Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1906

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Chronique n° 1790
14 novembre 1906


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 novembre.


Les premiers pas du cabinet Clemenceau dans la carrière parlementaire ont été marqués par une déclaration ministérielle, par un remarquable discours de M. Briand sur la séparation de l’Eglise et de l’État, et par un autre de M. Viviani sur le ministère du Travail dont il est le titulaire. La Chambre a ordonné l’affichage de ces deux discours qui se ressemblent peu.

Ce sont là des manifestations d’importance inégale. La déclaration ministérielle n’a pas sensiblement tranché sur la banalité habituelle de ces morceaux d’apparat. Le document a paru prolixe, et en somme un peu vide, en dépit de toutes les réformes qui y ont été énumérées. La plupart ont déjà figuré dans les déclarations de ministères antérieurs : elles ont fait l’effet de vieilles connaissances. Il faudrait une longue existence ministérielle pour en réaliser la dixième partie. L’accueil fait à la déclaration a été réservé, et même un peu froid. Le passage le plus applaudi est celui qui se rapporte, pour les condamner, aux projets de désarmement dont certains esprits sont hantés. M. Clemenceau a déclaré avec fermeté qu’il ne croyait ces projets réalisables, ni aujourd’hui, ni demain, ni de longtemps. Dans la situation actuelle du monde, un pays doit rester solidement armé pour être respecté, et la plus sûre garantie de la paix est l’équilibre même qui s’établit entre les forces militaires des diverses puissances. Ce n’est cependant pas la seule : M. Clemenceau a rappelé que la paix repose aussi sur les alliances et les amitiés conclues par la diplomatie. Nous resterons fidèles à une alliance dont nous apprécions le prix autant que nous l’avons jamais fait. Les amitiés plus récemment contractées ou resserrées y ont apporté une consécration de plus. Toute cette partie de la déclaration ministérielle est excellente. M. Clemenceau y a ajouté, pour la galerie sans doute, des phrases démocratiques qui n’y font ni bien ni mal. Notre diplomatie, a-t-il dit avec insistance, doit être républicaine, ce qui va de soi puisque la République est la forme constitutionnelle de notre gouvernement ; mais, sous un régime politique ou sous un autre, les intérêts internationaux restent les mêmes et sont utilement servis par des moyens identiques. Ces roulemens de tambour ont accompagné la déclaration ministérielle sans grand profit, mais M. Clemenceau a sans doute pensé qu’ils étaient dans les règles du genre.

Ce qui ne l’était pas, c’est la phrase qui se rapporte au Saint-Siège : il est difficile de rien imaginer de plus inconvenant. M. Clemenceau a bien raison, quand il parle de la paix, de dire qu’elle ne peut se concilier qu’avec le respect de notre dignité : pourquoi donc ne ménage-t-il pas celle des autres ? Il le fait, certes, et très prudemment, lorsqu’il s’agit des forts ou même des demi-forts. Avec les faibles, au contraire, il reprend une arrogance qu’il croit évidemment de bonne politique, mais qui n’est certainement pas de bon ton. On sait ce que nous pensons de l’attitude du Saint-Siège dans le conflit moral qui nous agite. Les opinions sont à cet égard très diverses, et il est peut-être inévitable qu’elles le soient. Mais aucun esprit impartial ne met en doute que le Pape ne songe qu’aux intérêts religieux dont il a la garde, et qu’il les défend à sa manière en dehors de toute préoccupation politique. On n’en mène pas moins contre lui une campagne odieuse, en disant qu’il obéit à des influences de parti à l’intérieur, et, à l’extérieur, à des influences étrangères : M. Clemenceau a été un des instigateurs de cette campagne. Il l’a commencée comme publiciste ; il l’a continuée comme ministre ; il y persévère comme président du Conseil. Nous avons relevé l’expression de « fonctionnaires de l’étranger » que, dans ses discours du Var, il a appliquée à nos évêques et à nos curés. Dans la déclaration ministérielle, il est allé plus loin, et, s’en prenant au Pape lui-même : « Tout en faisant, a-t-il dit, la part des préventions invétérées, nous aurons soin de barrer solidement la route aux retours offensifs de l’esprit de domination plus particulièrement redoutable quand il émane d’une autorité étrangère ouverte elle-même à des influences étrangères. » L’accusation est nette : est-elle exacte à un degré quelconque ? Ici, il faut s’entendre. M. Clemenceau veut-il dire que, dans des questions purement religieuses, l’attitude de Home à notre égard est le résultat d’influences étrangères ? Alors il calomnie le Saint-Père. Mais, s’il veut dire que, dans les questions politiques, des influences politiques s’exercent sur Pie X et qu’il en tient compte, nous nous contenterons de demander comment il pourrait en être autrement. Tous les gouvernemens ménagent le Saint-Père, lui témoignent de la vénération, l’entourent de respect, tous, sauf le nôtre, qui n’a pour lui qu’éloignement et dédain. Cette différence dans les traitemens dont il est l’objet ne peut pas manquer de faire quelque impression sur son esprit, ses sentimens, ses dispositions ; mais si quelqu’un, en constatant le fait, n’a pas le droit de s’en plaindre, c’est un ministre du gouvernement de la République, et en particulier son chef, M. Clemenceau. On dit au Pape qu’on ne veut pas avoir affaire à lui, qu’on tient pour négligeable ce qu’il peut penser, dire ou faire, enfin qu’en toutes choses on est résolu à l’ignorer : après cela, est-on bien venu à lui reprocher l’usage qu’il fait d’une puissance qu’on a refusé de reconnaître en lui ? Le moindre défaut de ce langage est de manquer de logique. Si des influences étrangères s’exercent à Rome, pourquoi celle de la France ne s’y exerce-t-elle pas aussi, pour les contrebalancer ou y faire échec ? Pourquoi avons-nous brisé l’organe même de nos rapports avec le Saint-Siège ? Pourquoi n’avons-nous pas un représentant auprès de lui ? Et comment s’étonner, dès lors, si quelques-uns de nos intérêts politiques sont menacés et déjà en déclin ? Ces questions assiègent notre esprit : mais c’est à M. Clemenceau et non pas à Pie X que nous les posons sous forme de grief. Il est extraordinaire qu’on accuse le Pape de se montrer plus sensible aux influences qui s’exercent à Rome, qu’à celles qui, de parti pris, s’abstiennent de le faire ! Il est exorbitant qu’on prétende lui interdire d’avoir des rapports avec les autres, parce que nous avons rompu tous les nôtres avec lui !

La Chambre a montré par son vote qu’elle considérait la déclaration comme une simple formalité, ou banalité : elle y a répondu par un ordre du jour de confiance qui avait tout juste le même caractère. Pas un mot n’a été échangé entre le gouvernement et elle, comme si la majorité s’était inspirée de la fameuse observation du cardinal de Retz sur les droits opposés qui ne s’entendent jamais mieux que dans le silence. M. Clemenceau avait dit en finissant : « Si votre confiance nous en fournit le moyen, nous agirons. » Va pour notre confiance, a répondu la Chambre : agissez, nous verrons après. Mais on a vu tout de suite que la confiance était sujette à caution et que, pour être sincère et solide, elle aurait besoin d’être renouvelée. La Chambre, en effet, ayant commencé à discuter les interpellations sur la loi de séparation, les groupes se sont mis à la discuter aussi, et la discussion des groupes a paru tout d’abord plus intéressante que celle de la Chambre. Une opposition s’y est dessinée. Les mêmes hommes qui, la veille, avaient donné sans marchander leur confiance au ministère, lui manifestaient déjà de la défiance et prétendaient lui dicter des ordres. Il faut rendre au gouvernement la justice qu’il ne s’est pas laissé mener aussi docilement que l’espéraient ses « amis, » radicaux et radicaux-socialistes, à travers lesquels passe, comme on dit en style parlementaire, l’axe de la majorité.

Au point où en sont les choses, la question qui préoccupe le plus les esprits est de savoir ce que deviendront les biens ecclésiastiques en l’absence d’associations cultuelles pour les recueillir. Le 11 décembre prochain, ces biens seront mis sous séquestre jusqu’à leur attribution : mais à quel moment celle-ci pourra-t-elle ou devra-t-elle se faire ? D’après les prescriptions de la loi, combinées avec celles du règlement d’administration publique, le séquestre se prolongera pendant une année, à l’expiration de laquelle les biens seront attribués par décret aux communes pour être consacrés à des œuvres d’assistance ou de bienfaisance. Telle est, d’après le gouvernement comme d’après nous, la saine interprétation de la loi ; mais les groupes radicaux et radicaux-socialistes la contestent. À les entendre, la loi est formelle, et aucun règlement d’administration publique ne peut la modifier : c’est au bout du premier délai d’un an, c’est-à-dire le 11 décembre 1906, que les biens doivent être attribués sans rémission, soit aux associations cultuelles, s’il y en a, soit, s’il n’y en a pas, aux communes. L’interprétation du gouvernement semble permettre aux associations cultuelles de se former valablement pendant une année encore, et c’est seulement à l’expiration de ce second délai de grâce, ou de réflexion, comme a dit M. Briand, qu’il faudra bien prendre un parti définitif. Là-dessus les groupes sont entrés en campagne, on peut même dire partis en guerre, et les radicaux-socialistes, plus ardens que les simples radicaux, ont envoyé au gouvernement une délégation de quatre membres pour lui faire part de leur opinion, qui, présentée ainsi, devenait un ordre. Les quatre délégués sont restés assez longtemps en conférence avec M. Clemenceau et M. Briand. Quand ils en sont sortis, ils faisaient tous leurs efforts pour avoir l’air satisfaits : au fond, ils n’étaient que résignés. Le gouvernement n’ayant pas cédé, ils avaient jugé plus sage de battre en retraite. Ils se sont contentés d’enregistrer l’explication qui leur a été donnée, à savoir qu’à partir du 11 décembre prochain, le gouvernement serait juge et maître des attributions de biens. Mais quel usage ferait-il de son pouvoir discrétionnaire ? Le gouvernement ne l’a pas dit, et la délégation des gauches s’est émue de ce silence. Elle s’est réunie et, revenant à la charge, a rédigé un nouvel ordre du jour qu’elle a chargé M. Camille Pelletan de remettre à MM. Clemenceau et Briand pour savoir s’ils l’accepteraient : cet ordre du jour leur enjoignait naturellement d’attribuer les biens aux communes dès le 11 décembre. Ils ont déclaré qu’ils ne l’accepteraient jamais. L’équivoque subsistait néanmoins dans une certaine mesure. Aussi attendait-on avec impatience le discours de M. Briand dans l’espoir qu’il la dissiperait. L’a-t-il fait ?

Oui, sans doute : mais nous aurions désiré qu’il le fit d’une manière encore plus précise et plus affirmative. Il a consacré une partie importante de son discours à montrer ce qu’aurait été la situation de l’Église catholique en France si la loi de séparation avait été acceptée ou tolérée, et ce qu’elle sera à la suite des encycliques qui ont interdit la formation des associations cultuelles. Elle sera moindre, incontestablement, plus difficile et surtout plus précaire. Les églises, par exemple, devront être laissées à la disposition des fidèles et du clergé jusqu’au 11 décembre 1907 : à partir de cette date, elles pourront leur être enlevées par un simple décret de désaffectation. Le ministère actuel ne prendra pas de mesures de ce genre, c’est entendu ; nous avons à cet égard les assurances formelles de M. Clemenceau ; mais qui peut répondre de ses successeurs ? La loi attribuait pour toujours, sinon la propriété, au moins la libre disposition des églises aux associations cultuelles ; en dehors d’elle, on tombe à la merci de ministères successifs et changeans. De même pour les biens ecclésiastiques. Avec la loi, les associations cultuelles étaient assurées de les recevoir des mains des fabriques ; en dehors d’elle, nous entrerons, le 11 décembre 1906, dans une période d’un an au bout de laquelle ils devront être remis aux communes, et au cours de laquelle ils pourront être attribués par le gouvernement aux associations cultuelles qui viendraient encore à se former. Ils pourront l’être : le seront-ils ? C’est ici que M. Briand est resté dans le vague. Pourtant, comme il a répété à plusieurs reprises que le nouveau délai d’un an laissé au clergé était pour lui un « délai de réflexion, » il faut croire que cette réflexion n’est pas frappée d’avance de stérilité, et qu’elle est de nature, au contraire, à produire des effets utiles. Mais ce délai sera-t-il mis à profit ? M. Briand a adressé un appel très pressant aux catholiques de France ; il leur a demandé de faire entendre leur voix jusqu’au de la des murailles du Vatican ; il ne désespère pas de voir l’Église adopter des résolutions nouvelles. Il se trompe peut-être ; mais du moins sa bonne volonté est sincère et loyale. On pouvait craindre que, dans la seconde période d’un an qui va s’ouvrir, le gouvernement n’attribuât les biens de l’Église à des associations schismatiques. Il n’en sera pas ainsi, tant que M. Briand sera ministre, et du coup, la tentative de M. des Houx est frappée de mort. « Ne croyez pas, a dit M. Briand, que j’irai personnellement user de cette faculté de donner par décret à une association catholique les biens dont il est question de telle manière qu’une caricature d’association pût en profiter. Ce n’est pas mon intention. Je suis libre penseur ; je ne favorise pas telle ou telle religion, et je n’ai nul désir, quand une religion disparaît, d’en voir une autre surgir. Je parle ici aux libres penseurs qui savent ce qu’est la libre pensée et qui la pratiquent pour eux et chez eux, mais chez eux à ma manière qui n’est pas tyrannique ; et comme ces libres penseurs peuvent bien avoir des enfans ou des femmes qu’ils laissent aller à l’église, je leur dis : Si vos femmes ou vos enfans vont à l’église, il vaut mieux pour eux et pour vous qu’ils n’y rencontrent pas de faux prêtres ou des prêtres indignes. Et j’ajoute : Si l’Église doit disparaître, qu’elle disparaisse ! Mais la loi n’a pas été faite pour susciter une Église dans l’Église catholique. »

Nous ne croyons pas que l’Église soit appelée à disparaître, mais aux difficultés de vivre qu’elle va rencontrer et qu’elle surmontera, il faut savoir gré à M. Briand de ne pas en ajouter perfidement de nouvelles. Le ton général de son discours est sérieux et grave, bien différent de l’esprit caustique et railleur de M. Clemenceau dans ses discours du Var ou de la déclamation amphigourique, agressive et blessante de M. Viviani. M. Briand semble même avoir voulu répondre à M. Clemenceau lorsqu’il a dit qu’il ne distinguait pas le Pape des catholiques dans les divers pays où s’exerçait son autorité, et que dès lors le Pape n’était étranger nulle part : il est Français en France, Allemand en Allemagne, Autrichien en Autriche, etc. Le Pape n’a pas accepté la loi de séparation : aussitôt les radicaux et les socialistes l’ont accusé de prêcher aux catholiques la révolte et l’ont menacé de représailles brutales. Le Pape et les catholiques sont dans leur droit, a déclaré M. Briand : il déplore l’usage qu’ils en font, mais il le respecte comme légitime. La loi de séparation leur accorde de larges avantages, elle ne les oblige pas à en profiter ; s’ils n’en veulent pas, c’est leur affaire ; s’ils préfèrent le droit commun, qu’ils en usent. Le droit commun, c’est la loi de 1881 sur les réunions publiques. Certes, le recul est grand de la loi de 1905 à celle de 1881 ; mais les catholiques sont seuls juges de leur intérêt. La loi a déclaré que les consciences seraient libres, et que le culte le serait aussi : le gouvernement assurera l’application de la loi sur ces deux points comme sur tous les autres.

Mais que d’embarras et quelle gêne pour tous dans la situation fausse où vont se trouver l’Église et l’État, la première obligée d’adapter aux conditions de son existence un droit commun qui n’avait pas été fait pour cela, le second réduit à appliquer une loi devenue boiteuse par suite de paralysie partielle, insuffisante dès lors et en partie inefficace ! M. Briand a qualifié ces inconvéniens de « redoutables, » aussi bien pour l’État que pour l’Église : il ne s’est pas trompé. Mais est-il vrai, comme il l’a dit, que la faute en soit d’un seul côté ? M. Briand a reconnu que le Pape n’était pas un étranger en France ; il a avoué que le chef de l’Église « avait qualité » pour donner le mot d’ordre qu’il a donné ; s’il lui a refusé, on ne sait pourquoi, le titre de « souverain, » il a du moins salué en lui « une grande autorité morale. » Alors, comment expliquer qu’il n’ait voulu avoir aucun rapport avec un personnage aussi considérable et qu’il se soit contenté de mettre dans sa loi, — c’est l’expression dont il s’est servi, — le « maximum de négociations indirectes ? » Le minimum de négociations directes aurait probablement eu d’autres effets. Par quel singulier scrupule, par quelle étrange pudeur, M. Briand se l’est-il interdit ? « J’ai vu, a-t-il raconté, des membres du clergé, j’ai vu des catholiques français, je les ai entendus, j’ai pu scruter leur conscience jusqu’au tréfonds, » et, de cette large enquête, de cette consultation intime, il a conclu que clergé et catholiques se soumettaient avec docilité, mais non pas sans tristesse ni sans angoisse, à l’ordre positif qu’ils avaient reçu. « Dans un mouvement de discipline dont je ne méconnais, a-t-il dit, ni la grandeur, ni la beauté ils s’inclinent résignés et tristes. » Nous ne rechercherons pas si M. Briand n’exagère pas un peu, et même beaucoup, lorsqu’il va jusqu’à soutenir que la loi a été approuvée par le Parlement, par le pays et par tous les intéressés, « sauf un. » Mais, à supposer que l’opposition soit venue d’un seul et qu’elle ait cependant prévalu sur les dispositions conciliantes de tous les autres, n’est-ce pas avec cet opposant unique, mais si puissant dans sa solitude, qu’il aurait fallu causer ? M. Briand l’a fait avec tout le monde, sauf avec celui qui tient les clés de la porte qu’il s’efforce encore d’entr’ouvrir. S’il ne réussit pas dans son entreprise, aura-t-il vraiment le droit de rejeter sur les autres, sur un autre, tout le poids de la responsabilité ?

Au moment où nous écrivons, le débat se continue. Il se terminera à coup sûr par un vote de confiance dans le gouvernement, car le succès de M. Briand a été vif. La discussion a été interrompue pendant une séance par celle du crédit pour la création du ministère du Travail. On aurait pu croire que ce nouveau débat nous éloignerait de la question religieuse ; il nous y a ramenés, au contraire, tant il est vrai que cette question est au fond de toutes les autres, ou du moins de toutes celles qui ont une certaine importance morale, politique ou sociale. M. Charles Benoist a présenté avec beaucoup de vigueur et d’autorité les observations que nous avons faites ici même sur la manière, sinon inconstitutionnelle, au moins singulièrement cavalière, dont le nouveau ministère a été créé par un simple décret. On sait que la Chambre de 1881 s’était associée au vœu, exprimé par sa commission du budget, que les ministères fussent désormais créés par une loi. Nous avons rappelé, il y a quinze jours, comment s’est produit l’incident, l’éclat qu’il a eu, et aussi ses premières conséquences : le ministère des Colonies a été créé par une loi en 1894. M. Charles Benoist a rappelé ces précédens, non pas pour combattre le ministère du Travail dont il est partisan, mais pour faire respecter davantage les droits moraux du Parlement. Un vœu est peu de chose, on vient de le voir : il ne s’impose qu’aux gouvernemens qui veulent bien s’y conformer. En conséquence, M. Charles Benoist a déposé, pour l’avenir, une proposition formelle, et il veillera sans doute à ce qu’elle ne tombe pas dans les oubliettes parlementaires.

Bien que l’institution du ministère du Travail n’eût pas été attaquée, M. Viviani brûlait de l’impatience de la défendre. Il avait préparé un grand discours, il l’a prononcé, et la Chambre enthousiaste en a ordonné l’affichage. M. Viviani est sans doute un orateur de talent ; mais la Chambre est bien jeune dans la fraîcheur de ses impressions, et elle impose par là au pays une épreuve bien déconcertante. Elle a ordonné, il y a quelques mois, l’affichage du discours de M. Clemenceau, qui était une critique acerbe et une condamnation sévère du socialisme. Elle ordonne aujourd’hui l’affichage de celui de M. Viviani qui en est la justification et la glorification. Le premier est encore sur les murs de nos communes ; le second pourra être collé tout à côté. Comprenne qui pourra ! Après ces deux discours, la présence de M. Clemenceau et de M. Viviani dans un même ministère est une antinomie vivante : on se demande quel est le vrai président du Conseil. M. Viviani a dit très fièrement à la Chambre que M. Clemenceau, en lui demandant son concours, ne lui avait imposé aucune condition et qu’il n’en aurait d’ailleurs accepté aucune. Il reste ce qu’il a toujours été, un socialiste ; et, pour que nul n’en ignorât, il a défini, en les opposant les unes aux autres, les conceptions contraires des socialistes et des radicaux. « Les socialistes, a-t-il dit, affirment que la direction des faits et des choses leur permet de croire que, pour jouir individuellement de tous les biens de la terre, les hommes seront obligés de les appréhender sous la forme sociale. Les radicaux, qu’après avoir donné à la liberté politique de l’État toutes les garanties par la reprise ou par le rachat des monopoles, ils veulent laisser à l’homme son initiative, son audace, toutes ses qualités personnelles, et que toute administration nouvelle des choses briserait le ressort même de la vie humaine. » La phrase est un peu oratoirement embrouillée, mais la pensée est claire : d’une part, c’est l’affirmation de la propriété collective ; de l’autre, celle de la propriété individuelle. Entre les deux, il y a un fossé profond comme un abîme ; mais les radicaux et les socialistes ont, paraît-il, les bras assez longs pour s’embrasser d’une rive à l’autre, et pour s’étreindre cordialement. Nous soupçonnons qu’il y a, là encore, quelque équivoque, et que la Chambre, qui les a également applaudis et affichés, n’a pas très bien compris, ou le discours de M. Viviani, ou celui de M. Clemenceau. Elle a cru les deux hommes d’accord parce qu’ils sont dans le même ministère : c’est un faible critérium d’homogénéité !

En tout cas, on ne pourra pas reprocher à M. Viviani d’avoir entraîné l’adhésion de la majorité en lui dissimulant les dangers du ministère du Travail : si nous ne les jugions pas infiniment graves, nous dirions qu’il les a plutôt exagérés. Il s’est engagé à réaliser, grâce à la poussée de l’institution nouvelle, tous les projets d’organisation collective du travail que d’autres ont esquissés avant lui, mais qu’ils ont dû laisser en suspens, et peu à peu on s’acheminera par cette voie vers le socialisme intégral. Ce ne sera pas la suppression, mais la socialisation de la propriété. Tout le monde sera propriétaire avec cette particularité que personne n’aura rien à soi : M. Viviani a fait d’ailleurs un si bel éloge de la propriété que les socialistes ont pu se demander un moment où il voulait en venir. « Où réside la sécurité sociale ? s’est-il écrié. Elle réside dans la propriété. Eh ! oui, la propriété est le bien suprême de l’homme. Elle assure à la personnalité humaine un libre développement. Elle résume sous une forme concrète la quiétude de l’esprit, le repos du corps, toutes les distractions, tous les plaisirs, tous les bonheurs. » C’est beaucoup dire ! Nous n’oserions pas, pour notre compte, faire un éloge aussi absolu de la propriété : nous connaissons des propriétaires très malheureux. Les biens matériels ne suffisent pas à tous nos besoins, et le discours de M. Viviani n’effacera pas dans la mémoire, ou plutôt dans la conscience de l’humanité, l’antique parole que l’homme ne vit pas seulement de pain. Il y a des douleurs que la fortune, même la plus grande, est impuissante à faire oublier et des deuils qu’elle ne guérit pas. Mais M. Viviani n’a pas d’autres consolations à leur donner. Il devrait s’en montrer humilié et désolé : c’est de là, au contraire, qu’il tire tout l’orgueil de sa philosophie sociale.

On nous pardonnera une dernière citation : elle est nécessaire. « La troisième république, a dit M. Viviani, a appelé autour d’elle les enfans des paysans, les enfans des ouvriers, et dans ces cerveaux obscurs, dans ces consciences enténébrées, elle a versé peu à peu le germe révolutionnaire de l’instruction. Cela n’a pas suffi. Tous ensemble, par nos pères, par nos aînés, par nous-mêmes, nous nous sommes attachés dans le passé à une œuvre d’anticléricalisme, à une œuvre d’irréligion. Nous avons arraché les consciences humaines à la croyance. Lorsqu’un misérable, fatigué du poids du jour, ployait les genoux, nous l’avons relevé, nous lui avons dit que derrière les nuages il n’y avait rien que des chimères. Ensemble, et d’un geste magnifique, nous avons éteint dans le ciel des lumières qu’on ne rallumera plus. » Libre à M. Viviani de trouver son geste magnifique ! Il est difficile de briser plus brutalement l’essor des aspirations humaines vers les régions supérieures, et de les faire retomber plus lourdement sur la terre pour les y attacher plus bas. M. Viviani nous enferme dans les jouissances de la matière. Et il se réclame de la révolution de 1789 si résolument spiritualiste ! Et il prétend se rattacher à la révolution de 1848, si généreusement idéaliste ! Les journaux socialistes ont eu raison de dire le lendemain de ce discours que jamais encore gouvernement n’avait tenu un pareil langage. Non, certes ! Les républicains avaient protesté jusqu’ici qu’ils ne faisaient pas la guerre aux croyances religieuses. Qu’ils les partageassent ou non, ils les respectaient sincèrement. M. Briand l’a même répété. Mais M. Briand et M. Viviani étant ministres l’un et l’autre, qui nous dira lequel des deux représente le mieux le gouvernement ? Le premier a laissé entendre que les croyances religieuses mourraient doucement de mort naturelle ; le second les a déclarées déjà mortes ; il a fait plus, il s’est vanté de les avoir tuées. Dante avait écrit à la porte de l’Enfer : Abandonnez ici toute espérance. Il l’écrit, lui, à la porte du Paradis. Il n’y a pas de Paradis ; mais, pauvres mortels souffrans et pitoyables, consolez-vous de cette lacune qui laisserait peut-être vos imaginations troublées et vos cœurs meurtris. M. Viviani vous « relève ; » il a mieux à vous offrir, il a le ministère du Travail.

Nous le disons sans ironie, c’est par ce détour imprévu qu’il a justifié la création de son ministère. Il se charge expressément du rôle de la providence, providence toute terrestre, mais qui n’en est que davantage à notre portée, et par conséquent bien supérieur à l’autre. C’est à lui que les ouvriers devront désormais adresser leurs prières : nous verrons comment il les exaucera. Quelques socialistes, un peu moins naïfs que les autres, s’en sont montrés préoccupés. L’un d’eux, qui n’a pas voté l’affichage du discours, a expliqué pourquoi à M. Jaurès, qui a porté aussitôt cette explication à la connaissance de ses lecteurs habituels : en votant l’affichage, il aurait craint de se porter garant, non pas de la bonne foi de M. Viviani, ni de sa bonne volonté, mais de l’efficacité de son action. « Or il va se heurter, a continué l’interlocuteur de M. Jaurès, à la résistance du milieu capitaliste, gouvernemental, parlementaire : la disproportion sera immense entre les pauvres résultats qu’il pourra obtenir, même aidé par nous, et le but éclatant qu’il propose à l’effort ouvrier. Il ne faut pas que, dans cette déception inévitable, le parti socialiste organisé ait une part de responsabilité. » Réserve prudente et sage : peut-être s’est-on trop pressé de supprimer Dieu et le paradis pour les remplacer par M. Viviani et le ministère du Travail. M. Jaurès avait autrefois constaté lui aussi que la « vieille chanson » qui avait longtemps consolé nos pères s’était tout d’un coup éteinte sur les lèvres de leurs enfans, et il concluait déjà qu’il fallait trouver autre chose. Il craint évidemment que M. Viviani ne l’ait pas trouvé : mais lui-même a-t-il été plus heureux ? Il avait promis pour la rentrée toute une série de projets de loi qui rendraient enfin le socialisme réalisable : nous attendons toujours. M. Jaurès redoute la faillite de M. Viviani : ne peut-on pas déjà constater la sienne ? Quelle distance entre ces rêves démesurés et les réalisations mesquines qu’on nous présente ! encore ne pouvons-nous pas appeler cela des réalisations. Combien M. Clemenceau, dans le discours où sa fortune politique a pris un nouvel élan, avait raison contre la confiance crédule de M. Jaurès, qui, à son tour, a trouvé un peu risquées les promesses de M. Viviani ! On vient de voir une fois de plus jusqu’où, avec de simples mots, on peut conduire une Chambre jeune et inexpérimentée. Notre histoire révolutionnaire a déjà fourni beaucoup d’exemples de ces surprises oratoires, où l’exaltation d’un jour a eu malheureusement de mélancoliques lendemains. En attendant, la création du ministère du Travail a été consacrée par 512 voix contre 20, et voilà M. Viviani investi, sur sa demande, de la terrible charge de faire notre bonheur.

Nous ne sommes pas les adversaires systématiques du ministère du Travail. L’instrument est dangereux : il peut faire quelque bien ou beaucoup de mal. Nous craignons qu’aujourd’hui, avec certains hommes et avec les prétentions dont M. Viviani s’est fait l’interprète, la seconde hypothèse ne se réalise et que, sous prétexte de justifier l’institution, on n’en vide le contenu sur nos têtes, comme une boite de Pandore au fond de laquelle on aura supprimé l’espérance. Pour le moment, elle n’a servi qu’à faire, au nom du gouvernement, une profession de foi nettement antireligieuse et une déclaration de guerre à toutes les croyances. M. Briand en a été embarrassé. Il a expliqué le lendemain que l’État n’avait pas le droit d’être antireligieux, mais qu’il avait le devoir d’être areligieux, c’est-à-dire que, n’ayant lui-même aucune religion, il devait les ménager toutes. M. Briand exprime des repentirs que ses collègues n’éprouvent peut-être pas. Il est l’homme de la séparation de l’Eglise et de l’État ; M. Viviani est celui de la négation de l’Église par l’État. Singulière façon que la sienne de défendre un ministère que personne n’attaquait, en attaquant ce qui n’était pas en cause et en offensant une fois de plus la conscience d’une partie considérable de la nation ! M. Clemenceau s’en prend au Pape, nous avons montré avec quelle inconvenance ; mais enfin, c’est la politique du Pape, et non pas ses croyances qu’il a prises à partie dans sa déclaration. Avec M. Viviani, c’est la foi catholique elle-même qui est en cause, et qui est traitée et bafouée on a vu comment. D’un jour à un autre, tel a été le progrès !

Nous devons signaler, à cause des indications qu’elles contiennent pour l’avenir, les élections qui viennent d’avoir lieu aux États-Unis, pour le renouvellement de la Chambre fédérale, et pour le choix des gouverneurs d’États et d’autres fonctionnaires. Disons-le tout de suite : les républicains sont restés maîtres de la situation, mais ils ont perdu du terrain, et même d’une manière assez sensible : la majorité dont ils disposaient à la Chambre sera réduite de près de moitié. L’attention principale s’est portée sur la lutte de deux hommes qui se disputaient le gouvernement de l’État de New-York, M. Hugues, candidat républicain, et M. Hearst, candidat démocrate. L’intérêt de la bataille a pris un caractère particulièrement aigu par l’intervention personnelle du président Roosevelt qui, sentant la partie indécise, n’a pas hésité à se jeter dans la mêlée. Nous sommes loin de ces mœurs électorales ! Le Président de la République ne pourrait même pas avoir l’idée, chez nous, de prendre en main la cause d’un candidat, ni surtout d’attaquer l’autre avec une véhémence passionnée. Mais la constitution américaine ne ressemble pas à la nôtre, et il faut bien dire aussi que M. Roosevelt a une manière à lui de la pratiquer : û ne s’embarrasse pas de petits scrupules quand il s’agit de l’intérêt de son parti. Le président n’a pas parlé en personne, mais il a chargé son ministre des Affaires étrangères, M. Elihu Root, de le faire expressément en son nom, ce qui est tout comme. M. Root a déclaré que l’élection de M. Hearst serait un scandale moral et politique contre lequel la conscience du président se révoltait. M. Hearst n’en a pas moins eu la majorité dans la ville de New-York ; mais il a été en minorité dans le reste de l’État et finalement battu. Ces élections semblent assurer le succès des républicains à l’élection présidentielle qui aura lieu dans deux ans, et particulièrement celle de M. Roosevelt, s’il se représente. Il leur reste, en effet, une avance notable sur les démocrates. Le caractère du parti démocrate se transforme d’ailleurs, nous allions dire se dénature d’une manière qui, en lui assurant des concours nouveaux, lui fait perdre quelques-uns des anciens. Il devient socialiste et quasi révolutionnaire, tandis que les intérêts conservateurs ont une tendance à se grouper, pour leur défense, autour des républicains. Il résulte de ce double mouvement un certain déclassement des anciens partis historiques, dont nous aurons à parler quand le moment en sera venu. La place nous manque d’ailleurs pour le faire aujourd’hui, et nous nous contentons d’enregistrer le succès que, malgré tout, ont obtenu, cette fois encore, à la force du poignet, les républicains et M. Roosevelt.


Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
F. Brunetière.

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