Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1913

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Chronique n° 1958
14 novembre 1913


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Les Chambres se sont réunies le 4 novembre. Leur session d’automne, consacrée à la discussion et au vote du budget, sera, cette année, plus laborieuse encore que de coutume, car le budget sera plus difficile à établir qu’il ne l’a été depuis plus de quarante ans, c’est-à-dire depuis la guerre. Mais il n’est pas prêt ; la Commission qui doit l’examiner n’est même pas encore nommée ; le travail préparatoire n’est pas commencé. La Chambre a donc devant elle un certain nombre de séances qu’elle peut remplir à son choix par telle discussion ou par telle autre. Lesquelles choisir ? Quelles lois placer en tête de l’ordre du jour ? C’est la première question qui se posait et la manière dont elle a été résolue a été une surprise.

Le gouvernement avait ici son mot à dire ; M. le président du Conseil n’a pas manqué à ce devoir ; il a fait connaître à la Chambre quel était, dans sa pensée, l’ordre des matières qu’il convenait d’adopter. En tête venait la discussion des lois proposées pour la défense de l’école laïque. M. Barthou croyait évidemment que la majorité de la Chambre attendait ces lois de défense avec une impatience qui ne pouvait tolérer aucun retard : en quoi il se trompait, comme l’événement l’a montré, et il y a là un symptôme à retenir. La Chambre a écouté avec attention l’énumération faite par M. le président du Conseil. Quand elle a été finie, plusieurs voix se sont élevées et ont demandé pourquoi la loi électorale n’y avait pas trouvé place. C’est, a dit M. Barthou, parce que, étant donné le désaccord qui existe entre les deux Chambres sur la réforme électorale, six mois sont insuffisans pour aboutir à un résultat. Peut-être avait-il raison : l’avenir le montrera. Quoi qu’il en soit, les partisans de la réforme électorale ont insisté pour qu’elle fût mise en tête de l’ordre du jour, et le vote sur leur proposition a eu lieu au milieu d’une grande agitation. On s’est aperçu tout de suite que la question, qu’on croyait enterrée, ou du moins irrévocablement ajournée, ne l’était peut-être pas. Enfin le résultat a été proclamé : il a été favorable à l’inscription de la réforme entête del’ordredu jour. Ceux qui ont vu autrefois Lazare sortir de son tombeau n’ont peut-être pas été plus étonnés que ne l’a été la Chambre elle-même. À ce premier sentiment ont succédé aussitôt l’espérance chez les uns, l’irritation chez les autres. La discussion a commencé immédiatement, mais elle n’est pas encore assez avancée pour que nous en parlions. La Chambre a confirmé résolument ses votes antérieurs ; elle a condamné le scrutin d’arrondissement et décidé que les élections futures auraient lieu au scrutin de liste avec représentation des minorités ; mais comment cette représentation sera-t-elle assurée ? C’est sur ce point que la Chambre et le Sénat se sont divisés. On cherche un système transactionnel auquel ils pourraient se rallier tous les deux. L’a-t-on trouvé dans l’amendement Lefèvre que le gouvernement a appuyé et qui a été voté ? On ne le saura que lorsqu’il comparaîtra devant le Sénat. Mais il est sur que, si la question n’est pas résolue d’une manière satisfaisante avant le mois d’avril prochain, elle surgira à nouveau sur le terrain électoral et qu’elle y tiendra une grande place.

On pouvait croire que le pays, découragé par les résistances que la réforme avait rencontrées, avait provisoirement cessé de s’y intéresser : beaucoup le disaient avec une assurance qui faisait impression. Le pays se taisait, en effet ; il ne se livrait à aucune manifestation ; mais son silence ne prouve rien ; on ne sait ce que le pays pense qu’au moment des élections. S’il y a des gens, en tout cas, qui ont l’oreille assez fine pour entendre son silence, ce sont les députés, parce que, plus que personne, ils ont intérêt à ne pas se tromper sur ce qui s’y cache : s’ils ont voté comme ils l’ont fait, c’est qu’ils ont cru que c’était le meilleur moyen d’assurer leur réélection et, s’ils l’ont cru, il y a beaucoup de chances pour que ce soit vrai. Le pays tient donc à la réforme électorale ; il y tient parce que le régime actuel s’est déconsidéré auprès de lui par ses excès ; il y tient parce qu’on lui a dit de partout que le mode de scrutin actuel était détestable et que, à l’exception de quelques vieux braves, personne n’en a pris la défense ; il y tient enfin parce que, quoiqu’il n’ait pas encore été atteint dans sa prospérité matérielle, il sent venir les gros impôts. La majorité du Sénat s’était imaginée qu’elle avait, pour une fois encore, endormi ces inquiétudes ou discrédité le seul remède, qu’on avait proposé d’y appliquer. Elle s’est trompée, le gouvernement s’est trompé lui aussi, une grande partie du monde politique s’est trompée avec eux. La réforme est plus populaire, plus désirée, plus fortement voulue qu’ils ne le pensaient. On peut assurer aujourd’hui de deux choses l’une : ou la réforme sera faite avant les élections prochaines, et ce serait incontestablement la solution la meilleure ; ou son échec donnera naissance à une agitation électorale qui ne sera pas sans danger. Les adversaires de la réforme ont affecté de lever les épaules devant un vote qui n’aura, d’après eux, d’autre résultat que de faire perdre du temps à la Chambre et au Sénat : il est possible que la Chambre et le Sénat perdent leur temps, mais le pays écoute, et ce qui est perdu pour le parlement ne le sera pas pour lui.

Nous avons dit un mot de la situation financière ; on ne saurait trop s’en préoccuper. En chiffres ronds, nos dépenses, qui étaient de quatre milliards au début de la législature actuelle, ont augmenté pendant cette législature de plus d’un milliard : elles s’élèvent maintenant à 5 milliards 187 millions. Jamais, en aussi peu de temps, les dépenses d’un pays n’avaient subi un aussi prodigieux accroissement, et ce phénomène prodigieux se produit en pleine paix, sans qu’aucune catastrophe soit venue troubler une prospérité qui n’avait jamais été plus grande. Sans doute, dira-t-on ; mais à côté de la situation intérieure, il y a la situation extérieure, et c’est cette dernière qui nous a obligés à faire des dépenses sans précédens. Cela est-il vrai ? Prenons le budget de 1914, tel que le projet vient d’en être déposé par M. le ministre des Finances : l’écart entre les dépenses et les recettes, le déficit y est de 800 millions ; l’augmentation de dépenses occasionnée par la loi de trois ans n’y figure que pour 170. C’est un gros chiffre sans doute, mais il reste à expliquer les 600 et quelques millions de dépenses dont quelques-uns se rapportent, il est vrai, à la défense nationale, mais ne sont pas la conséquence de la récente loi. D’où viennent-ils ? Ils viennent de la politique de folle prodigalité que nous n’avons pas cessé de suivre depuis l’inauguration du régime radical, c’est-à-dire depuis quinze ans. Le jour devait venir où il faudrait payer ; il est venu ; où trouver les ressources nécessaires ? Les socialistes ont su ce qu’ils faisaient en nous poussant à ces dépenses : ils se réservaient, en présence d’un déficit qui devait troubler les esprits, de proposer et d’imposer la panacée dont ils sont dépositaires et dont l’impôt progressif sur le revenu, sur le capital, sur l’accroissement de l’un et de l’autre, est la partie maîtresse. Les voilà au moment de tenter le grand effort ! Il faut ici rendre au gouvernement la justice qu’il n’est pas entré dans la voie néfaste où les socialistes le poussaient par les épaules. Des 800 millions de déficit, M. Dumont, ministre des Finances, ne propose d’en demander qu’une partie, — 300 millions, — à l’impôt et, au lieu d’imaginer des taxes nouvelles, incertaines, aventureuses, il se contente d’augmenter quelques-unes de celles auxquelles nous sommes habitués, qui ont fait leurs preuves et dont on sait approximativement ce qu’elles peuvent encore donner. Les protestations s’élèvent déjà contre ces augmentations ; il fallait s’y attendre ; le contribuable est surchargé ; s’il se plaint, s’il crie au moment où on aggrave encore le poids qui l’écrase, rien de sa part n’est plus naturel, ni même, si on veut, plus légitime. Mais, nous le répétons, il faut payer. On aurait dû protester contre les dépenses avant qu’elles fussent faites ; il est trop tard à présent, et tout ce que nous pouvons demander au gouvernement est de ne pas compliquer une situation difficile par des inventions insuffisamment étudiées et dont personne ne voudra si on les étudie suffisamment. Les impôts actuels, directs ou indirects, présentent une base plus solide ; c’est à eux que M. Dumont demande les 300 millions dont il a besoin. 100 millions d’excédens se trouvent heureusement disponibles sur un budget antérieur. Le reste, c’est-à-dire environ 400 millions, sera demandé à l’emprunt. Si on ajoute à cette somme un milliard indispensable à notre outillage militaire, c’est un emprunt de 1 400 millions que nous sommes dans l’obligation de faire. Nous voilà loin de la formule triomphante qu’on mettait en avant, il y a quelques années à peine : ni emprunt, ni impôts nouveaux ! Aujourd’hui on emprunte et on augmente les impôts anciens. Si la nécessité n’en était pas si évidente et si urgente, ce n’est pas à la veille des élections que le gouvernement et la Chambre s’inclineraient devant elle, mais nul ne peut contester la nécessité, ni l’obligation qui en résulte. M. le ministre des Finances fait appel au « courage fiscal » de la Chambre et du pays pour faire face à l’une et à l’autre. Malheureusement, le courage fiscal ne suffit pas à tout.

On voit ce que va être la session de la Chambre ; il y en a eu rarement d’aussi lourdement chargée. Avons-nous besoin de dire que la gravité des circonstances n’atténue pas les compétitions de personnes ni les intrigues auxquelles elles donnent lieu ? Les radicaux et les radicaux-socialistes poursuivent le travail d’union et de fusion dont ils ont posé le principe au congrès de Pau ; ils s’appliquent à rédiger le « programme minimum » qu’il faudra signer sous peine de n’être plus républicain aux yeux de ces messieurs. Après cela, et même avant si on trouve un prétexte présentable, on livrera assaut au ministère. Mais M. Barthou est homme à se défendre, comme il l’a déjà prouvé. Le jour de la rentrée, la Chambre n’a pas pu s’empêcher de rire en entendant M. Paul Deschanel lui lire la liste des demandes d’interpellations déposées pendant les vacances : elle était interminable. M. Deschanel a demandé à M. le président du Conseil s’il avait une proposition à faire au sujet de l’ordre dans lequel ces interpellations seraient discutées : après avoir fait remarquer qu’aucune d’elles ne portait sur la politique générale, M. Barthou a déclaré qu’il se souciait infiniment peu des numéros d’ordre qu’on distribuerait aux autres. Il n’y a pas d’interpellation sur la politique générale : le croirait-on ? Après les congrès de Pau et de Grenoble, les radicaux et les socialistes, qui ont si violemment accusé le ministère de pactiser avec la droite et d’aller à la réaction, n’ont-ils donc pas des comptes à demander à M. le président du Conseil ! Ils en ont, certes, seulement l’intrigue n’est pas mûre, la campagne n’a pas été encore assez préparée, l’occasion propice n’a pas été trouvée ; mais nous ne perdrons rien pour attendre, et M. Barthou non plus. On aiguise dans l’ombre le couteau du sacrifice.


La situation extérieure ne s’est nullement éclaircie depuis quinze jours. Nous parlions alors de l’ultimatum adressé par l’Autriche-Hongrie à la Serbie. On pouvait se demander alors si cette démarche, imprévue pour les Puissances de la Triple Entente, était un de ces actes impulsifs dont le Cabinet de Vienne a déjà donné quelques exemples, ou s’il fallait y voir le commencement d’une politique nouvelle que les Puissances de la Triple Alliance inauguraient de parti pris. La question était encore incertaine à ce moment ; elle l’est moins aujourd’hui.

L’étonnement qu’on avait éprouvé à Londres, à Saint-Pétersbourg et à Paris était à peine dissipé lorsqu’une démarche du même genre, quoique atténuée dans la forme, a été faite à Athènes, par les ministres d’Autriche et d’Italie. On a appris en outre qu’ultimatum et démarche avaient été approuvés par l’Allemagne et que la Triple Alliance était plus unie que jamais. Le gouvernement allemand conseillait la modération un peu partout, mais il était pleinement d’accord avec ses deux alliés, et la modération qu’il conseillait, quand il s’agissait de la Serbie et de la Grèce, consistait pour celles-ci à céder aux sommations ou aux avertissemens qui leur étaient adressés. Avant de caractériser la situation nouvelle que semblent devoir faire naître ces proprio motu de l’Autriche et de l’Italie, voyons en quoi a consisté la démarche faite à Athènes.

Comme celle de l’Autriche à Belgrade, elle se rattache à la limitation de l’Albanie : au Nord, cette limitation intéresse particulièrement la Serbie et l’Autriche, au Sud, la Grèce et l’Italie. Si on remonte aux antécédens historiques, il est assez naturel que l’Autriche, qui n’a jâpiais passé pour être favorable au développement des nationalités et qui en a toujours opprimé quelques-unes, n’ait aucun scrupule à refouler la Serbie en deçà de ses frontières naturelles et ethnographiques : il faut bien d’ailleurs que l’Albanie, qui n’est rien, soit faite avec quelque chose. Mais l’Italie est, au contraire, le produit le plus éclatant qu’il y ait en Europe du principe des nationalités et il y a quelque chose de plus imprévu de sa part que de celle de l’Autriche à l’acharnement avec lequel elle veut enlever à la Grèce et lui enlève en effet des territoires incontestablement helléniques. Imprévu, disons-nous : le mot est-il bien juste ? L’Italie est avant tout un pays politique : il s’est servi du principe des nationalités lorsque ce principe lui a été utile ; il en fait fi lorsqu’il y trouve une gêne et une limite à la réalisation de ses vues nouvelles. On serait naïf de s’en étonner. Ce qui rapproche, — pour le moment, — l’Autriche et l’Italie, c’est l’intérêt commun qu’elles croient avoir à empêcher de se développer l’une la Serbie, et l’autre la Grèce. Dès lors, le principe des nationalités ne pèse pas plus qu’un fétu dans la balance des résolutions italiennes. A la manière de l’Autriche à l’égard de la Serbie, elle se prend à craindre que la Grèce ne deienne trop forte dans la partie des Balkans qui confine à l’Adriatique et cette préoccupation détermine sa politique. L’Autriche et elle ont donc fait une démarche à Athènes pour se plaindre des obstacles que les populations grecques de l’Épire opposent à la Commission de délimitation nommée par l’Europe, et, résolues, disent-elles, à donner une sanction à cette démarche, elles ont fait savoir que, partout où l’œuvre de la Commission serait entravée, elles considéreraient que la population était albanaise et que le territoire devait, sans autre forme de procès, appartenir à l’Albanie. Enfin, la Conférence des ambassadeurs à Londres ayant décidé que l’œuvre de la Commission devrait être terminée le 30 novembre et que les territoires actuellement occupés par la Grèce, mais qui seraient finalement dévolus à l’Albanie, devraient être évacués le 31 décembre, les deux Puissances ont déclaré que ces deux dates étaient intangibles et qu’elles n’accepteraient, en aucun cas, une prolongation des délais fixés. La Grèce a répondu que, si la Commission de délimitation avait trouvé des difficultés dans l’accomplissement de son œuvre, c’était sa faute ; elle a relevé en effet certaines manières de procéder de cette Commission qui, si elles n’avaient pas consciemment pour objet, devaient avoir fatalement pour effet de provoquer autour d’elle une irritation qui lui rendrait l’accomplissement de sa tâche plus malaisé et en retarderait la conclusion. Tels sont les faits, nous ne les commentons pas : que, sur quelques points, l’irritation des populations helléniques se soit manifestée contre la Commission, c’est possible ; mais que la Commission, ou du moins quelques-uns de ses membres, aient paru s’appliquer à provoquer et à entretenir cette irritation, c’est certain. Laissons, pour le moment, la Commission et les populations helléniques en présence pour envisager le côté européen du problème.

Jusqu’à présent, toutes les résolutions et tous les actes des six grandes Puissances avaient été préparés, arrêtés, convenus à Londres dans la Conférence des ambassadeurs, qui leur servait à toutes en quelque sorte de régulateur : nous avons eu, à maintes reprises, l’occasion de montrer combien cette action commune avait été utile au maintien de la paix. Il a fallu pour cela se faire des concessions, dirons-nous réciproques ? le mot ne serait pas d’une absolue justesse, car toutes les concessions ont été faites à l’Autriche et à l’Italie, sans que l’Italie et l’Autriche en aient fait à personne. On a cru, dans l’intérêt de la paix, devoir leur montrer une condescendance que l’opinion a quelquefois désapprouvée, mais qui nous a paru justifiée, jusqu’ici, par les intérêts spéciaux des deux Puissances dans les Balkans. Quoi qu’il en soit, l’Autriche et l’Italie n’ont certainement pas eu à se plaindre de l’Europe ; comment donc se fait-il que tout d’un coup, après avoir sans doute prévenu l’Allemagne de leurs intentions, mais sans en avoir dit un mot aux autres Puissances, l’une ait adressé son ultimatum à la Serbie et que, le lendemain, toutes les deux aient fait la même démarche à Athènes ? Qu’il y ait eu là un manque de convenance à l’égard des Puissances de la Triple Entente, on ne saurait le contester. L’Autriche et l’Italie disent, il est vrai, qu’elles se sont bornées à assurer l’exécution des volontés de l’Europe ; mais l’Europe ne les avait pas chargées de ce soin ; elles n’avaient aucun droit de parler en son nom et d’ailleurs ne l’ont pas fait ; enfin ce n’est pas une allégation sérieuse que celle qui consiste à soutenir qu’il était inutile d’avoir un mandat particulier pour imposer à la Serbie et à la Grèce le respect des décisions de Londres. Il faut ici jouer franc jeu et accepter ouvertement la responsabihté de ses actes. Ceux de l’Autriche et de l’Italie signifient évidemment que les deux Puissances, estimant avoir tiré de la collaboration de l’Europe tout ce qu’elles pouvaient en espérer, sont résolues à s’en passer désormais et à agir séparément. Si cela est, qu’on le dise. Nous ne savons pas si les gouvernemens autrichien et italien le disent en effet, mais leurs journaux ne s’en cachent pas. Ils annoncent que la Conférence des ambassadeurs a fini sa tâche et que l’Autriche et l’Italie jugent inopportun de s’y faire représenter à l’avenir. S’il en est ainsi, l’Autriche et l’Italie auront rompu le concert de l’Europe. Dorénavant, la Triple Alliance agira de son côté, et la Triple Entente de l’autre, au mieux de leurs intérêts qui ne sont pas les mêmes. Nous ne savons ce qui en résultera, mais nous serions surpris si la paix générale trouvait dans cette manière de procéder de plus solides garanties que dans la précédente.

Est-il vrai d’ailleurs que la Conférence des ambassadeurs ait résolu toutes les questions que la crise orientale a soulevées ? On peut le dire dans l’intérêt d’une politique nouvelle ; mais qui le croira ? Si l’équilibre des Balkans est consacré par le texte des traités, il est fort loin d’être assuré. La paix n’est pas encore faite entre la Turquie et la Grèce ; il est vrai qu’une dépêche vient tous les quatre ou cinq jours de Constantinople pour assurer que les dernières difficultés sont résolues et que l’accord, final est sur le point de se conclure ; mais il ne se conclut pas, et le danger subsiste. Nous apprenons, au moment même de mettre sous presse, que le traité vient enfin d’être « paraphé » entre les négociateurs, et nous nous en réjouissons, mais on ajoute que le texte en est soumis à la Porte, et nous attendons. L’accord militaire de la Bulgarie et de la Porte ne fait doute pour personne, et le général Savof reste à Constantinople, alors que sa présence serait si utile dans son pays pour y réorganiser l’armée. Que fait-il à Constantinople ? Et que fait le roi Ferdinand à Vienne où il est depuis quelques jours et où il n’est probablement pas allé seulement pour se reposer ? En réalité, rien n’est plus instable que la situation balkanique ; tout peut y arriver d’un moment à l’autre ; jamais la vigilance de l’Europe n’y a été plus indispensable. Mais, à supposer que toutes les questions purement balkaniques aient été réglées pour toujours, il y en a d’autres qui ne le sont pas, et dont l’Europe a pris la charge. La plus délicate de toutes est la question des îles : est-elle résolue ? L’Italie peut affecter de le croire, mais le croit-elle vraiment ? A-t-elle oublié les déclarations formelles de sir Edward Grey à ce sujet ? Si l’Europe se divise en deux camps séparés, et, si chacun agit pour son compte, qui empêchera celui-ci ou celui-là de fixer à son tour des délais et de veiller à ce qu’ils soient respectés ? A quoi bon insister davantage ? La politique de Londres, telle qu’elle s’est manifestée à la Conférence des ambassadeurs, a été faite de ménagemens des uns à l’égard des autres, d’esprit bienveillant et conciliant, en un mot de transactions consenties par tous. Cette politique a porté ses fruits, puisqu’elle a maintenu la paix. La responsabilité d’y avoir porté atteinte retombera sur les Puissances qui auront les premières revendiqué l’indépendance de leur action et qui l’auront mise en pratique à leurs risques et périls ? Peut-être sommes-nous trop pessimiste, et nous le sommes certainement, si l’optimisme que nous voyons professer autour de nous est bien fondé. Le premier ministre de Russie, l’éminent M. Kokovtzof, est en ce moment notre hôte à Paris et, avec une bonne grâce parfaite, il s’est prêté à un certain nombre d’interviews. Les rédacteurs de nos principaux journaux ont recueilli de sa bouche les meilleures assurances pour l’avenir. M. Kokovtzof est convaincu que tout s’arrangera dans les Balkans, que la question d’Albanie est secondaire, qu’on en a résolu bien d’autres plus difficiles : en un mot, le regard qu’il jette sur les Balkans, s’il n’est pas absolument satisfait, est du moins plein de confiance. La parole calme et reposante du ministre russe a été écoutée avec grand plaisir. La Russie, en somme, a beaucoup plus d’intérêts que nous dans les Balkans : si elle estime que ces intérêts sont suffisamment garantis, ce n’est pas à nous qu’il convient d’en douter. En Angleterre, à quelques jours d’intervalle l’un de l’autre, sir Edward Grey et M. Asquith ont prononcé des discours empreints, eux aussi, d’un optimisme un peu vague, un peu imprécis en ce qui concerne les affaires balkaniques, mais enfin des discours rassurés : nous aimerions mieux pouvoir dire rassurans. Nous croyons d’ailleurs nous-même, non pas précisément que tout s’arrange, mais que tout peut s’arranger, mais à une condition, c’est qu’on continue de causer et de s’entendre et qu’on évite avec soin les initiatives séparées, les actes d’impatience, les démonstrations isolées. N’exagérons rien pourtant : les actes accomplis ces derniers jours par l’Autriche et par l’Italie n’ont pas, en eux-mêmes, une gravité assez grande pour rompre définitivement le concert des Puissances. Leur gravité vient de la tendance qu’ils indiquent, mais on peut s’arrêter dans cette tendance. Le fera-t-on ? On le saura bientôt si, comme le bruit en court, la proposition doit être prochainement faite de réunir à nouveau la Conférence des ambassadeurs : on verra alors ce que répondront l’Autriche et l’Italie.


La place nous manque pour parler comme nous l’aurions voulu des récentes élections italiennes et de la crise ministérielle qui s’est produite en Espagne : il faut toutefois en dire un mot.

Avant que les élections italiennes fussent terminées, on n’y attachait pas grande importance. L’épreuve devait être cependant très intéressante, parce que ces élections devaient être faites par application d’une loi électorale nouvelle qui a triplé le nombre des électeurs et a introduit en Italie, ou peu s’en faut, le suffrage universel. Il n’y a qu’une différence d’âge, entre le moment où, d’une part, ceux qui savent lire et écrire, et, d’autre part, les illettrés peuvent voter. Finalement tous le font à partir de trente ans : on suppose que l’expérience de l’âge supplée au défaut d’instruction. En chiffres ronds, les électeurs italiens sont donc passés de 3 à 9 millions. Différence considérable, on le voit ; mais le président du Conseil italien, M. Giolitti, n’en a éprouvé aucune appréhension ; il se sentait maître du terrain électoral, comme du terrain parlementaire. Cela vient, comme tous les journaux en ont fait la remarque, de ce qu’il n’y a pas en ce moment départis en Italie. Les partis se forment, se groupent autour d’un programme politique et il n’y a plus de programme. A l’exception des républicains et des socialistes — et encore non pas de tous ces derniers, — l’opposition a désarmé, elle n’existe plus, personne ne fait la guerre au gouvernement, M. Giolitti est le ministre que tous acceptent. Dans ces conditions, les élections auraient dû être partout très calmes, mais le sang italien est bouillant et, sur plus d’un point, la lutte ayant été d’une violence extrême, il a coulé ; c’étaient là toutefois des querelles de personnes où les divisions politiques n’entraient pour rien ; en fait, les programmes se ressemblaient et les candidats ennemis, quelque acharnés qu’ils fussent les uns contre les autres, étaient également ministériels. Dans ces conditions, la victoire gouvernementale était certainement facile ; elle s’est produite en effet, et cependant nous n’oserions pas dire que le ministère en soit consolidé. M. Giolitti est habile, mais la situation est nouvelle. Si on ne regarde que l’apparence des choses, cette situation est la suivante. Les républicains, qui n’étaient pas très nombreux, le sont aujourd’hui moins encore de moitié. Les socialistes, au contraire, ont gagné des sièges, mais moins qu’on ne le croyait et qu’ils ne l’espéraient. Les catholiques ont vu doubler le petit bataillon quils avaient à la Chambre, et c’est la participation qu’ils ont prise à la bataille électorale qui a donné à cette bataille et à son résultat son caractère original, en partie imprévu.

On sait que jusqu’à ce jour le Pape s’était opposé à ce que les cathohques prissent part aux élections : c’est ce qu’on appelait le non expedit. Mais, cette fois, la règle a fléchi, soit parce que le Pape en a spontanément atténué la rigueur, soit parce que la poussée a été trop forte pour qu’il fût possible d’y résister. La nouvelle règle a été fort sage. Le Pape n’a nullement poussé à la constitution d’un parti catholique à la Chambre : au contraire, il s’y est montré défavorable, préférant l’influence à l’action directe, qui est parfois gênante et même compromettante. Le mot d’ordre donné aux catholiques a été de soutenir le candidat modéré dans les circonscriptions où il était en danger et de s’abstenir dans les autres. Il a été suivi. Les catholiques ont donné leur concours à un grand nombre de candidats, dont quelques-uns n’étaient modérés que par comparaison avec leurs concurrens ; mais ils ne l’ont pas donné gratuitement, ils ont fait signer aux candidats qu’ils adoptaient la promesse de ne pas voter un certain nombre de lois, la loi du divorce, par exemple, ou celle qui supprimerait l’enseignement religieux dans les écoles. Par cette tactique, les catholiques se sont assuré le moyen de jouer le rôle de modérateurs entre les partis, et la physionomie de la législature qui s’ouvre en sera certainement influencée. Les catholiques ont obtenu un autre succès, très retentissant, à Rome même, dont le maire, M. Nathan, libre penseur et franc-maçon pratiquant et intolérant, a été battu avec les siens à une grande majorité. La municipalité de Rome, désavouée par ses électeurs, a dû donner sa démission : c’est là une leçon dont nos sectaires de France devraient faire leur profit. M. Nathan semblait tout-puissant à Rome, et il l’était en effet jusqu’à la veille des élections : le lendemain, il n’était plus rien. Sa défaite n’est pas due seulement aux catholiques ; tous les libéraux étaient excédés du despotisme de M. Nathan ; mais les catholiques bénéficient de ce succès, qui s’ajoute à ceux qu’ils ont obtenus ou qu’ils ont assurés ailleurs.

Ce premier essai du suffrage universel a produit des résultats, dont les uns étaient prévus, mais dont les autres l’étaient moins : les premiers ont été la victoire du gouvernement, les seconds la position nouvelle prise par les catholiques. Les catholiques ont compris que le suffrage universel, dans l’état où sont les esprits en Italie, leur donnait une force qui serait très grande, s’ils avaient l’habileté d’en user sans en abuser. Quant aux partis et au gouvernement lui-même, ils n’ont pas hésité à négocier avec eux. Tout n’est-il pas combinazione en Italie ? Mais quel scandale pour nos radicaux !


En Espagne, dès sa première rencontre avec le Sénat après la rentrée parlementaire, M. le comte de Romanonès a succombé


renrenversé par une majorité de trois voix. Ces trois voix appartiennent-elles au parti conservateur ? Nullement. Les libéraux ont la majorité au Sénat comme à la Chambre, mais ils se sont divisés, et c’est pour cela que la victoire est passée dans le camp opposé. Les conservateurs n’étaient pas prêts à prendre le pouvoir, et les plus sensés d’entre eux désiraient que les libéraux le conservassent jusqu’à la fin de la législature. On savait que ce désir était partagé par le Roi, qui ne s’en cachait pas : loin de là ! il a fait tout ce qui dépendait de lui pour rétablir l’union entre les libéraux, mais il a eu affaire à des hostilités aussi intransigeantes qu’impolitiques, et ses efforts sont restés vains. Il s’est vu forcé alors de se tourner du côté des conservateurs. Là, nouvelle difficulté : les libéraux déclaraient qu’ils n’accepteraient pas comme ministre le chef du parti, M. Maura, et celui-ci, de son côté, déclarait qu’il ne reviendrait au pouvoir qu’avec son dernier ministère dont quelques membres avaient suscité contre eux des passions et des haines implacables. Tout d’un coup, M. Maura a paru abandonner la lutte et est parti pour la campagne. Alors le Roi s’est adressé à M. Dato, le plus libéral des conservateurs, respecté de tous les partis, aimé même des ouvriers parce qu’il s’est particulièrement occupé de questions sociales et qu’il les préfère aux questions politiques. Le ministère a été rapidement formé. M. Maura, qui avait d’abord annoncé l’intention de le désavouer et de le combattre, est revenu à d’autres sentimens après une conversation avec M. Dato. Peut-être la situation de celui-ci n’est-elle pas très forte : en tout cas, elle est très honorable, et la tentative qu’il a courageusement accepté de faire est digne de sympathie. La crise a été dénouée aussi bien qu’elle pouvait l’être.

Nous n’avons pas à nous occuper des affaires intérieures de l’Espagne, mais ses rapports avec nous nous intéressent en ce moment au premier chef. La politique du Cabinet libéral ayant toujours été amicale envers la France, M. Dato a déclaré tout de suite que rien, à ce point de vue, n’y serait changé. Des deux côtés des Pyrénées, la bonne entente entre les deux pays a pris un caractère vraiment national. Quel que soit le parti qui gouverne, ici et là, cette politique sera durable parce qu’elle repose sur le parfait accord des intérêts et des sentimens.

Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.

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