Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1907

La bibliothèque libre.

Chronique n° 1813
31 octobre 1907


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Les Chambres sont rentrées en session le 22 octobre et n’ont pas fait jusqu’ici grande besogne. Ce n’est qu’au début du mois prochain qu’on pourra commencer, au Palais-Bourbon, la discussion du budget et il faut souhaiter qu’une fois entamée, elle se poursuive sans discontinuer jusqu’au 31 décembre. Le gouvernement a exprimé, lui aussi, le désir qu’il en fût ainsi, et à une voix qui s’est élevée pour demander quand viendrait l’impôt sur le revenu, M. Clemenceau a répondu que ce pourrait bien être en janvier. Nous attendons sans impatience. La Chambre disposait donc de quelques jours : elle a décidé, pour déblayer le terrain, de les consacrer aux interpellations.

L’une d’elles avait pour objet notre situation militaire dont l’opinion commence à se préoccuper. L’article publié ici même, il y a quinze jours, par le général Langlois a causé une émotion profonde. En même temps a paru un livre d’un député, M. Charles Humbert, ancien capitaine, qui contenait un certain nombre de révélations alarmantes. On nous permettra de ne pas faire d’autre rapprochement, et surtout de n’établir aucune comparaison entre le général Langlois et le capitaine Humbert : le second ne saurait avoir l’autorité du premier. Mais ces deux manifestations, se produisant à la fois, ont fait naître dans le pays une inquiétude que le gouvernement et la Chambre avaient à cœur de dissiper au plus vite. Leur fonction n’est-elle pas de rassurer ? C’est ainsi du moins qu’ils la comprennent, fidèles en cela aux traditions d’autres régimes dont l’optimisme de commande n’a malheureusement pas été toujours justifié par les événemens. Le gouvernement est satisfait d’être le gouvernement ; la majorité est satisfaite d’être la majorité : il faut donc que tout soit pour le mieux. M. le ministre de la Guerre, reproduisant un cliché devenu bien banal, a exprimé le regret que les « conseilleurs, » comme il les a appelés, aient trop oublié, en énonçant leurs critiques, « qu’ils ne sont pas seuls au monde et qu’on peut les entendre ailleurs. » Nous ne relèverions pas cette pauvreté dans la bouche d’un autre ; mais M. le général Picquart a un peu trop oublié, vraiment, qu’il n’a pas toujours eu le même scrupule. Il n’a pas hésité à étaler autrefois au grand jour quelques-unes de nos misères, avec une imprudence qui a eu de meilleurs effets pour sa propre fortune que pour la considération de notre armée à l’étranger. Qu’il se rassure : la belle étude du général Langlois et le livre même du capitaine Humbert n’ont rien appris qu’à nous-mêmes, et il s’est d’ailleurs si bien appliqué à effacer l’impression produite par leur lecture qu’on se demande s’il restera quelque chose de ce solennel avertissement. Il est difficile de prendre au sérieux l’ordre du jour de confiance voté par la Chambre, lorsqu’on songe qu’il était rédigé avant même que la discussion fût ouverte. Dès la veille tous les journaux en avaient publié le texte : on savait d’avance que rien n’y serait changé.

Le capitaine Humbert, dans son livre, avait énoncé un certain nombre de faits relatifs à l’état défectueux de nos places de guerre, à l’inefficacité de notre matériel militaire, prouvée, disait-il, par les opérations qui viennent d’avoir lieu au Maroc, enfin à tout un ensemble de malfaçons, de négligences et d’insuffisances appartenant à l’ordre matériel. La réponse de M. le ministre de la Guerre a consisté à dire, d’abord qu’il y avait beaucoup d’erreurs ou d’exagérations dans les allégations de M. Humbert, ensuite que, si ces allégations contenaient une part de vérité, on avait fait beaucoup depuis quelque temps contre un mal, qui aujourd’hui n’existait plus. C’était avouer qu’il avait existé. Sur ce point, tout le monde a été d’accord : pas une voix ne s’est élevée pour contester un fait que nous avons le droit de considérer comme acquis. Avons-nous besoin de rappeler à quel moment précis l’évidence en est apparue avec un éclat terrifiant ? C’est lorsque le général André a quitté le ministère de la Guerre et que la crise du Maroc, aggravée par l’attitude de l’Allemagne, a commencé à inquiéter sérieusement le pays. On s’est aperçu alors que nous n’étions pas prêts. Il a fallu faire et on a fait un effort vigoureux pour réparer le temps perdu et reconstituer les forces désorganisées ; et le chiffre bientôt connu des dépenses qui ont été accumulées à la hâte, dans l’espace de quelques mois ou de quelques semaines, montre combien étaient grandes les insuffisances auxquelles on a pourvu. Nous rendons justice aux hommes qui ont accompli cette rude besogne avec beaucoup de sang-froid et d’activité ; mais que serait-il arrivé si la guerre avait éclaté avant qu’ils l’eussent terminée ? De ces alertes si vives ressort une leçon dont il faut toujours se souvenir. Lorsque M. le ministre de la Guerre ou le rapporteur de son budget viennent nous dire que les choses ne sont plus ce qu’elles étaient alors, et que M. Humbert a le tort de mettre au présent ce qui est déjà au passé, nous voulons les croire malgré le parti pris qui apparaît dans leurs discours. Nous avons noté la préoccupation du général Picquart de ne rien dire que l’étranger ne pût entendre. Quant au rapporteur du budget de la Guerre, M. Messimy, ce n’est pas l’étranger qu’il craint de renseigner sur notre situation militaire, mais l’opposition. Des orateurs qui avouent de pareilles préoccupations nous sont invinciblement suspects ; mais ils plaisent à la Chambre, ils ont une majorité ; c’est le but qu’ils poursuivent, et ils l’atteignent.

Les critiques du général Langlois sont autrement graves que celles de M. Humbert. Nous ne les reproduirons pas, puisque nos lecteurs les connaissent : il suffira d’en rappeler le caractère. M. Humbert a indiqué des défauts, des lacunes, des insuffisances dans notre armement, toutes choses qu’il est possible de corriger assez vite. Mais le général Langlois a jeté un regard beaucoup plus pénétrant sur notre situation militaire, où il a constaté un désordre plus difficile à guérir, parce qu’il provient d’une loi probablement mal faite et certainement mal appliquée, et aussi d’habitudes qui ont fait entrer la politique dans l’armée, avec son cortège d’intrigues, d’influences et de faveurs délétères. La loi de 1905 n’a pas tenu ce qu’on s’en était promis : elle a amené un affaiblissement notable dans notre effectif, les réengagemens ayant été beaucoup moins nombreux qu’on ne l’avait espéré, et nous nous trouvons, par ce fait, dans un état d’infériorité qui ne semble pas devoir s’atténuer. M. le général Picquart se réjouit, avec raison, de ne pas manquer de sous-officiers ; peut-être a-t-il moins raison lorsqu’il affirme que ces sous-officiers sont très supérieurs à ceux de l’Allemagne, qui sont tous des rengagés ; mais, à défaut de la qualité, la quantité y est, nous dit-il, et à notre tour nous en sommes très heureux. Mais en est-il de même des soldats ? De ce côté, l’insuffisance est notoire, nous n’avons pas la quantité prévue : avons-nous du moins la qualité ? Le général Langlois a rendu pleine justice aux qualités du soldat français ; il a plus de souplesse que le soldat allemand, plus d’initiative et, pour tout dire, d’intelligence ; il est plus dégourdi et sait mieux se tirer d’affaire ; il est moins mécanique et montre plus de spontanéité naturelle ; mais son éducation militaire est bien courte, et ce défaut n’est pas compensé par la présence au corps du nombre de rengagés qui devaient y former un fond solide et résistant. Ce n’est pas là un mal accidentel, c’est un mal permanent. On s’est plaint du renvoi anticipé des classes de 1903 et de 1904, et, certes, on a bien fait de s’en plaindre ; nous nous en consolerions toutefois si l’inconvénient qui s’est produit cette année ne devait pas se renouveler tous les ans. Il y aura un moment, tous les ans, où nous aurons sous les drapeaux une classe qui n’aura fait qu’une année de service et une autre qui n’aura pas encore fait de service du tout. On nous dit qu’il en est de même en Allemagne : en Allemagne, on peut mieux choisir les hommes puisqu’on en a trop tandis que, n’en ayant pas assez, nous sommes obligés de tout prendre, et enfin on y trouve des rengagés tant qu’on en veut, tandis que nous n’en avons presque pas. L’instruction militaire de la seconde classe se fait peu à peu, et, au bout de six mois, nous avons une armée plus consistante ; mais six mois plus tard le même phénomène inquiétant se renouvelle. Dans l’article du général Langlois, une phrase de trois lignes nous a particulièrement ému et est restée dans notre esprit comme une obsession ; c’est celle-ci : « La loi du 21 mars 1905 nous met tous les ans, depuis le mois d’octobre jusqu’au mois de mars, dans une situation telle que tout danger disparaît pour les Allemands, en raison de l’extrême pauvreté de nos effectifs. » Pauvreté matérielle et pauvreté morale. Qu’a répondu à cela M. le ministre de la Guerre ? Pas un mot.

Il n’a pas répondu davantage à la partie de son étude où le général Langlois a comparé l’état des forces militaires d’un côté et de l’autre de la frontière, et a constaté notre infériorité en quantité, en mobilité et en rapidité. Dans une discussion qui a eu lieu au Sénat avant les vacances et où le général Langlois avait déjà présenté quelques-unes des observations qu’il a développées depuis et encore précisées dans son article, tout le monde avait été frappé de ce qu’avait eu de faible, de vague et d’évasif la réponse de M. le ministre de la Guerre : on n’a pas pu avoir la même impression à la Chambre, le ministre n’ayant, pour ainsi dire, rien répondu du tout. Mais la Chambre était décidée à se contenter de ce néant. Le général Langlois avait écrit avec tristesse : « L’armée se désorganise. » Il fallait avoir le courage de dire cette vérité au pays : malheur à lui s’il ne l’entend pas ! Cette fois, M. le ministre de la Guerre a compris la nécessité de répondre. « L’armée ne se désorganise pas, a-t-il dit, elle évolue » Il est à craindre que le mot ne devienne historique. L’armée évolue, mais vers quoi ? Le corps humain, lui aussi, évolue sans cesse, d’abord vers la maturité, puis vers le déclin et la mort. L’armée change aussi, elle se modifie. M. le ministre de la Guerre en témoigne tout comme le général Langlois ; mais où la conduira cette évolution ? Toute la question est là. Elle se désorganise, dit le général Langlois : non, dit M. le ministre de la Guerre, elle évolue. La discipline y est entamée, nous en avons eu des exemples frappans : elle se désorganise, dit le général Langlois ; elle évolue, dit le général Picquart. La faveur y joue un rôle exorbitant et jamais les influences politiques et parlementaires n’y avaient été à ce point prépondérantes : elle se désorganise, dit le général Langlois ; on connaît l’euphémisme du général Picquart. A quoi bon pousser plus loin ce douloureux parallélisme, où les mêmes faits sont si diversement qualifiés ? Nous souhaitons de tout notre cœur que M. le ministre de la Guerre soit celui des deux qui voie le plus juste, mais assurément nous ne le croyons pas, et ce n’est pas l’ordre du jour de la Chambre qui modifiera notre sentiment. Rarement sujet aussi grave a été traité aussi superficiellement que l’autre jour à la Chambre. Le problème reste le même. Il n’y a rien de changé en France, il n’y a qu’un ordre du jour de plus : quoi de plus vain en présence de la question redoutable qui reste suspendue sur nos têtes ?


Le gouvernement a eu la majorité : il l’aura aussi sans doute pour le projet de loi qu’il a déposé en vue de régler autrement que ne l’avait fait la loi de séparation ce qu’on appelle la dévolution des biens ecclésiastiques. Il s’agit des biens qui, sous le régime du Concordat, étaient administrés par les fabriques et qui, dans le régime nouveau, devaient faire retour aux associations cultuelles. Il ne s’est pas formé d’associations cultuelles, que faire des biens ?

La loi de séparation les avait, dans ce cas, attribués aux communes ; mais, comme on avait cru à l’origine que le cas ne se présenterait pour ainsi dire jamais, on ne s’était pas occupé des mille difficultés dont la dévolution aux communes devait être inévitablement hérissée. Quand l’éventualité qu’on avait jugée invraisemblable a été pourtant sur le point de se réaliser, M. le ministre des Cultes a fait son possible pour détourner des communes ce qu’il appelait pittoresquement des « nids de vipères. » Il n’y a pas réussi ; l’Eglise est restée intraitable ; la dévolution aux communes est devenue inévitable. Alors M. le ministre des Cultes s’est appliqué à enlever peu à peu toutes les vipères du nid où elles dormaient en attendant le moment de se réveiller en sifflant, et il s’est mis, dans cette intention, à faire des lois les unes sur les autres. Celle dont il s’agit actuellement a pour objet d’assurer la dévolution aux communes dans les meilleures conditions pour celles-ci. Il n’y a qu’un malheur, c’est que sa loi prive les tiers, qui sont dans l’espèce les héritiers des donateurs, des garanties que le droit commun leur assurait, soit pour la reprise des biens, soit pour l’exécution des conditions sous lesquelles ils avaient été donnés ou légués aux fabriques.

Déjà la loi de séparation avait décidé que les héritiers en ligne directe des donateurs pourraient seuls intenter une action en reprise des biens. Il y avait là une première et regrettable atteinte au droit commun ; pourquoi les héritiers en ligne directe avaient-ils le droit de revendiquer les biens en cause, à l’exclusion des collatéraux ? La seule raison est qu’on avait voulu ôter une vipère du nid avant de le remettre aux communes. Il restait pourtant un droit aux collatéraux ou aux légataires universels, celui de poursuivre la révocation d’une donation dont les causes ne seraient pas exécutées : la loi de 1905 n’avait pas, en ce qui les concerne, poussé la spoliation jusqu’au bout. Quant à la question de savoir si les communes attributaires des biens les recevraient avec toutes les charges qui y étaient afférentes, c’est-à-dire avec l’obligation de remplir toutes les conditions mises à la donation ou au legs primitif, elle semblait bien ne soulever aucun doute. « Nous sommes d’honnêtes gens, » avait dit M. le ministre des Cultes : la Chambre et le Sénat s’étaient contentés de cette assurance. Interrogé d’une manière plus expresse et plus pressante sur ce qui arriverait dans certains cas déterminés, M. Briand avait répondu que les tribunaux en décideraient : nous avons un Code civil, les tribunaux rappliqueraient. Si tout n’était pas pour le mieux dans ces déclarations du ministre, tout du moins était clair. Une action en reprise des biens ne pouvait être exercée que par les héritiers directs ; une action en révocation pour non-exécution des charges pouvait être exercée aussi par les collatéraux ou par les légataires universels ; et, dans tous les cas, les tribunaux créeraient une jurisprudence conformément aux principes généraux du droit.

La loi nouvelle a pour but principal de priver les collatéraux du droit qui, au moins dans un cas, leur avait été reconnu jusqu’ici. Si elle est votée, le nid attribué aux communes sera sans doute vidé d’un certain nombre de vipères ; mais le droit commun sera violé une fois de plus, et dans des conditions particulièrement révoltantes. On se demandera ce qu’il faudra désormais entendre par le mot de M. Briand, que nous avons rappelé : « Nous sommes d’honnêtes gens. » Lorsqu’il a été prononcé, le mot voulait dire, incontestablement, qu’il serait peu honnête d’attribuer un bien à une commune en la dispensant de l’exécution des charges qui en sont inséparables. Mais qu’est-ce qu’une obligation s’il n’y a personne pour la faire respecter ? La loi de séparation avait été très large : elle avait décidé que ce droit appartiendrait à tous les héritiers du donateur, directs ou indirects. La loi nouvelle est infiniment plus restrictive : elle l’enlève aux collatéraux et aux légataires universels. De quoi s’agit-il le plus souvent ? Il s’agit de messes à dire avec une intention et une application spéciales : c’est le désir ou plutôt la volonté que ces messes fussent dites qui a déterminé le don. M. Maurice Barrès l’a rappelé à la Chambre avec éloquence. MM. de Castelnau et Grousseau avaient traité le côté juridique de la question ; il en a montré le côté humain ; il a parlé au nom de ceux qui se taisent éternellement, au nom des morts et du respect qui est dû à leurs dernières volontés. D’après la loi proposée, s’il y a encore des héritiers directs du donateur, la commune sera tenue de faire dire les messes ; mais, s’il n’y a plus que des collatéraux, la commune pourra en prendre à son aise. Elle fera dire les messes si elle veut, elle ne les fera pas dire si elle préfère, et, avec l’esprit qui souffle, il est probable qu’elle en viendra très vite à ce dernier parti. Nous parlons des messes, mais il peut y avoir d’autres cas où l’exécution des conditions mises à un legs est difficile ou impossible. Qu’advient-il alors ? Dans le droit commun, tous les héritiers peuvent exercer une action en révocation ; dans le droit exceptionnel qu’on prépare, quelques-uns ne le pourront plus, et ce sera le plus grand nombre.

On voit par cet exemple la marche, le progrès de notre législation dans un sens déterminé, qui est toujours le même. Et que dire de la disposition qui, donnant à la loi un effet rétroactif, relire aux ayans droit le bénéfice des procès qu’ils ont gagnés, annule toutes les procédures en cours et met tous les frais à la charge des demandeurs ? C’est une monstruosité juridique ! Les journaux libéraux, à quelque opinion politique qu’ils appartiennent, ont attaqué le projet de loi ; les journaux radicaux et socialistes l’ont défendu avec plus de vivacité encore, avec violence même, en le déclarant d’ailleurs insuffisant. Quant au gouvernement, au moment où nous écrivons, il n’a encore rien dit ; mais on peut prévoir par quelques interruptions de M. le ministre des Cultes qu’il rejettera sur les catholiques la responsabilité de la spoliation dont ils vont être victimes. Que n’ont-ils pas formé d’associations cultuelles ? Que n’ont-ils pas profité de toutes les facilités qu’il leur donnait ? Sans doute. On connaît notre opinion à ce sujet : elle ne s’est pas modifiée, loin de là ! Mais, quoi qu’on puisse penser de l’attitude prise par le Pape et par les fidèles, est-il permis d’en abuser comme on ne craint pas de le faire, et de dépouiller d’un droit ancien et certain, non seulement l’Eglise, mais les héritiers de ses donateurs ? C’est pourtant là ce que le gouvernement propose.

Il a été plus loin : M. le garde des Sceaux a écrit une circulaire pour inviter les tribunaux à surseoir aux jugemens de tous les procès pendans devant eux, jusqu’au vote qu’il escomptait de la loi pendante devant la Chambre. Ce n’est pas la première fois qu’on a vu se manifester cette étrange prétention de frapper en quelque sorte de sommeil les lois existantes dès qu’un projet a été déposé pour les modifier : jamais, toutefois, le fait ne s’était produit dans des conditions aussi scandaleuses. Il a fallu M. Guyot-Dessaigne, garde des Sceaux vraiment introuvable, pour écrire une circulaire à laquelle son nom mérite d’ailleurs si bien de rester attaché. Beaucoup de tribunaux, nous leur rendons cette justice, n’en ont tenu aucun compte ; mais tous n’ont pas eu la même indépendance. Ce n’est pas seulement l’armée qui se désorganise ; la démoralisation est générale, et du haut en bas de l’organisme administratif et politique on relève les mêmes symptômes d’une « évolution » où malheureusement tout s’abaisse, à commencer par les caractères.


Parmi les interpellations déjà déposées, il en est une ou même plusieurs qui se rapportent aux affaires du Maroc. Des bruits de journaux avaient d’abord fait croire que ce seraient les premières discutées. Le gouvernement devait le demander lui-même ; mais il n’en a rien été, et, sous prétexte d’attendre un Livre jaune qui sera distribué prochainement, les interpellations marocaines ont été renvoyées au 8 novembre. Nous serions pourtant bien aises de connaître le plus tôt possible la politique marocaine du gouvernement, s’il en a une ; et, s’il n’en a pas encore, il serait urgent, en vérité, qu’il comblât le plus tôt possible une lacune aussi regrettable. Pour le moment, et à en juger par les seules apparences, tout est confusion dans notre attitude au Maroc.

Ce qui vient de se passer au sujet du lieutenant-colonel du Frétay est fâcheux en soi, mais singulièrement révélateur comme symptôme. Un négociant français, M. Kuntzer, ayant disparu à Casablanca, on a cru, et malheureusement on ne se trompait pas, qu’il avait dû être surpris et tué dans une excursion hors de la ville. Cela prouve, soit dit en passant, à quel point la sécurité est mal assurée à deux pas de notre camp ; mais il n’y a pas lieu d’en être surpris, et notre infortuné compatriote avait commis une grande imprudence ; il l’a payée de sa vie. Le général Drude a ordonné une reconnaissance dans un rayon étroitement limité, qui a été dépassé par le colonel du Frétay ; mais il y avait, au profit de cet officier, des circonstances singulièrement atténuantes. Le cadavre de M. Kuntzer, odieusement mutilé, a été trouvé à deux kilomètres de la ville, où il paraissait avoir été rapporté : le meurtre avait été commis plus loin. Le colonel du Frétay s’est mis à la poursuite des meurtriers : c’est dans cette poursuite qu’il a dépassé la limite qui lui avait été fixée. A un certain moment, les crêtes environnantes se sont garnies de Marocains et notre petite troupe a été attaquée dans des conditions dangereuses pour elle. Elle a fait face à l’ennemi avec beaucoup de courage : on ne sait cependant ce qui serait arrivé, si le général Drude, averti, n’était venu la dégager. Nous avons perdu là un capitaine et un soldat, et nous avons eu une demi-douzaine de blessés. Le colonel du Frétay a été frappé de trente jours d’arrêt pour ne s’être pas conformé strictement aux instructions qu’il avait reçues. Lorsque cette sévérité y a été connue, la nouvelle n’en a pas produit à Paris une impression bien bonne : elle a été généralement blâmée. Quant à nous, nous y avons vu surtout une preuve nouvelle de la volonté très ferme où était le gouvernement de ne pas se laisser engager à l’intérieur du Maroc sous prétexte, tantôt de poursuivre des assassins, tantôt de protéger une tribu qui s’est soumise, et toujours de faire de l’ordre. Mais presque aussitôt nous avons appris que le gouvernement avait d’autorité relevé le colonel du Frétay de la punition qui lui avait été infligée, et alors nous avons commencé à éprouver de l’embarras pour comprendre. Peut-être le général Drude était-il allé un peu loin en frappant le colonel du Frétay comme il l’avait fait ; mais il n’était pas sans inconvénient de le désavouer publiquement, et nous nous sommes demandé ce que cela voulait dire. Les mauvaises langues, — il y en a toujours, — ont prétendu que la punition et la levée de la punition étaient également parties de Paris ; mais sans doute elles ont tort.

Il ne faut pas attacher à l’incident plus d’importance qu’il n’en a ; cependant il en a une qu’il ne faut pas non plus méconnaître, et il est de nature à jeter quelque incertitude sur la fermeté de nos intentions. Cette incertitude, à vrai dire, a quelque peu augmenté ces derniers jours, c’est-à-dire depuis que le sultan Abd-el-Aziz est venu à Rabat et a témoigné le désir d’y voir notre ministre, M. Regnault. M. Regnault a évidemment demandé à Paris ce qu’il devait faire ; on lui a répondu d’aller à Rabat. La réponse ne pouvait être différente. Malgré tous les torts qu’il a eus envers nous, nous ne connaissons pas d’autre sultan qu’Abd-el-Aziz, et, dans l’ignorance où nous étions de ses dispositions actuelles, comment aurions-nous hésité à nous mettre en rapports avec lui, puisque l’occasion s’en présentait ? M. Regnault est donc allé à Rabat où il a été fort bien reçu. Le Sultan et les hommes de son Maghzen qui l’accompagnaient ont multiplié leurs protestations de sympathie et de confiance ; ils avaient autrefois méconnu la France, mais ils étaient bien revenus de leur erreur ; ils comptaient désormais sur elle ; ils ne voulaient rien faire sans elle ; ils voulaient tout faire avec elle. Et, pour le prouver, ils nous ont tout de suite demandé de l’argent, car ils en avaient le besoin le plus urgent : sans argent, sans nous, qu’allaient-ils devenir ?

On a trouvé, paraît-il, le moyen de leur faire avancer un certain nombre de millions par une banque française. Nous ignorons comment on s’y est pris, l’Acte d’Algésiras n’autorisant le Maghzen qu’à faire des emprunts publics en dehors de la Banque d’État, et il ne s’agit évidemment pas ici d’un emprunt public. Mais passons. Cette réserve faite, nous ne critiquons pas l’acte accompli : il faut seulement prévoir qu’après ces premiers millions, on nous en demandera d’autres, toujours d’autres, et que, sans doute, nous ne pourrons pas en fournir par le même moyen autant qu’on nous en demandera. Mais enfin, voilà qui est net, nous avons confiance dans la bonne foi du Sultan et nous lui facilitons le moyen de se tirer d’affaire ; soit, à la condition que, cela fait, nous le laissions s’en tirer à lui tout soûl. Nous lui avons donné du solide : était-il bien utile d’y ajouter du superflu ? M. Regnault lui a passé autour du cou le grand cordon de la Légion d’honneur qu’il n’avait peut-être pas encore très sérieusement mérité, et, poussant encore plus loin la vivacité de ses coquetteries, il lui a passé au doigt une bague avec un brillant. Trop est trop, comme dit un vieux proverbe. Abd-el-Aziz a pu croire que nous avions grandement besoin de lui pour le traiter ainsi après tout ce qu’il a fait, et, s’il en a conclu qu’il nous entraînerait très loin à sa suite, nous ne saurions dire qu’il ait manqué à la logique. Mais peut-être ne sait-il pas que nous y manquons quelquefois, et éprouverait-il de fâcheuses surprises s’il comptait sur nous à l’excès, comme il a d’ailleurs compté sur d’autres. Il n’en est pas moins vrai qu’assistant de loin aux entretiens de Casablanca, dont nous n’apercevions que les gestes, nous nous sommes demandé nous-mêmes ce que nous attendions du Sultan et ce que nous projetions de faire pour lui. Il ne peut pas grand’chose pour nous, et il le pourra dans l’avenir moins encore, enchaîné qu’il est, comme nous le sommes d’ailleurs aussi, par l’Acte d’Algésiras. Nous souhaitons très sincèrement que sa situation se consolide et qu’il vienne à bout de tant de difficultés qu’il a amoncelées devant lui. Mais si nous n’hésitons pas à le reconnaître et à lui témoigner notre bon vouloir, notre empressement ne saurait aller jusqu’à nous engager avec lui. Nous disions déjà, il y a quinze jours, que ce que nous avions fait en sa faveur, — et nous avons fait depuis davantage, — risquait d’avoir pour inconvénient de pousser Moulaï-Halid à bout et de le jeter dans les aventures. Il serait peut-être téméraire de rattacher à toute cette mise en scène de Rabat l’effervescence nouvelle qui s’est produite autour de Casablanca. Cependant toutes les dépêches disent que les Marocains contre lesquels nos soldats sont venus se heurter sont l’avant-garde de la mehalla de Moulaï-Halid. Le fait, s’il est exact, n’a rien qui puisse nous inquiéter : nous aimerions mieux, toutefois, que Moulaï-Hafid se battît contre son frère que contre nous.

Tachons donc de savoir exactement ce que nous voulons faire au Maroc, et tenons-nous-y, après nous en être fait une idée aussi claire que possible. Nous assistons depuis quelques jours à une campagne de presse, qui a pour objet de pousser notre gouvernement en avant, plus loin sans nul doute qu’il n’a eu jusqu’ici l’intention d’aller, et nous regretterions qu’il cédât à de pareilles suggestions. On parle aussi de l’Acte d’Algésiras comme d’un papier désormais sans valeur et dont le moment est venu de changer le texte, comme si cela dépendait de nous seuls et comme si nous étions sûrs, ou même si nous avions la moindre raison de croire que les autres s’y prêteraient. Nous n’oublions pas que l’Acte d’Algésiras n’a été fait que pour cinq ans de sorte qu’il y aura bientôt lieu de se demander, en effet, s’il convient de le maintenir tel quel ou de l’amender ; mais tel qu’il est, il pourvoit parfaitement aux besoins de l’heure présente, et, s’il est interprété avec une certaine largeur d’esprit, il suffit à ce que nous avons à faire actuellement au Maroc. Ce que nous avons à y faire, nous l’avons dit bien souvent. Il faut repousser très loin toute pensée de nous introduire dans les affaires intérieures du Maroc sous prétexte d’y rétablir l’ordre. Si une œuvre pareille ne dépasse pas nos moyens, elle les absorberait pour longtemps, et nous ne serions nullement sûrs de trouver, au terme de notre effort, la juste récompense de ce qu’il nous aurait coûté. Bornons-nous à assurer la tranquillité de notre frontière algérienne et à organiser la sécurité des ports, sans nous dissimuler que le premier point est d’une exécution plus facile que le second : on s’en rendra compte en comparant ce qui s’est passé à Oudjda et à Casablanca. Nous avons une très vieille expérience des difficultés qui s’élèvent sur notre frontière ; nos officiers sont habitués à les régler, tandis que dans les ports tout peut être pour nous sujet à surprise. A ceux qui diraient le contraire, nous demanderions si, lorsque nous sommes allés à Casablanca, nous savions ce qui nous y attendait. L’ordre matériel n’est pas troublé en ce moment dans les ports, ce qui nous permet de patienter : mais quelle y sera la situation demain, et qu’arrivera-t-il par exemple si, Abd-el-Aziz étant à Rabat, son frère s’emparait de Mazagan ou de Mogador ? Les dernières nouvelles du Maroc deviennent de plus en plus obscures ; elles rendent le rôle de prophète de plus en plus difficile ; elles nous conseillent de plus en plus la circonspection et la réserve. Il est regrettable assurément que nous n’ayons pas organisé plus tôt la police des ports : nous réparerons cette omission dès que l’occasion sera propice, et, cela fait, nous n’aurons plus qu’à attendre les événemens, sans nous désintéresser de ce qui pourra se passer dans l’intérieur du pays, mais sans nous en mêler.

Est-ce bien la politique du gouvernement ? Nous l’avons cru à l’origine, et nous le croyons encore, en dépit des oscillations désordonnées que cette politique semble subir depuis quelques semaines ; mais une discussion parlementaire nous fixerait peut-être à ce sujet, et c’est pourquoi nous l’attendons avec quelque impatience. La Chambre tiendra sans doute à être renseignée sur ce qui s’est passé à Rabat, et sur les engagemens que nous avons pris, ou plutôt, nous l’espérons bien, que nous n’avons pas pris avec le Sultan. Le cercle dans lequel nous pouvons l’aider est extrêmement restreint : dès lors pourquoi nous jeter, en quelque sorte, à son cou, et nous exposer, soit à lui donner des illusions, soit à entrer nous-mêmes dans la voie des surprises ? Celles du passé nous suffisent : nous n’avons aucune impatience d’en rencontrer de nouvelles.


Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.

---