Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1867

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Chronique n° 854
14 novembre 1867


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 novembre 1867.

Les événemens qui viennent de s’accomplir en Italie sont de ceux qui émeuvent les âmes. Les brutalités des conflits de la force ont le pouvoir de déconcerter et de détourner pendant un certain temps de ses voies la lutte franche et saine des idées. Le moment n’est donc point encore propice à ceux qui voudraient porter des lumières justes et loyales dans la situation où se trouvent les unes vis-à-vis des autres les prétentions contraires de l’indépendance italienne et de la puissance temporelle du pontificat romain. Le présent appartient à la violente intervention de la force matérielle, aux combinaisons tâtonnantes de la politique empirique ; l’avenir est aux principes et aux lois naturelles, dont l’art des diplomates sera bientôt obligé de ressentir et de reconnaître l’empire.

Les causes, l’enchaînement des faits qui viennent de produire l’agitation morale à laquelle nous sommes en proie, ne sont même point assez connus pour qu’on soit en mesure de les apprécier encore avec discernement et avec équité. L’opinion publique, pour dresser son enquête, a besoin de documens officiels qui lui manquent. Le gouvernement italien devrait publier l’exposé et les pièces des négociations que depuis deux ans il a essayé d’ouvrir avec Rome. Le gouvernement français devrait aussi faire connaître la série des avertissemens qu’il a sans doute adressés à la cour de Florence dès le moment où ont commencé les préparatifs et les manifestations du mouvement garibaldien. L’incident si extraordinaire de la démission de M. Rattazzi et de la liberté d’action rendue en même temps à Garibaldi doit aussi être expliqué par l’ancien premier ministre de Florence dans les débats parlementaires auxquels les affaires romaines vont donner lieu en Italie. Il faut être informé des griefs vraiment politiques que le gouvernement italien peut articuler contre les actes de la cour de Rome. Il y a là tout un ensemble d’informations préalables nécessaires pour fixer la part de responsabilité des cabinets divers dans les erreurs qui ont provoqué une lutte courte, mais sanglante et douloureuse, entre des Italiens et des Français. Quant à l’incident déplorable du combat de Mentana, nous voudrions qu’il pût être oublié vite, et qu’il n’eût point la maligne influence de provoquer de longs ressentimens entre deux nations qui ne semblent point faites pour se haïr. Nous souhaiterions que la promptitude du coup porté au mouvement des volontaires rendît au moins à la France le service d’abréger son intervention.

La besogne militaire est, grâce à Dieu, terminée ; c’est la besogne diplomatique qui commence. L’idée de réunir une conférence européenne qui serait chargée de régler un état de choses définitif entre l’Italie et la papauté temporelle a été émise par le gouvernement français au même moment où il annonçait et exécutait son intervention. Ce projet était le correctif de notre nouvelle expédition de Rome ; il montrait que le cabinet des Tuileries ne voulait point prendre exclusivement à sa charge l’avenir du pouvoir temporel ; on semblait dire à l’Europe qu’il s’agissait là d’un intérêt d’ordre universel, et qu’il fallait attacher à la situation de Rome une garantie collective et commune de tous les états. Si l’on parvenait à résoudre de concert ce difficile problème, l’Italie et la papauté pourraient s’incliner devant une décision unanime sans rien souffrir dans leur honneur, sans aucune apparence de soumission à la pression d’une seule puissance, en remplissant en quelque sorte un devoir de bonne confraternité européenne. C’était aux états réunis de l’Europe de tenter l’entreprise. Si l’accord était impossible, la conséquence implicite de l’avortement de cette vaste transaction diplomatique serait le dégagement des responsabilités de la France dans la question romaine ; la France cesserait d’être garante unique des destinées du pouvoir temporel ; elle ne soutiendrait plus toute seule la lutte contre la nature des choses.

Ce qui est en question en ce moment, c’est donc un acte collectif européen duquel dépendra la fin de la querelle pour laquelle on vient de verser encore du sang presque aux portes de Rome. Le doute qui subsiste est de savoir si la conférence qu’on veut réunir pourra en effet se former, et si ses délibérations pourront aboutir à une conclusion unanimement acceptée. Cet appel au concile œcuménique de la diplomatie européenne a, il ne faut point se le dissimuler, un caractère grandiose, L’empereur, qui, il y a un an et demi, parlait avec tant de défaveur des traités de 1815, qui avaient créé un droit commun en Europe, comprend aujourd’hui que, pour résoudre la question romaine, il est nécessaire de la soumettre à un tribunal de droit public composé de toutes les puissances signataires du congrès de Vienne. Il convoque à la conférence les puissances catholiques et les puissances protestantes on schismatiques, les grands et les petits états. Tout le monde est invité, L’Espagne et le Portugal comme la Suède et le Danemark, les états neutres eux-mêmes, doivent être présens à la délibération. On y appelle la Belgique, et nous ne voyons pas pourquoi on n’y ferait point place à la Suisse. Nous le répétons, le dessein ne manque pas de grandeur. Est-il pratique ? Pourra-t-il conduire à des résultats positifs ? Ici commencent les doutes. Le gouvernement italien, avec la sagacité qui le distingue dans l’art diplomatique, avec la légitime confiance qu’il a dans les droits de la nation qu’il représente et le sentiment juste qu’il possède du mouvement européen, a tout d’abord accepté le haut arbitrage qu’on proposait à Paris. Nous voulons espérer que par égard pour la puissance française non-seulement les petits états, mais les grands viendront au rendez-vous. L’épiscopale ou dissidente Angleterre, la luthérienne Prusse, la schismatique Russie, ne refuseront point de prendre en considération la question du pouvoir pontifical. La cour de Rome, sous l’impression même des services que le sang français vient de lui rendre, ne peut guère éviter, sur notre demande, de s’aboucher avec l’Europe et d’écouter les projets qu’on aura à présenter. En mettant les choses au mieux, il est donc permis de croire que la conférence demandée par la France se réunira sans qu’aucune des parties réclame d’avance communication du système, sur lequel on sera appelé à délibérer ; mais l’optimisme ne saurait aller plus loin, il ne saurait espérer que, quand on se sera réuni et qu’on se trouvera en présence des propositions pratiques mises en avant, la difficulté sera résolue par un élan général de complaisance et par un consentement unanime.

Ici apparaîtront d’abord les dissentimens d’intérêts, puis l’antagonisme des principes. De quelque bon courage que le cabinet des Tuileries soit doué, il ne peut méconnaître qu’il n’y a pas d’identité d’intérêts sur la question romaine entre les puissances réunies. Le ministère italien, dans sa circulaire du 9 novembre, vient, avec une simplicité et une dignité remarquables, de placer ses revendications sur une base inébranlable. Le général Ménabréa prouve aujourd’hui par son langage et sa conduite que les conseils de la modération sont ceux de la véritable force. Bien loin d’affaiblir l’Italie dans le sentiment de son droit, on voit par la dépêche du 9 novembre que les derniers événemens l’y ont confirmée. M. Ménabréa a posé avec gravité la question romaine. Il y puise la preuve que le but de la convention du 15 septembre a été complètement manqué. Il constate que rien n’a pu jusqu’à présent modifier l’attitude du saint-siège vis-à-vis de l’Italie. Il prend acte de ce fait si anormal que Rome donne aujourd’hui le spectacle d’un gouvernement qui, pour se maintenir, paie une armée composée d’individus de tous les pays, et se croit obligé de recourir à l’intervention étrangère. Il déclare que, si l’Italie doit être un élément d’ordre et de progrès, il est nécessaire de supprimer la cause qui la maintient dans un état permanent d’agitation, et que, pour qu’un tel but soit atteint, des arrangemens qui mettent d’accord les intérêts du saint-siège et ceux de l’Italie sont indispensables. Sauf l’Espagne, quelle est la puissance qui en ce moment pourrait, s’opposer à une pareille conclusion ? L’intérêt russe n’est point de servir le pouvoir pontifical, qui, en ce point animé d’un esprit de justice qu’il faut reconnaître et louer, dénonce et flétrit avec une énergie infatigable les persécutions dirigées contre les catholiques polonais. L’intérêt prussien n’est point de laisser l’Italie en proie à l’anarchie qu’entretient la question romaine. L’intérêt autrichien se redresse aujourd’hui contre les usurpations commises, grâce au concordat, par le pouvoir religieux sur le pouvoir civil et politique ; dans l’effort qu’elle tente pour se sauver par l’établissement d’institutions intérieures libérales et modernes, la monarchie autrichienne poursuit une tâche analogue à celle de l’Italie, et ne pourrait, sans se démentir elle-même et se vouer a une inextricable confusion, prendre parti pour Rome contre les vœux de la nation italienne. Ne serait-il pas chimérique d’imaginer que l’Angleterre, qui a fait pour elle-même, il y a plus de trois siècles, ce que les Italiens veulent accomplir chez eux aujourd’hui, pût contredire la conclusion posée par M. Ménabréa ? L’Angleterre est par excellence le pays de la liberté civile et religieuse ; elle affecte de ne prendre aucune responsabilité dans nos désordres continentaux, entretenus par les efforts de ce qui survit chez nous d’intérêts et d’esprit contre-révolutionnaires ; elle a en ce moment pour ministre des affaires étrangères l’homme d’état le plus positif, le plus exact, le plus scrupuleux de notre époque, lord Stanley, et l’on irait croire qu’elle serait capable de se prêter à un replâtrage du pouvoir temporel ! On peut affirmer que la conclusion de M. Ménabréa ne rencontrera aucune contradiction qui puisse être appuyée par la majorité des puissances européennes.

Mais si les intérêts et les situations données des divers états européens sont opposés aux combinaisons dans lesquelles on chercherait des garanties de durée permanentes pour le pouvoir temporel de l’église, les principes fondamentaux de la politique française y sont encore plus contraires. La France ne serait plus rien dans le monde, si, dans des questions où la civilisation tout entière est intéressée, elle reniait les grands principes de la révolution. Or une des œuvres les plus considérables de la révolution française n’a-t-elle point été chez nous la séparation du spirituel et du temporel ? La France ne s’est-elle point affranchie, elle aussi, du pouvoir temporel ? Que l’on songe à ce qu’était l’organisation de l’église dans notre ancien régime. L’église y avait plusieurs des élémens principaux du pouvoir temporel. Elle formait un des trois grands ordres de l’état ; elle avait la mainmorte ; elle était maîtresse de l’état civil des citoyens ; elle jouissait d’immunités et de privilèges judiciaires ; elle avait des réunions périodiques et fréquentes. Les assemblées du clergé votaient la part qu’elles voulaient bien prendre aux charges publiques, et appelaient leur contribution du nom superbe de don gratuit. Dans les pays d’états, l’église dominait les autres ordres. Dans ses assemblées générales et dans celles des états, elle employait toute son influence politique à faire prévaloir les maximes et les pratiques d’une intolérance inhumaine et absurde. Combien de gens croyaient encore, à la veille de la révolution française, que ces odieux attributs étaient nécessaires au maintien de la foi religieuse dans notre pays ! Attaquer et anéantir ces injustes et cruelles usurpations, c’était, suivant ces esprits aveugles et ces âmes étroites, travailler à la destruction du catholicisme et du christianisme. La révolution française a eu le mérite et la gloire de mettre fin à tout cela, et les droits de la conscience religieuse ont survécu malgré les expédiens empiriques par lesquels des esprits rétrogrades se sont efforcés de ralentir et de restreindre l’œuvre révolutionnaire. Vouloir perpétuer par la force à Rome ce que nous avons détruit chez nous, ce serait abandonner les plus logiques et les plus vivaces traditions françaises. Il a toujours malheureusement existé et il existe encore parmi nous des intérêts et des systèmes d’ancien régime qui cherchent à s’acheminer par des succès au dehors aux revanches qu’ils espèrent obtenir au dedans contre la révolution. Il serait dangereux de donner à ces sectaires, par des caprices de politique accidentelle, des triomphes sérieux au dehors. En s’obstinant à conserver par la force l’existence du principat ecclésiastique, on s’exposerait à diviser la France en deux camps qui représenteraient avec une violence croissante l’antagonisme de l’ancien régime et de la révolution. Nous espérons que nous plaidons ici une cause gagnée, puisque après la circulaire de M. Ménabréa, qu’il devait connaître, le gouvernement français n’a point hésité à exprimer dans le Moniteur l’approbation de la conduite du cabinet italien. L’Italie ne retomber, point par la faute de la France sous l’alternative cruelle à laquelle la condamnait le cri déchirant de Filicaja, répété par Byron avec une sublime énergie : « victorieuse ou vaincue, toujours l’esclave de ton ami ou de ton ennemi ; »

Victor or vanquish’d, thou the slave of friend or foe !

Cette espérance nous détourne de regarder de trop près aux faits militaires dont Mentana et Monte-Rotundo ont été le théâtre. Qu’y verrions-nous ? La triste nécessité du concours des troupes françaises pour battre les bandes déguenillées de Garibaldi, un hideux carnage commis pour la prétendue défense de la personne vénérée qui représente le Christ. Cependant le Christ a interdit à Pierre de le défendre par l’épée contre ceux qui l’arrêtaient pour le mener au supplice, et Pierre, malgré sa vaillance, ne se fit pas faute de renier trois fois son Seigneur la nuit suivante. Qu’y verrions-nous encore ? La première expérience des fusils Chassepot annoncée par le Moniteur sous une forme étrange. Que le général de Failly, remplissant les devoirs de son métier, se soit cru tenu d’instruire son gouvernement de l’efficacité d’un engin de guerre qui doit être utile à la défense nationale, rien de plus naturel. Le brave général ne s’est pas avisé sans doute qu’il écrivait aussi pour le public. On apporte peu de bon goût ou une grande négligence à la rédaction du Moniteur.

Sur ces entrefaites, la session va commencer pour nous, et quelques arrangemens ministériels ont été pris pour aborder la période législative et la saison des discussions. M. de La Valette, quitte le ministère de l’intérieur et entre au conseil privé ; il est remplacé par M. Pinard. M. Routier abandonne son ministère intérimaire des finances et a pour successeur M. Magne. La signification de ces changemens n’est point difficile à pénétrer. Les dernières tendances de notre politique en Italie auront sans doute plu médiocrement à M. de La Valette. Comme ambassadeur à Rome et sous M. Thouvenel, ministre des affaires étrangères, il avait fait une campagne italienne bien différente de celle qui vient de s’engager. Il quitta cette ambassade en même temps que M. Thouvenel sortit du ministère, et lorsque fut épuisée la pression que le cabinet, suivant l’initiative d’une lettre impériale, avait exercée sur la cour de Rome, que l’on voulait rapprocher de l’Italie. Peut-être le gouvernement reconnait-il qu’en présence des discussions qui vont s’ouvrir le ministère de l’intérieur a besoin d’être représenté devant la chambre par un orateur expérimenté. Le choix du nouveau ministre répond bien à cette nécessité. Les connaisseurs se souviennent de l’éclat des débuts de M. Pinard au parquet de Paris. M. Pinard se fit remarquer tout de suite par l’élévation de ses pensées et l’éloquence de son langage. Il était bien jeune encore, mais on pressentait en lui un homme d’avenir. Il a fourni en peu d’années la carrière professionnelle la plus distinguée. On l’avait appelé au conseil, d’état l’an dernier, et on lui ouvre aujourd’hui l’arène de la politique et du pouvoir. Il est le représentant rare et on pourrait dire rarissime, comme parlent les bibliophiles, d’un homme jeune et nouveau porté au pouvoir par le mérite de ses services. Après M. Thouvenel, c’est à peu près le second exemple de ce genre fourni par le présent régime, qui s’est montré d’une stérilité si étonnante dans la production des hommes, et que s’il ne se hâte de se renouveler, laissera la France dans une effroyable disette de personnalités douées de la pratique des affaires et d’une autorité politique éprouvée et reconnue. A voir M. Pinard débuter dans la politique, les observateurs sympathiques de son talent eussent souhaité pour lui un meilleur milieu et des circonstances plus favorables à l’expansion et aux glorieux triomphes de l’éloquence. Comme ministre de l’intérieur, M. Pinard sera le défenseur naturel des projets de lois sur la presse et le droit de réunion. La parcimonie de ces projets gouvernementaux prépare une besogne mesquine aux orateurs officiels. Parmi les maîtres de son art, M. Pinard compte à coup sûr M. de Serres. Nous ne lui conseillons point de relire les belles harangues où, en parlant de la presse, M. de Serres nous a laissé un monument impérissable de l’honnêteté de son esprit et de la noblesse de son cœur. Ce souvenir serait décourageant quand on a à défendre un projet de loi qui eût paru draconien aux ultras de 1819.

M. Magne retourne aux finances. On peut voir avec satisfaction cet esprit lucide et correct replacé à la tête de notre administration financière. Il faudrait qu’il y apportât plus que jamais quelque chose de cette férocité que M. Thiers, avec un aimable enjouement, trouvait en lui insuffisante. Pour être bon ministre des finances, il faut aujourd’hui être doué d’une invincible force, de résistance. On a dans cette matière ajourné toutes les difficultés. La ressource qui a été mise en pratique depuis seize ans a toujours été de reculer les charges sur l’avenir. Tous les cinq ans, les embarras accumulés obstruent la route, et on est dans la nécessité de faire pour les surmonter un effort héroïque. Il paraît cette fois difficile que M. Magne se puisse tirer d’affaire par autre chose qu’un emprunt. On est à l’échéance de liquidations que la plus vulgaire prudence ordonne d’accomplir, et où tout mène à la nécessité d’emprunter. Nous espérons que l’esprit net de M. Magne est à l’abri des fumées de ces emprunts onéreux et dangereux que d’étranges sectaires appellent les emprunts de la paix ; mais il y a de nombreux règlemens qu’il est urgent d’accomplir. On ne peut laisser subsister la somme des découverts au chiffre indiqué par M. Rouher dans la dernière session, et qui depuis a dû infailliblement grossir, sans s’exposer de gaîté de cœur aux plus graves périls. Aux désastres de l’expédition du Mexique, il serait impolitique et injuste que le gouvernement laissât survivre les conséquences de la banqueroute dont souffrent les souscripteurs des emprunts mexicains engagés sur la foi des encouragemens les plus pressans et sur l’amorce des plus séduisantes promesses. Enfin il est impossible qu’un ministre des finances sensé puisse laisser dans l’état où elle est arrivée la dette flottante de la ville de Paris, représentée dans la plus grande partie par les émissions des obligations communales du Crédit foncier. Le péril que nous signalons de ce côté depuis plusieurs mois a fini, paraît-il, par frapper le gouvernement, et on nous assure qu’une des premières mesures qui seront présentées au commencement de la session aura pour objet de régulariser la situation financière de la ville de Paris au point de vue de la légalité et de la durée de ses engagemens, puisqu’il est maintenant trop tard pour en diminuer l’importance et l’étendue. M. Magne va donc se trouver aux prises avec des nécessités d’emprunts diverses et pressantes, il sera dans les premiers temps un ministre fort occupé ; mais il peut rendre encore de grands et opportuns services, s’il n’est pas traversé par des événemens contraires, et s’il ne se laisse point dominer par des influences imprévoyantes et impérieuses.

L’Espagne vient de faire une perte considérable et prématurée dans la personne du maréchal O’Donnell. Certes le duc de Tetuan, qui a tenu le pouvoir pendant un temps qu’on peut regarder comme long en présence des vicissitudes ministérielles de l’Espagne, n’a point réussi à rétablir l’assiette de son pays. Cependant il avait eu le mérite de tenter à l’origine une combinaison d’heureuse apparence, l’union libérale. La pensée de rapprocher les confins de l’opinion modérée et de l’opinion progressive méritait un meilleur sort. Faut-il accuser de l’échec le peu de consistance des principes du maréchal, ou son habileté insuffisante, ou la dissolution des mœurs politiques de l’Espagne ? Quoi qu’il en soit, le maréchal O’Donnell avait toujours conservé une grande situation personnelle, qui au besoin aurait pu être encore une fois utile à son pays. L’union libérale, puisqu’elle avait échoué avec son chef, ne saurait lui survivre. Les tentatives diverses du général Prim ont eu une si triste fin que ce général ne peut plus être considéré comme le chef militaire sérieux du parti progressiste. Il semble que dans ces circonstances le cabinet actuel d’Espagne pourrait un peu élargir sa base. Ayant défendu l’ordre par des moyens redoutables, le cabinet Narvaez a réussi à le maintenir. Son ministre des finances, M. Barzanallana, a su profiter de l’amélioration politique pour parer par une marche lente, mais persévérante, aux difficultés financières. Il a réussi dans plusieurs opérations de trésorerie. Une souscription importante d’obligations domaniales, de pagarès, qui n’eussent pu se placer nulle part au commencement de cette année, vient d’être couverte par les capitaux espagnols. Les dettes différées et passives ont été amorties en grande partie à l’aide d’une combinaison qui a fait entrer des fonds dans le trésor espagnol. M. Barzanallana mettrait le comble en France à sa bonne renommée, s’il parvenait à faire quelque chose pour les chemins de fer espagnols, dont les titres avaient été souscrits avec tant de confiance par les capitalistes français, et qui sont en ce moment des valeurs sans revenu. Il ne se peut que la situation de ces chemins de fer soit considérée par le gouvernement comme un intérêt d’un ordre médiocre dans les affaires d’Espagne. Le ministère a également un intérêt national à presser le développement du réseau. Les deux intérêts se rencontrent donc, car les capitaux ne se présenteront point pour la construction des nouvelles lignes tant que l’Espagne se refusera à sauver de la ruine les capitaux engagés dans les anciennes. Devenu plus libre, plus indépendant, plus maître de sa conduite par le succès de son dernier emprunt, le gouvernement espagnol peut maintenant étudier avec plus de soin la situation des chemins de fer et travailler à des combinaisons qui feraient honneur à son esprit de justice, tout en étant utiles aux intérêts de l’Espagne.

Des scènes fâcheuses se sont passées récemment en Angleterre : il y a eu les terribles révélations de l’enquête sur les coalitions d’ouvriers ; il y a eu ces attaques sanglantes des fenians, qui, après un procès plein d’émotion, ont appelé sur les coupables des condamnations à la peine capitale ; le haut prix du pain provoque dans les districts habités par des populations malheureuses ces rassemblemens tumultueux qu’excite toujours la cherté des alimens indispensables à la vie. Une chose remarquable cependant, c’est que, tout en portant une attention vigilante, soit à des répressions nécessaires, soit aux soulagemens réclamés par des misères douloureuses, les hommes d’état anglais montrent toujours dans leurs manifestations publiques la même sérénité libérale. On dirait que la conscience politique est en Angleterre en pleine sécurité. Au dehors, la politique anglaise se tient à l’écart de toute conspiration et de toute intrigue ; à l’intérieur, elle a foi dans la bonne volonté et l’énergie des citoyens loyalement nantis des vertus et des forces de la liberté.

Voilà un peuple et un gouvernement qui sont exempts des préoccupations inquiètes et sournoises que se renvoient ailleurs les uns les autres avec une farouche humeur les peuples privés de leurs droits légitimes et les gouvernemens qui ne peuvent oublier les usurpations par eux commises sur la liberté des citoyens. Nous admirons le témoignage de cette application confiante à bien faire, de cette chaleur à reconnaître et à glorifier les heureux résultats d’une libre vie publique dans les derniers discours prononcés par M. Disraeli à Edimbourg, où on l’admettait à la bourgeoisie de cette grande cité municipale, et au banquet d’inauguration du lord-maire. Les Anglais ont le mérite d’être reconnaissans envers les hommes qui prêtent à leurs intérêts publics le concours de leurs talens et de leurs travaux. Ils multiplient en ce moment les occasions de prodiguer à M. Disraeli les témoignages de leur gratitude pour le succès de son acte de réforme. L’heureux chancelier de l’échiquier répond à ces hommages avec une chaleur cordiale. Son éloquence de bons sentimens semble grandir par l’intensité du ton et la franchise directe des déclarations. A Edimbourg, il a prononcé un discours entraînant sur la situation des classes ouvrières d’Angleterre. Il a rappelé que depuis trente-cinq ans trente mesures favorables à l’amélioration du sort des ouvriers avaient été adoptées par la chambre des communes, et que ces mesures, il les avait lui-même toutes votées. Il a remercié avec émotion les auteurs de l’adresse qui lui était présentée d’avoir témoigné leur bon espoir dans l’avenir et leur foi dans la continuité du développement moral et matériel des classes laborieuses. Il a longuement parlé de l’éducation populaire, et parmi les instrumens d’instruction les plus efficaces il n’a pas craint de signaler la liberté de la presse. « Lorsque j’entends dire, s’est-il écrié, que le peuple britannique manque d’instruction et qu’il est inapte à exercer à cause de cela le droit naturel à tout Breton, le droit de suffrage, je dis que nous oublions que dans ce pays nous avons une source d’éducation qui marche sans cesse, une éducation de l’ordre le plus élevé, qui apporte les plus grandes ressources pour l’accomplissement des devoirs publics et politiques, et c’est, Dieu merci, l’influence d’une presse libre. Lorsqu’on recherche le degré d’instruction d’un peuple, et qu’on met en avant les statistiques des pays continentaux et les divers degrés où l’instruction y est répandue pour opposer un parallèle désavantageux au peuple du royaume, je pense toujours que ces froids statisticiens et ces philosophes avec leurs chiffres oublient l’influence du grand pouvoir éducateur dont je viens de parler, et je me rappelle avec orgueil, et avec consolation que l’Angleterre est le seul pays où la presse libre a une existence pratique et réelle. » Voilà les idées, les sentimens, le ton du chef de ce qu’on appelle en Angleterre le parti conservateur quand il parle de la liberté de la presse. Nous attendons, pour comparer, le langage que vont tenir nos moroses pédagogues d’administration, de fisc et de juridiction correctionnelle quand ils vont marchander à la France la mesure de liberté des journaux dont leur patriotisme la croit digne. Au banquet du lord-maire, M. Disraeli a parlé vaguement de politique étrangère. Le ciel lui paraît gris, mais non chargé de nuages. Il se félicite des empressemens des puissances étrangères auprès du gouvernement anglais, des demandes de concours et d’action conciliante qui lui sont adressées de toutes parts, d’une influence générale que l’Angleterre doit certainement à la résolution sage qu’elle a prise de n’assister aux intrigues et aux troubles du continent qu’en spectatrice désintéressée. L’Angleterre ne renonce point à ses traditions politiques pour seconder les injustes convoitises des autres. Elle n’a pas pris part à ce curieux concert qui s’est formé pour signifier à la Sublime-Porte qu’il lui retire son appui moral, concert où la France a l’honneur de figurer avec ses parfaites alliées la Russie, la Prusse et l’Italie. L’Angleterre et l’Autriche n’ont point voulu s’associer à ce coup porté avec une opportunité si curieuse au gouvernement ottoman. Une circulaire récente de M. de Beust contiendrait, dit-on, un passage qui serait de nature à nous rassurer sur cette démarche de notre politique. Le ministre autrichien l’attribuerait à des engagemens anciens, mais n’en tirerait aucune induction contraire à l’union de la France à l’Angleterre et à l’Autriche dans la question d’Orient. Nous sommes au surplus dans la saison des dialogues diplomatiques par dépêches. On assure qu’à la circulaire de M. de Beust, où est expliquée l’attitude de réserve et de modération prise par l’Autriche, M. de Bismarck répond par un compliment sur la résignation de la cour de Vienne et l’esprit conciliant de la France, et conclut en promettant de persévérer dans la méthode adoptée par lui pour faire les affaires de l’Allemagne et de la Prusse.

Aux États-Unis, on peut s’attendre à une crise prochaine de la lutte qui existe entre le président Johnson et le parti républicain. Le congrès sera rassemblé à la fin du mois. L’incident par lequel s’ouvrira la session sera piquant et marquera la distance qui sépare l’Amérique de l’antique Europe dans les attributions du pouvoir exécutif. Aux États-Unis, ce pouvoir ne peut point renvoyer un ministre sans faire agréer ses raisons au pouvoir représentatif et législatif. M. Johnson s’est défait de l’ancien ministre de la guerre, M. Stanton, un des personnages les plus importans du parti républicain, le ministre qui a dirigé toute la préparation et la conduite des opérations militaires de l’Amérique du Nord durant les luttes civiles. M. Stanton a donc été le collaborateur le plus énergique et le plus efficace du président Lincoln. Les Américains patriotes voient en lui leur Carnot. M. Johnson sera obligé, dans les vingt premiers jours de la session, de soumettre au congrès les motifs pour lesquels il a destitué M. Stanton. Ce choc entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif ne peut tourner en Amérique qu’au détriment du premier. L’enseignement sera bon, et nous ne doutons pas que cette année la majorité du congrès, si elle ne frappe point le président d’impeachment, prendra des mesures énergiques pour assurer le triomphe de ses vues dans, la reconstruction du sud. M. Schugler Colfax, président de la chambre des représentans, a annoncé, dans un discours véhément prononcé à un meeting de New-York, la prochaine et vigoureuse reprise des hostilités par la majorité parlementaire contre le président Johnson.

La mort de M. Duchâtel devait être profondément ressentie par la société de Paris. M. Duchâtel avait des amis nombreux et fidèles qui l’accompagnaient avec un sympathique respect dans la dignité de sa retraite. Le grand rôle qu’il avait joué dans la politique ne lui avait point laissé, après les revers, cette inquiétude d’esprit et ces besoins inassouvis d’action qui ne laissent point de relâche aux hommes habitués à la vie publique, même lorsque d’insurmontables événemens les ont écartés de la scène. M. Duchâtel, une fois hors des affaires, ne prit pas la peine de démontrer qu’il n’avait point donné toute sa mesure. C’est ce quelque chose d’inachevé dans une grande carrière que M. Duchâtel portait en lui dans la dernière partie de son existence : Ce trait de la physionomie de l’ancien ministre de l’intérieur a été bien saisi par M. Guizot dans l’admirable discours qu’il a prononcé auprès du cercueil de son ami. Cette vieille et auguste tête, toujours fermement portée, répandait une noble mélancolie dans la triste scène des adieux funéraires. Le grand orateur renaissait avec ses qualités les plus parfaites dans le vigoureux octogénaire. À côté de lui étaient M. Berryer et M. Thiers. Quel triumvirat d’honneur et de talent politique ! Pour ceux qui ont connu dans le temps de leurs luttes viriles ces fiers athlètes, que ce rapprochement était plein de souvenirs et de leçons ! Voilà ces grands adversaires qui se sont livrés entre eux des combats si ardens et si retentissans, et la destinée des événemens, la mutuelle estime et la mutuelle admiration qu’ils professaient les uns pour les autres dans leurs difficiles controverses, l’identité de l’amour du bien public, la fidélité commune gardée aux principes libéraux après leurs revers, les réunissent dans le même acte de piété amicale. Nos anciens avaient du bon, et ils nous apprennent par d’honnêtes exemples que les opinions sincères soutenues avec franchise ne produisent point, même en se heurtant, des blessures inguérissables, et que l’amour du bien public et les convictions libérales ont une puissante et heureuse vertu d’apaisement et de réconciliation.e. forcade.

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L. Buloz.