Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1913

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Chronique n° 1957
31 octobre 1913


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE




Le congrès que le parti radical et radical socialiste a tenu à Pau a eu, cette année, une importance particulière que lui donnent la proximité des élections générales et aussi le fait que, de son propre aveu, il traverse une crise dont il voudrait bien sortir à son avantage. Il est mécontent du présent et incertain de son avenir. Lorsqu’il passe ses troupes en revue, il s’enorgueillit d’être le parti le plus nombreux du Parlement et dès lors il s’étonne de n’être pas au pouvoir ou de n’y être représenté que par des doublures. Il devrait être le maître et il est dans l’opposition : peu s’en faut même qu’il ne soit toute l’opposition à lui seul. N’est-ce pas là un paradoxe, et comment a-t-il pu se réaliser ? C’est ce que se demande le parti radical et le congrès de Pau s’est donné pour tâche de répondre à cette question : nous verrons dans un moment s’il y a réussi.

D’où vient la faiblesse du parti radical en dépit du chiffre de ses membres ? La raison qu’en ont donnée presque tous les orateurs de Pau est que le parti, s’il s’est accru numériquement, a perdu en homogénéité. Il n’était à l’origine qu’une phalange ardente et pleine de foi, qui marchait en rangs serrés à la bataille et qui, grâce à ces belles qualités, a fini par remporter la victoire et par conquérir la place. Alors, qu’est-il arrivé ? Rien n’attire comme le succès ; aussi a-t-on vu beaucoup de radicaux improvisés se rallier hâtivement au parti et lui apporter une force plus apparente que réelle ; il en a été enflé plus que solidifié. C’est le sort de tous les victorieux : le parti radical et radical-socialiste n’y a pas échappé plus qu’un autre. Il a fait des recrues suspectes. Si c’est là le mal, où est le remède ? On n’a pas attendu l’ouverture du congrès pour le chercher : on a interrogé les augures et parmi eux l’homme que les radicaux-socialistes appellent volontiers leur « maître vénéré, » c’est-à-dire M. Combes. Peut-être aurait-on pu se dispenser de l’interroger, car sa recette est bien connue, c’est l’union des gauches. M. Combes l’a pratiquée pendant tout le temps qu’il a été au pouvoir : l’union des gauches, le bloc, il ne connaît que cela, il ne veut pas connaître autre chose. Le remède est donc tout trouvé : il consiste à rétablir l’accord avec les socialistes unifiés. On verra alors se produire le même phénomène que dans certaines combinaisons chimiques où l’introduction d’un élément nouveau en élimine certains autres ; le parti radical et radical-socialiste perdra sans doute quelques-uns de ses membres, mais ce sera tout bénéfice ; ce qu’il perdra en nombre, il le retrouvera en vigueur ; il redeviendra lui-même et M. Combes sera tout prêt à le conduire à de nouveaux combats. Tel est l’oracle qui est venu de Pons : les radicaux et les radicaux-socialistes l’ont écouté avec le respect qui lui était dû. Mais, puisqu’il s’agissait, après un divorce retentissant, de conclure à nouveau mariage avec les socialistes unifiés, il restait à savoir ce que ces derniers en pensaient. M. Combes ne paraissait pas s’en mettre en peine le moins du monde, à la manière de ce personnage de comédie qui disait : « Mon mariage est à moitié fait, puisqu’il suffit pour le conclure de mon consentement et de celui de ma future et qu’il y a déjà le mien. » Le second consentement, c’était à M. Jaurès à le donner : il est difficile d’être moins empressé qu’il ne l’a été. Pour s’unir aux unifiés, il ne suffit pas, a-t-il dit, de le désirer, il faut encore accepter leur programme ou, du moins, ses points essentiels, et le premier de tous est la condamnation du service de trois ans et le retour au service de deux. La réponse était spirituelle si on songe à qui elle s’adressait. M. Combes, lorsqu’il a fallu, au Sénat, se prononcer sur la réforme militaire, est descendu dans sa conscience, et, n’y ayant rien trouvé, s’est abstenu. Admirable attitude pour un chef départi, mais vraiment trop facile. Les socialistes unifiés ont un programme détestable sans doute, mais enfin ils en ont un : quel est celui des radicaux ?

La voix de M. Combes n’est pas la seule qui se soit fait entendre avant le congrès : il y a eu aussi celle de M. Caillaux. C’est à la Dépêche de Toulouse que M. Caillaux a fait la confidence de ses vues, et on a pu reconnaître tout de suite qu’elles différaient assez sensiblement de celles de M. Combes. Il y a entre les deux hommes la distance d’une génération, ou même de plusieurs. M. Caillaux rêve d’introduire de profondes modifications dans le parti radical. Son nom même lui déplaît : parti radical, cela est bien étroit, ne vaut-il pas mieux dire « parti démocratique français ? » Cette seconde dénomination est incontestablement plus large, mais convient-elle à un parti qui aspire à se purifier par élimination ? « Nous exprimons, dit M. Caillaux, la démocratie qui travaille et qui, ne se repaissant pas de chimères, veut à la fois l’ordre et le progrès dans la République. » Qui ne serait volontiers d’un tel parti ? « Avant tout, par-dessus tout, dit encore M. Caillaux, il faut se dégager de la politique de clientèle. » Combien nous sommes de cet avis ! C’est la politique de clientèle qui a déshonoré le parti radical et radical-socialiste. Depuis qu’il est au pouvoir, il n’en a pas fait d’autre, et Dieu sait avec quelle âpreté impitoyable il a constamment pratiqué celle-là ! Lui demander d’y renoncer est assurément le meilleur des conseils qu’on puisse lui donner, mais aussi la plus rude condamnation qu’on puisse lui infliger. Ce n’est pas M. Combes qui aurait tenu un pareil langage, lui qui a été l’initiateur de cette politique de débauche où les radicaux ont si vite perdu leur vertu et ont fait perdre la leur à tant d’autres. M. Caillaux prêche le retour aux principes, ce qui est avouer qu’on les a désertés. « Il faut, dit-il, déterminer un programme de réalisations immédiates assez précis et assez mesuré tout à la fois pour qu’on puisse dire que quiconque ne l’acceptera pas n’est ni un républicain, ni un démocrate sincère. » Par malheur, et on s’en doute, nous cessons, bien que républicain et démocrate, d’être d’accord avec M. Caillaux lorsqu’il précise. À la vérité, il le fait le moins possible, et, en dehors de la réforme fiscale où il est personnellement engagé, rien n’est plus vague que son programme.

Que dit-il, par exemple, de la loi militaire ? On sait l’attitude qu’il a prise pendant la discussion : en présence de l’énorme développement militaire des Allemands, il a été d’avis que nous devions mettre une « rallonge » à notre armée et s’est contenté de dire que celle que proposait le gouvernement était trop longue. Voici maintenant son langage avant le congrès : « Il me semble qu’un parti comme le nôtre, qui est, qui doit être un grand parti national, qui, s’il a toujours protesté contre l’exploitation du patriotisme si souvent tentée par d’autres, a dans ses traditions, dans son histoire, la défense de la patrie et de la liberté française, qui furent également menacées, à certaines heures, par l’étranger et par ceux qui se joignirent à lui, a le devoir d’exiger une organisation plus complète, plus méthodique, de la défense nationale, organisation qui, plus étroitement liée à la conception de la nation armée, exclurait tout gaspillage d’hommes et d’argent. » La phrase est longue et traînante, mais la partie finale importe seule. Que veut-elle dire ? Tout ce qu’on voudra. Si M. Caillaux revient un jour au pouvoir, il ne sera pas embarrassé par ses promesses d’aujourd’hui. La « rallonge » reste son emblème : il lui donnera la longueur qu’il voudra, ou qu’il faudra, suivant les occasions. Le procédé est plus savant que celui de M. Combes : en tout cas, personne ne dira que ce soit le même.

Il aurait été difficile, on en conviendra, de tirer l’horoscope du congrès de Pau d’après les paroles de ses parrains : l’intérêt n’en était que plus excité quand il s’est ouvert. De nombreux discours ont été prononcés : nous ne retiendrons que les plus importans. Le premier orateur a été M. Debierre ; il a été vraiment le porte-parole de M. Combes. Entre les interviews de Pons et le discours de M. Debierre, il n’y a eu d’autre différence que celle de l’accent. Aussi longtemps que l’orateur est resté dans des généralités, aussi longtemps surtout qu’il a dirigé contre le ministère les traits les plus acérés de son carquois, les applaudissemens lui ont été fidèles, mais on avait l’impression que tout cela n’était que remplissage et que l’auditoire attendait autre chose. La grosse question qu’on avait agitée avant le congrès était de savoir si, conformément à l’avis de M. Combes, il fallait faire cause commune avec les socialistes : c’est là-dessus qu’on désirait entendre les orateurs.

Disciple de M. Combes, M. Debierre était naturellement pour l’accord et il a développé la vieille affirmation que les radicaux ne devaient plus avoir d’ennemis à gauche. Dès qu’il l’a vu s’engager dans cette voie, le congrès l’a abandonné ; des murmures se sont élevés ; bientôt l’inattention est venue ; l’échec de M. Debierre a été complet. Il fallait un autre orateur pour faire accepter à l’assemblée une thèse qui, évidemment, n’était pas la sienne. Où le trouver ? M. Camille Pelletan s’est présenté. Il a mis un vrai lyrisme à raconter la vieille histoire du parti radical-socialiste ; il est remonté aux origines ; il a évoqué les grands ancêtres ; il les a connus, il pouvait parler d’eux ; mais, faut-il le dire ? il a paru être un ancêtre lui-même ; sa parole n’a pas porté sur un auditoire qui n’a aucun rapport avec une époque où les radicaux, qu’on appelait seulement alors des républicains, étaient de bonnes gens naïfs et désintéressés. Au surplus, tout cela n’était que hors-d’œuvre : il a fallu en venir au point important. M. Camille Pelletan s’est alors déclaré favorable à l’entente avec les socialistes : cela a suffi, il n’a pas eu finalement plus de succès que M. Debierre, soit parce que le parti radical-socialiste, envahi par de nouveaux venus, n’est plus aujourd’hui ce qu’il était autrefois, soit plus simplement parce que, comme l’ont rappelé plusieurs interrupteurs en termes énergiques, on ne peut pas s’allier à qui ne veut pas de vous et qu’il est un peu ridicule de solliciter une main qu’on vous refuse. Pour s’allier aux socialistes, il faudrait d’ailleurs abdiquer entre leurs mains, leur tout sacrifier et se mettre à leurs ordres comme M. Combes s’est mis autrefois à ceux de M. Jaurès. Évidemment, les souvenirs de cette servitude sont restés amers à beaucoup de radicaux ; ils n’en veulent plus. On ne nous croirait pas si nous disions que ces sentimens nouveaux chez eux s’expliquent par leur amour de l’indépendance, par un accès de dignité, par une plus exacte intelligence des intérêts élevés de la République et du pays. S’ils les manifestent, c’est que l’opinion s’est modifiée, qu’elle est lasse des luttes stériles d’autrefois, qu’elle répugne aux violences, qu’elle a un sincère désir d’apaisement. Les radicaux subissent les obligations qui en résultent pour eux, mais ils se gardent d’en convenir. Ce mot d’apaisement est, entre tous, celui qui sonne le plus désagréablement à leurs oreilles ; il produit sur eux un effet de révolte. Ils ne veulent pas de l’apaisement et ils reprochent avec amertume au Cabinet actuel de trop céder à la politique qui s’en inspire. On peut prévoir qu’à la rentrée des Chambres, le ministère subira un assaut brutal de la part des radicaux-socialistes : ils ont déjà essayé de le renverser avant les vacances, ils recommenceront après et avec une exaspération encore plus grande, ils l’accuseront de faire de l’apaisement. Néanmoins, ils ne veulent pas d’alliance avec les socialistes et, comme les élections sont proches, ils se réfugient dans des formules vagues. Il ne faut pas leur demander trop de logique.

Un incident très caractéristique a bien montré les sentimens à la fois violens et circonspects qui les animent. Ce n’est pas seulement au ministère qu’ils en veulent, ils n’ont pas une plus grande sympathie pour le Président de la République : la seule différence est que, contre le ministère, ils s’abandonneront à l’amertume et à la véhémence de leurs sentimens, tandis qu’à l’égard du Président de la République, ils se sentent tenus à plus de prudence. Le voyage que M. Poincaré vient de faire dans le Midi de la France a eu, nous l’avons déjà dit, un très grand succès : si nous le répétons, c’est parce que ce succès s’est encore accru lorsque, à son retour d’Espagne, M. Poincaré a débarqué à Marseille au milieu d’ovations enthousiastes et a traversé la Provence. Les discours qu’il a prononcés ont été couverts d’applaudissemens mérités ; celui qu’il a adressé à Mistral a enlevé tous les suffrages ; un grand mouvement de sympathie s’est formé autour d’un homme qui remplit sa charge avec tant d’activité, de bonne grâce et d’éloquence ; mais pour les radicaux, un homme populaire devient facilement un homme dangereux ; ils ne supportent pas que M. Poincaré soit quelqu’un, il doit être seulement le Président de la République et ils s’accommoderaient facilement d’un président qui ne serait rien du tout. La popularité de M. Poincaré les offusque, les irrite, les inquiète même, car ils sont prévoyans et ils y voient de loin les premiers symptômes d’un gouvernement personnel. M. Bouyssou, député des Landes, s’est fait l’organe de ce sentiment : il a fait voter au congrès une motion qui signale à la « vigilance des militans du parti radical toutes les manifestations et toutes les velléités de politique personnelle qui pourraient diminuer l’autorité des institutions parlementaires et favoriser le retour de toutes les réactions contre les conquêtes laïques, démocratiques et sociales du parti républicain. » Le trait est lourd, mais il a été lancé d’une main sûre et a atteint le but : le congrès a voté la motion de M. Bouyssou. C’était sans doute son sentiment, mais il n’est pas toujours sage d’exprimer son sentiment : aussitôt après l’avoir fait, le congrès s’en est repenti. A une séance ultérieure, M. Dalimier, désireux, a-t-il dit, d’éviter toute équivoque, a présenté une motion nouvelle pour déclarer que le Président de la République était en dehors et au-dessus des partis. C’était au commencement de la séance ; il n’y avait encore presque personne dans la salle ; la motion Dalimier a été votée sans difficulté. Mais quand M. Bouyssou et ses amis l’ont appris, ils ont accouru et il y a eu un beau tapage. M. Camille Pellelan a avoué qu’il aurait peut-être mieux valu ne pas voter la motion Bouyssou, mais il a ajouté que le vote était acquis et qu’on ne pouvait pas se déjuger. De guerre lasse, le congrès a renvoyé les deux motions à une commission qui ne les a rapportées ni l’une ni l’autre. Elles sont tombées au fond d’une oubUette, et nous ne nous en plaignons pas. Cependant il est triste d’être condamné à ne jamais savoir quelle est l’opinion vraie du congrès radical et radical-socialiste sur les voyages de M. Poincaré : on peut seulement s’en douter.

En fin de compte, on a voté plusieurs autres motions, dont l’une était dirigée très directement contre le ministère, et dont les autres peuvent être considérées comme le programme du parti. Nous citerons la première, parce qu’elle indique bien dans quelle disposition d’esprit sont aujourd’hui les radicaux à l’égard du gouvernement et à quel genre d’attaque ils se livreront contre lui dès la rentrée. Peut-être nos lecteurs n’ont-ils pas oublié la circulaire de M. Barthou sur les livres scolaires et celle de M. Baudin sur le salut du Vendredi-saint : ce sont les deux crimes inexpiables que le gouvernement a commis et que le congrès a relevés. « Considérant, dit-il, qu’une circulaire du ministre de l’Instruction publique, président du Conseil, a livré le contrôle de l’école nationale au clergé romain ; considérant qu’une circulaire du ministre de la Marine a rétabli une cérémonie cultuelle dans un service de l’État, première atteinte à la loi de séparation ; considérant que, malgré les termes formels de l’ordre du jour du congrès de Rouen qui a condamné la politique d’apaisement, des membres du parti n’ont pas craint d’apporter leur concours à ce gouvernement qui ne se maintient qu’avec l’appui de la réaction, le congrès renouvelle ses décisions antérieures et invite les membres radicaux et radicaux-socialistes du Cabinet actuel à choisir entre leur collaboration ministérielle et leur affiliation au parti. » Voilà, certes, une mise en demeure formelle : qu’en est-il résulté ? Rien : les membres radicaux et radicauxsocialistes du ministère sont restés ministres et continuent tout de même d’appartenir au parti. Faut-il juger par là de l’importance des autres décisions du congrès ? Nous le voudrions, mais il serait téméraire de le faire. Après toutes les déclamations qui ont été déchaînées contre elle, comment croire que la liberté de l’enseignement ne coure aucun danger ? Quant à l’impôt sur le revenu, jamais il n’avait été plus menaçant. Pour ce qui est enfin de la loi militaire, le congrès a déclaré que, « foncièrement attaché au principe de la loi de 1905, il inscrivait au premier rang de son programme l’organisation des réserves, la préparation militaire de la jeunesse et le retour à la loi de deux ans. » Cela donne du temps.

Nous avons lu, dans notre vie, un si grand nombre de professions de foi, de déclarations ministérielles, de motions dont il est résulté peu de chose, que, tout en prenant au sérieux quelques-uns des votes du congrès de Pau, nous n’en prenons aucun au tragique. Le véritable objet du congrès n’était pas là : il était, à la veille des élections générales, dans la nomination des membres du comité exécutif du parti et surtout de son président. Quel serait ce président ? Le choix qu’on ferait avait, dans les circonstances actuelles, une grande importance. Trois candidats étaient en présence : MM. Debierre, Pelletan et Caillaux. Les deux premiers ont prononcé de grands discours, le troisième n’a rien dit : il eut le prix tout de même, comme dans la chanson. Ce n’est pas un succès pour M. Combes. Les cliiffres mêmes des voix obtenues par les divers candidats montrent à quel point le parti éprouve le besoin de se renouveler : M. Caillaux a obtenu 157 voix, M. Pelletan 68 : au dernier moment, M. Debierre s’est retiré. M. Caillaux a remercié le congrès de sa confiance et il M a fait enfin connaître ce programme minimum dont il avait parlé vaguement à la Dépêche de Toulouse. C’est celui d’un militant. A propos de la question scolaire : « En présence de faits que chacun sait, a dit M. Caillaux, l’heure n’est plus d’un verbalisme brillant qui cèle mal l’insuffisance d’action. A l’école menacée, à ses maîtres traqués, à l’œuvre de sécularisation suspendue et compromise, il faut mieux que l’éloquence des mots, la rigueur des actes. Le parti radical les attend, il les veut décisifs. » Sur l’impôt, sur l’armée, le langage de M. Caillaux a confirmé, en l’accentuant, celui qu’il avait déjà tenu. Néanmoins, et malgré tous les motifs, toutes les raisons sérieuses et profondes de divisions que ce programme doit maintenir et aggraver encore dans le pays, M. Caillaux continue de rêver et de parler d’un grand parti auquel il n’assigne pas de limites. « C’est la nation tout entière, dit-il, que nous entendons servir. Parti national nous sommes et nous entendons rester ; un grand parti qui se suffit à lui-même, qui, sans exclure aucun républicain, n"a besoin ni d’offrir ni de rechercher des alliances. » Ce dernier mot semble bien s’adresser à M. Combes, à M. Debierre, à M. Pelletan, à tous ceux qui recommandaient l’entente avec les socialistes, M. Caillaux estime fièrement qu’il peut se passer d’alliance : tant mieux pour lui, s’il ne se trompe pas.

En résumé, l’importance du congrès radical-socialiste est tout entière, cette année, dans le choix de M. Caillaux pour présider aux destinées prochaines du parti. Un grand effort va être fait pour le porter au ministère. Nous doutons qu’il réussisse; mais, même s’il ne réussit pas, le parti compte sur M. Caillaux pour diriger dans l’opposition la campagne électorale. Il est jeune, actif, hardi, sans préjugés d’aucune sorte et ne s’embarrasse de rien. Sera-t-il plus Adèle à ses nouveaux amis qu’il l’a été aux anciens ? Peu importe : le parti radical-socialiste vit au jour le jour, et il s’agit seulement pour lui de traverser un défdé difficile. M. Caillaux est un homme plein de ressources : iJ aidera le parti à traverser le défdé. C’est pour cela, et non pas pour son programme, qu’il a été élu à une si belle majorité. M. Pelletan peut continuer à célébrer les antiques vertus de ses pères, M. Combes à proférer des oracles, M. Debierre à fulminer des discours, tout cela ne fait plus d’effet : c’est le vieux jeu, M. Caillaux est le nouveau. Nous allons le voir à l’œuvre.


L’Orient balkanique continue d’être le pays des surprises ; la dernière, comme quelques autres qui avaient précédé, est venue de l’Autriche ; personne ne s’y attendait, ni ne pouvait s’y attendre. Nous disions, il y a quinze jours, que la visite faite par M. Pachitch à Vienne y avait produit et laissé une bonne impression : les journaux autrichiens eux-mêmes nous l’avaient donné à croire et nous nous en réjouissions. L’incident qui avait eu lieu sur la frontière albano-serbe ne semblait pas alors avoir porté ombrage au gouvernement austro-hongrois. Les Serbes, attaqués sur leur territoire, avaient refoulé l’ennemi sur le sien et y avaient occupé quelques points stratégiques propres à assurer leur défense en cas d’agression nouvelle : ils annonçaient d’ailleurs que cette occupation était temporaire et que, dès que les frontières des deux pays seraient fixées, ils s’enfermeraient dans les leurs. Ces frontières ne sont pas fixées encore : personne ne sait au juste où elles sont, où elles seront. La bonne foi des Serbes ne pouvait pas être mise en doute. Ce n’est pas eux qui avaient attaqué les Albanais : comptant que tout le monde, y compris ces derniers, respecterait les décisions des Puissances, ils avaient démobilisé et s’offraient sans défense aux attaques d’un ennemi déloyal. Ils ont dû rappeler quelques troupes à la hâte, pour le repousser. Leur attitude avait été appréciée par toute l’Europe ; elle semblait même l’avoir été par l’Autriche lorsque, subitement, celle-ci a adressé à la Serbie un ultimatum qui lui enjoignait d’évacuer dans la huitaine les points qu’elle avait occupés sur le territoire albanais : faute de quoi, elle agirait.

Rien ne pouvait faire pressentir de la part de l’Autriche une initiative aussi extraordinaire et, pour trancher le mot, aussi incorrecte. Si l’Autriche n’avait eu aucune conversation, aucune négociation, aucune entente avec les autres Puissances, ou si, celles-ci n’ayant pas tenu suffisamment compte de ses intérêts, elle avait repris vis-à-vis d’elles sa liberté d’action pour les défendre comme elle l’entendrait, cette intervention soudaine aurait pu rester inopportune et maladroite, mais on ne pourrait pas la traiter d’incorrecte. En a-t-il été ainsi ? Non certes : tout le monde sait au contraire que les Puissances, à la Conférence de Londres, ont tenu le plus grand compte des intérêts autrichiens et qu’elles n’ont jamais rien refusé au gouvernement austro-hongrois de ce dont il a cru avoir besoin pour les garantir. Les Puissances ont même suivi très loin l’Autriche dans cette voie et on le leur a reproché quelquefois : quant à nous, qui avions reconnu ce que la situation particulière de l’Autriche avait de préoccupant pour elle devant le réveil des Slaves des Balkans, nous avons cru qu’il fallait être très larges dans les concessions à lui faire. L’Autriche pouvait se tromper dans sa politique et nous estimons qu’elle l’a fait souvent ; quelques-unes de ses exigences ont été gratuitement irritantes et la manière dont elle les a présentées n’en a pas, il s’en faut, atténué le caractère vexatoire ; mais il lui appartenait de choisir sa politique, nous n’avions pas à nous en constituer juges : mieux valait, dans une large mesure, lui en laisser la responsabilité. C’est ce que nous avons fait et ce que tout le monde a fait avec nous. Un accord s’est établi sur tous les points entre l’Autriche et les autres Puissances : il en résultait naturellement, sans même qu’on eût besoin de le dire, qu’aucune Puissance et pas plus l’Autriche qu’une autre ne devait rien faire sans s’être concertée avec ses partenaires. Or l’Autriche ne s’est pas concertée avec eux pour adresser son ultimatum à la Serbie. On a dit qu’en agissant ainsi, elle s’était contentée de faire respecter les volontés de l’Europe ; mais dans les affaires de ce genre, l’entente doit s’établir non seulement sur le but, mais sur les moyens. Une initiative isolée peut tout déranger. Elle semble, en tout cas, attribuer à une Puissance un droit d’exécution que n’ont pas les autres, et c’est une apparence que la Conférence de Londres s’est toujours efforcée d’empêcher. On a traité quelquefois sans bienveillance cette Conférence ; on a demandé ironiquement à quoi elle servait. On peut le voir aujourd’hui. Lorsque les Puissances étaient toutes réunies autour d’un tapis vert dans la personne de leurs représentans officiels, et lorsque ces représentans se voyaient officiellement et causaient entre eux plusieurs fois par semaine, aucune d’elles, quelle que fût sa hardiesse, n’aurait commis l’inconvenance de faire ce que l’Autriche vient de faire. C’est parce que la Conférence des ambassadeurs est en vacances qu’un pareil acte a été possible. Lorsque l’Autriche a fait savoir quelle n’accepterait pas que Scutari fût enlevée à l’Albanie par le Monténégro et qu’il a fallu exercer une pression sur celui-ci pour le décider à lâcher prise, l’Autriche aurait volontiers agi seule, mais la Conférence était réunie alors, et l’intervention a été collective. Ce principe importe à la liberté et à la dignité de tous. C’est pour cela que nous le défendons et non pas pour satisfaire à un intérêt qui nous serait personnel. L’Italie a intérêt à ce que son alliée l’Autriche n’intervienne pas seule en Albanie et il y a des momens où elle sent cet intérêt de la manière la plus vive : peut-être y en a-t-il d’autres où elle le perd un peu de vue. Mais nous, que nous importe ? Ce que nous en faisons, nous le faisons dans l’intérêt de tous. Si une action intempestive soulève un jour des difficultés d’un ordre général, nous ne sommes pas de ceux qui en souffriront le plus.

On se demande à quel sentiment l’Autriche a obéi lorsqu’elle a adressé son ultimatum à la Serbie. Si elle croit avoir eu le beau rôle en cette affaire, elle se trompe : le beau rôle a été à la Serbie. Que pouvait faire celle-ci, sinon céder ? Lorsque, de deux Puissances à peu près égales, l’une adresse à l’autre une injonction impérieuse et accompagnée de menace, l’honneur peut conseiller, ordonner même de résister ; mais entre deux Puissances de forces aussi disproportionnées que l’Autriche et la Serbie, le point d’honneur n’intervient pas. La Serbie s’est inclinée tout de suite et elle n’avait pas autre chose à faire : elle a compris qu’en agissant autrement, elle aurait mis certaines Puissances dans l’embarras et risqué peut-être de compromettre la paix pour une affaire qui n’en valait pas la peine. La question en effet, même pour la Serbie, n’avait pas une importance itale : pour l’Autriche, l’importance était moindre encore, elle était à peu près nulle. L’Autriche était d’ailleurs bien assurée que le concours de l’Europe ne lui manquerait pas, si elle y faisait appel. Pourquoi donc ne l’a-t-elle pas fait ? Pourquoi a-t-elle préféré opérer seule ? Pourquoi nous a-t-elle causé cette alerte ? On a beau chercher, on ne trouve qu’une raison, et elle est bien mauvaise : c’est que le gouvernement autrichien a voulu se procurer un succès. S’il est satisfait de celui-là, il n’est pas difficile. Obliger la Serbie à baisser pavillon devant l’Autriche n’est ni nouveau, ni particulièrement glorieux. On disait la situation du comte Berchtold affaiblie : si c’est vrai, nous doutons qu’elle soit sérieusement raffermie par cette prouesse. Tout le monde aurait pu en faire autant, mais beaucoup l’auraient dédaignée. L’Autriche devrait cependant être fixée sur le peu de valeur, le peu de durée des succès remportés par la force seule sur la faiblesse. La méthode en a été inaugurée autrefois par le comte d’iEhrenthal, qui a [paru alors être un grand homme : il aurait pourtant mieux fait de garder le sandjak de Novi-Bazar et de ne pas pousser les Serbes à la dernière extrémité. C’est un faux système que de vouloir réparer des fautes par des brutalités.

L’intervention autrichienne peut sans doute encore s’expliquer autrement. Il s’en faut de beaucoup qu’après l’immense perturbation qu’ils ont subie, les Balkans aient retrouvé une assiette définitive : ils seraient en feu demain depuis le Nord jusqu’au Sud que personne n’en éprouverait un grand étonnement. La paix n’est pas faite entre la Turquie et la Grèce et, jusqu’à ce qu’elle le soit, nous ne serons qu’à demi rassuré. Les questions qui diàsent encore les deux pays sont secondaires et on comprend mal qu’elles tiennent si longtemps en suspens une paix qui est si nécessaire et si urgente. On parle de démobilisation, mais personne ne démobilise : les Serbes seuls l’ont fait, et leur exemple n’est pas encourageant. Si, par malheur, la guerre venait à éclater de nouveau, l’Autriche, dans certaines combinaisons, pourrait avoir intérêt, ou croire avoir intérêt à paralyser les Serbes et par conséquent à avoir des griefs contre eux. Est-ce pour ce motif qu’elle en fait naître à tout propos ? Quoi qu’il en soit, ces impatiences de l’Autriche, ces impulsions fébriles auxquelles elle se laisse emporter, ces a^ctes isolés par lesquels elle rompt, à l’étonnement général, un concert auquel elle s’est prêtée, entretiennent dans les Balkans un état d’insécurité dont toute l’Europe se ressent. On dit que l’Allemagne et l’Italie ont soutenu l’Autriche à Belgrade ; nous voulons le croire ; cependant, il y a eu des nuances dans les démarches des trois Puissances et ces nuances dissimulent mal des divergences. Il est difficile de croire que l’Italie encourage l’Autriche dans le jeu dangereux qu’elle joue en Albanie, à moins qu’elle ne se réserve de laisser créer des précédens dont elle usera à son tour. Quant à l’Allemagne, se réduira-t-elle longtemps au rôle de brillant second ?

La Serbie s’est attiré des sympathies nouvelles par la manière simple et rapide dont elle a dénoué un incident qu’elle n’avait pas provoqué. Elle s’est inclinée devant l’Autriche, mais elle lui a donné, faut-U dire une leçon ? non, un bon exemple : ayant pris le parti de retirer ses troupes d’Albanie, elle en a avisé à la fois les six grandes Puissances qui constituent à Londres l’aréopage européen. La question est européenne, en effet, et la Serbie l’a ramenée sur son vrai terrain d’où l’Autriche l’avait fait sortir. L’Autriche, toujours soupçonneuse, a déclaré qu’elle surveillerait de très près l’évacuation de l’Albanie par les troupes serbes. Qu’elle se rassure : son succès ne lui échappera pas, mais il ne grandira pas.

Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.

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