Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1907

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Chronique n° 1814
14 novembre 1907


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Le nuage qui enveloppe la question de l’impôt sur le revenu s’épaissit de plus en plus. Pendant les vacances, M. le ministre des Finances a mis sur pied l’administration des contributions directes et lui a ordonné de procéder à un certain nombre de « sondages » dont tout le monde a entendu parler, mais dont on ignorait jusqu’ici le véritable résultat. De temps en temps, une note officieuse affirmait qu’ils étaient excellens, mais d’autres renseignemens, qui ne semblaient pas moins sûrs, entretenaient à cet égard le scepticisme, et on attendait avec impatience la rentrée des Chambres dans l’espoir que M. le ministre des Finances donnerait à la Commission de législation fiscale des lumières dont chacun pourrait profiter. M. Caillaux a comparu en effet devant la Commission, et là, se défiant de l’improvisation qu’il a pourtant très facile, il a lu une lettre de quelque étendue adressée au président, M. Camille Pelletan. C’est un singulier document que cette lettre. Il s’en faut de beaucoup qu’on y ait trouvé les éclaircissemens qu’on attendait, et on a même pu se demander par momens si, comme cela était déjà arrivé dans une autre circonstance, M. Caillaux avait pris la plume pour défendre l’impôt sur le revenu ou pour en montrer quelques-uns des défauts les plus inquiétans. Ce qui s’est passé dans la Commission immédiatement après cette lecture, et ce que des notes contradictoires nous ont appris depuis sur les résolutions du Conseil des ministres a encore accru la confusion des esprits. Il est difficile de savoir où on en est aujourd’hui, et impossible de prévoir où on en sera demain. Tel a été le premier résultat de la confrontation de M. le ministre des Finances avec la Commission de législation fiscale. Enfin l’intervention de M. Jaurès, auquel un froncement de sourcil et un éclat de voix ont suffi, comme d’habitude, pour exercer sur lui un effet d’intimidation instantané, a montré une fois de plus à quel point sont instables les résolutions de M. Caillaux.

Dans sa lettre à M. Pelletan, M. le ministre des Finances s’est fait couvrir par ses directeurs départementaux des contributions directes. « Tous ou presque tous, » ces fonctionnaires « vieillis sous le harnais » se sont déclarés émerveillés d’un projet de loi qui fait faire à notre système fiscal un progrès aussi heureux. Presque tous, dit la lettre ; il y a donc eu des exceptions ; un certain nombre de directeurs ont été assez indépendans et assez courageux pour n’être pas de l’avis de leur ministre. Malheureusement, la lettre de M. Caillaux passe sous silence leurs observations et leurs critiques, tandis qu’elle reproduit longuement les jugemens favorables des autres. L’un d’eux surtout a été dithyrambique. « Quant à l’amélioration que la réforme fiscale apporterait dans la répartition des charges publiques, elle saute aux yeux, d’après lui, et ne paraît pas avoir à être démontrée. » Alors, à quoi bon ces expériences locales ? A quoi bon ces sondages ? Le directeur dont on ne nous dit pas le nom, mais qui exerce, paraît-il, dans un des plus grands départemens de France, juge tout cela inutile. L’évidence a-t-elle besoin d’être prouvée ? M. Caillaux a certainement goûté ce blâme discret de ses scrupules, puisqu’il en a fait part à la Commission. Celle-ci, toutefois, aurait peut-être mieux apprécié les mérites de l’impôt sur le revenu, si on lui en avait apporté des preuves expérimentales d’un caractère moins incertain. M. le ministre des Finances avoue en effet, dans sa lettre, que bien des détails, dont quelques-uns sont très importans, demeurent obscurs à ses propres yeux. Il a dû se demander, par exemple, si la réforme, le lendemain de son application, ne troublerait pas l’équilibre budgétaire. Les impôts nouveaux rapporteront-ils autant que les anciens ? À cette question, M. Caillaux commence par faire une réponse optimiste, et raisonnant à la manière de Perrette avec son pot au lait, il considère déjà comme accompli ce qui n’est encore qu’une espérance. « Quelle que soit l’importance des dégrèvemens, l’application du projet a donné, dit-il, un excédent de recettes assez sensible par rapport aux impositions actuelles. » Cet « a donné » n’est-il pas rassurant ? Mais, quelques lignes plus loin, après avoir énuméré les dégrèvemens qui rendent pour tous ceux qui en profiteront la réforme si séduisante, M. Caillaux en vient à ceux qui subiront au contraire une aggravation de charges et chercheront à s’y soustraire, et alors il écrit : « On ne doit pas se dissimuler que l’importance numérique relativement faible des revenus supérieurs à 20 000 francs, jointe au relèvement très notable de leurs bases d’impositions, est de nature à apporter un certain aléa dans le rendement qu’on attend de leur contribution à l’impôt. » D’un bout à l’autre de sa lettre, M. Caillaux procède de même : il commence par une affirmation énergique, puis il y met une atténuation et aboutit finalement à un doute. Sa réforme est peut-être bonne, mais certainement elle n’est pas mûre : il n’est pas encore parvenu à la mettre au point. On pourrait s’y tromper parce que son assurance naturelle donne à son style des apparences de précision ; mais si on cherche sa pensée vraie, on la trouve singulièrement hésitante et on en reste déconcerté.

C’est surtout dans le passage de la lettre relatif aux revenus du commerce et de l’industrie que cette difficulté de conclure apparaît le mieux. M. Caillaux s’est efforcé jusqu’ici, — et il prolonge timidement cet effort, — d’échapper à la nécessité de la déclaration. Il l’accepte toutefois pour l’établissement de l’impôt foncier sur la propriété non bâtie, et il annonce l’intention d’obliger les propriétaires à déclarer la contenance de leurs propriétés. Tous les chefs de service lui ont conseillé d’user de ce procédé qui, dans l’espèce, ne saurait, disent-ils, avoir aucun inconvénient, puisque les contenances ont déjà un caractère public. « Selon l’heureuse expression de l’un d’entre eux, écrit M. Caillaux, de telles déclarations ne viennent à l’encontre d’aucun intérêt sérieux et respectable. » L’expression est heureuse, en effet, parce qu’elle renferme l’aveu que d’autres déclarations porteraient atteinte à des intérêts de ce genre, et c’est ce qui arriverait assurément si les industriels et les commerçans étaient mis dans l’obligation d’en faire. Or ils n’y échapperont pas. M. Caillaux n’ose pas encore se l’avouer à lui-même ; mais il faut voir avec quel embarras il tourne autour de la question ! « Beaucoup de directeurs, dit-il, se prononcent nettement en faveur du système de la déclaration obligatoire et demandent que les commerçans soient appelés à faire connaître le chiffre de leurs bénéfices réels ou moyens. » Ils ont raison, ces directeurs, ou plutôt ils sont logiques, et M. Caillaux sera bien forcé de l’être à son tour. Son impôt sur le revenu ne peut pas fonctionner sans la déclaration obligatoire, et c’est précisément ce qui le condamne. Pourtant, M. Caillaux hésite encore. Il sait fort bien que la déclaration obligatoire soulèvera contre lui, contre le gouvernement, contre la République elle-même, une impopularité dangereuse. Mais que faire ? Comment reculer, après s’être avancé si loin, et le moyen d’échapper à M. Jaurès qui est là, avec ses injonctions impérieuses ? Nous prévoyons que la résistance de M. Caillaux ne sera pas plus inflexible cette fois que les précédentes. S’il la maintient encore, on sent bien qu’il y brûle ses dernières cartouches, et elles ne sont plus chargées qu’à poudre. Après avoir parlé de l’opinion de beaucoup de ses directeurs : « Il était de mon devoir, dit-il, de faire connaître à la Commission cet état d’esprit ; mais je dois ajouter qu’après avoir mûrement réfléchi, après avoir fait une fois de plus le tour de la question, je ne saurais proposer à la Commission d’entrer dans la voie où elle pourrait être tentée de s’engager. » Soit ; mais il faudrait en montrer une autre à la Commission, et M. Caillaux n’en fait rien. Il fait même le contraire et se livre à une charge à fond contre l’impôt des patentes, qu’il déclare être le plus injuste et le plus inégal de tous. Il relève en effet dans cet impôt un certain nombre d’inégalités qu’il étale avec complaisance, après quoi, il laisse sa conclusion dans le vague. Ses préférences, on le sait, sont pour la déclaration facultative, mais qu’il sera toujours facile de rendre perfidement, sournoisement obligatoire, en taxant d’office le contribuable au-delà de ses revenus véritables qu’il sera dès lors forcé d’avouer. Toute cette partie de la lettre de M. Caillaux témoigne d’un embarras dont nous ne sommes pas surpris, car c’est par là que son impôt périra.

Mais nous n’avons nullement l’intention d’étudier aujourd’hui dans ses détails son projet de loi, ni même sa lettre à la Commission de législation fiscale. Nous nous contenterons de dire que nulle part, dans des expériences qui n’ont été qu’esquissées, on n’a pris un contribuable déterminé et on ne s’est demandé quel était l’ensemble de son revenu : c’est pourtant ce qu’il aurait fallu faire pour savoir comment il serait atteint par l’impôt. On a essayé de se rendre compte de la manière dont fonctionnerait l’impôt sur les revenus de la terre, et on n’y est parvenu que très imparfaitement puisqu’on a conclu que la déclaration de contenance dont nous avons parlé plus haut « était un élément d’information et de contrôle souvent indispensable. » On a essayé de se rendre compte de la manière dont fonctionnerait l’impôt sur les revenus industriels et commerciaux, et ici les déceptions ont été si grandes qu’on a conclu à la nécessité de la déclaration sous une forme directe ou indirecte. Mais on s’en est tenu là. Quant aux revenus des professions libérales, il n’en a même pas été question. Plus on relit la lettre ministérielle, plus on est frappé de ses lacunes et de ses insuffisances. M. Caillaux convie la Commission et il conviera demain la Chambre à le suivre : mais où ? il n’en sait rien lui-même. A mesure qu’il réfléchit, comme il dit, plus mûrement et qu’il fait une fois encore le tour de la question, il découvre des difficultés nouvelles qu’il signale loyalement, mais qu’il ne résout pas

Et voici enfin le point le plus intéressant, sinon le plus important de sa lettre, celui qui a amené toute une série d’incidens qu’il nous reste à raconter. Il s’agissait toujours de l’impôt foncier sur les propriétés non bâties. Tout le monde sait que le cadastre, vieux d’un siècle, contient et consacre des inégalités très choquantes. On a toujours reculé devant sa réfection à cause du temps et de l’argent qu’il y faudrait employer ; mais au moment d’établir un impôt parfait, idéal, destiné à réaliser définitivement la justice sociale et, par conséquent, à supprimer toutes les inégalités d’autrefois, ne fallait-il pas, avant de les taxer, évaluer les revenus fonciers sur une base plus exacte et plus équitable ? Ici, nous laissons la parole à M. Caillaux. « Il ressort, dit-il, des enquêtes que le temps nécessaire à la nouvelle évaluation dépassera sensiblement le temps primitivement prévu. On ne saurait, en effet, compter moins de quinze jours par commune, et, même en faisant fond sur la collaboration des percepteurs qui sera indispensable, même en donnant aux opérations toute l’impulsion et toute l’intensité possibles, il semble à mes services fort difficile de mener l’œuvre à bonne fin en moins de trois années. Quoi qu’il en soit, nous pensons, avec la plupart des directeurs, qu’on ne saurait amorcer, trop tôt le vaste travail de la révision des évaluations foncières qui, tout en pouvant être considérée comme une œuvre distincte et indépendante de l’impôt sur le revenu, y est cependant liée. Nous avons donc l’intention de déposer sur le bureau de la Chambre un projet de loi qui ordonnera une nouvelle évaluation. »

En entendant cette lecture, M. Jaurès a bondi d’indignation. — Faudra-t-il donc, a-t-il demandé, attendre que la nouvelle évaluation soit terminée, pour appliquer l’impôt sur le revenu ? D’après la déclaration de M. le ministre des Finances, trois ans s’écouleront avant que cette opération soit finie, et qui sait même s’il n’en faudra pas davantage, malgré le dévouement des percepteurs ? A supposer que le projet annoncé par M. Caillaux soit voté dans le premier semestre de 1908, et il n’est pas vraisemblable que nos deux Chambres puissent aller plus vite, le fonctionnement de la réforme serait renvoyé au milieu de l’année 1911. À ce moment la Chambre actuelle aura déjà été appelée à rendre des comptes aux électeurs : que pourra-t-elle leur dire pour justifier ou pour excuser la faillite fiscale dont la responsabilité pèsera sur elle ? — M. Jaurès a dû parler sur le ton qui lui est habituel, et qui fait trembler certains ministres. On aurait pu croire que son autorité était sensiblement diminuée après les incidens que tout le monde connaît et qu’il est dès lors inutile de rappeler. On aurait pu espérer qu’il avait laissé à Nancy, et surtout à Stuttgart, une partie notable de l’influence néfaste qu’il a employée à désorganiser l’une après l’autre toutes les forces vives de notre pays. Mais non : il lui a suffi d’agiter sa férule pour que M. Caillaux rentrât dans le devoir, comme un écolier qui, ayant voulu s’émanciper, n’en a pas eu l’énergie. M. Caillaux, parlant au nom du gouvernement, avait annoncé le dépôt immédiat d’un projet de loi destiné à modifier les évaluations foncières, et la discussion de ce projet, qu’il déclarait bé à l’impôt sur le revenu, devait précéder celle de cet impôt. — Point du tout, s’est écrié M. Jaurès : l’impôt sur le revenu viendra d’abord, et le projet sur les évaluations foncières viendra ensuite. — M. le ministre des Finances aurait pu dire qu’avant de frapper les revenus d’un ordre quelconque, il fallait les reconnaître et les déterminer ; il n’en a rien fait ; il s’est incliné devant l’opinion de M. Jaurès, il s’y est rallié, et la Commission de législation fiscale, voyant d’accord deux aussi grands augures, a opiné du bonnet dans le même sens qu’eux. Mais que fera la Chambre ? Quant à savoir ce que le gouvernement a pensé de ce tour de passe-passe, rien n’est plus malaisé. Nous avons été mis, dans la même soirée, en présence de deux notes contradictoires, dont l’une semble émaner de la présidence du Conseil, et l’autre du ministère des Finances. L’exégèse est impuissante à débrouiller ces textes et à y découvrir la vérité.

La première note, après avoir rappelé la décision prise par la Commission de législation fiscale d’ajourner l’examen du projet relatif à la révision des revenus fonciers jusqu’après le vote de l’impôt su : le revenu, continue ainsi : « Le ministre des Finances, qui avait demandé au début le vote préalable de la révision des revenus fonciers, s’était ensuite rallié à l’avis de la Commission. Le Conseil des ministres, après examen de la question, a décidé que le ministre des Finances déposerait lundi (11 novembre) à la Chambre son projet spécial sur les revenus fonciers, et en demanderait la discussion immédiatement après le vote du budget de 1908. » Rien de plus clair que cette rédaction : elle signifie que le Conseil des ministres n’a pas suivi M. Caillaux dans sa volte-face inopinée et qu’il l’a ramené dans le droit chemin. Mais une seconde note, aussi officieuse que la première, n’a pas tardé à être communiquée aux journaux. « Il est inexact, y lit-on, que le Conseil des ministres ait désavoué dans la moindre mesure le ministre des Finances, en raison de ses déclarations à la Commission de législation fiscale. L’accord demeure complet entre tous les ministres sur la question de l’impôt sur le revenu et sur la méthode que suit le ministre des Finances pour la mener à bonne fin. Les déclarations qu’il a faites à la Commission de législation fiscale ont d’ailleurs reçu l’approbation unanime du gouvernement. » Comprendra qui pourra ! M. Caillaux retire-t-il, ou nie-t-il les déclarations qu’on lui a attribuées devant la Commission de législation fiscale, et n’est-il plus d’accord avec M. Jaurès ? Nous aimerions à le croire, mais il est plus prudent de ne rien croire du tout et d’attendre les événemens. Une troisième note, répétition entortillée de la seconde, n’a fait qu’aggraver l’imbroglio.

La seule conclusion à tirer de ce qui précède est que la discussion de l’impôt sur le revenu, lorsqu’elle viendra devant la Chambre, sera plus laborieuse qu’on ne l’a cru, et qu’elle nous réserve bien des surprises. Des questions que l’on croyait claires et simples apparaîtront, au contraire, très obscures et très compliquées. On s’apercevra que des hommes qui semblaient d’accord sont, au contraire, aux antipodes les uns des autres. Des ententes momentanées se feront sur une équivoque, et seront suivies de divergences plus durables. Les heures, en se succédant, — nous ne parlons même pas des jours, — verront nos ministres parler dans un sens, agir dans un autre, se brouiller, se réconcilier et se brouiller encore. M. Jaurès planera et pèsera sur le débat, s’appliquant à augmenter le trouble et la confusion, et menaçant, tantôt le gouvernement, tantôt la Chambre, de ses foudres qu’il dit être celles du pays. Ce sera un beau spectacle ! Il est déjà commencé, mais comment se terminera-t-il ? La Chambre votera, avant les élections, un impôt sur le revenu quelconque, pour pouvoir dire qu’elle l’a voté ; le projet ira ensuite au Sénat où il deviendra ce qu’il pourra ; mais quelle en sera l’autorité devant le Parlement qui l’aura fait, et devant le pays qui l’aura vu faire ? Nous ne sommes qu’au début, et il promet.


Les élections russes se sont faites dans un calme qui venait en grande partie de l’indifférence. Ce sentiment s’est traduit par l’abstention d’un très grand nombre d’électeurs ; dans certains endroits, cette abstention s’est étendue à la presque totalité du corps électoral ; en aucun temps, en aucun pays, le phénomène n’avait été aussi complet. Il faut l’attribuer sans doute, avant tout, au découragement profond produit par l’histoire lamentable des deux dernières Doumas. On avait attendu beaucoup de la première et un peu moins, mais encore quelque chose, de la seconde. L’une et l’autre, pour des motifs divers, se sont montrées au-dessous de leur tâche, et elles ont été dissoutes, brisées, congédiées, avec une aisance qui a montré combien étaient peu profondes leurs racines dans le pays.

Lorsque la première Douma a été dissoute, tout le monde s’est demandé ce qui allait se passer, et cette question provoquait partout, même dans le Gouvernement, une vive inquiétude. Le gouvernement s’est bientôt rassuré quand il a vu qu’un acte aussi audacieux en apparence ne provoquait aucune émotion appréciable. On s’attendait à une explosion qu’il faudrait réprimer durement ; elle n’a pas eu lieu, et le maladroit manifeste de Viborg n’a rencontré aucun écho. Si, à ce moment, le gouvernement avait pris la résolution de ne pas faire élire une nouvelle Douma, les troubles qui se seraient produits auraient été superficiels. Mais le gouvernement, — et c’est une justice que l’histoire devra lui rendre, — amis son honneur à tenir la parole qu’il avait donnée : le décret de dissolution de la première Douma convoquait les électeurs pour l’élection d’une seconde. Aucune modification n’était apportée à la loi électorale ; on considérait même, à ce moment, qu’on n’aurait pas pu l’y introduire par un acte unilatéral du pouvoir exécutif, sans violer les lois fondamentales que l’Empereur avait données au pays et auxquelles il s’était interdit de toucher en dehors des Chambres. Ce respect scrupuleux d’une constitution qui était encore à l’état rudimentaire a eu des conséquences fâcheuses : il n’a pas été récompensé comme il aurait mérité de l’être, et la seconde Douma a été inférieure à la première. Celle-ci avait, certainement, une portée d’esprit beaucoup plus haute : nous restons convaincu qu’un gouvernement qui aurait eu lui-même une plus grande expérience des assemblées en aurait tiré quelque parti. Avec la seconde, il y avait moins de ressources. La campagne électorale avait été caractérisée par la guerre au couteau que le gouvernement y a faite aux cadets, sur lesquels il n’a pourtant remporté qu’une demi-victoire. Les cadets sont revenus décimés et pleins de rancune ; ils ne pouvaient plus être une force ; ils ne restaient qu’un embarras. Aucune majorité n’étant possible dans une assemblée pareille, on a senti tout de suite que sa carrière serait très bornée. C’était toutefois pour le gouvernement une responsabilité grave que de procéder si vite à une dissolution nouvelle : quelle peut être l’autorité d’une Douma qu’il est si facile de dissoudre et que le ministère renvoie dès qu’il en est mécontent ? Aussi le pays a-t-il perdu aux élections dernières les illusions qu’il pouvait encore avoir conservées sur les assemblées délibérantes, et c’est évidemment à cette déception qu’il faut attribuer les abstentions qui se sont produites en masse. A quoi bon faire un effort destiné à être aussi stérile que ceux d’hier ? Mais M. Stolypine voulait une Douma, et ce qu’il veut, il le veut bien. D’autres que lui auraient pu s’en tenir à la seconde expérience, qui avait produit de si médiocres résultats. Il a résolu d’en faire une troisième, en mettant toutefois des chances nouvelles de son côté, et pour cela, il n’a plus hésité à remanier la loi électorale. Il l’a même remaniée si profondément qu’il la rendue méconnaissable. Nous ne reviendrons pas sur les détails très précis qu’a donnés à ce sujet, il y a quelques semaines, M. Anatole Leroy-Beaulieu : les résultats seuls nous intéressent aujourd’hui. Sont-ils bien ceux que M. Stolypine désirait ?

A dire vrai, nous n’en savons rien. Si M. Stolypine poursuivait seulement l’extermination des cadets, il a atteint son but : les cadets ne sont plus qu’une quarantaine dans la Douma, quantité destinée à rester négligeable si elle ne trouve pas le moyen de s’unir à une autre. Mais l’écrasement des cadets a un caractère tout négatif ; on est débarrassé d’eux, soit ; ce qui importe maintenant est de savoir si on pourra faire en dehors d’eux une majorité. On le pourra si les conservateurs de droite, qui sont environ 200, marchent d’accord avec les octobristes, les rénovistes et les modérés qui sont environ 130 : cela ferait une énorme majorité de 330 voix sur 442 dont l’assemblée se compose. Mais si, dans les premières Doumas, le danger était à gauche, aujourd’hui il est à droite. M. Stolypine est un libéral à sa manière ; il est, en tout cas, un constitutionnel ; il croit à la nécessité d’un contrepoids à l’absolutisme, et d’un contrôle dans un gouvernement qui continue de se dire autocratique. Les réactionnaires de droite ont des idées bien différentes et, comme ils sont de beaucoup le groupe le plus nombreux de l’Assemblée, ils chercheront à les imposer. Que feront alors les octobristes ? Ils sont, comme leur nom l’indique, partisans de la constitution que l’Empereur a spontanément donnée à son peuple au mois d’octobre 1905, et sinon exclusivement de celle-là, au moins d’une constitution quelconque. Comment resteront-ils d’accord avec la droite, ou du moins avec la partie de la droite qui est aveuglément réactionnaire ? Et s’ils rompent un jour avec elle, où chercheront-ils ailleurs des alliés ? Sera-ce auprès des cadets, ou des nationalistes polonais et autres ? Il est impossible de prévoir comment évoluera une assemblée qui ne se connaît pas encore elle-même. Aujourd’hui, les octobristes et les cadets sont animés les uns contre les autres des sentimens les plus hostiles : leur rapprochement est sans doute désirable, puisqu’il rendrait possible la constitution d’un centre dans l’assemblée, mais il faudrait de très grands changemens pour l’amener.

Quelle que soit sa composition, nous souhaitons à la nouvelle Douma une vie plus longue et surtout plus utile que ne l’a été celle de ses devancières ; mais nous ne savons pas si ce vœu est partagé par sa majorité de droite. Il y a là des hommes qui seraient désolés de voir réussir une assemblée, même si ce succès était leur œuvre. Ce qu’ils veulent, c’est le l’établissement pur et simple de l’autocratie impériale. Avec eux, le gouvernement sera difficile. Notre seul espoir est dans le caractère aujourd’hui connu de M. Stolypine, qui s’est donné pour tâche d’avoir une assemblée viable : nous entendons par là une assemblée avec laquelle il puisse vivre, c’est-à-dire à laquelle il fera accepter les plus importans de ses projets. Le premier de tous est la réforme agraire. Le malheur est que le gouvernement rêve d’une assemblée qui serait une espèce de Conseil d’État, bien laborieux, bien sage, qui se contenterait de perfectionner ses projets dans le sens où il les aurait lui-même conçus, préparés et présentés. L’expérience de tous les pays prouve que les assemblées élues ont d’autres prétentions. Elles se sentent une force qui ne vient pas du gouvernement et qu’elles cherchent à lui imposer. Et cependant, pour peu que la nouvelle Douma comprenne la leçon des événemens, elle se rendra compte que sa force, quelle qu’en soit l’origine, peut être brisée par un acte du ministère, que la loi électorale peut être remaniée de manière à produire un effet déterminé, que sa situation enfin n’est pas moins instable et fragile que celle des Doumas antérieures. Les assemblées politiques, en Russie, feront bien, longtemps encore, de limiter leurs exigences. Leur première préoccupation doit être de durer, d’habituer le pays à elles, de rendre des services modestes peut-être, mais continus. Au bout de dix ans de ce régime, un gouvernement ne pourrait plus les dissoudre aussi aisément que l’ont fait MM. Goremykine et Stolypine : mais, pour le moment, le pays ne sait plus ce qu’il peut attendre d’une assemblée : après en avoir attendu trop, son abstention électorale montre qu’il n’en attend rien. Si l’assemblée lui prouve qu’il a tort, et qu’elle est capable de quelque chose, en dépit de toutes les triturations qui ont précédé et préparé sa naissance, peut-être y aura-t-il quelque chose de changé en Russie.

Nous voudrions ne rien dire du procès qui vient d’avoir lieu en Allemagne, d’autant plus qu’il n’est pas terminé et que le comte de Moltke a fait appel du jugement qui a acquitté son diffamateur. Celui-ci, à quelque point de vue qu’on se place, ne saurait trouver de sympathie que chez ceux qui mettent la satisfaction de leurs sentimens personnels au-dessus de l’honneur et de la considération de leur pays. Non pas que l’honneur et que la considération de l’Allemagne dépendent du scandale que M. Harden a déchaîné ; quand même les faits qu’il a énoncés seraient prouvés, — et ils ne le sont encore que très imparfaitement, — il y a des malheureux partout, et il serait injuste de rejeter sur tous la honte de quelques-uns ; mais enfin, cette boue étalée à la face du monde ne laisse pas de faire des éclaboussures salissantes, et tout autre que M. Harden aurait sans doute compris qu’il aurait mieux valu ne pas la remuer.

Si encore M. Harden s’était proposé de venger la morale outragée ! Mais il a déclaré lui-même que telle n’était pas sa préoccupation, et qu’il avait voulu exercer seulement une influence politique, en détruisant une autre influence qui s’exerçait à l’encontre de la sienne ou de celle de ses amis. L’Empereur, a-t-il dit, était entouré d’une camarilla dont l’action lui portait ombrage. Il s’est demandé de quoi il pourrait accuser les hommes qui en faisaient partie, et on sait quelle accusation il a choisie. A-t-il dit du moins que M. de Moltke, — pour ne parler que de lui, — avait commis des actes criminels ? Non, il a dit que M. de Moltke était enclin, peut-être inconsciemment, à les commettre, que la nature l’y avait prédisposé, mais qu’il ne l’accusait nullement d’avoir succombé à ses penchans anormaux. C’est une forme nouvelle de procès de tendance. En France, nous aimons plus de loyauté : un diffamateur qui userait de pareilles insinuations, sans oser apporter une affirmation et une preuve directes, recueillerait sans doute autre chose que des applaudissemens. Il paraît qu’en Allemagne on est moins difficile. Certes, nos mœurs politiques sont devenues bien brutales, et nous regrettons chaque jour de les voir se dégrader davantage ; mais il n’est venu jusqu’ici, chez nous, à l’idée de personne d’attaquer un adversaire politique dans la partie la plus secrète de sa vie privée et d’aller chercher contre lui dans des détours infâmes des armes dont la main qui les touche reste souillée. Pour tout dire, l’espèce de faveur dont M. Harden a été entouré dénote l’existence, en Allemagne, d’un autre mal encore que celui dont il a fait tant de bruit. On s’est attaché à ses révélations pour elles-mêmes, et non pas pour les conséquences politiques qu’il prétendait en tirer. Mais enfin, puisqu’il poursuivait un but politique, il faut bien que nous nous demandions quel il était. Les hommes qu’il a poursuivis de sa haine féroce, dont il a provoqué sans pitié la disgrâce et qu’il a réussi à faire flétrir par un tribunal, exerçaient sur l’Empereur une influence modératrice, dans le sens de la conciliation avec les intérêts français, et par cela même favorable au maintien de la paix. Voilà leur crime aux yeux de M. Harden ; il n’a pas hésité à le dire, et c’est pour les empêcher d’y persévérer qu’il les a accusés d’autre chose et les a déshonorés. Nous ne rechercherons pas s’il a obéi à la seule impulsion de ce qu’il appelle sa conscience, ou s’il n’a pas été l’instrument d’autres vengeances que les siennes. Il appartient, lui aussi, à une camarilla dont l’influence avait diminué et qui voulait à tout prix la ressaisir et l’augmenter, camarilla qui poussait à la provocation de la Fiance, quelles qu’en pussent être d’ailleurs les conséquences. Ces deux camarillas luttaient dans l’ombre et prétendaient l’emporter l’une sur l’autre auprès du maître. M. Harden est sorti de cette ombre ; il a changé en apparence l’objet de la dispute et l’a porté en pleine lumière sur un terrain de son choix. Il a réussi, et si la fin justifie les moyens, même les plus ignobles, il peut s’enorgueillir de son succès. Nous ne parlerons pas d’accusations du même genre lancées contre le chancelier de l’Empire : le vraisemblable a des limites, et M. Brandt les a un peu trop grossièrement dépassées. Mais M. Brandt a d’ailleurs tout l’air de n’être qu’un maniaque. M. Harden, au contraire, se flatte d’être un grand politique, et il le prouve en ne reculant devant rien.

On accuse volontiers, en Allemagne, l’opinion française de manquer de retenue morale, et de se plaire au scandale, même lorsqu’il se produit en France, à plus forte raison lorsqu’il éclate au dehors. Le cas actuel montre combien cette accusation est peu fondée. L’opinion chez nous n’a pris aucun plaisir aux révélations de M. Harden. Elle en a été plutôt offensée dans l’instinct qu’elle a de certaines convenances qui doivent toujours être ménagées, sa pudeur en a été révoltée, et le vrai sentiment qu’elle en a éprouvé est celui d’un dégoût dont le diffamateur a eu sa très large part.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.