Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1917

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Chronique n° 2054
14 novembre 1917


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Tout se tient, se complète ou se compense dans cette guerre « colossale : » victorieux sur les bords de l’Yser, le maréchal sir Douglas Haig félicite à bon droit le général Allenby des succès remportés à Bir-es-Seba et à Gaza. A plus forte raison encore pour des armées qui opèrent en liaison : leurs chances font bloc en une même fortune. Ainsi de l’action menée par l’armée britannique, avec l’armée Anthoine, dans les Flandres, et de notre dernière bataille de l’Aisne, dont le tableau porte définitivement plus de 11 000 prisonniers faits et près de 200 canons enlevés. Mais ce butin ne mesure pas, n’exprime pas à lui seul toute l’importance de la défaite allemande. L’état-major impérial et son quartier-maître Ludendorff ont beau envelopper l’aveu des commentaires et explications d’usage : recul stratégique, repli élastique, retraite volontaire, manœuvre savante; le fait crie, malgré eux, plus haut qu’eux, et le fait est que les Allemands nous ont abandonné leurs positions de la vallée de l’Ailette. Nous sommes désormais les maîtres de ce Chemin des Dames, si âprement disputé durant de si longs mois, depuis Laffaux jusqu’à Corbény, par-delà la forêt de Vauclerc ; et, de cette crête, nos vues s’étendent au loin. Ce que l’ennemi vient de nous céder là, ce n’est pas seulement un lambeau précieux de notre territoire, enfin libéré; c’est un signe et un gage de notre supériorité militaire qui chaque jour s’affirme et grandit. Réjouissons-nous-en sans réticence, et de tout cœur félicitons-en les chefs éminens et les vaillantes troupes de qui ce beau résultat couronne aujourd’hui le patient effort. Que les numéros de leurs divisions et de leurs régimens, à défaut de leurs noms inconnus, soient inscrits, au-dessous du nom du général Maistre, dans le Livre d’or de la patrie ! Le gouvernement s’est empressé de leur rendre hommage : c’est justice, mais remontons un peu, car ce n’est que la moitié de la justice.

Depuis le matin du 16 avril, où se « déclencha » l’offensive, que de jours se sont écoulés, dont chacun, nécessairement, a été marqué par des sacrifices obscurs et sans avantage immédiat! Peu à peu, par petites sommes, qui ne pèsent leur vrai poids qu’au total, nous avons payé, à l’avance, le grand profit que nous réalisons. Qui sait si, dès le printemps, plus de confiance en nous et de persévérance ne nous aurait pas conduits plus vite au même point, et nous aurait coûté plus cher ? Il ne s’agit ni de récriminer, ni d’opposer les méthodes aux méthodes, encore bien moins les hommes aux hommes, ce qui serait tout ensemble absurde et dangereux. Comme on l’a fait remarquer, il y a un temps pour les Scipion, et un temps pour les Fabius : il y a même des momens où il faut que Scipion s’apaise en Fabius, ou que Fabius s’anime en Scipion. Si l’on veut que le destin ne change pas, il faut savoir changer avec les temps et les choses, mais c’est la raison, l’expérience, le coup d’œil, qui doivent en être juges, non l’impression ou le caprice ; cela ne peut être une affaire de nerfs. Sur la manière dont fut arrêtée cette offensive du 16 avril qui contenait tant de promesses, et sur les motifs pour lesquels elle le fut, il reste à établir une responsabilité, au moins morale et historique. Ce n’est pas, encore une fois, par une fureur impie de critiquer et de condamner, mais par besoin et par devoir de dégager la leçon nécessaire.

L’erreur, dans un tel cas, eût pu être désastreuse, c’est-à-dire proprement génératrice de désastres. On n’en saurait exagérer le dommage, direct et indirect. Directement, il y a l’inévitable usure des corps et des âmes, qui, pour être, en des corps endurcis, des âmes héroïques, n’en demeurent pas moins, au bout de trois ans passés de guerre, des âmes et des corps de commune humanité. Si bien que la perte ne se borne pas à ce qui se compte, et qui déjà ne compte que trop : tués, blessés ou disparus ; mais qu’il y a, en outre, le déchet des invisibles, des impondérables, si puissans en réalité, qui échappent aux statistiques. Indirectement, notre attaque largement conçue, franchement poussée, avait permis à Kerensky, à Broussiloff, à Korniloff, de rallumer la flamme vacillante, et presque éteinte, de l’armée russe. Elle est retombée dès qu’en forgeant et répandant nous-mêmes la légende de notre échec, nous avons fourni, à ceux qui guettent, contre nous, ou simplement contre la continuation de la guerre; toutes les occasions, un prétexte de dire : «A quoi bon ? Voyez les Français. Leurs tentatives, n’aboutissent à rien. » Si la flamme, mieux alimentée, s’était élevée et élargie, peut-être eût-elle, de son feu purificateur, dévoré l’affreuse anarchie où se dissout, au pire détriment de l’Entente, l’un des plus formidables parmi les Alliés. De même l’offensive d’avril avait empêché les Austro-Allemands d’exécuter, sur le front italien, le coup de longue date prémédité et préparé par Conrad de Hœtzendorff, revu et corrigé par Hindenburg. L’Italie y avait gagné, et l’Entente, bien entendu, y avait gagné avec elle, la liberté de mouvement qui avait porté ses troupes, de l’autre côté de l’Isonzo, sur le plateau de Bainsizza, entre les routes de Laybach et de Trieste.

Ni directement ni indirectement, on ne saurait donc alléguer que l’offensive du 16 avril n’avait pas eu d’heureux effets et que son abandon n’a pas eu de regrettables conséquences. Il s’agit, disons-nous, de fixer une responsabilité historique. L’heure n’en est pas venue, mais elle viendra. En attendant, ne craignons pas de dénoncer la fameuse maxime, ou la maxime, faussement appliquée, qui traîne à travers tout cela. « Au Gouvernement, prétend-on, — et c’est vrai, — appartient la direction politique de la guerre. » C’est vrai ; mais à la condition d’abord qu’il y ait un « gouvernement, » et qu’ensuite il ne revendique, de la guerre, que la direction « politique. » Or, chez nous en particulier, quand un ministère s’est mêlé de la guerre, il l’a fait précisément là où il eût dû s’abstenir avec le plus de scrupule, en intervenant non dans la politique, qui était son domaine, mais dans la stratégie, qui lui était fermée. Et, d’une façon générale, un des points les plus faibles entre toutes les faiblesses des gouvernemens de l’Entente, a été que nulle part, à peu près, — sauf en Italie, où l’on a pourtant commis la faute de croire que Trieste ne serait rachetée que sur le Carso, comme nous avions cru que l’Alsace ne serait reprise qu’à Mulhouse, et comme la Roumanie avait cru que la Transylvanie ne serait conquise que sur le Maros, — nulle part, il n’y a eu une politique de guerre; jamais la politique n’a guidé, inspiré, orienté la stratégie ; jamais elle ne lui a montré un but, en lui laissant le choix des moyens.

On voudrait le dire avec ménagement ; mais, dans cette guerre, les gouvernemens ont fort peu pensé. Peut-être parce qu’ils manquaient de renseignemens, ils ont manqué d’imagination. Mais, dans la politique de la guerre, comme ailleurs, manquer d’imagination, c’est être privé d’esprit d’initiative. A deux reprises, il eût fallu en avoir. Il eût fallu savoir et voir que, l’État magyar étant l’épine dorsale de la Monarchie austro-hongroise, on devait, si militairement on le pouvait, pendant que la Serbie était intacte, tâcher d’aller à Budapest briser les reins de la double Monarchie. Ensuite, il eût fallu savoir et voir que, l’Autriche étant la partie molle, l’organe débile de la coalition de l’Europe centrale, on devait, si c’était possible militairement, aller aider l’Italie à essayer, sur les plans de 1797, par un autre Leoben, à quelques lieues de Vienne, d’atteindre le cœur de la coalition. C’étaient des objectifs que la politique aurait dû donner pour étude à la stratégie ; hors Salonique, où nous nous sommes aussitôt immobilisés, et qui perdait ainsi la plus grande part de sa valeur, elle ne lui a indiqué ni ceux-là, ni d’autres. Elle s’est contentée de pratiquer cette forme rudimentaire de la lutte, qui consiste repousser lorsque l’on est poussé ; de suivre l’adversaire où il lui a plu d’appeler; lui cédant, sans le lui disputer, le bénéfice du terrain et de la surprise, ne tirant de la formule, qui eût pu être féconde: « l’unité d’action sur un front unique, » qu’une dédicace à mettre au bas d’une photographie. L’Italie expie maintenant ce manque d’imagination et ce manque de coordination.

C’est nous qui aurions dû, ce sont les forces combinées de l’Entente qui auraient dû, avant que l’Autriche, appuyée par l’Allemagne, redescendît dans les plaines d’où elle avait été chassée, nous ouvrir la voie vers Laybach. Il est trop tard, à présent. L’avalanche germanique a de nouveau roulé des Alpes de Carinthie et des Alpes carniques. Elle a englouti, du même coup ou en deux coups, Cividale et Udine, tout le Frioul vénitien. L’invasion s’était amassée à loisir, derrière une muraille de montagnes que les avions ne survolaient pas. Quand le personnel et le matériel en ont été assemblés, le chef est venu. L’archiduc Eugène, généralissime nominal ? Le maréchal de Mackensen, conseiller secret ? Certainement le général prussien Otto von Below. Combien de divisions ? Les premières dépêches ont annoncé la présence de vingt-trois à vingt-cinq divisions allemandes, plus quatre divisions bulgares et deux divisions turques, s’ajoutant à tout ce que rendait disponibles, de troupes austro-hongroises, la défaillance du front russe et la stabilisation du front roumain. En y regardant de près, on n’aperçoit guère, comme ayant été engagées, ayant pu être sûrement identifiées, que de cinq à neuf divisions allemandes et six divisions austro-hongroises. Mais leur irruption a été foudroyante. Elles se sont précipitées des sommets, par les gorges, dans les conques où elles ont bousculé les élémens épars de la deuxième armée italienne, dont certains élémens, au jugement même du général Cadorna, ne leur auraient pas opposé la résistance qu’elles devaient rencontrer, mais dont certains autres, une fois remis du premier choc, bersaglieri et cavaliers, les régimens de Gênes et de Novare en particulier, se sont généreusement sacrifiés, quelques-uns jusqu’au dernier homme. Cependant, toute la ligne, se trouvant ébranlée par la brèche relativement étroite qui y avait été faite, et les derrières ou les flancs menacés, la troisième armée, celle du duc d’Aoste, s’est vue contrainte d’évacuer sans combat les positions du Carso qui lui rappelaient chacune tant de misères et tant de gloires.

Représentons-nous le pays. On en a une ancienne description, brève, vigoureuse et fortement expressive. « La région du Frioul commence à une plaine qui est auprès de la mer, et incontinent croissant petit à petit en coteaux, est à la fin enlevée en montagnes très hautes, qui closent presque tellement les limites de tous côtés, que ce semble un théâtre de voir le plat pays ainsi remparé de ces montagnes, ainsi comme d’un mur; ayant seulement une étroite ouverture d’un côté, par où on entre, comme par une porte, sur le passage de la rivière l’Isonzo, quand on vient de Trévise. Les Alpes serrent aussi les autres limites partout, tellement qu’il n’y a point d’accès sinon par les ports de mer, ou par les plaines des montagnes, ou par le sommet d’icelles. Elle a beaucoup de havres à son entrée. En ce noble pays, y a des champs larges et arrousez de l’eau qui en sourd, lesquels sont très fertiles. »

Montagnes, plaines, fleuves, lagunes. Quatre lignes d’eaux, à l’Ouest de l’Isonzo. D’abord, le Tagliamento. « Mais, dit le général Mezzacapo, parce qu’il est guéable depuis le débouché des ponts jusqu’auprès de Latisana, il offre une faible ligne de défense. » Sa profondeur varie de 9m, 50 à 1m, 40, et, dans les maigres, de 9m, 50 à 0m, 93. En fait, le 16 mars 1797, l’archiduc Charles, voulant gagner du temps pour interdire à Napoléon l’accès de la Fella et pour couvrir Trieste, tenta de se défendre sur le Tagliamento. Mais Murat et Duphot descendirent dans le fleuve et le traversèrent avec deux divisions ; simultanément, Masséna le franchissait à San Daniello et occupait le passage de Pontebba. C’est la même opération, en sens inverse, que vient d’exécuter la 14e armée allemande. Après s’être assuré, dans la vallée moyenne, du camp retranché de Gemona, elle a passé le Tagliamento à Pinzano, juste à l’endroit où, tous ses filets réunis, qui, ordinairement se perdent dans les sables, commencent à lui donner par places, en cette saison, une largeur de deux ou trois kilomètres. Le Tagliamento n’est donc plus un obstacle : il est tourné.

La Livenza présenterait quelques qualités défensives, si les travaux préalables eussent été faits, en arrière, à Sacile, et, sur le fleuve même, à Motta di Livenza. Faute de quoi, il faut aller chercher la Piave, qui a vraiment de grands avantages. Avant tout, elle n’est pas facile à tourner, des défilés du Cadore et du Trentin : elle court au lieu de plus petite distance entre la montagne et la mer, elle couvre la plus riche portion du territoire vénitien, elle est le débouché de quatre lignes militaires du Sud et de l’Ouest; alors, notait M. Scipio Slataper, à qui nous empruntons ces observations, qu’il n’y en a que deux qui arrivent à la frontière, et trois au Tagliamento. Mais, quoiqu’elle ne soit pas aisément guéable, Napoléon, le vice-roi Eugène, puis Nugent, l’ont passée sans difficulté. Pour se concentrer sur la Piave, on est contraint d’abandonner préventivement plus de 6 600 kilomètres carrés d’un riche territoire, et malgré tout, la ligne n’est pas excellente, parce qu’elle ne se prête pas à des fortifications. Trévise est en rase campagne, sans hauteurs; et il n’est pas un point de la rive gauche où il soit possible d’opposer une défense efficace.

Resterait la Brenta, si elle aussi n’était pas guéable de Bassano à Brondolo ; à tout prendre, elle ne sert qu’à couvrir, renforcée par le camp retranché de Mestre, Venise et la communication avec le bas Po. Aussi fait-elle déjà partie du système défensif de l’Adige. Il reste par conséquent l’Adige. Eugène de Beauharnais, en 1813, n’ayant pu se maintenir à Laybach, s’était retiré sur l’Isonzo qu’il se proposait de défendre. L’attitude du roi de Bavière, qui faisait cause commune avec les ennemis de Napoléon, l’obligea à se replier sur le Tagliamento et sur la Piave. En face de lui, les Impériaux, d’une part, étaient entrés dans le Cadore et, le long du Tagliamento, tendaient à se joindre à celles de leurs troupes qui, d’autre part, ayant franchi les Alpes juliennes, s’étaient emparées de Gorizia. Ce ne fut que sur l’Adige qu’Eugène parvint à se défendre utilement pendant trois mois ; mais là, sans une complicité insoupçonnée, l’armée autrichienne ne l’eût pas vaincu, bien que de forces supérieures.

Même sur l’Adige, il sera bon de ne pas oublier que dans la frontière alpestre, d’Allemagne et d’Autriche en Italie, ne s’ouvrent pas moins de seize passages.il y a là-dessus une page bien curieuse de Frédéric Engels, qui, avant de devenir un des trois fondateurs du socialisme international, avait été officier de complément dans l’armée prussienne, et des plus zélés : « De la mer Adriatique au col du Stelvio, a écrit Engels, tous les débouchés qui se succèdent vers l’Ouest conduisent toujours plus bas au cœur du bassin du Pô et par suite tournent toute position d’une armée italo-française qui se trouverait plus avancée vers l’Orient. » Les mouvemens signalés dans les Giudicarie, à la limite du Trentin, ne sont peut-être qu’une feinte ; mais ce demi-cercle infernal est à ce point hérissé d’embûches que la prudence commande de s’y garder à la fois de tous les côtés.

Telle est la situation. Elle est sérieuse. Elle exige la prompte et pleine reprise des sens de l’armée italienne, le prompt et plein épanouissement des vertus de la nation italienne, la prompte et pleine assistance des Alliés. L’offensive allemande, comme de coutume, a été double : militaire et politique ou psychologique. L’offensive militaire a réussi, sans doute au-delà de ce que les Empires du Centre s’en étaient promis. Ils vont, toujours comme de coutume et comme de raison, tout faire pour l’exploiter à fond. Elle va être prolongée, renouvelée, réitérée, répétée, avec toute la puissance de répétition germanique, tant que l’état-major espérera pouvoir en tirer quelque chose, militairement et politiquement. Elle a été, pour l’Italie, coûteuse et douloureuse ; elle pourra l’être encore ; elle ne sera pas mortelle, si l’offensive psychologique a échoué ; et elle est destinée à échouer, car les Allemands sont de bons soldats, mais sont de mauvais psychologues. Dans l’espèce, ils ont spéculé sur la survivance des sympathies qu’ils pensaient s’être ménagées par une infiltration de trente années, par leur association à des milliers d’affaires, par une propagande indiscrète, tenace, au besoin corruptrice ; sur les regrets des neutralistes d’hier ou d’avant-hier, que le malheur aurait réveillés, et naturellement portés à penser : « Nous l’avions bien dit ! Si l’on nous avait écoutés ! » sur les inquiétudes des uns, sur la gêne des autres, sur la lassitude de tous. Mais ils ont trop maladroitement et trop brutalement touché les deux grands ressorts de l’âme italienne : l’orgueil et la haine. Jusqu’ici, tant que l’armée du duc d’Aoste s’avançait, à travers le Carso, de rocher en rocher, vers Trieste, en payant chaque pas d’un holocauste, il pouvait y avoir encore des gens qui faisaient des comptes, comparaient, soupesaient, et continuaient de croire aux mérites du parecchio. À cette heure, ce n’est pas à la nouvelle frontière qu’il faut songer ; l’ennemi a foulé l’ancienne ; il n’est plus seulement aux portes, il est entré dans la maison. Que, du fond des temps, remonte le cri immortel, le cri qui a retenti de la Renaissance au Risorgimento : Fuori i Barbari ! Dehors, les Barbares ! Ils sont revenus, toujours les mêmes, tels que les Connurent et les peignirent les vieux poètes : les Tedeschi lurchi, les « goinfres allemands, » de Dante ; la tedesca rabbia, le popol senza legge, le bavarico inganno, la « rage allemande, » le « peuple sans loi, » la « ruse bavaroise, » de Pétrarque. Ils n’ont rien fait et ne font rien pour atténuer ou déguiser leur barbarie; s’ils n’étaient arrêtés, on les reverrait « mettre leurs chevaux dans les chambres de Jules Romain du palais du Té » et « faire cuire leur soupe sur les escaliers de marbre. » Les récits des réfugiés montrent qu’ils y sont allés avec leur grossièreté, leur férocité habituelle, que l’Italie avait jadis apprise, mais que l’hypocrisie de leur pédans et de leurs trafiquans lui ont depuis lors un peu voilée.

Peut-être, dans sa dureté même, l’Allemand introduit-il quelque calcul. Peut-être escompte-t-il quelque réaction de l’horreur. Mais on n’efface pas par l’épouvante d’une minute quatre siècles d’aspiration à l’unité et à la liberté, achetées et consacrées par le martyre. L’homme qui a tout lu a dû lire quelque part : Ad ognuno puzza questo barbaro dominio; formule d’une énergie si rude dans les mots que le français : « A tout le monde répugne cette barbare domination, » ne la traduit qu’en l’affaiblissant. C’est l’instant de s’en souvenir et d’être souverainement énergique aussi dans les gestes et dans les actes; d’évoquer, avec la fierté italienne, la fermeté romaine. En Italie, les nerfs sentent vivement, et le sang est chaud, mais le cerveau est froid et réaliste. Sans phrases, posons bien la question ainsi qu’elle se pose.

Malgré sa déclaration de guerre à l’Empire allemand, le jeune royaume n’avait encore rencontré devant lui que l’Autriche. Mais, à la longue, après une abstention de dix-huit mois, le vrai Tedesco est arrivé. Par son assaut, la guerre pour l’achèvement et l’extension de la patrie se resserre et se condense en guerre pour la défense du foyer. La guerra nostra se développe en guerre de tous pour tous, ou, d’un autre point de vue, la guerre de l’Italie devient, pour tous ses alliés, la guerra nostra. Plus de distinction, plus de séparation. Au début, l’Italie ne se sentait engagée dans une guerre « guerroyée » que vis-à-vis de l’Autriche-Hongrie ; aux autres, à la Bulgarie, à la Turquie, puis à l’Allemagne, elle avait « déclaré » la guerre, mais elle ne la « guerroyait » pas: l’ennemi, lui, a guerroyé toutes ses guerres, qui tout de suite, pour lui, n’en ont fait qu’une. En Italie, aux deux extrémités de la société, il se peut que certains, en un certain nombre, n’aient pas voulu la guerre, même restreinte, ou qu’on l’ait peu voulue, ou qu’on ne la voulût plus : mais c’est une guerre populaire, en ce sens que la masse du peuple l’a voulue et l’a imposée. Si cruelle que soit aujourd’hui l’épreuve, quel que puisse être le détriment subi, sur le Tagliamento, par la puissance matérielle de l’Entente, ses pertes mêmes ne seront pas tout à fait perdues, si la guerre y gagne en intensité, si la qualité belliqueuse de l’Italie, sa volonté, sa capacité de guerre s’y retrempent, et si elle se rappelle l’antique maxime, frappée à Rome pour l’éducation des peuples, qu’il ne faut jamais désespérer de rien, mais que, dût-on désespérer, il n’y aurait encore de salut que dans le désespoir. Maintenant, voilà les Barbares ; mais voici, aux côtés des soldats du San Gabriele, ceux de l’Yser et ceux de Verdun.

Aussi bien ce suprême effort de l’Europe centrale, en dépit du prestige qu’il lui rend à ses propres yeux, la fait-il, sous les nôtres, de nouveau passer au dynamomètre. Il nous révèle qu’elle n’a pu jouer sa partie dans le Frioul qu’en dégarnissant complètement [le front russe, qui lui a été livré par l’anarchie et par la trahison, qu’en raccourcissant et amincissant ses lignes sous Riga. L’état de déchéance physique et morale des hommes que nous lui avons pris au cours de notre dernière bataille de l’Aisne en est un autre signe non moins clair. L’Allemagne se hâte, se tend, s’enfièvre, respire précipitamment, halette, parce que de plus en plus le souffle lui manque. Il lui faut nous ôter le secours du temps, qui travaille pour nous et contre elle. C’est pourquoi elle veut en finir, et c’est pourquoi nous devons à tout prix empêcher qu’elle n’en finisse. Son succès de l’Isonzo et du Tagliamento est très réel, et il est très grand ; mais, sous un second aspect, dans l’arrière-fond, il contient une part et va devenir un instrument de « bluff. » L’Allemagne, quand elle l’aura grossi, gonflé, multiplié par dix, prendra des airs magnanimes ou intéressans, fera montre successivement d’outrecuidance et de générosité. Cette offensive était, à l’origine, une offensive pour la paix, une offensive diplomatique : on en trouverait l’aveu, sans peine, dans la Gazette de Cologne.

Auprès de pareils événemens, ce qui serait, en temps ordinaire, les jeux ordinaires de la politique, des crises ministérielles, des changemens de personnes au pouvoir, sont bien peu de chose. Il y en a partout, chez les belligérans et chez les neutres, mais ils ne valent d’être relevés que par rapport à l’influence qu’ils peuvent avoir, s’ils en ont une, sur ces événemens mêmes. En Allemagne, M. Michaëlis a été remercié, au bout du trimestre, par une lettre autographe de l’Empereur. Sa chute aura été rapide : nous l’avions prédite dès son premier discours, le 19 juillet. La faveur l’avait apporté, la disgrâce le remporte : il n’a résolu qu’un problème, qui est d’avoir fait regretter M. de Bethmann-Hollweg.

Pour les autres, il les a plutôt tous embrouillés. Le vice-chancelier Helfferich, illustre déception aussi, le suit dans sa retraite. En revanche, le ministre de la Marine, amiral von Cappelle, trop tôt jeté par-dessus bord, surnage. L’Empereur, qui n’est pas encore revenu à « son cher Bernard, » au prince de Bülow, semble n’avoir eu que peu de choix. Il s’est résigné à appeler à Munich M. de Hertling, né Hessois, devenu président du Conseil en Bavière, et qui, pour devenir président du Conseil ou premier ministre en Prusse, s’autorise de la fiction de l’indigénat commun allemand. Aux termes de la Constitution, le Chancelier de l’Empire est de droit président du Bundesrath ; et, aux termes du traité conclu entre la Prusse et la Bavière, le 23 novembre 1870, cette présidence du Bundesrath ne peut appartenir, à défaut d’un représentant de la Prusse, qu’à un représentant de la Bavière ; mais, par surcroit, le Chancelier doit être le premier plénipotentiaire prussien au Conseil fédéral, et il ne peut l’être que s’il est le premier ministre prussien ; autrement, il serait exposé à recevoir, comme premier plénipotentiaire, des instructions du premier ministre de Prusse, au-dessus duquel il est placé comme Chancelier de l’Empire. Ce n’est pas une petite difficulté, et qui a déjà fait, dans le passé, renoncer à deux essais malencontreux. M. de Hertling, à soixante-quatorze ans, charge donc ses épaules du triple fardeau de la Chancellerie, de la présidence du Bundesrath et de la présidence du Conseil des ministres prussien. Philosophe non négligeable, professeur réputé, parlementaire expert, administrateur habile, il m; s’assied pas sans atouts à la table. Le comte Hertling n’est point un homme nouveau, un inconnu comme l’était M. Michaëlis. Ceux qui le suivent depuis le plus longtemps retiennent surtout son catholicisme, son pangermanisme, son rôle dans l’Association Gœrres, et soulignent que, tout récemment encore, il préconisait le partage de l’Alsace-Lorraine, laissant la Lorraine à la Prusse, pour adjuger l’Alsace à la Bavière, au titre du Palatinat. D’autres, qui le prennent plus près, annoncent qu’il donnera toute satisfaction aux goûts de réformes qu’ont marqués, depuis quelque temps, les partis de gauche du Reichstag. Les malins ou les raffinés se sont piqués d’apercevoir, dans la désignation de ce coryphée du Centre, aux jours de l’invasion en Italie, où ils pensent, d’ailleurs à tort, que certaines dispositions ou inclinations pourraient être utilement cultivées, une combinaison machiavélique. Soit ; mais n’omettons pas non plus d’y voir, comme la Prusse tout entière l’y voit, un symptôme de diminution du « prussianisme » dans l’Empire, et, comme l’y voit toute l’Allemagne du Nord, un accroissement de l’Allemagne du Sud.

Quant à M. de Hertling personnellement, il est probable que, ballotté entre les tendances de son esprit et les exigences de sa position, il s’ingéniera à être un « chancelier de compromis. » C’est un homme de droite qui sans doute dira vouloir faire une politique de gauche » Si cela se passait autre part qu’en Allemagne, nous avancerions hardiment qu’il sera combattu par la gauche à cause de ses doctrines et par la droite à cause de son programme. Dans ce pays docile jusqu’à la servilité, il peut avoir toutes les opinions pour lui, mais, le vent ou la chance tournant, il pourra réunir toutes les opinions contre lui. « Un vieux renard, » dit-on. Eh! oui, le comte Hertling va faire le renard. Mais c’est toujours Hindenburg qui fait le lion.

En Italie, le ministère Boselli a fait place au ministère Orlando. Les circonstances graves, au milieu desquelles la transformation du Cabinet s’est produite lui enlèvent toute signification. Avec un autre chef, le gouvernement reste le même, autour de son axe immuable, M. Sonnino. M. Boselli est parti, mais du moins que lui soit rendu cet hommage qu’il avait vaillamment assumé dans son grand âge et qu’il a vaillamment accompli une lourde besogne ; que son patriotisme ardent lui a souvent inspiré les accens les plus nobles, et que, si sa pensée et son éloquence avaient parfois une couleur un peu romantique, ce romantisme même faisait de lui un témoin, un exemple et un modèle de l’autre génération parmi les inquiétudes et les hésitations de celle-ci. Il serait oiseux de rechercher si M. Orlando a coupé toutes ses attaches giolitiennes, puisque M. Giolitti lui-même a coupé ses liens neutralistes. En novembre 1915, M. Orlando passait pour ne vouloir que mollement ou modérément la guerre. Le meurtre des passagers de l’Ancona lui dicta pourtant, à Palerme, dans le plus martial des discours, une péroraison volcanique sur « la guerre de haine et de vengeance. » Dans les grandes secousses nationales, la nécessité fait l’homme. Qu’importe que M. Salandra, M. Boselli, ou M. Orlando, s’installe au palais Braschi, quand l’Allemand est à dix lieues de Venise ?

En Espagne, nous avions dit qu’une crise se préparait, et que, si elle n’avortait pas, sa conclusion nous réserverait des surprises. Elle nous en a donné une de plus que nous n’en attendions. Des renseignemens de bonne source nous avaient fait croire qu’une combinaison Maura était toute prête : un ministère de coalition comprenant toute sorte d’élémens, même régionalistes, et presque socialistes ou libéraux extrêmes, c’est-à-dire radicaux, sous la présidence d’un homme d’État passé lui-même du libéralisme au conservatisme extrême, qui ne se fût pas tenu pour engagé par ses déclarations les plus retentissantes, et du reste les plus énigmatiques, des trois années dernières. Mais, au moment de sauter ou de combler le fossé, les amis de M. Lerroux, de M. Melquiadès Alvarez, de M. Cambo, n’ont pu se décider. La rue s’en est un peu mêlée, par des manifestations et des bagarres, au cri de «Maura, no! » Pas de Maura! M. Maura a finalement échoué, comme avaient échoué M. Sanchez de Toca et, une première fois, M. Garcia Prieto, avant que, du deuxième coup, il aboutit. Le Cabinet qu’a formé de pièces et de morceaux le marquis de Alhucemas est, lui aussi, du type des ministères de coalition. M. Cambo n’y figure pas, mais il y a délégué un de ses lieutenans, et l’on y voit jusqu’à un républicain, M. Rodes. Avec tous ces concours, il n’est peut-être pas très solide. Il a beaucoup promis, et sera sans doute fort embarrassé d’en tenir autant. Ce qu’on peut dire, c’est que la place est provisoirement occupée, et que le vide qui se creusait en Espagne est momentanément rempli. Ce qui serait trop dire, c’est que la crise est désormais conjurée : elle est bien plus vaste et bien plus profonde. Elle est dans les entrailles de la nation, au centre de toutes les institutions, même de celles qui devraient en être le plus jalousement préservées, parce qu’elles sont le suprême appui, la suprême forteresse des autres. Il y aura un jour à en analyser les causes et les effets. Mais que l’art est long et que la vie est brève! Pour nous ici, dans ce bouillonnement de l’histoire universelle, que nos douze pages sont courtes !

A la tout à fait dernière heure, nous apprenons le coup d’État maximaliste et la déposition du gouvernement provisoire de Kerensky. Lénine (Zederblum ?) est maître de Petrograd, ce qui n’est pas encore être maître de la Russie. Les gouvernemens de l’Entente ont peut-être quelque chose à faire : nous aimons à croire qu’ils y ont déjà réfléchi.


CHARLES BENOIST.

Le Directeur-Gérant : RENE DOUMIC.