Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1908

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Chronique n° 1838
14 novembre 1908


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Ces derniers jours n’ont pas été pour nous sans quelques appréhensions ; mais tout est bien qui finit bien, et tout a bien fini. L’incident de Casablanca, déjà vieux de plusieurs semaines, a été l’objet d’une controverse laborieuse entre Paris et Berlin : un moment même, le désaccord a paru si grand qu’on a pu se demander si la controverse ne dégénérerait pas en conflit. Nous ne l’avons pas cru. Il aurait fallu une étrange maladresse ou un parti pris secret vraiment criminel, pour faire sortir d’aussi redoutables conséquences d’un fait initial sans portée. La France et l’Allemagne, le gouvernement français et le gouvernement allemand veulent sincèrement la paix. L’esprit de conciliation devait donc prévaloir et a prévalu chez eux.

On se rappelle de quoi il s’agissait. Six soldats de notre légion étrangère s’étaient mis, pour déserter, sous la protection du consulat allemand et, au moment où ils allaient s’embarquer dans le port de Casablanca, avaient été arrêtés par les autorités militaires françaises. Il s’en était suivi entre nos soldats et les sous-agens du consulat allemand une rixe assurément très regrettable, mais dont la responsabilité ne nous incombait point. Des déserteurs sont toujours des déserteurs, entre quelques mains qu’ils se trouvent, et ils doivent être traités comme tels. A nos yeux, une considération domine toutes les autres : les soldats de la légion étrangère ont les nationalités les plus diverses, mais ils sont des soldats français ; ils le sont devenus librement en vertu du contrat qu’ils ont signé et dont ils doivent subir toutes les obligations. Cela est vrai partout, mais l’est avec une évidence encore plus grande, s’il est possible, dans une armée en campagne. Pourquoi donc les agens du consulat allemand à Casablanca ont-ils opposé à nos soldats une résistance qui a fait naître entre eux une sorte de corps à corps ? C’est qu’ils avaient quelque chose à cacher, et on n’a pas tardé à savoir ce que c’était. Nous avons interrogé les six déserteurs après les avoir arrêtés, et quelle n’a pas été notre surprise de constater aussitôt qu’il y avait parmi eux un Autrichien, un Suisse et un Polonais ! Du coup, le cas, du consulat allemand, qui n’était déjà pas bon, devenait franchement mauvais. Et ce n’est pas tout : de mauvais qu’il était, le cas est même devenu un peu ridicule lorsqu’on s’est aperçu que, sur les trois déserteurs restans, il y avait un Français. C’est un Strasbourgeois récemment naturalisé : nous n’avons pas à nous enorgueillir de cette recrue, et l’Allemagne n’a pas à en regretter la perte. Quoi qu’il en soit, sur les six déserteurs de Casablanca, il n’y avait que deux Allemands. Le consulat le savait-il ? En avait-il un sentiment plus ou moins vague ? Craignait-il qu’au déballage on ne s’aperçût de sa prodigieuse légèreté ? Cela expliquerait l’effort qu’ont fait ses agens, dans la rade de Casablanca, pour soustraire, même par la force, les six déserteurs à la reprise légitime que nous exercions sur eux. Voilà tout l’incident. Le gouvernement allemand n’avait pas lieu de s’en vanter. Aussi ne l’a-t-il pas fait et, dès que les faits ont commencé à s’éclaircir, il n’a pas hésité à reconnaître que son consul avait excédé ses pouvoirs. Mais n’importe, a-t-il ajouté ; le consul a été empêché dans l’exercice de ses fonctions ; le mot même d’honneur national, — mot toujours bien dangereux ! — a été prononcé, et le gouvernement impérial a émis la prétention que, de ce chef, une satisfaction lui était due.

Pendant quelque temps l’affaire a traîné ; les journaux n’en parlaient plus, laissant à la diplomatie le soin d’en débrouiller l’écheveau. Un jour, le gouvernement impérial, très heureusement inspiré, nous a proposé de soumettre l’affaire à la Cour arbitrale de La Haye. S’il est des cas, en effet, qui relèvent logiquement de cette Cour, l’incident de Casablanca en est un, car il ne met en cause, ni un intérêt vital, ni l’honneur bien compris d’aucune des parties. Le gouvernement de la République en a jugé ainsi. Il n’a pas attendu vingt-quatre heures pour adhérer à la suggestion allemande ; il a fait savoir à Berlin qu’il acceptait l’arbitrage de La Haye, après quoi il a naturellement considéré l’incident comme vidé. Il n’en était rien. Le gouvernement impérial, s’obstinant sur la distinction que nous avons indiquée plus haut, voulait bien attribuer à la Cour de La Haye la connaissance et la solution des questions de droit que l’incident soulevait ; mais, disait-il, il y a aussi une question de fait ; les privilèges du consul allemand ont été méconnus ; les autorités françaises doivent avant tout en exprimer des regrets ; nous infligerons ensuite à notre consul le blâme qu’il a d’ailleurs si bien mérité. — Eh quoi ! demandions-nous, vous reprochez la conduite qu’ils ont tenue à nos officiers et à nos soldats ? — Non pas précisément, répliquait le gouvernement impérial ; mais enfin notre consul était lui aussi dans son droit, quoiqu’il en fût sorti, et par conséquent il convient que la France exprime des regrets au sujet des violences dont il a été l’objet. — Posée dans ces termes, la question était insoluble ; tout le monde l’a senti et, du jour au lendemain, il y a eu en Europe une impression de malaise ; on s’est demandé ce que voulait l’Allemagne, et les bruits les plus pessimistes ont commencé à courir. Pourtant, le calme des esprits dans les deux pays, le sang-froid qui continuait d’y régner, le ton de la presse qui demeurait courtois et conciliant faisaient espérer un arrangement final. Il y avait une autre raison de le croire. Les gouvernemens, dans les conflits qui s’élèvent entre eux, ne sauraient aujourd’hui se passer de l’opinion, et celle des peuples se forme sur des idées simples. Le peuple allemand, qui aime la paix [et qui en a besoin, aurait admis difficilement que son gouvernement l’exposât aux horreurs de la guerre à propos de deux déserteurs, c’est-à-dire de deux misérables aussi indignes de son intérêt que du nôtre ! Nous savons bien qu’une guerre déterminée par des raisons profondes parait l’être, quelquefois, par un simple prétexte ; mais encore faut-il que le prétexte soit présentable, et nous laissons à l’opinion universelle le soin de juger si l’arrestation de deux déserteurs de nationalité allemande aurait eu ce caractère.

Le gouvernement de la République a eu, au contraire, avec lui l’opinion de la France entière, de tous les pouvoirs publics, de tous les partis, de tous les journaux, lorsqu’on a su qu’il se refusait à exprimer les regrets qu’on exigeait de lui. Il s’y est refusé, d’abord, parce qu’il estimait que ses soldats avaient fait leur devoir à Casablanca ; ensuite, parce que, après avoir accepté que l’affaire fût portée devant la Cour de La Haye, il entendait qu’elle le fût tout entière, sans distinction artificielle entre la question de droit et la question de fait. L’une et l’autre sont si étroitement liées, qu’on n’aurait pu les séparer sans rendre inutile, au moins en ce qui nous concerne, le recours à l’arbitrage. Après quelques jours de conversation, le gouvernement impérial nous a proposé un échange. simultané de regrets : les nôtres auraient porté sur la violation des privilèges du consul allemand, les siens, sur l’abus que ce consul avait fait de ses pouvoirs. Mais comment aurions-nous pu accepter que nos soldats et les agens consulaires allemands à Casablanca fussent mis sur le même pied, puisque nous approuvons nos soldats, et que le gouvernement impérial blâme ses agens ? Notre situation aurait été singulièrement compromise devant la Cour de La Haye. Le gouvernement impérial annonce l’intention de lui soumettre des questions de droit très complexes et de lui en demander son avis. Soit : nous nous associerons à lui pour soumettre à la Cour de La Haye ces questions dont l’intérêt ne nous échappe pas. Mais c’est là pour nous, en ce moment, un intérêt subsidiaire. Avant tout, nous soutenons que nos soldats ont rempli leur devoir dans la limite de leurs droits. Si nous nous trompons, la Cour arbitrale le dira, et nous nous inclinerons respectueusement devant sa sentence. S’il y a lieu alors d’exprimer des regrets, nous le ferons. Mais le faire avant la sentence aurait été affaiblir notre thèse, la discréditer, la déserter. On l’a senti à Berlin, et au bout de quelques jours, on a commencé à s’y montrer moins intransigeant. Nous avions proposé une formule transactionnelle dans laquelle les deux gouvernemens, d’accord pour regretter l’incident qui avait mis leurs agens aux prises, décidaient de le soumettre à la Cour de La Haye : cette formule a été finalement acceptée. Les quelques modifications qu’on y a faites portent sur la forme et laissent le fond intact. On a tenu à Berlin à ce que les agens impliqués dans l’affaire fussent qualifiés de « subalternes. » Soit : ils le sont en effet. On a tenu aussi à ce qu’il fût spécifié que, après l’arbitrage, des regrets seraient exprimés par celui à qui les torts auraient été imputés. Soit encore, et cela va sans dire. Le gouvernement allemand a été amené à prendre cette nouvelle attitude par la communication que nous lui avons faite du rapport de notre commissaire de police spécial, M. Dordé. M. Dordé, après enquête, avait établi comment les faits s’étaient passés. Entre lui et les agens allemands la divergence était telle que les deux gouvernemens désespéraient de démêler la vérité : ils devaient laisser ce soin à un tiers plus impartial. Nous irons donc à La Haye les uns et les autres, et, quelle que soit la sentence arbitrale, nous nous y soumettrons. C’est ce que nous avions proposé : c’est ce qui a été adopté.

Rien n’a d’ailleurs été plus loin de nous que le désir de terminer l’incident d’une manière qui n’aurait pas été également honorable pour les deux pays. Si nous ne pouvions faire aucun sacrifice de notre dignité, nous n’aurions eu garde de demander à l’Allemagne de faire le moindre sacrifice de la sienne : et cela, pour deux motifs, dont le premier est que l’Allemagne se serait refusée résolument à nos prétentions, et le second est que si, dans la distraction ou la défaillance d’un moment, elle nous avait fait une concession qu’elle aurait regrettée par la suite, il en serait résulté des conséquences dangereuses pour les rapports ultérieurs des deux pays. Les victoires de ce genre sont mauvaises et perfides. Pour être tout à fait franc, nous avouerons que, dans le passé, l’Allemagne a remporté sur nous quelques-uns de ces avantages qui laissent de l’amertume dans les esprits et dans les cœurs : c’est même depuis lors qu’il y a de l’inquiétude en Europe. Si nos concessions ont eu alors pour but d’empêcher ces inquiétudes de naître, le but a été évidemment manqué. Aussi avons-nous fait nos réflexions et nous sommes-nous ressaisis. Les mêmes choses, ou des choses analogues, ne produisent plus tout à fait sur nous les mêmes effets. On s’habitue à tout. La répétition de certains procédés en diminue à la longue la force adive, celle qui vient de l’imprévu, avec l’étonnement et le trouble qu’il cause. Les mêmes perspectives, quelque sérieuses qu’elles puissent être, cessent de faire la même impression lorsqu’on les voit tous les jours. On se familiarise avec les dangers qui se présentent comme inévitables et, au bout de quelque temps, on ne se préoccupe plus que d’y faire face lorsqu’ils viendront à se réaliser. Cet état d’esprit est nouveau chez nous. Nous ne rechercherons pas d’où il nous est venu : peut-être serions-nous amenés à éprouver quelque gratitude envers ceux à qui nous en devons le bienfait. Les pacifistes à outrance, qui haussaient les épaules quand nous leur parlions de certaines éventualités dont ils ne voulaient plus se préoccuper, ont changé de langage, ou du moins se sont tus pendant la crise actuelle. Nous avons eu, pour la première fois depuis assez longtemps, le spectacle réconfortant d’une nation dont tous les enfans se sont trouvés unis dans un même sentiment : et ce sentiment n’a pas été qu’il fallût céder quand même à une prétention inadmissible. Insister davantage serait un défaut de mesure et de tact.


Que dire de la bruyante interview de l’empereur d’Allemagne, que le Daily Telegraph a publiée à Londres le 27 octobre dernier ? Nous arrivons un peu tard pour en parler, après que les journaux du monde entier en ont été remplis pendant quinze jours : les journaux du monde entier, sans une seule exception, ont d’ailleurs blâmé les paroles de l’empereur Guillaume. Les plus sévères de tous ont été les journaux allemands. Leur sévérité a été telle qu’elle nous a paru quelquefois excessive : car enfin il est arrivé souvent à l’empereur Guillaume de tenir un langage tout aussi risqué que celui de sa dernière interview, sans que personne alors s’en soit offusqué. Pourquoi la réprobation a-t-elle été, cette fois, si véhémente ? Sans doute un mécontentement, silencieux mais intense, s’était amassé peu à peu dans la profondeur des âmes allemandes et y a fait subitement explosion. Il est vrai que ce qui en Allemagne, et même ailleurs, a fait apparaître le mal comme plus inquiétant encore qu’on ne l’avait cru au premier moment, est l’explication qui en a été donnée. On s’était habitué peu à peu aux manières oratoires de l’Empereur et on n’en éprouvait plus qu’une surprise atténuée ; mais on se faisait du gouvernement impérial une image très différente de celle qui est apparue tout d’un coup à la lueur de l’incident, et, cette fois, la surprise a été d’autant plus vive qu’on y était moins préparé.

L’interview de l’Empereur s’adressait à l’opinion anglaise qui lui est peu favorable, et qu’il essayait de reconquérir en l’éclairant sur ses véritables sentimens et sur quelques-uns de ses actes. Ses sentimens, qui ont toujours été anglophiles, ont été étrangement méconnus. L’Empereur s’en afflige ; il s’en indigne aussi comme d’une criante injustice ; il rappelle avec quelque emphase toutes les marques de sympathie qu’il a données à l’Angleterre, — celles qui étaient déjà connues sont généralement des discours, — et il a d’autant plus de mérite à éprouver ces sentimens que ce ne sont pas ceux de la nation allemande. Ici nous lui laissons la parole : « Ma tâche, dit-il, n’est pas des plus aisées, les sentimens qui prévalent dans une grande partie de la classe inférieure et de la classe moyenne de mon peuple n’étant pas amicaux pour l’Angleterre. C’est une minorité seulement qui, dans mon propre pays, écoute mes paroles, une minorité composée sans doute des meilleurs élémens, de même qu’en Angleterre c’est une minorité qui est bien disposée envers l’Allemagne. » Ce passage de l’interview est un de ceux qui ont produit en Allemagne l’impression la plus fâcheuse. Il définit peut-être avec exactitude les sentimens réciproques de la majorité de l’Angleterre et de la majorité de l’Allemagne ; mais si ces sentimens sont faits d’hostilité latente, fallait-il le dire ? Une aussi grave allégation tombant des lèvres impériales n’était-elle pas imprudente ? Ne devait-elle pas aggraver la tension qui existe entre les deux pays au lieu d’amener une détente ? Ne fournissait-elle pas des argumens à ceux qui refusent de restreindre les dépenses navales et qui demandent sans cesse de nouvelles augmentations d’arméniens ? Il faut bien reconnaître que, dans ce passage du discours, la parole impériale n’atteint pas le but qu’elle se propose : elle est plus propre à entretenir les inquiétudes britanniques qu’à les dissiper. — Lorsque je tends une main au peuple anglais, a dit l’Empereur avec amertume, on insinue que mon autre main tient un poignard. — Cette insinuation est injuste en ce qui concerne l’Empereur lui-même. La main qu’il tend est loyale ; mais il y en a d’autres autour de lui, et ce sont les plus nombreuses, qui, de son propre aveu, ne se conforment pas à son geste et sont prêtes à en faire de très différens.

Venons-en aux actes qui, plus encore que les discours, témoignent de la sympathie de Guillaume II pour l’Angleterre. Nous sommes un peu plus embarrassés pour nous expliquer sur cette partie de l’interview, parce que la Russie et la France y sont intimement mêlées, et que l’intention de l’Empereur n’est plus seulement de se rapprocher de l’Angleterre, mais encore, et surtout, de l’éloigner de nous. Les souvenirs qu’il rappelle sont anciens, ils se rapportent à la guerre des Boers. Ici encore l’Empereur reconnaît que « l’opinion individuelle » en Allemagne était « hostile » à l’Angleterre ; mais il affirme que « l’opinion officielle » ne l’était pas. On est un peu étonné tout d’abord de ce qu’il y a d’absolu dans cette affirmation. Si l’Empereur a une grande puissance de mémoire, il a de même, lorsqu’il le veut, une grande puissance d’oubli. C’est ainsi qu’il n’a gardé aucun souvenir du bruyant télégramme qu’au début des complications sud-africaines il a personnellement adressé à M. Krüger. Sans doute, lorsque la guerre a été terminée et que l’infortuné président est venu en Europe pour essayer d’émouvoir sa pitié, l’Empereur lui a interdit le territoire allemand ; mais cette cruauté, inutile alors, n’a peut-être pas complètement effacé aux yeux de l’Angleterre le télégramme qui, quelques mois auparavant, avait résonné sur le monde avec l’éclat du clairon. L’Empereur en a sans doute le vague sentiment : aussi donne-t-il d’autres preuves encore de sa sympathie pour l’Angleterre. Quelles sont-elles ? La reine Victoria, sa grand’mère, lui ayant écrit, au mois de décembre 1899, une lettre où apparaissait toute l’anxiété de son âme devant « les désastres qui suivaient les désastres en succession rapide, » l’Empereur s’émut, et il fit dresser par son état-major un plan de campagne destiné à apporter à l’état-major britannique les lumières dont il avait besoin pour se tirer d’affaire. « Je le dépêchai en Angleterre, dit-il, et ce document figure dans les papiers d’État de Windsor, attendant le verdict impartial de l’histoire. Coïncidence curieuse, le plan établi par moi suivait à peu près les mêmes lignes que celui dont lord Roberts assura l’exécution. » Nous craignons que les Anglais ne soient pas très touchés, et qu’ils ne soient encore moins flattés de la confidence que Guillaume II veut bien leur faire. L’orgueil militaire a des susceptibilités d’ailleurs fort légitimes. Oui sait si l’Angleterre n’étonnera pas l’Empereur par son ingratitude ? Au surplus, cela ne nous regarde pas : mais il n’en est pas de même de ce qui suit.

« Lorsque la guerre battait son plein, dit l’Empereur, le gouvernement allemand fut invité par les gouvernemens de France et de Russie à intervenir auprès de l’Angleterre pour la sommer de mettre (in aux hostilités. Le moment était venu, d’après ces gouvernemens, non seulement de sauver les républiques boers, mais encore d’humilier l’Angleterre, de la coucher dans la poussière. Quelle fut ma réponse ? Je répondis que, loin de participer à une action européenne destinée à précipiter la chute de l’Angleterre, l’Allemagne se tiendrait toujours à l’écart des entreprises qui pourraient la brouiller avec une aussi grande puissance maritime. La postérité connaîtra un jour les termes exacts du télégramme, maintenant conservé aux archives du château de Windsor, dans lequel je portais à la connaissance du souverain de l’Angleterre la réponse que j’avais faite aux puissances qui méditaient la ruine britannique. » Que de choses la postérité n’aura-t-elle pas à découvrir dans les archives du château de Windsor ! L’empereur Guillaume paraît les avoir singulièrement enrichies ! Heureusement, ce ne sont pas les seules sources où l’histoire aura à puiser. On remarquera, soit dit en passant, le ton mélodramatique dont se sert l’Empereur pour raconter cet incident diplomatique. Sommer l’Angleterre de mettre fin aux hostilités, l’humilier, la coucher dans la poussière, ce sont là des expressions bien fortes ! Correspondent-elles vraiment aux sentimens qu’ont eus à son égard, à un moment quelconque, la France et la Russie ? Nous ne le croyons pas de la part de la Russie et, en ce qui concerne la France, nous sommes sûrs du contraire.

On sait à peu près aujourd’hui comment les choses se sont passées. Pourquoi n’en parlerions-nous pas à notre tour ? Il n’est pas douteux que l’opinion, en France, était sympathique aux Boers. Elle ne s’exprimait pas avec autant de violence que l’opinion allemande, mais elle ne se taisait pas non plus, et l’écho a pu quelquefois en être désagréable à l’Angleterre. Il n’y avait là cependant aucune hostilité contre elle. Nous étions seulement émus dans notre générosité naturelle par le spectacle d’héroïsme que donnait un petit peuple destiné à succomber en fin de compte sous des forces supérieures. Mais notre gouvernement ne songeait, ni à prendre parti contre l’Angleterre, ni à lui susciter des embarras nouveaux : il n’a même pas profité des circonstances, comme il l’aurait pu sans doute, pour résoudre à son profit quelques questions pendantes, ou du moins pour en avancer la solution. Mais comment aurait-il pu ne pas entendre les suggestions sans cesse renouvelées, les invites très insistantes et parfois très bruyantes qui lui venaient, sinon du gouvernement allemand, au moins de l’empereur Guillaume ? L’Empereur est un homme toujours sincère, mais mobile, qui obéit à des impulsions successives, mais contraires. Les explications qu’il vient de donner à l’Angleterre nous font croire que nous nous sommes trompés sur ses intentions pendant la guerre des Boers ; mais, si nous l’avons fait, nous n’avons pas été alors sans excuses ; toutes les apparences nous encourageaient dans notre erreur. On a reproché plus tard à M. Delcassé de n’avoir pas suffisamment causé avec le gouvernement allemand, et c’est un reproche que nous lui avons adressé nous-même : les révélations que vient de faire l’Empereur diminuent un peu sa responsabilité dans la réserve excessive qu’il a observée par la suite. À un moment en effet, au cours de la guerre sud-africaine, il n’a pas cru pouvoir refuser à la Russie de s’associer à une démarche qu’elle se proposait de faire auprès du gouvernement impérial, non pas pour humilier l’Angleterre qui venait enfin de remporter des victoires, mais pour mettre fin à une effusion de sang désormais inutile aux vainqueurs et aux vaincus. Il y avait là pour le gouvernement français une occasion de se rendre compte des véritables dispositions de l’empereur Guillaume et, si on nous permet le mot, de les tirer au clair. Qu’y avait-il derrière les paroles impériales, si vives, si impétueuses, si engageantes ? Il était, en somme, intéressant de le savoir : la démarche que la Russie proposait de faire et qu’elle a faite seule, quoiqu’elle ait été autorisée à y mêler notre nom, devait servir à cet objet. On connaît la réponse qu’elle a reçue. Le gouvernement allemand n’a nullement refusé de prendre part à une démarche pacifique auprès de l’Angleterre, mais il y a mis une condition, à savoir que les trois puissances qui la feraient se garantiraient mutuellement leur statu quo territorial. Devant cette exigence, la Russie s’est arrêtée toute seule, sans que nous ayons eu à intervenir, et les choses en sont restées là. Voilà ce que nous savions : ce que nous ne savions pas, c’est que l’empereur Guillaume s’était empressé de donner au « souverain de l’Angleterre, » comme il dit, connaissance de la démarche russe, en modifiant un peu la réponse qu’il y avait faite. C’était son droit, peut-être. Cependant cette manière de procéder n’est pas de nature à augmenter la confiance des autres gouvernemens lorsqu’ils ont à faire des communications confidentielles au gouvernement impérial. Tel a été l’incident auquel l’empereur Guillaume a fait allusion. Il espérait sans doute, en le racontant à sa façon, amener un refroidissement entre l’Angleterre, la France et la Russie. Mais les Anglais savent faire la distinction des temps. Leurs journaux ont dit que l’entente cordiale n’existant pas pendant la guerre sud-africaine, la France et la Russie avaient été libres de suivre la politique qu’elles avaient voulue. Ces anecdotes rétrospectives leur ont paru aujourd’hui sans intérêt.

L’interview de Guillaume II a produit en Allemagne une émotion extrême, que la presse a exprimée avec une liberté et même avec une véhémence auxquelles elle ne nous avait pas habitués, surtout quand la personne de l’Empereur est en cause. Le gouvernement a cru qu’il devait donner des explications ; il l’a fait, et ces explications, loin de rassurer les esprits et de les calmer, ont fait naître des inquiétudes encore plus vives. On reprochait surtout à l’Empereur de n’avoir pas observé les règles constitutionnelles, de n’avoir pas pris l’avis de ses conseillers officiels, de ne s’être pas couvert de leur responsabilité, avant de livrer à la publicité des paroles aussi compromettantes. Quel n’a pas été l’étonnement général lorsqu’on a appris qu’il n’en était rien et que l’interview impériale, avant d’être communiquée à la presse anglaise, avait été envoyée au chancelier et soumise à son jugement. Eh quoi ! un homme d’un esprit aussi fin, aussi avisé, aussi exercé que M. de Bülow avait-il pu lire un pareil morceau sans en apercevoir les inconvéniens ? Était-ce croyable ? Non, évidemment. Aussi faisait-on savoir au bon peuple allemand que M. de Bülow n’avait pas lu l’interview et l’avait renvoyée à l’examen du ministère des Affaires étrangères. Nous répéterons : Était-ce croyable ? M. de Bülow ne sait-il pas que l’Empereur se laisse quelquefois entraîner par sa parole, et qu’il a besoin d’avoir auprès de lui un Aristarque respectueux, mais ferme ? Étrange négligence ! La seule excuse qu’on en ait donnée est que le manuscrit était mal écrit et difficile à déchiffrer. Le voilà donc au ministère des Affaires étrangères ; mais le ministre, M. de Schœn, était en congé. Le papier est tombé entre les mains de qui ? On ne le dit pas : sans doute d’un subalterne qui a été saisi de respect devant la prose impériale et qui, en somme, était fondé à croire qu’un article de journal qui, venu de si haut, avait pu arriver jusqu’à lui sans que personne l’arrêtât en route, n’était pas de nature à ébranler le monde. On voit pourtant ce qui en est advenu. M. de Bülow, voulant prendre généreusement toute la responsabilité sur lui, a donné sa démission que l’Empereur n’a pas acceptée. M. de Schœn, subitement tombé malade, a donné la sienne, et on ne sait pas encore si elle est acceptée, ou si elle le sera définitivement. Cela dépendra sans doute des séances qui ont lieu en ce moment même au Reichstag. En attendant, M. de Schœn est remplacé. Mais, ni la fausse sortie M. de Bülow, ni la demi-disgrâce de M. de Schœn, ne sauraient couvrir le désordre que l’on découvre avec stupéfaction dans le gouvernement impérial.

On se demande où y est le contrôle, où y est la responsabilité. On les cherche partout, on ne les trouve nulle part. On se tourne vers le Reichstag. Que fera le Reichstag ? Pendant que nous écrivons, il délibère, sans que nous puissions dire quel sera le résultat de ses délibérations. Bien qu’elle ait un parlement, l’Allemagne n’a pas un gouvernement parlementaire. Elle ne l’a pas, mais elle aspire à l’avoir, et tous les partis à la fois, depuis les socialistes les plus hardis jusqu’aux agrariens les plus loyalistes, demandent des garanties contre le pouvoir personnel de l’Empereur. Ils les demandent avec une énergie qui ne ménage plus rien. Jusqu’ici M. de Bülow a répondu peu de chose. Il s’est efforcé d’atténuer la portée des révélations impériales ; il a promis surtout que l’Empereur ne recommencerait plus, et que, s’il en était autrement, il ne manquerait pas de donner lui-même une démission cette fois irrévocable. Mais le Reichstag se contentera-t-il de ces promesses ? Le problème qu’il parait s’être donné à résoudre est de refréner l’Empereur et de conserver le chancelier. On n’en veut pas à ce dernier : sa chute aurait, dit-on, des conséquences trop graves pour qu’on la précipite. M. de Bülow restera sans doute à la chancellerie impériale, et M. de Schœn reviendra peut-être au ministère des Affaires étrangères. Mais quelque chose sera atteint profondément dans l’âme allemande, et nous craignons bien que ce ne soit le respect presque religieux que le gouvernement impérial inspirait.


Nous ne pouvons, faute de place, qu’annoncer le résultat de la grande bataille électorale qui vient d’avoir lieu aux États-Unis, pour la présidence de la République. Le mardi 3 novembre, les électeurs présidentiels ont été élus, et, comme ils ont un mandat impératif, leur élection détermine celle du président. La lutte est finie ; M. Taft est l’heureux vainqueur ; il a même obtenu sur son concurrent, M. Bryan, une majorité plus forte qu’on ne l’a espéré à certains momens de la campagne. Le parti républicain restera donc au pouvoir. Nous pouvons le dire sans indiscrétion, aujourd’hui que tout est terminé, les vœux du vieux monde étaient pour M. Taft ; non pas qu’on y fût hostile à son concurrent, M. Bryan ; mais M. Taft était plus connu ; il avait derrière lui une vie politique déjà longue ; il avait fait preuve d’habileté, de prudence et de tact dans toutes les fonctions et les missions qu’il avait remplies ; il inspirait plus de sécurité. Au surplus, cette fois, les programmes en présence se ressemblaient au point de se confondre. Les deux partis avaient eu beau s’ingénier pour les distinguer l’un de l’autre, ils n’y avaient réussi que du plus au moins ; le fond des idées était le même ; on n’était séparé que par des nuances. M. Bryan se plaignait même que M. Taft lui eût pris son programme, et il se contentait d’affirmer qu’il était personnellement beaucoup plus capable de l’appliquer. La majorité en a jugé autrement. M. Roosevelt aura pour successeur son élève et son ami, qui a promis de le continuer. Il le fera, mais avec des qualités différentes. M. Taft héritera de la politique de M. Roosevelt, mais non de son tempérament. En toutes choses, il y a la manière. Celle de M. Roosevelt était très forte ; - on croit généralement que celle de M. Taft sera plus douce. Elles ont leurs qualités l’une et l’autre ; mais qui sait si, après huit ans de la première, il n’est pas bon de pratiquer quelque temps la seconde ?


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.