Il accepta tous les bulletins sans sourire ou sans se fâcher, et distribua ensuite les itzibous en nombre à peu près égal parmi les demandeurs ; mais M. Alcock, en apprenant ce qui se passait à Yokohama, fut révolté de la conduite de ses nationaux, et dans un moment de juste indignation il écrivit sa fameuse notification du 21 novembre 1859, qui fit le tour des journaux anglais, et dans laquelle il stigmatisa la conduite de ces marchands qui, « vivant dans un coin isolé du monde, méprisant l’opinion publique, croient que tout leur est permis, et sont une véritable honte pour l’Angleterre. » Il en appela solennellement à tous les honnêtes gens « pour repousser les outrages commis à Yokohama contre la société et l’intérêt commun de toutes les nations civilisées. » Cette notification produisit un grand effet. Les marchands étaient stupéfaits. « Comment ! tant de bruit pour un peu d’amusement aux dépens d’un gouvernement de demi-sauvages, et qui agit au mépris de toutes ses obligations ! » On n’en revenait pas. Toutefois on se le tint pour dit, et la plaisanterie, qui avait rapporté beaucoup d’argent aux plaisans, ne se renouvela plus. Il devint alors à la mode de faire des cadeaux aux officiers du trésor, et ceux-ci de leur côté se montraient prêts à rendre bon procédé pour bon procédé. Quelques personnes obtenaient beaucoup d’argent japonais, d’autres ne pouvaient échanger 5 dollars. On se surveillait et on s’accusait réciproquement. À un moment donné, en janvier 1860 toute la communauté étrangère de Yokohama se souleva contre la marine américaine, parce que des officiers du vapeur de guerre le Powhattan, qui devait amener l’ambassade japonaise en Amérique, avaient trouvé convenable de faire concurrence aux négocians de Yokohama. C’était vraiment quelque chose de curieux que d’observer de près l’existence de ces ardens pionniers de la civilisation de l’Occident.

Cependant ces affaires, jointes à plusieurs autres d’une importance secondaire, avaient peu à peu changé la nature de nos relations avec le gouvernement et le peuple du Japon. On avait fini par comprendre que les étrangers arrivés après la signature des traités ressemblaient fort peu aux « excellens amis » que l’on avait cru recevoir. C’étaient des fonctionnaires insistant sévèrement sur la stricte observance des clauses des traités ; c’étaient des marchands désireux de gagner rapidement beaucoup d’argent et peu scrupuleux quelquefois dans le choix des moyens ; c’étaient des matelots se grisant le matin, se battant le soir ; c’étaient enfin des hommes auxquels il fallait bien reconnaître certaines supériorités, mais qui la plupart du temps ne réalisaient d’aucune manière le type japonais d’un homme civilisé, d’un homme bien élevé. Ils savaient construire de beaux et curieux navires, ils possédaient des armes d’une excellente qualité ; leurs machines à vapeur, leurs télégraphes électriques, leurs chronomètres, baromètres, télescopes, etc., étaient de grande valeur ; ils étaient très forts et agiles et n’avaient peur d’aucun danger, mais enfin ils ne savaient pas ce que c’est que la politesse. Où étaient le respect dû aux grands dignitaires, la sécurité des rues, la sainteté de la propriété privée, le silence respectueux qui doit régner autour de la résidence sacrée du chef de l’empire du soleil levant ? Ni marchands ni matelots ne se rangeaient sur le passage d’un gouverneur, d’un prince même ; les chevaux des étrangers, lancés d’une manière sauvage à travers les routes et les rues, troublaient souvent l’ordre des cortèges les plus solennels, effrayaient les femmes et les enfans, et menaçaient la vie des passans ; la demeure des Japonais était continuellement envahie par d’importuns industriels qui pénétraient partout, laissant l’empreinte de leurs sales chaussures sur les belles nattes servant de table et de lit au propriétaire. À quelques milles de la capitale, dans un paysage où la chasse était un sacrilège, le plaisir meurtrier des étrangers troublait un silence séculaire.

Ce n’était pas tout encore : la présence des étrangers n’était pas seulement un outrage sanglant et perpétuel à la dignité, au patriotisme des Japonais ; elle portait aussi gravement atteinte au bien-être matériel du peuple. Depuis le jour néfaste où les hommes de l’Occident avaient mis pied sur la terre japonaise, la paix profonde et prospère qui y avait régné pendant des siècles n’existait plus ; des troubles intérieurs, des guerres extérieures menaçaient de désoler, de dévaster l’empire le plus florissant du monde. Les étrangers avaient apporté sur leurs vaisseaux des masses énormes d’argent, et avaient emporté des quantités considérables de soie, d’or, de thé, de denrées. L’argent, dont nul n’aurait eu besoin, n’avait fait aucun bien. Il avait enrichi quelques marchands, corrompu beaucoup d’officiers et d’ouvriers, troublé l’équilibre économique et politique du pays ; mais la soie, le thé, les étoffes, les meubles, toutes les denrées, se vendaient deux, trois, dix fois plus cher que par le passé. Un homme jadis riche avait de la peine à vivre aujourd’hui convenablement ; les employés subalternes étaient réduits à l’indigence, les pauvres à la misère. Non, encore une fois, les hommes de l’Occident n’étaient pas, ne pouvaient pas être amis des Japonais, et ceux-ci ne devaient pas les aimer ! Tous les bons patriotes étaient indignés, exaspérés, et si le prince de Mito, le grand daïmio, le grand patriote, le gosanke du Nippon[1], montrait sa haine ouvertement, il ne faisait que ce que tout Japonais se souvenant encore de la splendeur et de la félicité passées de sa belle patrie ferait à la place du prince.

Considérant cette disposition des esprits et sachant avec quelle facilité les officiers japonais font usage de l’épée formidable qui ne les quitte jamais, les ministres étrangers prirent de sages mesures de précaution. Plusieurs notifications émanées de M. Howard Vyse et de M. van Polsbroeck, consuls anglais et hollandais à Kanagawa, conseillèrent aux marchands étrangers résidant à Yokohama d’être prudens et justes dans leurs transactions avec les Japonais. Le port de revolvers et autres armes fut autorisé, l’institution d’un système de garde municipale recommandée, la chasse prohibée ; des personnes qui s’étaient rendues coupables de délits envers des Japonais, ou qui avaient contrevenu aux ordonnances et notifications publiées par les ministres et consuls, furent sévèrement punies. Malheureusement le zèle et l’activité des fonctionnaires ne pouvaient plus prévenir des malheurs que le passé avait préparés. La nécessité est la même pour tout le monde ; on ne peut nulle part récolter de la bienveillance et de l’affection lorsqu’on a semé de la haine et du mépris.

Une série d’assassinats et d’attentats criminels qui se succédèrent avec une rapidité inquiétante, et qui tous restèrent impunis, prouvèrent que le parti hostile aux étrangers était prêt à se porter aux dernières violences, et que la cour de Yédo était complètement impuissante à protéger ses alliés étrangers. Deux officiers russes furent assassinés à Yokohama en plein jour. On ne découvrit aucun de leurs meurtriers, on rechercha non moins vainement quelle raison spéciale avait pu leur attirer la haine des Japonais. Leur seul tort apparent était d’appartenir à la race détestée par les partisans du prince de Mito. Quelques mois plus tard, en novembre 1859, un yacounin (officier japonais) tua le domestique chinois de M. Loureiro, consul français à Yokohama. Le crime fut commis le soir, dans une rue très fréquentée, devant la maison d’un négociant anglais, M. Barber. On prétendait qu’un des domestiques chinois de ce dernier avait insulté la veille un officier japonais, et que le serviteur du consul français avait souffert la mort destinée à un de ses compatriotes.

Le 29 janvier 1860, Den Kouschki fut assassiné à Yédo. C’était un Japonais qui, tout jeune, avait fait naufrage sur la côte d’Amérique. Il y avait été recueilli et élevé. Plus tard, ayant appris l’anglais, il était entré au service de M. Alcock en qualité d’aide-interprète. Le meurtrier le frappa à cinq heures de l’après-midi, à la porte de la légation britannique, au pied du pavillon anglais. Il le tua par derrière, en présence d’une foule d’enfans qui jouaient devant la demeure de M. Alcock et d’un certain nombre d’autres témoins restés inconnus qui devaient se trouver à l’endroit très fréquenté de Yédo où le crime fut commis. Le tokaido où demeure M. Alcock peut être comparé aux boulevards de Paris ou à Oxford-Street de Londres. Le meurtrier, en s’enfuyant sans que personne eût tenté de l’arrêter, laissa l’épée dans la poitrine de sa victime qu’il avait transpercée de part en part. Le malheureux interprète mourut sur le coup sans avoir pu donner un indice qui aurait pu mettre sur la trace de son assassin. Den Kouschki était un homme vif, emporté, d’une témérité extraordinaire, et sa fin tragique ne surprit personne. On savait qu’il méprisait les Japonais, et que ceux-ci, le considérant comme un renégat, lui rendaient haine pour dédain. Il sortait néanmoins souvent tout seul et se hasardait dans les quartiers les plus éloignés de toute surveillance. Les personnes qui le connaissaient et qui appréciaient ses rares qualités de courage et de dévouement, car M. Alcock n’eut point de serviteur plus fidèle, lui avaient conseillé d’être plus prudent. La veille de sa mort, un domestique japonais au service de M. Alcock lui avait dit : « Prenez garde, les yacounins vous haïssent, et ceux de Mito et d’Owari ont l’épée lourde. » Le malheureux interprète avait payé de sa vie son attachement à la cause étrangère. Son meurtrier ne fut point trouvé.

Le 26 février 1860, un double assassinat fut commis à Yokohama. Deux marins hollandais, le capitaine Voss, du Christian-Louis, et le capitaine Decker, du Henriette-Louisa, furent attaqués à sept heures et demie du soir, dans la principale rue de la ville, à quelques pas de l’endroit où les deux Russes avaient été tués, et littéralement hachés en morceaux. Leurs cadavres, qui furent trouvés par des Européens quelques minutes après l’accomplissement du crime, étaient criblés d’horribles blessures. C’étaient des coups qui semblaient avoir été faits avec la hache d’un boucher. La tête fendue en quatre, les jambes, les bras coupés en plusieurs endroits, ne tenaient plus au tronc que par des lambeaux de chair. Cette fois encore le crime ne put s’expliquer que par la haine générale dont les Européens devaient être l’objet. MM. Decker et Voss étaient des hommes d’un caractère sobre, juste et prudent : personne ne leur connaissait de querelle avec n’importe quel Japonais ; de plus M. Decker était un vieillard qui venait d’arriver seulement au Japon, et qui n’y avait encore noué de relations qu’avec ses consignataires.

MM. Alcock et Harris, les ministres anglais et américain, justement alarmés de cette rapide succession de meurtres, adressèrent des notes énergiques au gouvernement de Yédo. Ils demandaient qu’on prît enfin des mesures efficaces pour prévenir de nouveaux crimes, pour punir les anciens. Le gouvernement japonais ne put ni promettre beaucoup, ni faire grand’chose. Il fit entourer la ville de Yokohama d’un canal et d’une forte balustrade ; il établit des postes de police à toutes les portes et aux endroits les plus fréquentés de la ville ; il organisa des patrouilles qui devaient veiller à la sécurité publique de la ville étrangère depuis le coucher jusqu’au lever du soleil ; il doubla enfin et tripla les gardes qu’il avait mis à la disposition de nos représentais résidant à Yédo, et il pria les membres, des diverses légations de ne plus sortir sans se faire accompagner par des officiers japonais. Depuis plusieurs mois déjà, cette mesure était observée. Aucun étranger n’avait pu mettre les pieds dans les rues de Yédo sans se voir suivi par deux ou plusieurs yacounins à cheval. On avait présumé d’abord que ces hommes n’étaient là que pour espionner tous les actes des étrangers ; mais en réalité leur présence était due à une mesure de précaution adoptée et exécutée à grands frais par ce pauvre gouvernement de Yédo, qui se trouvait si piteusement placé entre la haine de ses plus puissans vassaux et les justes, mais très sévères exigences des ministres étrangers.

Les meurtriers de Voss et de Decker ne furent pas trouvés. Quelques personnes en conclurent que le gouvernement était complice du crime ; les plus sages pensèrent avec raison qu’il n’était qu’impuissant, et qu’il voyait avec terreur naître des complications qui le menaient à sa perte. Un nouveau crime, plus éclatant que tous les précédons, confirma cette opinion. Iko-no-kami, le régent ou gotaïro du Japon, un des princes qui avaient plaidé jadis pour la signature des traités avec les étrangers, fut assassiné le 24 mars 1860, au moment où, assis dans son norimon (grande chaise à porteurs) et entouré d’une nombreuse suite, il franchissait le pont du palais de Yédo pour rendre une visite au jeune empereur. Cet attentat avait été conçu et fut exécuté avec une grande témérité. Dix-huit hommes, couverts de manteaux qui les protégeaient contre une forte pluie, rôdaient autour du pont principal qui conduit au château impérial. Leur présence n’éveilla aucun soupçon, puisqu’on trouve toujours un grand nombre de soldats et d’officiers dans les environs du palais. Au moment où l’imposant cortège du gotairo passa, ces hommes jetèrent leurs manteaux, et, brandissant leurs formidables sabres, ils se ruèrent sur le norimon du régent, tuèrent ou blessèrent les porteurs et ceux qui entouraient immédiatement la chaise, et coupèrent la tête du prince, puis ils s’enfuirent, ayant fait en quelques minutes un grand carnage parmi les serviteurs du régent. Ceux-ci, s’étant enfin débarrassés de leurs manteaux, qui les avaient empêchés de se servir de leurs épées, poursuivirent les meurtriers et en arrêtèrent plusieurs. Deux d’entre eux, au moment de se voir atteints, s’ouvrirent le ventre et moururent sur place ; les prisonniers furent conduits en lieu de sûreté, on les jugea plus tard, et on les condamna, dit-on, à un supplice affreux.

La mort du gotaïro semblait avoir apaisé la fureur du parti anti-occidental ; pendant plusieurs mois, tout resta tranquille. Le gouvernement japonais, effrayé de ce qui venait de se passer et concevant de justes appréhensions pour sa propre sécurité, exerça d’ailleurs la plus grande vigilance et suggéra aux ministres étrangers des mesures de précaution qui prouvaient son sincère désir de prévenir de nouveaux malheurs. Il invita M. Alcock, M. Harris et leurs collègues à venir habiter le château impérial, et, sur le refus des ministres d’abandonner leurs résidences, il augmenta encore le nombre des gardes qui y étaient casernés. Les membres des diverses légations vécurent alors à Yédo en plein état de siège ; ils s’entourèrent de précautions comme en temps de guerre et en présence de l’ennemi. On n’osait plus sortir seul, et on ne sortait que bien armé, rarement ou jamais après le coucher du soleil. Une seule personne ne se conformait pas à ces règles, ne prenait aucun souci de ce qui s’était passé, et continuait à vivre au plein gré de son inoffensif bon plaisir : c’était le brave et trop confiant secrétaire de la légation américaine. M. Heusken était Hollandais et était entré au service de M. Townsend-Harris en qualité d’interprète. Il avait vécu pendant une année à Simoda avec le ministre américain et l’avait suivi plus tard à Yédo. Les éminens services qu’il avait rendus successivement à M. Harris, à lord Elgin, à M. le comte d’Eulenbourg, l’avaient mis singulièrement en évidence. M. Harris avait obtenu pour lui le grade de secrétaire de légation ; la reine d’Angleterre lui avait envoyé un cadeau comme preuve de sa royale reconnaissance des services rendus par lui à l’ambassade anglaise au Japon. Tous les honnêtes gens qui connaissaient Heusken l’aimaient et l’estimaient. M. Alcock faisait le plus grand cas de lui ; M. Harris lui donnait sa confiance entière et se reposait sur lui pour les affaires les plus importantes ; les hauts fonctionnaires japonais avec lesquels il se trouvait en contact perpétuel le traitaient avec une prédilection marquée ; ses domestiques lui étaient entièrement dévoués.

Pendant qu’aux légations de Yédo tout le monde vivait dans un état d’alarme et d’excitation, M. Heusken n’avait rien changé au train ordinaire de sa vie. Il allait où bon lui semblait, jour et nuit, à pied et à cheval, sans se préoccuper jamais de la foule qui se pressait souvent autour de lui, ou des hommes armés qu’il rencontrait partout sur son passage. Il ne craignait rien, il ne connaissait que des amis. Si en sortant il se munissait de sa lourde cravache et de son revolver, c’était bien moins pour sa défense personnelle que pour faire plaisir à ses amis, qui l’avaient souvent prié de prendre au moins cette facile mesure de précaution. Le 14 janvier 1861, un de ses domestiques lui dit : « Prenez garde, monsieur Heusken ; ne sortez pas le soir. » Heusken remercia et n’y pensa plus. Cependant le lendemain, au moment de se rendre à un dîner auquel l’ambassadeur de Prusse l’avait invité, le conseil de son serviteur lui revint à la mémoire. Il ordonna à cinq yacounins de monter à cheval pour le suivre, et il partit. Il arriva sain et sauf à l’ambassade prussienne ; il y passa la soirée, et il se retira vers neuf heures. Une heure plus tard, il fut trouvé dans la rue, assez près de l’ambassade prussienne, mourant. Un coup de sabre lui avait ouvert le dos, un autre le ventre ; sa poitrine portait une troisième blessure mortelle. On le transporta chez lui, on lui prodigua les soins les plus empressés, mais tout fut inutile. Il put seulement donner quelques détails sur l’attaque dont il avait été victime. Comme il passait sur un pont dans le voisinage de l’ambassade prussienne, ayant ralenti le pas de son cheval, il avait été soudainement assailli par cinq ou six hommes ; il n’avait pas eu le temps de tirer son revolver qu’il avait déjà reçu les trois coups dont il se mourait. Ses yacounins s’étaient lâchement enfuis, et lui, voyant alors que toute résistance était impossible, avait donné des éperons à son cheval, espérant atteindre la légation américaine ; mais, après avoir fait cinq cents pas environ, ses forces l’avaient abandonné, et il s’était laissé glisser par terre à l’endroit où on l’avait ramassé. C’était tout. Il n’avait reconnu aucun de ses meurtriers, il avait toujours été l’ami des Japonais, et il ne pouvait s’expliquer pourquoi ils l’avaient si cruellement assassiné.

L’enterrement de Heusken fut célébré avec grande pompe. Les ministres et membres des diverses légations étrangères, les consuls de Kanagawa et Yokohama, tous suivirent le cercueil de Heusken. Plusieurs hauts fonctionnaires japonais s’étaient présentés la veille chez les ministres européens et les avaient suppliés de donner moins d’éclat à la cérémonie funèbre. Le gouvernement prétendait avoir découvert une conspiration ; il craignait une attaque armée contre le cortège, et il s’avouait impuissant à protéger dès lors la vie des étrangers. MM. Alcock, d’Eulenbourg et Harris montrèrent une fermeté inébranlable. « On se battrait, s’il le fallait ; mais on rendrait assurément tous les honneurs dus à la dépouille de M. Heusken. » M. le comte d’Eulenbourg fit débarquer cent cinquante de ses soldats, auxquels se joignirent quelques marins anglais et hollandais. Le cortège entier se composait de près de trois cents hommes, tous bien armés et parfaitement décidés à vendre chèrement leur vie. Personne n’osa troubler l’ordre du cortège, et la cérémonie funèbre se passa sans accidens.

La nouvelle de la mort de M. Heusken causa encore plus d’indignation que de terreur. Ces misérables assassins ne respectaient donc rien ? Heusken s’était montré en toute occasion l’ami des Japonais ; sa bienveillance à leur égard était notoire. Hélas ! le pauvre Heusken avait été très coupable aux yeux des patriotes japonais. En sa qualité d’interprète, il avait pris part aux conclusions des traités avec l’Amérique, l’Angleterre et la Prusse. Les Japonais étaient obligés de lui reconnaître beaucoup d’habileté et une connaissance intime de leurs affaires. Il était difficile de le détourner d’une question en litige par des objections futiles, et il était impossible de lasser sa patience extraordinaire. Et un tel homme était au service des ennemis de leur pays ! Il se servait de toute son intelligence, de toutes ses connaissances, au profit de ces étrangers auxquels le Japon était redevable d’immenses malheurs ! Il avait mille fois mérité la mort, et il devait mourir ; mais qui avait prononcé le jugement ? qui en avait ordonné l’exécution ? — Le gouvernement japonais ? Les partisans du prince de Mito, ennemis de ce même gouvernement ? De simples particuliers dont l’orgueil patriotique était froissé par la présence des étrangers à Yédo ? Personne ne pouvait répondre à ces questions, et il fut impossible de prendre des mesures pour prévenir de nouveaux malheurs. L’ennemi était invisible ; il frappait de tous côtés, il frappait même ceux que l’on croyait le plus à l’abri de ses attaques.

Cependant l’affaire ne pouvait en rester là. Le gouvernement japonais était coupable de complicité ou d’impuissance. En tout cas, c’était le seul adversaire auquel on pouvait demander satisfaction des insultes faites chaque jour à la dignité des pavillons étrangers. Le 26 janvier 1861, peu de temps après le convoi de M. Heusken, M. Alcock et ses collègues de France et de Hollande amenèrent leurs pavillons, quittèrent Yédo et se retirèrent à Yokohama. M. Alcock adressa à cette occasion un document de grande importance à « leurs excellences les ministres des affaires étrangères à Yédo. » Il s’y plaignait en termes éloquens de la longue série d’assassinats, restés impunis, dont les innocens étrangers avaient été les victimes. Ce qui s’était passé depuis dix-huit mois était vraiment monstrueux ; il voulait bien admettre que le gouvernement de Yédo en était lui-même indigné ; mais enfin ce gouvernement seul pouvait en être rendu responsable. S’il était impuissant à maintenir l’ordre et à faire respecter les lois qui protègent la vie et la propriété, s’il ne gouvernait pas, il n’avait pas le droit de s’appeler « gouvernement, » et perdait son meilleur titre au respect des nations étrangères. La cour de Yédo était donc menacée dans sa propre existence, et devait, dans son propre intérêt, prendre la situation en très sérieuse considération. Quant à M. Alcock et à ses collègues, leur position était devenue intolérable. Leur vie était constamment en danger ; on portait atteinte à leur indépendance, on insultait à leur dignité. La patience de M. Alcock était à bout. Il ne pensait pas pouvoir obtenir par de simples observations les réformes radicales qui ne pouvaient plus être différées sans causer des complications graves, des calamités nationales peut-être. Pour toutes ces raisons, il s’était décidé à quitter momentanément Yédo et à résider à Yokohama. Dans cette ville, il était assuré de son indépendance, et il y pouvait, le cas échéant, protéger par les navires de guerre la sécurité de ses nationaux et la sienne propre. Là, il attendrait les événemens : Il désirait beaucoup voir les affaires s’arranger d’une manière pacifique ; il était prêt à retourner à Yédo, mais il déclarait qu’il ne le ferait que si le gouvernement se trouvait capable de le faire respecter dans la capitale, comme le représentant de la Grande-Bretagne avait le droit de l’exiger. Les consuls-généraux de France et de Hollande durent adresser des notifications semblables aux ministres des affaires étrangères japonais.

Quant à M. Harris, le représentant des États-Unis, quoiqu’il fût officiellement et personnellement le plus intéressé dans la question, il résolut de résider encore dans la capitale, où son ancien et fidèle secrétaire de légation venait d’être assassiné. Dans une lettre qu’il adressa à M. Alcock, en date du 12 février 1861, et qu’il pria le ministre anglais de transmettre au gouvernement de la Grande-Bretagne, il s’écriait : « Le gouvernement japonais ne représente pas une civilisation égale à la nôtre. Les Japonais ne sont qu’à demi civilisés, et l’état actuel des affaires dans leur pays est parfaitement analogue à l’état des affaires en Europe au moyen âge. Demander au gouvernement japonais la promptitude d’administration judiciaire qui existe dans les pays civilisés, c’est demander simplement l’impossible, et rendre le gouvernement responsable des actes d’individus isolés, cela est contraire à toutes les lois internationales. — Je crois fermement, ajoutait M. Harris, que si j’observe les précautions recommandées par le gouvernement japonais, ma vie ne court ici aucun danger. Je pense d’un autre côté que vous jugez mal de l’effet que votre retraite à Yokohama produira sur l’esprit du gouvernement. Cette retraite des légations étrangères de Yédo est justement ce que le gouvernement désire ; elle le délivre de beaucoup d’inquiétudes, de responsabilité et de dépenses. Pour ces raisons, je déplore la mesure prise par mes collègues, croyant qu’elle ne produira aucun effet salutaire ; et qu’elle conduira peut-être à une guerre avec le Japon ; J’avais espéré que l’histoire future pourrait parler d’un coin du monde oriental où la civilisation chrétienne aurait été introduite sans être suivie de misère et d’effusion de sang ; mais je vois que je dois renoncer à cet espoir. Et cependant j’aurais mieux aimé voir déchirer tous les traités qui ont été conclus avec le Japon que voir les horreurs de la guerre s’abattre sur les populations pacifiques et heureuses de ce pays. »

Peu de jours après avoir reçu cette lettre, M. Alcock rentra à Yédo. L’empereur, effrayé des conséquences possibles de la sérieuse démonstration des ministres étrangers, les avait fait prier par son grand conseil de venir reprendre possession de leurs anciennes demeures. M. Alcock, dans une notification datée du 1er  mars 1861, exprima alors le ferme espoir de voir naître des relations vraiment amicales entre son gouvernement et celui du Japon. Les consuls-généraux hollandais et français rentrèrent également à Yédo. Tous y furent reçus en grande cérémonie.

Le ministre anglais ne resta cependant que peu de jours dans la capitale. Une affaire judiciaire l’appelant à Hong-kong, il se rendit à ce port vers la fin de mars. En retournant au Japon, il visita d’abord Nagasaki, et revint de là par terre à son poste. Le voyage s’effectua sans accident. Il traversa tout le Japon et arriva à Yédo le 4 juillet 1861, trente-quatre jours après son départ de Nagasaki, surpris et satisfait de l’état de prospérité extraordinaire des contrées qu’il venait de parcourir.

Le lendemain soir, 5 juillet, vers onze heures, la légation anglaise fut attaquée par une bande de quinze à vingt lonines (fils de famille sans place, mauvais sujets, bandits). Ils pénétrèrent dans la résidence du ministre et soutinrent un court, mais sanglant combat contre MM. Oliphant et Morrisson, et contre la garde japonaise casernée à la légation, qui les attaqua dans la grande cour du Jodensi (nom du temple habité par M. Alcock). MM. Morrisson et Oliphant furent tous les deux blessés, le premier légèrement, le second assez gravement. Plusieurs Japonais de la garde de M. Alcock furent tués. Les lonines de leur côté laissèrent cinq morts sur le champ de bataille. M. Morrisson en avait tué deux à coups de revolver. La garde japonaise s’était montrée fort brave. M. Alcock avait échappé à la mort comme par miracle. Les assassins avaient pu entrer dans toutes les chambres qu’ils avaient trouvées sur leur passage. Heureusement celle de M. Alcock, précédée d’un long couloir, avait échappé aux recherches des lonines. Au moment où la légation fut attaquée, il s’y trouvait six Européens : M. Alcock, le ministre ; M. Oliphant, secrétaire de la légation ; M. Morrisson, consul anglais de Nagasaki ; MM. Macdonald et Russell, attachés à la légation, et M. Wergmann, correspondant d’un journal anglais.

Sur l’un des lonines tombés entre les mains des yacounins, on trouva un papier qu’il faut transcrire en entier, parce qu’il montre clairement avec quelle race désespérée la civilisation occidentale doit lutter au Japon : « Moi, quoique je ne sois qu’un homme de peu de qualité, je ne veux plus rester inactif et voir le sacré empire souillé par les étrangers. J’ai donc déterminé dans mon cœur d’exécuter jusqu’au bout la volonté de mon maître. Étant d’humble condition, il ne m’appartient pas de faire éclater aux yeux des autres nations la puissance de ma patrie ; mais, avec la bonne foi et la force d’un guerrier sans crainte, j’espère pouvoir rendre à mon pays un éminent service. Si ce que j’ai l’intention de faire peut engager les étrangers à quitter le Japon et tranquilliser les âmes du mikado (empereur spirituel) et du tycoun (empereur temporel), je me croirai digne des plus grands éloges. Comptant ma vie pour rien, je suis un homme déterminé. » Ce papier portait quatorze signatures.

Tel est pour le moment l’état des choses au Japon, et nul doute que l’attentat du 5 juillet ne soulève l’indignation de l’Europe. Pour moi, témoin oculaire, sinon des derniers, au moins de la plupart des autres faits que je viens de raconter, j’ai consciencieusement exposé ici ce que je savais ; mais je n’oublie pas que le public européen n’a jamais entendu en ce qui touche le Japon que des témoins à charge. J’abandonne à leur sort, au mépris et à l’indignation publique les assassins des deux Russes, des deux capitaines hollandais, de Den Kouschki, de M. Heusken. J’ajoute volontiers à cette liste de réprobation ceux qui ont échoué dans leur criminel attentat sur la vie de M. Alcock et des membres de la légation anglaise. On devra prendre certainement des mesures efficaces pour assurer l’indépendance et la sécurité personnelle des ministres européens. Toutefois, avant d’humilier le gouvernement du Japon, avant de désoler les populations du pays, on devrait ne pas oublier que ce gouvernement était fort, que ces populations étaient heureuses il y a quelques années à peine. L’arrivée des Européens, malgré tout le zèle dont leurs ministres ont fait preuve pour changer le cours des événemens, ne serait-elle pas la première cause des malheurs qui désolent en ce moment le Japon et des désastres qui vont fondre sur ce pays, voué dès aujourd’hui au sort pitoyable de la Chine ? Connaît-on bien toutes les injustices dont les Européens se sont rendus coupables envers les Japonais comme envers les Indiens et les Chinois ? Et ne serait-il pas temps qu’une voix puissante s’élevât pour plaider la cause abandonnée de quelques malheureuses populations de l’Orient sacrifiées sans pitié à l’insatiable rapacité et à l’esprit de domination de la race blanche ?

Rodolphe Lindau.

Shang-hai, 15 août 1861.


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  1. Frère du tycoun (empereur temporel du Japon) de par la loi, non de par la naissance.