Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1855
14 octobre 1855
Il reste toujours assez difficile de répondre à une question que tout le monde s’est faite après la prise de Sébastopol : « Que pensera-t-on de ce grand événement à Saint-Pétersbourg ? quelle influence exercera ce triomphe des armées alliées sur les résolutions de l’empereur de Russie ? » On est allé dans les premiers jours jusqu’à supposer que les troupes russes se préparaient à évacuer la Crimée, que l’ennemi, renonçant à défendre cette extrémité de son territoire, où il ne pouvait plus faire parvenir de renforts et d’approvisionnements qu’avec des frais immenses, prenait le parti de concentrer ses forces au nord de l’isthme de Pérécop, pour couvrir les gouvernemens méridionaux de l’empire et défendre la vraie Russie. Ce qu’on savait des motifs qui avaient déterminé le mouvement agressif de la Tchernaïa si victorieusement repoussé par nos troupes, la force croissante de notre position à Eupatoria, et la plus grande liberté d’opérations que devait nous donner la chute du Gibraltar de la Mer-Noire, auraient en effet pu expliquer une résolution très grave sans doute comme aveu d’impuissance, mais peut-être d’une haute sagesse, — une de ces résolutions enfin comme la Russie se vante d’en savoir prendre en face de certaines situations. Nous ignorons si l’on a délibéré dans les conseils de Saint-Pétersbourg sur une pareille question ; cependant la chose n’a rien d’invraisemblable, et ce n’est peut-être pas sans quelque fondement que le bruit de l’évacuation de la Crimée, qui s’est répandu pour la seconde fois il y a quelques jours, est arrivé de Berlin avec tous les caractères d’une nouvelle sérieuse. Quoi qu’il en soit, c’est le parti de la défense, ou plutôt d’une expectative trahissant de sérieux embarras, qui parait avoir prévalu. D’ailleurs aucun plan ne se dessine, aucune opération savante ou hardie n’annonce l’impulsion soit d’une grande intelligence militaire, soit d’un caractère énergique pour l’action. Nous ne nions pas, et nous n’avons, pour la gloire des armées alliées, aucun intérêt à nier l’énergie passive de nos adversaires. Ils ont déployé dans la résistance une fermeté et des ressources qui leur font honneur, bien que les corps qui supportaient dans la forteresse les misères et les fatigues du siège, avec les dangers d’une opiniâtre défense, fussent souvent retirés pour faire place à des troupes fraîches, ce qui prévenait le découragement ; mais, depuis la bataille de l’Alma jusqu’à celle de la Tchernaïa, les Russes, on peut le dire, n’ont pas fait preuve en rase campagne de cette heureuse ardeur, n’ont pas eu de ces belles inspirations stratégiques qui caractérisent les grandes guerres et qui font les grands noms. Rien aujourd’hui ne permet heureusement de prévoir qu’ils se préparent à surprendre l’Europe par des coups d’éclat. C’est à nous, selon toute apparence, que doit appartenir l’initiative de combinaisons nouvelles, dont nous n’avons pas la prétention de deviner le secret, et dont l’opinion publique, relevée de sa défaillance par l’éclat de nos derniers succès, attend le développement avec une entière confiance. On sait que rien n’est impossible avec des soldats et des généraux comme les nôtres, et tout le monde a pu observer, à mesure qu’on a mieux connu les détails de l’héroïque effort qui a contraint les Russes à nous livrer Sébastopol, le réveil chez les tempéramens les plus calmes d’une fibre guerrière que la génération des hommes nés avec le rétablissement de la grande paix européenne ne se soupçonnait pas.
La chute de Sébastopol a encore donné lieu à une autre observation d’un certain intérêt. Elle a permis de constater une fois de plus l’extrême docilité de l’opinion russe au souffle du gouvernement du tsar et la parfaite discipline morale des organes officiels ou officieux qui traduisent cette opinion en Europe. Il n’est pas douteux que le premier effet d’un événement aussi capital que celui qui immortalisera la date du 9 septembre 1855 n’ait été à Saint-Pétersbourg et dans tous les cœurs russes un sentiment de consternation. Nous pouvons en juger par le sentiment contraire qui nous a transportés à ces mots : « Sébastopol est pris ! » Et comment d’ailleurs cette catastrophe n’aurait-elle pas frappé la Russie comme un coup de foudre ? Faut-il rappeler que, malgré l’énorme accumulation des moyens de deux grands peuples, peut-être même à cause des prodigieux efforts qu’on leur voyait faire, on ne pensait plus, à la veille du succès, qu’aux difficultés de l’entreprise, et qu’on ajournait ses espérances à quelques mois ? Quant aux Russes, ils ne croyaient certainement pas avoir perdu toute chance de conserver ce qu’ils avaient jusqu’alors si bien réussi à défendre. Le coup que ressentit toute la Russie fut donc très rude, et on ne pouvait nulle part, sous l’impression du premier choc, simuler une impassibilité qui n’est pas dans la nature humaine ; mais l’orgueil, la dignité si l’on veut, — disons mieux, le calcul de la politique reprit bien vite le dessus.
Le souverain avoua d’abord l’abandon de Sébastopol, qu’on avait peut-être eu la pensée de défendre pied à pied après la chute de Mahikof, et où des flots de sang pouvaient encore couler de part et d’autre ; puis, le mot donné sur la résolution exécutée par le prince Gortchakof, on prit un air assuré, on recommença à parler des forces et des inépuisables ressources de la Russie, on laissa entendre, au risque peut-être d’appeler nos armes sur un point que son éloignement ne rendrait cependant pas inaccessible, que Nicolaïef pourrait devenir un autre Sébastopol, on affecta de considérer la perte immense qu’on venait de l’aire comme un incident ordinaire de la guerre où l’on était engagé, et non pas, si l’on peut s’exprimer ainsi, comme la perte même de la partie qu’on avait voulu jouer et de la gageure qu’on avait soutenue contre la politique occidentale. Enfin des mouvemens de troupes et des voyages princiers annoncèrent qu’on pousserait la guerre à outrance, et toute la diplomatie russe en Allemagne se lit l’écho d’un optimisme contre Lequel protestent les souffrances de la nation, le nombre énorme de soldats qui ont déjà succombé, la ruine du commerce, la dépopulation des provinces méridionales, les embarras extrêmes du trésor, le désespoir des propriétaires, et l’impossibilité chaque jour plus évidente de rétablir un prestige qui est détruit pour longtemps. Il n’y a pas un Russe éclairé qui ne le sache et ne le déplore au fond du cœur, et néanmoins il n’y en a pas un qui ose prendre le parti de la vérité contre l’illusion, pas un qui reconnaisse que son gouvernement a commis de grandes fautes, que la raison et la justice sont de notre côté, et que nous devons à la sécurité de l’Europe d’exiger des garanties sérieuses contre l’ambition qui la menaçait. C’est, nous en sommes convaincus, cette docilité de tous ses instrumens qui a précipité l’empereur Nicolas dans une entreprise aussi insensée que coupable. Personne autour de lui n’a manifesté un doute sur la sagesse de ses vues, personne n’a exprimé un scrupule sur la violence qu’il prétendait faire au sultan, personne enfin ne lui a dit qu’il se trompait en regardant comme impossible une alliance entre la France et l’Angleterre pour combattre des projets auxquels cependant il voyait bien, au moment même où il s’y obstinait, que l’Angleterre ne voulait pas s’associer. Il en est de même aujourd’hui, et il en a encore été de même pendant les conférences de Vienne, où la politique russe a cru avoir remporté un avantage signalé en refroidissant momentanément les rapports de l’Autriche avec ses alliés du 2 décembre. Mais cette disposition du caractère russe à ne pas discuter la volonté du souverain, à suivre et à servir sa passion, en même temps qu’elle fait retomber sur lui toute la responsabilité des maux qu’elle cause, lui permet aussi de détendre la situation quand il le veut, sans avoir à compter avec une opinion dont il est le seul arbitre. Qu’on ne dise donc pas que l’empereur Nicolas a été entraîné par un mouvement national, quand il a troublé la paix du monde ; sa nation l’a suivi sans doute, mais par habitude d’aveugle confiance, — et depuis qu’en jetant le gant aux puissances occidentales, il a remis en question les destinées de la Russie, il n’y a pas eu une occasion de faire la paix que lui et son successeur n’aient pu saisir sans le moindre danger pour leur popularité personnelle et pour la solidité intérieure de leur pouvoir.
Il ne faudrait cependant pas conclure de la sérénité affectés par les Russes qu’au fond leur gouvernement ne désire point la paix. Il est impossible au contraire qu’il ne regrette point d’avoir tant de lois repoussé des conditions d’arrangement aussi modérées que celles de Vienne, à qu’il ne renouât avec transport le fil des négociations qu’il a si imprudemment rompues, si l’orgueil qui l’a égaré ne se révoltait à L’idée de l’aire le premier pas. Aussi un de ses diplomates aux allures les plus dégagées « lisait-il après La prise de Sébastopol : « Nous sommes muets, mais nous ne sommes pas sourds. » Et il est bien permis de supposer que le cabinet de Saint-Pétersbourg n’était pas complètement étranger à ces questions, à ces suggestions que la Prusse a portées en différentes cours, à ces vœux et à ces conseils que son ministre à Constantinople est, dit-on, chargé d’y exprimer en y retournant, pour faire surgir de quelque côté une tentative de rapprochement. Malheureusement pour la Russie ces détours ne peuvent conduire au but. Des ouvertures qui ne seraient pas expressément présentées en son nom, des paroles dont on ne pourrait ou n’oserait pas se déclarer chargé par elle, ne sauraient être accueillies à Paris ou à Londres comme des avances auxquelles on aurait une réponse à faire, et par conséquent laisseraient les choses dans l’état où elles sont depuis la rupture des conférences de Vienne ; il serait même à craindre que si la bouche qui les prononcerait était suspecte, on ne fût tenté d’y voir une velléité de médiation qui serait à bon droit rejetée. On ne peut donc se dissimuler qu’en ce moment la paix soit bien difficile, non de parti pris dans l’un et l’autre camp, mais parce que l’un ne veut pas demander ce que l’autre ne peut pas honorablement offrir. Aussi la pensée, l’humeur même des hommes d’état parait-elle suivre une impulsion différente, comme il est aisé d’en juger par un discours récent de lord Palmerston, qui respirait l’ardeur de la lutte et l’exaltation du triomphe beaucoup plus qu’il ne laissait pressentir une reprise du calme et patient travail de la diplomatie.
Jusqu’à quel point la nation anglaise partage-t-elle ces sentimens ? Éprouve-t-elle ou éprouvera-t-elle longtemps le besoin de pousser la guerre à outrance, de protester contre toute idée de négociations, de décourager toute proposition pacifique par des manifestations aussi vives ? Nous ne voudrions pas l’affirmer. Il parait se former en ce moment même une coalition inattendue entre les chefs de l’école de Manchester, les peetites, qui se sont retirés du ministère, — et jusqu’à des tories qui tout récemment encore accusaient le cabinet d’avoir mené la guerre trop mollement, — pour résister à la politique dont le discours de lord Palmerston est le manifeste. C’est un événement grave, surtout au milieu de la crise économique que l’insuffisance de la récolte a fait éclater. Les peelites comme M. Gladstone, les hommes de Manchester comme M. Cobden et M. Bright, sont les organes respectés d’intérêts matériels et populaires que les circonstances rendront de jour en jour plus exigeans. Ils trouveront de l’écho dans plus d’une classe de la société anglaise, et pour nous, nous attachons une assez grande importance à ce mouvement, que les dernières séances du parlement permettaient de pressentir pour l’époque où la chute de Sébastopol désintéresserait la dignité nationale et le point d’honneur militaire. Des motifs d’un ordre différent, des considérations étrangères à la question alimentaire ou à l’état des finances peuvent le fortifier. Somme toute, c’est dans la situation un élément nouveau qui doit frapper les esprits.
En France aussi, le gouvernement et le pays ont à se préoccuper de la cherté des denrées alimentaires. Pour les approvisionnerons de céréales, l’expérience a démontré que la liberté des transactions est le moyen le plus simple et le plus sur d’attirer sur nos marchés les produits des contrées étrangères. Les États-Unis, où l’abondance de la récolte a dépassé les prévisions les plus favorables, seront en mesure de combler le déficit européen. Déjà d’immenses spéculations sonl engagées pour importer en France et en Angleterre les blés et les farines d’Amérique. Un pays plus voisin, L’Espagne, a également obtenu une abondante récolte, dont les produits, expédiés en grande partie par le port de Santander, contribuent à alimenter quelques-uns de nos marchés du midi. La France recevra ainsi du dehors le complément nécessaire à sa consommation, lors même qu’elle aurait à importer plus de 7 millions d’hectolitres. Bien que toute inquiétude sur l’approvisionnement ait aujourd’hui disparu, on ne saurait cependant espérer une baisse sensible dans les prix ; en effet, le cours des blés d’Amérique se réglera, non plus seulement d’après l’activité de la demande, mais aussi d’après le chiffre considérable des dépenses qu’entraîne un long transport à travers l’Atlantique, De plus, si la denrée est abondante de l’autre côté de l’Océan, les navires sont rares, et l’insuffisance des moyens de transport maintient le fret à un taux très élevé. Il est donc naturel qu’après avoir proclamé en matière de céréales le salutaire principe de la liberté du commerce, le gouvernement fasse appel au dévouement des administrations municipales et à la sollicitude de la charité privée pour alléger autant que possible, par des combinaisons ingénieuses, le fardeau qui pèse sur les classes populaires. On a vu que, dans le cours de la dernière session législative, de nombreux emprunts ont été autorisés à la charge des départemens et des communes pour l’exécution de grands travaux d’utilité publique, répartis sur toute l’étendue du territoire. Quelques voix se sont élevées contre ce développement donné à l’emprunt, qui, on peut le dire, est entré bien profondément dans nos institutions et bien facilement dans nos mœurs ; mais après tout, en temps de crise, il faut pourvoir aux besoins les plus urgens. Il faut multiplier les élémens de travail, maintenir le taux des salaires, et dans cette vue les emprunts qui ont été votés trop libéralement peut-être, alors que l’on ne connaissait point les résultats de la récolte, procureront aux communes des ressources indispensables, qui s’ajouteront aux crédits extraordinaires ouverts sur le budget de l’état. C’est ainsi que les événemens se sont tristement chargés de justifier tant d’emprunts qui, dès le principe, avaient provoqué de légitimes objections. De même que le blé, la viande de boucherie a atteint, surtout dans les grandes villes, des cours très élevés. La hausse s’expliquait d’abord par la cherté des céréales, qui amène d’ordinaire l’enchérissement de toutes les denrées, puis par l’essor qu’a pris depuis 1848 la consommation de la viande. Elle paraissait cependant dépasser les justes limites, et on avait remarqué, par exemple, que la moindre hausse survenue dans le prix du bétail au marché de Poissy était suivie d’une hausse correspondante dans le prix de la viande à Paris, tandis que le même contre-coup ne se produisait jamais lors des mouvemens de baisse. De là des plaintes nombreuses auxquelles il a été donné satisfaction par une ordonnance de police (1er octobre) qui introduit le principe de la taxe dans le commerce de la boucherie. Cette ordonnance entre en vigueur à partir du 10 octobre : les bases de la taxe seront arrêtées à chaque quinzaine, et l’autorité administrative parait disposée à prendre les mesures les plus énergiques pour assurer l’application du nouveau système.
Le seul incident qu’il y ait à signaler, en dehors de ces préoccupations économiques, dans notre histoire intérieure, autrefois si animée, aujourd’hui si calme, c’est la note publiée, il y a quelques jours, par le Moniteur, à propos des difficultés survenues avec Naples, et dont le sens était assez clair. Le gouvernement y désavouait, à propos d’une lettre empruntée à un journal anglais et très hostile au roi des Deux-Siciles, toute intention de donner à ses trop légitimes griefs contre le cabinet napolitain une portée qui en dénaturerait le caractère, et laisserait supposer des arrière-pensées tout à fait étrangères à la question du moment. La note du Moniteur a fait croire que toutes les difficultés étaient aplanies, que l’orage qui avait, menacé Naples était conjuré, que les sages Conseils de l’Autriche avaient prévalu auprès du roi sur des craintes aveugles et sur d’inexplicables complaisances pour Saint-Pétersbourg. On saura bientôt à quoi s’en tenir sur incident, qui pourrait devenir grave si la satisfaction très incomplète accordée aux justes plaintes des deux puissances offensées n’était pas suivie d’un changement sérieux dans les tendances politiques de l’administration napolitaine. Si l’on s’imaginait follement à Naples que, pour s’être interdit l’usage de certaines armes, la France et l’Angleterre ne recourront pas à d’autres moyens de se faire respecter, ce serait une illusion qu’il y aurait danger, nous assure-t-on, à caresser plus longtemps.
Ce sont les petits états surtout qui ont besoin de sagesse et de tact politique pour traverser les temps d’épreuve. Le Danemark, lui, vient de sortir d’une crise difficile. Une constitution commune au royaume et aux duchés a été votée par les chambres et sanctionnée par le roi. Toutes les passions, tous les intérêts qui depuis nombre d’années divisent ce pays, s’étaient donné rendez-vous sur ce terrain, et il a fallu au roi une persévérance peu commune, l’énergique résolution d’en finir pour triompher de toutes les oppositions réunies. La constitution nouvelle fait une très grande part aux intérêts conservateurs. Néanmoins la sanction donnée par le roi à cette constitution a soulevé un incident qui tendrait à faire croire qu’elle ne répond pas encore suffisamment aux prétentions de la féodalité danoise. Le prince héréditaire, oncle du roi, a refusé d’y donner sa signature, et il y a tout lieu de penser qu’il n’a pris cette détermination que d’après les conseils des princes, car, on le sait, il y a à la cour de Danemark un parti du roi et un parti des princes. Le roi est un souverain avant tout loyal dans ses sentimens et d’un rare patriotisme. La crise européenne a servi également à montrer les bonnes dispositions dont il est personnellement animé envers les puissances occidentales. Les sympathies qu’il leur a témoignées ont vivement irrité cette portion de sa famille que les sentimens et les liens du sang rattachent plus ou moins à la Russie. Le prince de Gluksbourg, auquel doit passer la couronne en cas d’extinction de la descendance mâle de la dynastie actuelle, ne se distingue en rien, sous ce rapport, du prince de Hesse, gendre de l’empereur Nicolas, et auquel le trône paraissait devoir revenir en vertu de la succession féminine. Nulle part, même dans le parti féodal prussien, le fétichisme pour la Russie n’est poussé à un pareil degré d’affectation. Le prince héréditaire s’est laissé endoctriner par ces admirateurs passionnés de la Russie, et l’on n’attribue point à d’autre cause son refus de sanctionner une constitution, pourtant si favorable au principe d’ordre et de conservation. Le roi a pris en cette circonstance une détermination qui a été vivement applaudie en Danemark. Il a privé le prince Ferdinand du commandement dont il était investi, et a infligé ainsi à sa conduite une marque publique de désapprobation. On ne peut que louer la résolution du roi, mais nous sommes frappés en même temps de voir quelles racines l’influence russe a jetées partout autour des trônes ; en songeant que tant d’efforts faits par notre diplomatie et par nos armes n’ont pu parvenir encore à détruire cette influence sur le continent, on se demande ce que serait devenue l’Europe, si une énergique résistance n’avait été opposée aux dernières prétentions affichées par la Russie, et si l’on n’avait reporté sur son territoire la terreur qu’elle croyait pouvoir inspirer.
Voyais plutôt la Grèce ! Que n’ont pas fait les puissances occidentales pour la soustraire à l’action de la diplomatie russe ! L’empereur Nicolas lui-même a dévoilé le secret de sa politique à l’égard du royaume de Grèce en déclarant qu’il s’opposerait à tout ce qui serait propre à en faire un état sérieux. Néanmoins la cour d’Athènes demeure attachée avec opiniâtreté à cette politique qui veut sa perte. En occupant le Pirée, la France et l’Angleterre avaient indiqué au roi Othon les hommes qui leur paraissaient le plus aptes à rétablir l’ordre au dedans et les relations régulières avec l’empire ottoman. On sait la sourde hostilité que ce ministère a rencontrée depuis son avènement au pouvoir, malgré les services incontestables qu’il a rendus au pays. Dans l’état où la participation de la plupart des chefs de l’armée hellénique à l’insurrection de l’Épire avait placé le royaume, la tâche la plus difficile et la plus importante était incontestablement celle du ministre de la guerre. Une complète anarchie régnait parmi les troupes. Les aides de camp du roi avaient ostensiblement donné leur démission pour se rendre en Épire et en Thessalie, afin t’insurger les populations. L’insurrection avait promptement tourné au pillage, et la contagion de l’exemple n’avait été que plus puissante sur les soldats. De là des désertions que le gouvernement s’était mis dans l’impossibilité d’empêcher, et une désorganisation complète de l’armée hellénique. Bientôt tous ces prétendus libérateurs de l’Épire et de la Thessalie, chargés des dépouilles de ceux qu’ils avaient annoncé l’intention de délivrer, durent rentrer sur le territoire hellénique devant les troupes ottomanes, et dès lors ces officiers supérieurs qui avaient déposé leur commandement, ces soldats qui avaient déserté leur drapeau avec l’assentiment de la cour, inondèrent la Grèce d’une foule de brigands en disponibilité. Il avait fallu mettre fin au brigandage et réorganiser l’armée. Un homme résolu, le général Kalergi, s’en était chargé ; c’était un premier tort aux yeux de la cour : il réussit, ce fut un tort plus grave encore, et le roi a su habilement profiter d’une parole imprudente du général pour l’éloigner du pouvoir. La retraite du général Kalergi a entraîné' celle du cabinet tout entier.
Cette crise, qui dure depuis deux mois environ, parait avoir ému la Bavière ; mais est-il vrai, comme on l’a prétendu, que la Bavière, la Prusse et l’Autriche aient cru pouvoir offrir aux puissances occidentales leur médiation pour arranger le différend survenu entre le roi Othon et le général Kalergi ? Nous ne pensons pas qu’il ait pu rien se passer de semblable. D’abord, en supposant que la Bavière ait eu réellement l’intention de faire une proposition de ce genre, et que la Prusse ait consenti à l’appuyer, il est pour le moins fort invraisemblable que l’Autriche, alliée des puissances occidentales, eût songé à prendre un rôle de médiation dans une affaire qui touche par un côté aux intérêts généraux de l’alliance, — à s’associera une démarche qui aurait eu aussi peu de chances d’être favorablement accueillie. On peut donc affirmer a priori qu’il n’y a point eu, qu’il n’a pu être proposé de médiation officieuse ou officielle entre les puissances occidentales et le roi Othon au sujet de la dernière crise ministérielle. Les cabinets de Paris et de Londres, tout en conseillant à ce prince de mettre les intérêts du pays et ceux de ses relations avec l’Angleterre et la France au-dessus de susceptibilités personnelles, se sont, sans aucun doute, abstenus avec soin de toute pression. C’est dans la pleine liberté de ses résolutions et sous sa responsabilité que sa majesté hellénique s’est séparée d’un cabinet qui offrait au pays et aux puissances des gages de sécurité. On manque encore de données certaines sur le personnel du nouveau ministère ; mais, quel qu’il soit, la France et l’Angleterre ont des devoirs à remplir envers elles-mêmes. Comme alliées de la Porte, elles ne peuvent pas admettre que le gouvernement grec sorte de la ligne de conduite qu’elles lui ont tracée en occupant le Pirée ; comme protectrices du royaume, elles ont incontestablement le droit de l’exiger. C’est un droit que la France, pour sa part, a payé environ cent millions depuis vingt-cinq ans.
Les troupes autrichiennes continuent à occuper les principautés. C’est un fait qui constate réellement l’alliance du cabinet devienne avec la Porte-Ottomane et les puissances occidentales. Il a donc pour nous sa valeur, et l’a eue surtout quand il s’est accompli ; mais peut-être n’a-t-il pas été non plus inutile à la Russie, dont il a rendu les forces plus disponibles pour défendre Sébastopol, puis, en désintéressant l’Allemagne, il a encouragé et créé le maintien de cette froide neutralité à laquelle la publique russe, faisant de nécessité vertu, bornait ses prétentions. Quoiqu’il en soit, l’état actuel des choses en Moldo-Valachie est un provisoire dont les deux provinces s’arrangent assez mal. Les Autrichiens ne s’y sont pas fait aimer. On leur trouve la main lourde, et les populations ne les voient pas sans défiance se mêler de tous leurs intérêts, peser sur l’administration, multiplier leurs rapports, et chercher à prendre racine dans le pays. On sent que pendant leur séjour il ne peut être pris aucune grande mesure, qu’aucune institution ne peut se fonder, qu’aucune amélioration considérable ne peut être sérieusement discutée. En effet, la coexistence de trois autorités, celle des princes qui sont rentrés en possession du gouvernement, celle des Autrichiens, et l’autorité de la Porte, dont on doit tenir un certain compte, est nécessairement une source féconde de tiraille mens qui paralysent la marche des affaires. Aussi les esprits sont-ils très agités à Bucharest et à Jassi, et le malaise va-t-il croissant à mesure que, le rétablissement de la paix devenant plus incertain, l’organisation définitive des principautés parait aussi s’éloigner davantage. On se demande donc s’il ne serait pas utile de donner dès à présent à la Moldo-Vaiachie et à la Servie, où la situation est également très tendue, un témoignage du sérieux intérêt que leur portent les alliés de la Turquie, en remettant au moins à l’étude les questions multiples qu’embrasse cette organisation sous la garantie d’un protectorat collectif. Nous aimons d’ailleurs à reconnaître que dans ces derniers temps l’Autriche a profité du pouvoir réel qu’elle exerce sur le Bas-Danube pour prendre des mesures fort utiles à la navigation de ce grand fleuve, mesures qui resteront acquises au commerce, et qu’il ne faut pas juger à un point de vue étroit. Si elle devance, en les prenant, les désirs de la Porte-Ottomane, l’Autriche ne sert pas moins ses intérêts que les intérêts généraux de tous les pavillons européens dans la Mer-Noire, et montre qu’elle ne craint pas de froisser les prétentions des Russes, qui la regardent faire sans risquer la moindre représentation.
Un journal qui est une puissance en Europe disait récemment, en termes familiers, que la Turquie, arrachée aux convoitises russes, « n’en était pas moins sur sa dernière jambe, » Turkey is on its last leg, c’est-à-dire que le problème intérieur était toujours à résoudre pour elle, et qu’il se compliquait plus que jamais. C’est vrai, et pourtant nous espérons qu’à force de bonne volonté chez tous ceux qui peuvent contribuer à cette grande œuvre, l’empire turc se régénérera par l’infusion de principes nouveaux, dont l’adoption ne trouve plus de résistance sérieuse parmi les hommes distingués qui entourent le sultan, et dont on peut dire que la cause est gagnée dans la tête du corps qu’ils doivent fortifier et rajeunir. Seulement il faut des mains légères pour conduire à bien cette difficile entreprise, et on n’est que trop fondé à douter qu’avec les intentions les plus respectables assurément, tous ceux qui sont appelés, par leur caractère comme par leur position, à exercer une grande influence sur le succès de ce travail délicat, y apportent des habitudes d’esprit et des moyens d’action également heureux. Cette observation, nous n’avons pas besoin de le dire, s’applique surtout à lord Stratford de Redcliffe, dont les rapports avec le sultan ne se sont pas améliorés, et dont la personne est devenue une des plus grosses difficultés, presque un danger de la situation à Constantinople. L’âpreté qu’il met à poursuivre ceux dont il s’est déclaré l’ennemi n’a d’égale que l’ardeur avec laquelle, il soutient ceux qu’il prend sous sa protection. Avec ce caractère, on est toujours ou vainqueur ou vaincu sur des questions qui paraissent de nature à froisser à chaque instant la susceptibilité du gouvernement auquel on doit des conseils bienveillans, mais qui a le droit de décider en matière d’administration intérieure, — et on ne conserve pas la sérénité impartiale de son propre jugement. Tout devient alors un sujet de lutte, et les mesures les plus simples prennent une fausse couleur qui les envenime.
Ainsi par exemple la Porte vient de destituer le patriarche grec Anthimos : on ajoute aussitôt que c’est le protégé de lord Stratford, et de bonne foi ou à mauvaise intention on dira qu’il a été frappé à ce titre. Que le patriarche Anthimos soit en effet le protégé de lord Stratford, la chose est possible ; mais qu’en le destituant, la Porte ait voulu être désagréable à l’ambassadeur d’une puissance aussi étroitement alliée avec celle que l’Angleterre, c’est ce que nous ne croyons pas, parce qu’elle a bien assez de la question engagée sur le nom de Méhémet-Ali. La vérité est au contraire que le patriarche, dont la corruption et les habitudes simoniaques ont révolté les moins scrupuleux à Constantinople, a été enfin sacrifié, après de longues hésitations, et pour ainsi dire à la dernière extrémité, au mécontentement général que sa conduite avait provoqué et à la réprobation unanime du synode. La rupture entre lui et les évêques ses subordonnés en était arrivée à un point qui ne permettait plus à la Porte de ménager en lui l’intérêt qu’il avait réussi à surprendre. Aussi serait-il souverainement injuste de considérer cet acte comme un nouveau grief qu’elle donnerait à lord Stratford ; mais c’est un incident qui démontre combien ce besoin passionné de prendre parti pour ou contre les personnes est compromettant pour un ambassadeur étranger, surtout dans un pays de basses intrigues comme la Turquie, et on ne peut se défendre d’un certain étonnement en voyant un homme aussi corrompu que le patriarche Anthimos honoré d’un bienveillant intérêt, qu’on exagère sans doute, quand l’ambassadeur d’Angleterre proteste qu’il ne poursuit dans Méhémet-Ali-Pacha qu’une corruption dont les preuves seraient peut-être plus difficiles à fournir. Néanmoins, hâtons-nous de le dire, l’union de la France et de l’Angleterre demeure intacte sur le théâtre principal de leur action, grâce au sang-froid du représentant de la France et au bon esprit qui n’a pas cessé de l’animer ; Constantinople serait en feu, si M. Thouvenel avait les passions aussi vives et les allures aussi impérieuses que son collègue, et s’il était dans nos traditions diplomatiques de jouer aussi gros jeu sur des noms propres.
Aux États-Unis, la vie politique sommeille un peu en l’absence du congrès, et les quelques signes d’activité qu’elle donne se rapportent plutôt à l’avenir qu’au présent. Les partis s’occupent de régler leurs vieux comptes et se préparent à la prochaine élection présidentielle. Le cabinet essaie de se mettre d’accord, mais inutilement ; le parti Cushing et le parti Marcy sont aussi loin de s’entendre qu’auparavant, et c’est en vain aussi que les deux tractions du parti démocratique, les hardshells et les soft s/teits, ont tenté un rapprochement. Depuis quelques mois, la politique américaine est en pleine anarchie. Les know-nothing, qui marchaient pleins d’ardeur, qui s’opposaient, en phalange unie et compacte, aux vieux partis, de plus en plus morcelés, ont vu la division s’introduire dans leurs rangs à l’assemblée générale de Philadelphie. Cet insuccès n’a pas cependant redonné aux anciens partis la puissance qu’ils n’ont plus, et qu’ils cherchent inutilement à reconquérir. Au fond, les vieux noms de fédéralistes et de démocrates n’ont plus aucun sens, et en dehors de la politique nouvelle que les know-nothing cherchent à faire prévaloir, il n’y a plus aux États-Unis que deux tendances, la tendance aboli tioniste et la tendance annexionniste. Il s’agit de savoir laquelle des deux triomphera à l’élection du nouveau président.
Ce ne sera point l’abolitionnisme : la lutte relative à l’esclavage continue dans le Kansas avec plus de fureur que jamais, et se terminera, selon toute probabilité, par la défaite des abolitionnistes. Tous les esprits commencent à se troubler devant l’idée d’une rupture possible de l’Union, et les courages les plus bouillans, cela est trop visible, en viennent à faiblir. Orateurs et journalistes mettent dans le langage qu’ils tiennent sur cette éternelle et difficile question une modération qu’ils n’avaient point autrefois. L’Union essaie de sa sauver d’elle-même, d’échapper à ses querelles intérieures ; mais pour cela il n’y a qu’un moyen, c’est la politique d’expansion. C’est elle aussi qui prend le dessus de plus en plus, et malheureusement pour l’Amérique espagnole dans des circonstances singulièrement favorables aux projets des annexionisles du nord. Le gouvernement de l’Union semble avoir abandonné pour un temps la question de Cuba, comme trop difficile et créant aux États-Unis trop de dangers. Au moins c’est ce que la junte cabane a semblé comprendre, car elle s’est dissoute en annonçant publiquement que désormais les créoles ne compteraient plus que sur eux-mêmes pour conquérir la liberté, et qu’ayant été trop souvent trompés par les États-Unis, ils renonçaient à espérer d’eux aucun secours. Toutefois il y a des pays livrés à l’anarchie et pour ainsi dire sans défense, tels que le Mexique, qui sont une proie plus facile à dévorer. Là on ne rencontrera pas les trente mille hommes bien armés et disciplinés de l’Espagne ; on ne rencontrera pas de la part de la France et de l’Angleterre une action aussi décidée. Si rien ne peut sauver le Mexique de lui-même, il est clair qu’il est à la disposition du premier occupant, et il est dès ce moment trop probable que les prophéties de Santa-Anna s’accompliront. C’est du côté du Mexique que sont tournés en ce moment les regards des États-Unis pour y épier de nouveaux signes d’anarchie et de nouveaux pronunciamientos. Sans bouger, les Américains du Nord attendent l’heure où, las d’eux-mêmes, fatigués de leurs propres sottises et châtiés par leur propre indiscipline, les Mexicains viendront se jeter dans leurs bras.
L’abdication et le départ du général Santa-Anna ont été au Mexique plutôt le signal que le dénomment de la révolution. Quoique son pouvoir fût ébranlé de tous côtés par la révolte, il avait cependant contenu jusqu’au dernier moment l’explosion des passions anarchiques ; mais à peine eut-il repris le chemin de l’exil, que toute la république s’est vue livrée à la plus épouvantable confusion. Aux désordres de la capitale ont répondu, sur une foule de points, des désordres non moins grands dans les provinces. Désertion des troupes, assassinats et brigandages sur les routes, établissemens de mines dévastés et pillés par la populace du lieu associée à des bandes de prétendus insurgés, cris de mort poussés contre des Espagnols inoffensifs qui ne trouvent protection qu’à Mexico, partout la terreur et la consternation, tel est le triste tableau que présentent les dernières correspondances. Il est difficile de saisir au milieu d’un pareil chaos quelques élémens d’ordre, quelques idées de gouvernement. Nous allons cependant essayer de fixer les principaux traits de la situation.
À Mexico, le général d’artillerie Martin Carrera, désigné par Santa-Anna avec deux autres personnages pour former le pouvoir exécutif, a été ensuite seul appelé à exercer provisoirement les fonctions de président par une élection plus ou moins régulière, et maigre son impuissance et son peu de prestige, il travaille à se faire prendre au sérieux comme il parait s’y prendre lui-même, en convoquant un congrès et en invitant les divers chefs de La révolution à se réunir en conférence pour discuter leurs projets. Ces chefs sont nombreux, et ont publié chacun de leur côté des programmes qui ne s’accordent guère. Il y a le général Alvarez, celui qui depuis dix-huit mois se maintenait dans L’indépendance à Acapulco, bravant Santa-Anna dans des lettres curieuses qu’on publie actuellement à Mexico ; Comonfort, directeur ostensible du mouvement, qui a le plus contribué à la chute de Santa-Anna ; Vidaurri, homme considérable dans le nord-est du Mexique, qui depuis plus de trente ans est secrétaire de l’état de Nuevo-Léon ; des personnages plus obscurs, comme Santos Begolsardo, Plutarco Gonzalès, La Llave, unis qui n’en auront pas moins leurs prétentions. Nous serions, il faut l’avouer, bien embarrassés de dire quelle peut être la valeur de tous ces hommes ; mais il y a dans la révolution un nom qui nous est plus familier, celui de M. Haro y Tamariz, le premier ministre des finances dans le cabinet conservateur formé à son retour par Santa-Anna, et dont M. Alaman était l’âme. M. Haro passait alors pour un administrateur habile et intègre. Il avait résigné son portefeuille, disait-on, pour ne pas sanctionner des combinaisons financières ruineuses qui sacrifiaient la fortune de l’état aux agioteurs, et il avait laissé un million de piastres dans la caisse du trésor. Sa rupture avec Santa-Anna était de mauvais augure. Homme modeste et d’une prodigieuse activité, il avait aussitôt organisé contre lui une opposition des plus redoutables, et il avait su se dérober à toutes les poursuites. Il a donc aussi sa part, et c’est peut-être la plus grande, dans le travail qui a miné le terrain sous le gouvernement déchu, et il se proclame audacieusement « le premier chef du mouvement politique et régénéra leur de la république. » Aussi assure-t-on que tous les autres sont profondément blessés de cette ambitieuse prétention, et pour le perdre, on lui conteste, en rappelant son passé conservateur, le titre de chef de la révolution. Les démocrates purs l’accusent au contraire d’avoir levé à San-Luis de Potosi l’étendard de la contre-révolution, parce que son programme ou son plan, selon l’expression mexicaine, contient une promesse de protection à la propriété, au clergé, à l’armée et à toutes les classes de la nation. Ceux des autres chefs ne sont pas entachés d’une pareille faiblesse. Le plan de M. Haro semble aussi : le maintien du système centraliste, tandis que le rétablissement de la fédération, c’est-à-dire de l’indépendance presque absolue des états, est généralement au Mexique le mot d’ordre des vrais révolutionnaires. On prête sous ce rapport à Vidaurri les idées les plus avancées, car il ne viserait à rien moins qu’à former des trois états du nord-est une nouvelle république, étroitement alliée aux États-Unis, dont les institutions politiques et religieuses auraient toutes ses sympathies. On voit que la crise actuelle est d’une violence extrême, et qu’il y a pour ainsi dire plusieurs révolutions en présence. La pensée qu’a eue le général Carrera d’inviter les chefs à une conférence où ils chercheraient à s’entendre est donc très sage ; mais s’y rendront-ils, et s’ils s’y rendent, se mettront-ils d’accord ? Cet dont il est permis de douter, et on peut craindre que la guerre civile ne joigne bientôt ses horreurs à celles de l’anarchie, car le langage des organes des différentes factions est intolérant, leur esprit est exclusif, et il n’y a pas d’appel à la concorde, à la fusion des partis et des intérêts, à la conciliation des prétentions et des systèmes. Une réaction aveugle, des phrases sonores, des déclamations contre le tyran, voilà ce qui remplit les manifestes et les journaux. Ce sont les saturnales de la licence, et ce serait la fin de la nationalité mexicaine, si les États-Unis avaient comme gouvernement l’ambition que ne dissimule pas toute la partie aventureuse de la presse et de la nation. Néanmoins l’affaiblissement graduel du Mexique, la dissolution de son armée, l’anéantissement de ses finances, sont trop avantageux à l’influence américaine pour ne pas autoriser des soupçons, comme si le désordre n’était pas un fruit spontané du sol. Le Mexique a eu les institutions de la liberté sans en avoir les mœurs ; personne n’y supporte le despotisme, parce que tout te monde veut l’exercer, et les instincts conservateurs, qui existent là somme dans toute société civilisée, sont obscurcis par tant dépassions et déshonorés trop souvent par une corruption si profonde, qu’aucune révolution n’y est injuste ; mais toutes sont insensées, parce qu’aucune ne rendra le pays ni plus heureux, ni plus digne de l’être.
Nous avons trop souvent à enregistrer de nouvelles révolutions dans l’Amérique du Sud, heureux encore quand ces révolutions ne sont pas sanglantes et ne déchaînent pas tous les fléaux de la guerre civile sur le pays qui en est le théâtre ! La Bande-Orientale vient d’avoir la sienne, mais faible comme celle d’un corps épuisé, et probablement contenue dans les limites d’un désordre passager par la seule présence d’un corps d’armée brésilien, qui d’ailleurs a regardé faire avec le plus grand calme, parce qu’il n’y a pas eu de lutte pour ainsi dire, et que le gouvernement établi s’est vu tout de suite abandonné. La situation était très tendue depuis quelque temps, surtout depuis le rappel de M. Andrès Lamas, l’ex-ministre montévidéen au Brésil, dont le cabinet de Rio-Janeiro avait dû considérer la destitution comme une démonstration hostile à son adresse. Les esprits étaient donc agités, et alors le président Florès, dont les rapports avec l’impérieuse légation brésilienne étaient de plus en plus difficiles, ordonna une perquisition chez un les chefs de l’opposition, puis essaya de le faire arrêter ; mais cette tentative fut malheureuse. Quelques hommes s’armèrent, effrayèrent la garde du fort, qui est la résidence officielle du président, et se répandirent ensuite dans la ville en poussant les cris d’usage. Il n’en fallut pas davantage pour déterminer Florès à sortir de Montevideo, puis on négocia avec lui, et il aurait consenti à résigner ses pouvoirs, qui, jusqu’aux élections prochaines, seraient exercés par le président du sénat. Voilà jusqu’à présent, sauf plus ample informé, toute cette révolution, et Florès sera, de compte fait, pour cette année, le troisième chef d’un gouvernement légal qui aura été renversé ; le général Echenique au Pérou, le général Santa-Anna au Mexique, sont les deux autres. Nous n’avons pas la prétention d’expliquer les vrais mobiles pas plus que la portée de ces événemens. À Montevideo surtout, il n’y a pas de partis politiques, c’est-à-dire de systèmes de gouvernement en présence ; il n’y a que des personnalités rivales, et ces personnalités sont nombreuses, car tout homme qui a commandé une compagnie, qui a siégé dans une assemblée, qui a occupé pendant huit jours des fonctions quelconques, veut être général, président, ministre ou directeur de la douane, quoiqu’il n’y ait pas d’armée, que le gouvernement soit sans force et sans prestige, le trésor vide et le commerce paralysé. Malheureusement toutes ces misères, cette désorganisation chronique, cette impossibilité de rien fonder et de rien soutenir, conviennent trop bien aux vues traditionnelles du Brésil sur la Bande-Orientale, pour qu’on ne le soupçonne pas de voir avec satisfaction ces troubles sans cesse renaissans. Aussi toutes les correspondances de Montevideo s’accordent-elles à reconnaître qu’on accuse la politique brésilienne de fomenter la révolution pour user successivement tous les hommes, déconsidérer toutes les opinions, et amener la population, par l’excès de ses maux, à se remettre à la discrétion de ses voisins. Mais n’est-ce pas une question sur laquelle on aurait quelque chose à dire en Europe ? L’indépendance et la nationalité de la Bande-Orientale sont, une création médiocrement heureuse de la politique anglaise, et dont nous avons acquis plus tard le droit de garantir l’existence. L’extension de l’empire brésilien jusqu’à l’Uruguay et à la rive gauche de la Plata peut donc devenir un objet de discussion. Cependant nous dirons toute notre pensée. L’Angleterre et la France serviraient bien mal les intérêts du peuple oriental, et par suite ceux de leur commerce dans ce pays, en s’opposant purement et simplement à son absorption par ses voisins ; ce serait consommer sa ruine. Il faut une protection plus efficace, des conseils, des secours, une intervention bienveillante dans ses affaires. L’isolement absolu n’est plus possible pour la république de Montevideo. Que les Brésiliens se retirent, aussitôt la guerre civile éclate, et au milieu du désordre qui l’accompagne, l’élément brésilien poursuit la conquête, déjà fort avancée, de l’intérieur du pays, au profit duquel toute la zone du littoral est appauvrie, comme M. Andrès Lamas, — qu’on suppose pourtant l’instrument du cabinet de Rio, —le lui a reproché dans des mémorandums confidentiels, dont il vient de publier des extraits singulièrement instructifs sur le résultat pratique de l’alliance brésilienne. Si la Bande-Orientale doit continuer à vivre indépendante, il est donc nécessaire que des puissances désintéressées lui viennent en aide pour quelques années, afin que sous leur impartiale médiation le pays rétablisse son agriculture et son commerce, au lieu de se déchirer. Si au contraire cette médiation est trop difficile à organiser, que Montevideo se rattache à la Confédération Argentine ; c’est le seul parti sensé qu’il ait à prendre. Ou si les absurdes passions qui tendent partout dans l’Amérique du Sud à fractionner les associations naturelles de même race en groupes de plus en plus petits éloignent encore les Orientaux des Argentins leurs frères, qu’on les laisse se jeter franchement dans les bras du Brésil. Le Brésil cessera de ruiner l’Uruguay quand il en sera maître. Mais quoi !… On ne jouerait plus tous les ans à la révolution !
De son côté, le gouvernement de la Confédération Argentine vient d’accréditer, un représentant officiel à Paris et à Londres. C’est M. Alberdi, littérateur et publiciste distingué, qui jeune encore a figuré dans les rangs de l’émigration de Buenos-Ayres par son ardeur à combattre le despotisme du Général Rosas. M. Alberdi est le théoricien de la constitution des treize provinces qui, sous la présidence du général Urquiza, ont jusqu’à présent réussi à maintenir leur cohésion, et ont droit à la sympathie des puissances maritimes par la bonne foi avec laquelle elles cherchant à développer le principe fécond de la libre navigation du Parana et de ses afiluens. Cependant il ait bien désirable que le gouvernement de Buenos-Ayres, secouant les traditions d’un monopole suranné, qui sont aussi, chose remarquable, les traditions du système de Rosas, confondit ses intérêts avec ceux de la majorité nationale dont il s’est séparé. Un grand avenir serait réservé à ce beau pays, si l’union se rétablissait sous les auspices d’une administration libérale et éclairée, dont les élémens existent dans les deux foyers de sa vie politique. Nous savons que c’est le rêve de plusieurs bons esprits tant à Buenos-Ayres qu’au Parana, et si des préjugés anciens ne s’en mêlaient pas, il devrait prochainement s’accomplir.
Ne craignons pas de le répéter : la musique a joué un bien triste rôle pendant les six mois qu’aura duré l’exposition universelle. Absente de ce grand bazar des produits de l’esprit humain à cause de la nature particulière de son objet, la musique n’a pas trouvé dans les théâtres qui lui sont exclusivement consacrés un dévouement plus éclairé. Devant cet immense concours d’étrangers, l’opéra n’a donné que deux ouvrages, les Vêpres siciliennes et le Prophète, oubliant qu’il était de son devoir de faire connaître tous les chefs-d’œuvre de son répertoire : Robert, les Huguenots, Moïse, le Comte Ory et Guillaume Tell, qu’on n’a pas représenté une seule fois ! À l’Opéra-Comique, on n’a pu entendre que l’Étoile du Nord et Jenny Bell, exécutés aussi médiocrement que possible. Il faut rendre cette justice à M. le directeur de l’Opéra-Comique, qu’il connaît les goûts de son public et qu’il sait s’y conformer en transformant trop souvent le théâtre de Grétry, de Boïeldieu, de Méhul et d’Hérold en une succursale du Gymnase ou du Vaudeville. Au moins le Théâtre-Lyrique a-t-il eu le bon esprit de fermer ses portes. Il n’est pas jusqu’à la Société des Concerts qui n’ait failli à ses devoirs. N’aurait-il pas été digne, en effet, du premier orchestre du monde de donner une douzaine de concerts où l’Américain du sud et du nord, l’Indien, le Chinois, le Turc, l’Arabe, les représentans de toutes les races du globe auraient pu se faire une idée des chefs-d’œuvre d’Haydn, de Mozart, de Beethoven, de Weber et de Mendelssohn ? Il est vrai que, pour nous consoler de tant de mécomptes, on nous a donné tout récemment à l’Opéra un ouvrage en trois actes, Sainte Claire, dont le sujet est tiré d’un épisode dramatique de l’histoire de Russie. S’il fallait s’en rapporter au bruit public, cet opéra, qui ne se recommande ni par l’intérêt de la fable, ni par le style de l’écrivain qui s’est efforcé de l’approprier à notre langue, serait dû, pour la partie musicale, aux loisirs d’un prince souverain de la confédération germanique ! Nous avons trop de respect pour les têtes couronnées en général pour admettre une telle supposition. Qu’un prince, et surtout un prince souverain, aime les arts, qu’il les protège et les cultive même dans l’intérieur de sa cour pour se distraire des soucis du pouvoir, rien de plus louable, et cela s’est vu souvent, particulièrement en Allemagne ; mais il y a une différence sensible entre un amusement de dilettante qui n’implique pas de prétention et la recherche de la gloriole d’artiste La vanité sort toute vivante du cerveau d’un poète ou d’un compositeur auguste qui se fait jouer sur un théâtre public. Louis XIV a dit sur les inconvéniens qui résultent pour un prince de ses prétentions avouées au bel esprit des paroles dignes de son grand sens. Si l’opéra de Sainte Claire avait été exécuté sur un théâtre particulier ou dans une fête de cour, il y aurait à relever quelques qualités estimables dans la musique, qui est une imitation assez malheureuse de la manière, de Meyerbeer. Sur la première scène lyrique de l’Europe, la partition de Sainte Claire a dû nécessairement être jugée plus sévèrement. Aussi sommes-nous persuadé qu’il y a un mystère là-dessous, peut-être la trahison de quelque vieux maître de chapelle obscur qui aura voulu se procurer l’insigne honneur d’être chanté à Paris, en usurpant le nom d’un prince libéral dont toute l’Allemagne estime le caractère.
Le Théâtre-Italien a bravement ouvert ses portes le 2 octobre dernier. Il faut d’autant plus louer l’administration nouvelle de cette ponctualité à se présenter devant le public parisien, que le personnel de la troupe qu’elle a pu mettre en ligne de bataille n’est certes pas de premier ordre. C’est par le Moïse de Rossini qu’on a inauguré la saison, qui menace d’être laborieuse et difficile, si l’on ne parvient à vaincre la tiédeur des dilettanti pour un théâtre qui a fait pendant trente ans leurs délices. Nous n’insisterons pas sur les causes bien connues de ce changement de fortune ; c’est le destin et M. Verdi qui ont fait au Théâtre-Italien ces tristes loisirs. Il faudrait être bien infatué de la grande niaiserie du progrès universel et continu qui a cours aujourd’hui, pour nier qu’en fait de musique nous soyons dans un état de complète misère. En Allemagne, on discute les théories bouffonnes de M. Wagner, et on écrit des volumes d’esthétique sur ses opéras barbares, où l’inanité des idées le dispute à la grossièreté de la forme. En Italie, il n’y a que des concetti, une vanité nationale qui aveugle les meilleurs esprits, et Les opéras de M. Verdi, qu’on a pris pour un homme de génie et un grand maître. En France, nous vivons des charmans radotages de quelques Anacréons qui, pour avoir des cheveux blancs, n’ont pas cessé de se couronner de roses et de chanter l’amour. Tous les matins, les vrais amateurs se demandent, comme les Athéniens du temps de Démosthène : Qu’y a-t-il de nouveau ? Sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? — Rien, rien que le vent qui tournoie et le soleil qui poudroie ! Dans cet état de pénurie, ce qu’il y aurait de mieux à faire pour le Théâtre-Italien, ce serait de prendre tout simplement les chefs-d’œuvre de Mozart, de Cimarosa, de Rossini, de Bellini et de Donizetti, entremêlés de quelques ouvrages de second ordre, tels que le Cantatrici Villane, la Prova d’un operaseria, la Serva padrona de Paisiello. — Vous en parlez bien à votre aise, pourrait-on nous répondre, et où donc sont les chanteurs capables d’exécuter il Matrimonio segreto, le Nozze di Figaro, don Giovanni, et même don Pasquale, depuis que Lablache, Mario, Ronconi, la Grisi ou Mme Bosio ne sont plus, à Paris ? Est-ce avec les virtuoses formés à ce qu’on appelle l’école de M. Verdi, qui ne savent pas lier deux sons ni faire une gamme sans courir le risque de s’étrangler, que vous ferez entendre la langue exquise de Mozart, de Cimarosa et de Rossini ? Courbe donc la tête, Sicambre ! c’est à l’exposition des machines qu’il faut aller, si tu veux être fier de ton siècle ; mais reconnais en même temps que tu as perdu le sens des choses divines !
L’exécution de l’admirable partition de Mosé, qui est le Moïse nouveau que Rossini a refait pour la scène de l’Opéra avec le prodigieux finale du troisième acte, a été médiocre, pour ne pas employer de mot plus sévère. Mme Fiorentini, qui n’est plus de la première jeunesse, et qui n’a jamais été d’ailleurs qu’une seconda donna, a montré son insuffisance dans le rôle d’Anaïde. Sa voix serait encore assez belle, si le style et le sentiment ne lui faisaient entièrement défaut. M. Carrion est un ténor espagnol dont l’organe ne manque ni de flexibilité ni de charme : il rappelle par le timbre de sa voix et certaines allures de sa personne Adolphe Nourrit, dont il est loin de posséder le goût et l’intelligence dramatique. On s’aperçoit du reste que M. Carrion a fait son éducation sur des théâtres secondaires, car il a contracté le défaut de concentrer toutes ses forces sur certaines notes culminantes, qu’il attaque comme un bastion d’où dépend le succès du morceau, laissant le reste de la phrase dans une pénombre où l’auditeur ne peut le suivre. Ce procédé violent et commode dispense d’avoir du style et de préparer ses effets avec la savante économie qui est la première qualité d’un virtuose. C’est ainsi que M. Carrion gaspille l’effet si bien ménagé de la belle phrase ascendante du fameux duo du second acte :
Non merta più consiglio,
Il miseio mio stato !
Au lieu d’atteindre sans effort le si supérieur et de redescendre par cette chaîne de triolets que Rubini faisait jaillir comme autant de larmes sonores (qu’on nous pardonne ce concetto emprunté au vieux romantisme), M. Carrion s’élance à l’assaut de cette note lumineuse comme un chasseur d’Afrique sur la tour Malakof ; mais il n’atteint pas au but, et retombe dans la tranchée en bredouillant. Son partner, M. Everardi, qui, au conservatoire de Paris, où il a été élevé, s’appelait Éverard, son véritable nom, est bien mieux inspiré dans le rôle de Pharaon. D’un physique distingué, dirigeant avec goût une voLx de baryton assez étendue, qui pourrait être, comme disent les Italiens, plus pastosa, M. Everardi chante sa partie dans le duo que nous venons de citer, parlar, spiegar, avec un talent réel. Il varie la composition de ses ricami ou broderies, dont il respecte le rhythme intérieur, chose assez rare pour être remarquée. Aussi M. Everardi a-t-il été accueilli par le public avec une faveur méritée. M. A. Angelini possède aussi une fort belle voix de basse qui sied au personnage de Mosé, dont il a dit certains passages, particulièrement l’invocation du second acte : Eterno, immenso, incomprensibil Dio ! avec succès. Le personnage secondaire de Sinaïde est rempli par une jeune cantatrice, Mme Pozzi, qui a du goût, de la facilité et assez de talent pour aspirer à des rôles plus importans, si sa voix de soprano avait un peu plus de force et d’éclat. À la rigueur, les artistes que nous venons de mentionner auraient été suffisans pour donner une idée du chef-d’œuvre qu’ils ont choisi pour leurs débuts, s’ils avaient la tradition de cette musique, qui exige autant de bravoure que d’intelligence. Tous les morceaux d’ensemble, à commencer par le quintette celeste man placata jusqu’à la prière sublime qui termine la pièce, ont été chantés trop vite et avec une sécheresse qui n’est pas ordinairement le défaut des chanteurs italiens, même les plus médiocres. Nous signalons ce défaut capital au chef d’orchestre, M. Bottesini, qui est un musicien de mérite et un virtuose remarquable sur la contrebasse, à ce que l’on assure.
L’exécution de la Cenerentola, que le Théâtre-Italien a reprise tout récemment après trois représentations peu fructueuses de Mosé, a été beaucoup meilleure, et donne lieu d’espérer qu’avec du soin et de la vigilance la nouvelle troupe réunie par M. Calzado surmontera les difficultés de la situation. Le public ne demande pas mieux que de s’amuser, et quand on lui offre un attrait de bon aloi, on est à peu près certain de son concours. Mme Borghi-Mamo, que nous connaissons de l’année dernière, où elle s’est révélée dans le fameux duo de Matilde de Shabran, qu’elle chantait d’une manière si exquise avec Mme Bosio, et puis dans il Trovatore de M. Verdi, vient d’aborder le rôle de la Cenerentola, dans lequel Mme Alboni a laissé de si charmans souvenirs. Eh bien ! Mme Borghi-Mamo, dont la voix de mezzo soprano n’a pas la puissance et le mordant qui caractérisent le beau contralto de Mme Alboni, lui est de beaucoup supérieure par le goût, le sentiment et la distinction du style. Elle a dit à ravir le joli duo avec Ramiro au premier acte, et s’est fait applaudir dans l’introduction du finale, ainsi que dans le rondo, où l’Alboni déployait toutes les ressources d’une vocalisation luxuriante, qui était bien plus un don de la nature qu’une conquête de l’art. Nous parlons, hélas ! au prétérit, car il est arrivé à Mme Alboni ce que tout le monde a remarqué chez Mlle Rachel : elle a perdu à voyager et à chanter dans toutes les langues de l’Europe la moitié de son talent et cette délicatesse de timbre qui lui tenait lieu de sentiment. Mme Borghi-Mamo nous la fera promptement oublier, car sa voix, plus flexible qu’on ne pouvait l’espérer d’abord, est dirigée par un goût qui laisse souvent peu à désirer. Mme Borghi-Mamo a été fort bien secondée par M. Carrion, qui a été plus heureux dans le rôle de Ramiro que dans celui d’Aménophis, bien que les défauts de précipitation et de bredouillement que nous lui avons déjà reprochés y soient tout aussi choquans, et par M. Everardi, qui a chanté avec beaucoup de brio la partie si difficile de Dandini. Si ce jeune virtuose, qui est doué d’un physique vraiment agréable et d’une voix de baryton très flexible, parvient à modérer un excès de zèle et de bonne volonté qui lui fait souvent dépasser le but, il peut devenir un buffo cantante de premier ordre. M. Zucchini, qui débutait dans le rôle de don Magnifico, où Lablache a laissé son empreinte de lion quando si posa, a été accueilli avec faveur, et bien que sa voix ne soit pas précisément une basse, elle est suffisante, et l’artiste rachète ce défaut de nature par un excellent masque d’une pantomime expressive. On a fait répéter le duo du second acte, un segreto d’importanza, ainsi que l’admirable sextuor : Quest è fin nodo avviluppato, qui vaut à lui seul tout un long poème. Quelle musique ! s’écriait-on de toutes parts dans la salle, et qu’on est heureux de pouvoir encore l’entendre avant d’être complètement envahis par les barbares, qui sont à nos portes !
Le théâtre de l’Opéra-Comique, qui ne prodigue pas les nouveautés, vient de rompre le silence, qu’il garde depuis six mois, par un petit ouvrage en un acte, Deucalion et Pyrrha, qui remonte au déluge et qui ne brille pas précisément par la gaieté. La musique, qui est l’œuvre d’un compositeur connu. M. Montfort, dont on a laissé morfondre depuis dix ans le talent délicat, ne fait pas oublier les défauts de la fable. Nous y avons cependant remarqué un duo très bien conçu, et chanté avec esprit par M. Mocker et Mme Lemarcier, les deux seuls personnages de la pièce.
Après un repos de deux mois, le Théâtre-Lyrique a fait sa réouverture par la reprise de Marie, l’un des trois chefs-d’œuvre d’Hérold. Hélas ! pourquoi réveiller les morte, si c’est pour les martyriser et les exposer à la risée des générations nouvelles ! Le même soir où les élèves récemment couronnés par le Conservatoire estropiaient à l’envi les ravissantes inspirations du meilleur musicien de l’école française, on donnait aussi un petit ouvrage en un acte, Une Nuit à Séville, dont la musique facile est le premier essai d’un jeune compositeur, M. Frédéric Barbier. Ce sont là les adieux de M. Perrin au Théâtre-Lyrique, qu’il a dirigé pendant un an sans grand profit pour ses intérêts et au détriment de l’art, qui vit de concurrence et de liberté.
Il y a deux choses qui ne manqueront jamais à la France : ce sont des soldats pour la défendre et des chansons pour la divertir. Les uns y poussent aussi facilement que les autres, en pleine terre et sans culture. Le moindre rayon de soleil qui tombe sur cette longue voie triomphale de la gaieté parisienne qu’on appelle les boulevards y fait germer des théâtres de vaudeville, et, à moins que l’autorité ne promène de ce côté son râteau, on les voit croître et prospérer en peu de temps. Deux nouveaux théâtres de ce genre se sont élevés depuis un an, — les Folies-Nouvelles au boulevart du Temple, et les Bouffes-Parisiens dans un coin modeste des Champs-Élysées. Tous les deux font d’excellentes affaires. La musique, qu’on tolère, mais qu’on n’aime pas, est trop heureuse qu’on lui permette de monter en croupe d’un refrain égrillard et de servir d’accessoire aux lazzis d’un pierrot ou d’un arlequin aviné. C’est parce que nous avions entendu dire qu’on faisait parfois un peu de musique aux Bouffes-Parisiens, dirigés par M. Offenbach, que nous nous y sommes aventuré. « L’amour rend toute chose légère, » a dit l’auteur de l’imitation.
M. Jacques Offenbach, qui est le directeur et le compositeur ordinaire du théâtre des Bouffes-Parisiens, est un artiste d’esprit qui a bien compris l’époque et le pays où le ciel l’a fait naître. Il s’est dit un beau jour, en sautant dans la carrière un violoncelle à la main : — Que faire pour devenir célèbre ? Je n’ai pas le talent sévère et contenu de Franchomme, le charme et la morbidezza qui caractérisent M. Batta, et il faut abandonner l’espoir d’atteindre Servais, qui est dans son genre un virtuose de génie. Si je produisais sur le violoncelle les effets d’un tout autre instrument, de la petite flûte par exemple, voire du mirliton, instrument trop dédaigné ! cela étonnerait les trois quarts de mes auditeurs, qui s’écrieraient comme du temps des Lettres persannes : « Comment peut-on être persan on jouer du mirliton sur Le violoncelle ! » Les prévisions de M. Offenbach se réalisèrent de point en point et dépassèrent même ses espérances. Il eut pour lui les rieurs et les petits journaux, qui trouvèrent son invention piquante et le poussèrent jusqu’au Théâtre-Français, dont il fut nommé chef d’orchestre. Une fois ancré dans la maison de Corneille et de Molière, comme dit M. Janin, M. Offenbach s’en donna à cœur joie. Il fit des ouvertures, des polkas, des mazurkas et des marches funèbres pour la cérémonie du Malade imaginaire, et dans les entr’actes, entre une scène de Tartufe ou de Polyeucte, il joua de la petite flûte sur le violoncelle, au grand contentement de toute la bande joyeuse des fantaisistes. Enfin, après avoir prêté son esprit à La Fontaine, dont il a mis quelques fables en musique, toujours d’une manière piquante, c’est-à-dire en faisant hurler l’agneau et chanter le loup, M. Offenbach tomba de succès en succès aux Bouffes-Parisiens, dont il est le fondateur et Le compositeur plus qu’ordinaire. Telle est l’histoire de l’auteur des Deux aveugles, du Violoneux et de Madame Papillon, scènes drolatiques qui attirent aux Bouffes-Parisiens tous les vaudevillistes et les chansonniers de Paris et de la banlieue. À Dieu ne plaise que nous nous montrions plus sévère que la chose ne le comporte, et que nous refusions à M. Offenbach une certaine facilité d’entrain, de la gaieté, et parfois quelques tournures mélodiques qui ne sont pas dépourvues de sensibilité ! La scène des Deux aveugles est chaudement rendue par un rhythme saillant et coloré comme un chapitre de roman picaresque ; il y a du sentiment dans le Violoneux, et les couplets : Conscrit ! conscrit ! sont de bon aloi et de meilleur goût que tout ce que chante Madame Papillon, vraie parade de la foire. Que M. Offenbach ne se fasse donc pas trop d’illusion sur la valeur des éloges qu’on lui prodigue, et qu’il s’efforce d’agrandir et d’épurer le filon qu’il a rencontré. Sa phrase mélodique ne vient pas toujours à terme, ses rhythmes manquent souvent d’aplomb, ils restent suspendus en l’air comme les bras et les jambes des fantoccini, et mais l’engageons surtout à être plus sévère dans le choix des canevas qu’il veut réchauffer des sons de sa musette. Il n’y a pas de succès durable pour un spectacle où ne peut aller la bonne compagnie.
Contrairement à toutes les prévisions, les concerts ont été assez rares pendant les six mois qui viennent de s’écouler. MM. Vieuxtemps et Servais ont fait une courte apparition à Paris, où ils ne se sont fait entendre qu’une seule fois, à l’hôtel d’Osmond, au grand déplaisir de leurs nombreux admirateurs. M. Sivori, qui a passé l’été dernier à Paris, nous tient rigueur et n’a pas daigné rompre le silence qu’il garde depuis si longtemps. Un pianiste allemand, M. Stein, que les vicissitudes de la guerre ont fait sortir de la Russie, où il était établi depuis plusieurs années, nous a donné deux séances d’improvisation où il a déployé un véritable talent. L’exercice musical qu’on appelle l’improvisation sur le piano n’est pas un si grand miracle, qu’il puisse exciter une bien vive admiration. Il ne s’agit après tout que de savoir combiner quelques idées qu’on vous présente, de les faire entendre d’abord isolément en les développant, et puis de les réunir dans un contre-point final. C’est L’œuvre d’un virtuose et d’un harmonise exercé. M. Stein a montré de la facilité dans ce genre, beaucoup trop vanté en Allemagne. Une autre pianiste, Mme Pleyel, a eu le courage de venir affronter l’indifférence du public pour toute autre distraction que celle qu’il trouve à l’exposition universelle. La célèbre virtuose s’est fait entendre deux fois dans la salle de M. Herz sur un piano magnifique, mais ce n’est pas, — il faut le dire, et nous notons le fait sans y insister, — ce n’est pas sa toilette élégante et printanière, ni son beau talent qui ont le plus étonné les auditeurs peu nombreux venus pour assister à ces deux séances.
On sait qu’il existe en Allemagne et dans la Belgique un grand nombre de sociétés chantantes. La plus célèbre de ces réunions chorales est celle de Cologne, qui a été fondée en 1842 par M. Frantz Weber. Riche d’une nombreux répertoire qu’elle a fait entendre tour à tour à Gand, à Bruxelles, à Düsseldorf et à Anvers, la société chorale de Cologne, après avoir visité l’Angleterre, où elle a obtenu un très grand succès, nous est apparue récemment à Paris et s’est produite dans plusieurs séances qu’elle a données dans la salle de M. Herz et dans une représentation extraordinaire à l’Opéra. Il serait difficile d’entendre quelque chose de plus parfait comme ensemble. Composé de soixante dix à quatre-vingts voix d’hommes, ce chœur manœuvre comme un bataillon bien discipliné, avec une précision de rhythme et une justesse d’intonation merveilleuses. Cette extrême précision et cette justesse, qui semblent moins le résultat de l’art que celui d’une machine bien organisée, finissent à la longue par devenir monotones et produisent la satiété. Parmi les morceaux chantés par la société chorale de Cologne, nous avons remarqué un chœur de Kücken, les Jeunes Virtuoses ; un autre de Reicher, Spaniche canzonetta, et un très beau nocturne concertant de Mendelssohn, Sur l’eau, paroles de M. Henri Heine. Le succès qu’a obtenu la société chorale de Cologne eût été plus grand et plus fructueux pour l’entrepreneur M. Mitchell de Londres, si on avait pu encadrer ces chœurs, toujours sans accompagnement, dans un programme de concert plus varié.
Claudite jam rivos, pueri : sat prata binerunt.
L’ESPAGNE MODERNE, par M. Charles de Mazade[1]. — Nos lecteurs reconnaîtront dans ce livre une suite d’études qu’ils ont remarquées dans la Revue[2]. Depuis que ces études ont paru, une révolution a éclaté en Espagne. Les hommes que M. de Mazade avait vus à la tête des affaires sont rentrés dans la vie privée, un grand nombre a quitté La Péninsule ; mais le gouvernement seul a été renouvelé. Le caractère de la nation, ses idées, ses passions, les forces mêmes des partis qui se disputent le pouvoir depuis si longtemps, rien de tout cela n’est changé, et le livre de M. de Mazade reste encore le meilleur guide pour ceux qui veulent être au courant de ce qui se passe de l’autre côté des Pyrénées. Plein de sympathie pour le peuple espagnol, comme tous ceux qui Tout connu, l’auteur se montre un juge toujours impartial, quelquefois peut-être un peu indulgent. Il croit au bien, il le cherche, le découvre sans peine et se plait à le mettre en lumière, il ne déguise pas les fautes commises par le parti politique qui à ses justes prédilections, mais il apprécie les bonnes intentions, les illusions généreuses, l’honorable crédulité d’hommes nouveaux dans la science de gouverner. Si M. de Mazade avait pris la tâche facile de censeur, il aurait pu signaler l’inexpérience de quelques-uns, la légèreté, l’insouciance du plus grand nombre ; mais il s’est proposé un but plus élevé, plus noble, et ce but, il a su l’atteindre avec talent. Il a pris pour sujet de ses études les hommes les plus distingués de l’Espagne dans la politique, les lettres et les sciences. Ses portraits, malgré le changement de fortune de plusieurs des personnages qu’il dessinait il y a quelques années, ont conservé toute leur ressemblance.
Le mouvement des études et des publications philosophiques que le bruit de tant d’événemens et l’inévitable cortège d’émotions et de distractions qu’ils traînent après eux sembleraient depuis trois ans avoir dû sinon arrêter, au moins ralentir, n’a fait que s’accuser davantage au contraire. La raison en est simple, et les esprits élevés la pressentent avant que nous l’exprimions. Cicéron, il y a vingt siècles, la gravait dans ces paroles qui semblent à toutes les époques de révolution destinées à redevenir la devise des âmes fières : Litteræ conticuerunt forenses et senatoriæ ; nihil ogure autem quum animas non posset… existimavi honestissime molestias posse deponi, si me ad philosophiam retulissem. Parmi les esprits sérieux de nos jours dont cette maxime est la règle de conduite, on doit compter l’intelligent et laborieux traducteur de la Critique du Jugement et de la Critique de la liaison pure. M. Jules Barni nous donne aujourd’hui la version entièrement neuve de deux autres ouvrages de Kant, les Élémens métaphysiques de la Doctrine du Droit et les Élémens métaphysiques de la Doctrine de la Vertu.
Kant est un des membres de cette incomparable et immortelle famille d’esprits dont Socrate est le père, et dont Platon, Aristote, Plotin, Descartes, Malebranche, Leibnitz, sont les frères. Il a vécu comme eux et plus exclusive Ment mâms que plusieurs d’entre eux dans ces sublimes et sereines régions du monde de la pensée, dont l’univers changeant et éphémère de faits où le reste des humains s’absorbe n’est que l’ombre toujours grossière et trop souvent souillée : C’était un philosophe dans la simple, lionne, naïve, profonde, et, malgré quelques erreurs, dans la saine acception du terme, c’est-à-dire que ce monde et sa vulgaire draperie d’agitations et d’illusions ne lui ont jamais un seul instant dérobé la vue du modèle éternel de principes dont la libre folie de l’homme peut bien en passant s’écarter, mais que pour son remords il lui est impossible d’oublier, et pour son châtiment de changer.
Il y a trois hommes dans Kant : un mathématicien astronome qui dans le sièi le d’Euler et de Lagrange a su marquer sa place et laisser un nom ; un métaphysicien qui peut être comparé à ce que tous les temps et tous les peuples ont produit dans ce domaine de plus justement illustre ; un moraliste enfin, tel que, pour l’originalité et pour la sévérité des déductions et des analyses, on n’avait pas vu le pareil depuis Aristote. De ces trois hommes, grâce à de beaux travaux, en tête desquels il faudra toujours placer ceux de M. Cousin et ceux de M. Wilm, le métaphysicien était jusqu’à présent en France le seul vraiment connu. Les, deux autres l’étaient et le sont généralement encore assez mal ou assez peu. M. Barni, dans la publication qu’il vient de faire, s’est chargé d’initier le public français à la lecture et à l’intelligence des œuvres du moraliste.
Nous disons à l’intelligence. Kant mériterait-il donc la réputation d’obscurité que quelques lecteurs superficiels ou peu instruits ont essayé de lui faire ? Nullement ; rien de plus net que sa pensée, et rien de plus précis que la forme qu’il lui donne. Seulement d’abord il n’est clair que de cette clarté savante, la seule qu’il soit possible au génie lui-même de répandre sur les sujets qu’il traite, et qui, il n’y a nul inconvénient à l’avouer, ne suffit pas aux esprits inattentifs. Ensuite Kant est admirable pour la vigueur avec laquelle il enchaîne ses idées et pour la sobriété avec laquelle il les exprime, nouvel obstacle qui s’oppose à ce que les métaphysiciens de profession eux-mêmes le lisent en courant. Enfin il s’est créé à lui-même une langue, ou comme on dit, une terminologie particulière très forte, très originale, très appropriée à la nature de ses recherches et dont il fait un merveilleux usage, mais qu’il faut commencer par étudier, si l’on veut la comprendre. De là de grandes difficultés à faire passer sans en altérer l’esprit les œuvres d’un pareil homme dans une langue étrangère. Le traduit-on littéralement : il demeure inintelligible au plus grand nombre, car combien parmi les lecteurs instruits eux-mêmes devineront à première vue ce qu’il veut dire quand il parle par exemple de l’amphibolie des concepts moraux de réflexion ? Au lieu d’une version littérale, essaie-t-on d’une paraphrase : alors toute son originalité disparaît, et toute sa force se perd.
M. Barni s’est tiré d’une manière heureuse de ce pas difficile : il a traduit d’abord Kant, et il l’a traduit, à notre gré du moins, avec une fidélité vraiment vivante et de texte et d’esprit ; mais, comprenant très bien qu’il fallait préparer le plus grand nombre des lecteurs à l’intelligence de pareils ouvrages, il en a fait précéder la traduction de larges introductions analytiques et critiques, où, sans difficulté et sans fatigue, un esprit doué seulement de quelque attention peut se faire une idée exacte des beaux monumens dont l’original lui est ensuite mis sous les yeux. M. Barni a ainsi trouvé le moyen de rendre ce qu’il devait à son auteur et à ses lecteurs : il n’a pas défiguré son auteur, ce que tant de paraphrastes, sous prétexte de le traduire, avaient fait avant lui, et il offre cependant à ses lecteurs des ouvrages que, grâce au remarquable talent d’exposition qu’il déploie, ils peuvent entendre et admirer à l’aise.
Parlerons-nous maintenant de ces ouvrages en eux-mêmes ? Ce serait une grande et longue tâche. Les Élémens métaphysiques de la doctrine du Droit et les Élémens métaphysiques de la doctrine de la Vertu ne sont pas de ces écrits qui s’analysent d’un trait de plume. M. Barni a consacré plus de trois cents pages à les exposer, et nulle part il n’est trop long. Nous n’avons pas la prétention de refaire en quelques lignes un travail pareil. Kant, dans ces chefs-d’œuvre qui se complètent l’un l’autre, a donné une théorie universelle des droits et des devoirs de l’homme ; on y trouve la description des principes du monde moral tout entier, et, ce qui est plus sublime encore, la philosophie de ces principes. Depuis l’Éthique d’Aristote assurément la science des lois et de la destinée morales de l’humanité n’a pas produit de monument comparable.
À défaut d’une critique impossible ici, on nous permettra de présenter seulement une réflexion que la lecture de la traduction et des belles analyses des deux ouvrages de Kant nous a d’elle-même suggérée. C’est en 1796 et en 1797 que Kant mit au jour les deux traités dont l’ensemble forme le grand corps de science morale que M. Barni vient de traduire. La date de cette publication n’est rien moins qu’indifférente. Kant, ainsi qu’on l’a souvent remarqué, et comme nous le rappelions tout à l’heure nous-mêmes, a vécu exclusivement pour la philosophie, et le reste des choses de ce monde lui a toujours paru de si peu de conséquence, qu’en métaphysique pure, comme on sait, il avait fini par élever un doute extravagant en pratiqua, mais sublime, à le bien entendre, en théorie, sur la valeur de ce qu’on appelle dans l’école la réalité objective. La vie de Socrate ou celle de Spinoza sous ce rapport peuvent seules être comparées à la sienne. Cependant quelque reclus qu’un philosophe vive et quelque retiré qu’ait vécu Kant, il est une chose cependant dont le bruit pénétra, et de la manière la plus profonde, dans le silence de sa solitude ; ce bruit fut celui que fit en 1789 l’explosion de la société française. La révolution, en renversant un monde d’abus, mit, comme on sait, en question tout un monde aussi de principes, parmi lesquels les principes moraux tenaient la première place. Les petits écrits, la correspondance, les souvenirs intimes des dernières années de la vie du sage de Kœnigsberg témoignent de la manière la plus authentique que cette grande commotion sociale et le spectacle tour à tour magnifique et misérable qu’elle donna aux nations agirent fortement sur son âme. Kant y puisa une leçon qu’il a rendue comme personne dans ses œuvres : c’est que, à côté des droits de l’homme, il y a ses devoirs, et que ces devoirs, antérieurs et supérieurs à ces droits, en sont en même temps le premier rondement et la vraie garantie. À ce titre, l’apparition en plein directoire, au lendemain des illusions généreuses de la constituante et des crimes de la terreur, des Élémens métaphysiques de la doctrine du droit et de ta vertu était, comme on dit, toute de circonstance. Les principes sont éternels, et à quelque époque de l’histoire qu’un homme de génie se mette à les décrire, la description à coup sur vient toujours en son temps ; mais ce fut en quelque sorte comme une bonne et honnête fortune morale à l’œuvre de Kant de paraître à un moment où la vive intelligence, la soudaine proclamation des droits de l’homme, avaient singulièrement oblitéré le sentiment de ses devoirs.
Par une rencontre remarquable, la traduction de M. Barni arrive à une époque qui, non moins que celle de la première révolution, a besoin aussi qu’on lui rappelle (car où elle l’a oublié eu elle s’en soucie médiocrement) qu’il n’est point de droit en ce monde dont la possession se légitime ou l’exercice se justifie autrement que par le respect et par la pratique d’un devoir. M. Barni se trouve donc très certainement, en traduisant Kant, avoir fait, lui aussi, une œuvre qui, outre qu’elle convient à tous les temps, est particulièrement à l’adresse du nôtre. Sans doute il vaudrait mieux que les Élémens métaphysiques du droit et de la vertu fussent à la portée de la généralité des intelligences, et qu’il ne fut pas nécessaire d’être un homme éclairé et instruit pour lire ces beaux ouvrages ; mais la religion du devoir a des enseignemens pour tout le monde, et pour le monde qui a des lumières aussi bien que pour celui, moins coupable aussi quand il se trompe, qui n’en a pas. Nous portons tous avec nous la mémoire, le culte, le dépôt de traditions et de droits dont la jouissance ne peut nous être assurée qu’à une condition, celle que Kant, il y a soixante ans, expliquait à nos pères, qu’ils n’ont pas comprise, et qu’il est temps, ce semble, que nous nous mettions à comprendre. Cette condition, c’est que la société française à tous ses degrés reconnaisse que l’individu a des devoirs d’abord, des droits ensuite, et non pas le contraire, comme des esprits généreux, mais chimériques, l’ont trop longtemps cru et dit. La publication de M. Barni, envisagée de ce point de vue, n’est plus seulement une œuvre de science : c’est aussi, dans le domaine du gouvernement des esprits, une bonne œuvre. C’est principalement à ce titre qu’elle nous a frappé, et c’est à ce titre surtout aussi que nous la distinguons et que nous la recommandons.
- ↑ Un volume in-18, chez Michel Lévy frères, rue Vivienne.
- ↑ Voyez particulièrement Larra (15 janvier 1848), Donoso Cortés (1er juillet 1850), le général Narvaez (1er février 1851), don Jaime Balmès (15 octobre 1853).
- ↑ Élémens métaphysiques de la Doctrine du Droit, — Élémens métaphysiques de la Doctrine de la Vertu, traduits de l’allemand d’Emmanuel Kant par M. Jules Barni ; 3 vol. in-8 », Paris, chez Durand.