Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1855

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Chronique n° 563
30 septembre 1855


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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30 septembre 1855.

L’Europe est à peine remise de la longue et virile émotion laissée par la chute de Sébastopol. L’opinion des peuples ne s’y est point trompée ; elle est allée droit au résultat, elle en a saisi la grandeur avant même de savoir comment le foudroyant dénomment s’était accompli, et il s’est trouvé que plus la lumière s’est faite sur cette terrible action de guerre, que mieux on a pu la suivre dans ses détails, dans son plan et dans sa marche invincible, plus aussi la première impression s’est fortifiée. Si Sébastopol eût cédé, il y a un an, au premier effort de nos soldats, si la ville eût pu être emportée par un coup de main heureux au lendemain d’un débarquement, après cette courte et glorieuse halte de l’Alma, peut-être aurait-on été fondé à croire que ce qu’on nommait la force de la Russie était tout au moins une force d’ostentation, et que de la part de l’empereur Nicolas il y avait peu de prévoyance pour des desseins si superbes. La puissance réelle n’eût pas répondu à l’ambition. La citadelle de la Russie dans la Mer-Noire est tombée après une année de travaux gigantesques, et la longueur du siège, l’immensité des moyens de guerre qu’il a fallu employer, l’accumulation des ressources qui ont servi à défendre ces murs, l’opiniâtreté de cette résistance, qui n’a pu être surpassée que par l’indomptable obstination de l’attaque, tout démontre qu’il y avait là un foyer d’agression à détruire, un prestige à dissiper, une politique à vaincre et à désarmer. C’est ce qu’a fait la journée du 8 septembre. Militairement, le siège est fini, les armées alliées sont entrées à Sébastopol, la ville russe a un gouverneur français. Politiquement, il n’est point aussi facile d’apprécier encore de quel poids les événemens de Crimée pèseront dans la balance, quelle influence ils pourront avoir sur les combinaisons possibles des gouvernemens, sur l’issue de la crise actuelle. Ce n’est point la paix sans doute ; un des articles de la paix du moins, le plus disputé par la Russie, est aujourd’hui au bout de l’épée victorieuse de nos soldats. C’est la première partie de l’œuvre que la France et l’Angleterre ont entreprise en commun, non dans une pensée de conquête, mais dans une pensée de préservation pour l’indépendance el la sécurité île l’Europe.

Rien n’est plus émouvant à coup sûr que cette décisive péripétie de la guerre qui vient de mettre Sébastopol dans les mains des armées alliées. On ne connaissait il y a quelques jours que le dénomment ; on connaît maintenant chaque détail, chaque épisode de ce formidable assaut livré à la lumière du jour sur tous les points d’une vaste enceinte inégalement investie. Nos travaux avaient pu s’approcher jusqu’à vingt-cinq mètres du front de Malakof et du redan du Carénage ; les cheminemens étaient à trente et quarante mètres du bastion du Mât et du bastion central. Les Anglais, arrêtés par les difficultés du sol et par l’artillerie ennemie, n’avaient pu arriver qu’à deux cents mètres du grand redan. C’est dans cette situation que l’attaque a été décidée sous l’influence, vive encore, de la victoire de la Tchernaïa. Un des caractères de ce grand fait de guerre, c’est un mélange singulier de calcul et d’entraînement. Tout avait été pesé et combiné par les généraux, en vue sans doute d’éviter les divergences qui avaient pu contribuer à l’insuccès de l’assaut du 18 juin. Les divisions d’attaque étaient massées dans les places d’armes les plus rapprochées, tandis que les réserves placées à portée se tenaient prêtes à combattre. Des sapeurs avaient été exercés à jeter des ponts mobiles. Des détachemens du génie étaient attachés aux colonnes d’attaque pour tourner immédiatement contre l’ennemi les pièces qui lui seraient enlevées. La marche de chaque colonne était tracée, et les généraux s’assuraient, en réglant leurs montres, que tout se ferait avec une sorte de précision instantanée. Trois divisions devaient altaquer Malakof, le redan du Carénage et la courtine qui relie ces deux ouvrages. Une autre division sur l’autre face du siège devait à son tour se jeter sur le bastion central, et les Anglais devaient assaillir le grand redan. Ces dernières attaques étaient subordonnées à la principale, à celle d’où dépendait le sort de la journée, et elles offraient surtout l’avantage de disséminer les forces russes au moment où nos soldats, entrés dans Malakof, chercheraient à tout prix à s’y maintenir.

Les choses ainsi réglées, à midi sonnant, le bombardement, qui avait redoublé d’intensité depuis le matin, s’arrêtait tout à coup ou plutôt changeait de direction, et la première division, conduite par le général de Mac-Mahon, s’élançait pour emporter le fort. Malakof. Ce n’était point une œuvre facile. Il y avait à franchir, sous un feu meurtrier, un premier fossé de six mètres de profondeur et un parapet de six mètres de relief au-dessus du sol ; au-delà, nouveau fossé et nouveau parapet. Nos soldats franchissaient tous ces obstacles avec une impétuosité irrésistible, sans même se servir d’échelles ; ils se jetaient dans l’ouvrage ennemi, et là s’engageait une lutte terrible corps à corps, à coups de pierre, à coups de crosse, à la baïonnette. Les Russes se faisaient tuer sur leurs pièces. En peu d’instans cependant le drapeau français flottait sur Malakof ; nos soldats restaient maîtres de l’ouvrage après en avoir chassé l’ennemi, et en ce moment le combat prenait une face nouvelle : d’assaillans, les Français devenaient assiégés dans les positions conquises, et ils avaient à subir l’assaut des Russes, qu’ils repoussaient avec une inébranlable fermeté. En même temps le redan du Carénage était attaqué avec une égale vigueur par nos divisions, qui franchissaient la première enceinte et se portaient jusqu’à la seconde ; mais là, décimées par le feu des bateaux à vapeur de la rade et de l’ouvrage de la maison en croix, elles étaient forcées de se replier sur la première enceinte.

Au moment où toutes ces opérations étaient engagées, le drapeau français, flottant au-dessus de Malakof, donnait, aux Anglais et à la division du côté gauche du siège le signal de l’attaque. Les Anglais enlevaient d’abord le saillant du grand redan, et après une heure de lulte sanglante, ils étaient obligés de se retirer, tandis que la division lancée contre le bastion central, après un premier succès, devait céder aussi de son côté à un feu de mitraille qui mettait hors de combat plusieurs généraux. Le principal objet de ces attaques était d’ailleurs atteint. Désormais l’effort suprême était à Malakof, occupa par nos troupes et invinciblement défendu contre tous les retours de l’ennemi. Les scènes terribles, l’intrépidité, l’intelligent héroïsme, n’ont pas manqué assurément sur cet immense champ de bataille. Dans l’une des attaques, c’est une colonne tout entière, son général en tête, qui disparaît dans une formidable explosion. Ici, c’est une batterie de campagne qui vient audacieusement prendre position en face des remparts pour soutenir les assaillans, et dont les canonniers se font tuer dans cette lutte inégale contre l’artillerie de la place. Partout c’est la même émulation d’ardent courage et de vigueur entre tous ces soldats, dont beaucoup étaient des conscrits qui arrivaient de la veilie et qui voyaient le feu pour la première fois. Le dernier mot de ce drame émouvant, c’était la prise de possession définitive de Malakof. Le soir venu, tout était accompli ; le dernier effort des Russes était allé se briser contre nos bataillons, et alors se déroulait ce spectacle d’une ville incendiée par ses maîtres eux-mêmes. Les flammes de Sébastopol éclairaient ce champ de bataille encore sanglant. Les principaux établissemens sautaient. Dans le port, la flotte était tout entière brûlée ou coulée. Le matin, après cette œuvre de destruction, qui n’a pu cependant être achevée, les Russes avaient quitté, la ville et s’étaient retirés au nord de la rade. La prise de Malakof avait décidé du sort de Sébastopol sans nouveau combat.

Cette grande et héroïque journée a sans doute sa liste funèbre. Cinq généraux ont succombé dans la lutte : ce sont les généraux Rivet, Breton, Pontevès, de Saint-Pol et de Marolles ; dix ont reçu des blessures dont quelques unes sont heureusement légères. Vingt-quatre officiers supérieurs ont été tués et vingt blessés. Plus de sept mille hommes ont été mis hors de combat. Les Anglais de leur côté ont eu plus de deux mille morts ou blessés. Qu’on ajoute à toutes ces victimes celles qui sont tombées depuis le commencement du siège : le génie seul a eu trente et un officiers tués et trente-trois blessés. Parmi les morts sont le général Bizot, un lieutenant-colonel, six chefs de bataillon, vingt capitaines et trois lieutenans. Il y a des compagnies de sapeurs qui en sont à leur quatrième capitaine. Le nombre considérable d’officiers atteints, et, dans la dernière affaire le nombre d’officiers supérieurs restés sur le champ de bataille dénotent l’héroïsme avec lequel les chefs de notre armée conduisent leurs soldats. C’est là le côté lugubre de la guerre ; la gloire la plus éclatante ne peut rouvrir l’effusion du sang humain. En même temps qu’on observe ce que ce sang répandu pour une grande cause représente d’efforts, de travaux et de résultats ! Il y a un an, les armées alliées débarquaient en Crimée ; le 17 octobre 1854, elles ouvraient le feu contre Sébastopol ; le 8 septembre 1855, elles ont frappé le dernier coup, et dans l’intervalle s’est déroulée une lutte gigantesque. Trois batailles rangées ont été livrées, chaque position a été conquise pas à pas. Et combattre semblait même la moindre des difficultés ; plus de vingt lieues de tranchées ont été creusées autour de la ville ; huit cents bouches à feu ont été mises en batterie sans égaler encore l’artillerie ennemie. Tous les moyens d’attaque étaient dans une proportion semblable. Quant aux résultats, ils sont palpables aujourd’hui. Outre l’effet moral, la flotte de la Mer-Noire, cette flotte, qui était l’orgueil de la Russie et qui pouvait être l’instrument de ses desseins, a disparu obscurément. Dans la ville, les Russes n’ont pas tellement achevé leur œuvre de destruction, qu’ils n’aient laissé intacts les docks, les plus grands établissemens, les casernes, le fort Nicolas et le fort de la Quarantaine. Les alliés ont trouvé dans Sébastopol quatre mille bouches à feu, plus de cinquante mille boulets, vingt-cinq mille kilogrammes de cuivre, cinq cents ancres. Ainsi apparaissent les résultats de cette journée.

La Russie cependant a des amis terribles, grands politiques et non moins grands tacticiens, qui ont imaginé de représenter l’abandon de Sébastopol comme un calcul profond de stratégie. Qu’était-ce après tout que Sébastopol ? Une ville, des murs. En se retirant vers le nord, l’armée russe s’est dégagée d’une impasse et a retrouvé toute sa liberté d’action ! — Le prince Gortchakof se serait bien passé de recevoir le brevet de grand stratégiste à un tel prix, et ses premiers bulletins sur le succès de sa retraite dénotent moins la satisfaction d’un tacticien qui vient de réussir que celle d’un général heureux d’avoir tiré son armée du péril. L’intention de rendre toute liberté à l’armée russe pourrait d’ailleurs n’être point parfaitement remplie. On peut le remarquer aujourd’hui en effet, les armées alliées, dégagées elles-mêmes, occupent Eupatoria, Sébastopol, les lignes de la Tchernaïa, et semblent entrer dans une phase d’opérations nouvelles : de telle sorte que le mouvement stratégique de l’armée russe pourrait d’ici à peu la conduire plus loin que les plateaux du nord et de Mackensie.

Maintenant l’empereur Alexandre vient de faire un voyage dans le midi de la Russie ; il s’est dirigé par Moscou vers Nicolaïef et Odessa. Le tsar, en visitant ces provinces, peut constater quelques-unes des conséquences désastreuses de la guerre et mesurer de plus près ce que la tentative ambitieuse de son père a déjà coûté à son empire ; il peut compter les blessures de la Russie. Y trouvera-t-il quelque conseil de paix ? Là est le doute aujourd’hui. L’empereur Alexandre a, dit-on, le dessein de faire à Nicolaïef un second Sébastopol. Ce ne serait pas là l’indice d’intentions bien immédiates de conciliation. Et cependant plus que jamais peut-être, il faut le croire, les puissances occidentales seraient prêtes, dans leur victoire même, à signer une paix juste, fondée sur la garantie des intérêts qu’elles ont eu la pensée de sauvegarder dans cette longue crise. Résultera-t-il des derniers événemens de Crimée quelque changement prochain dans la situation générale du reste de l’Europe ? Quelque retentissement qu’ait dû avoir la chute de Sébastopol, rien de décisif n’apparaît encore en Allemagne. La Prusse seule semble avoir eu la velléité d’élever une parole pacifique entre les combattans. La chimère, l’illusion de la Prusse, c’est d’entraîner l’Allemagne dans une sorte de médiation. Une fois de plus le cabinet de Berlin parait avoir fait dans ce dessein quelques suggestions à Vienne. L’Autriche a dû répondre qu’une interposition supposait la neutralité, et qu’elle était l’alliée de l’Occident. N’est-il pas évident au surplus que ce n’est point par une médiation, surtout par la médiation prussienne, que la paix peut se rétablir aujourd’hui ?

Chose singulière, au milieu de tous les bruits de la guerre, le pays dont on s’occupe le moins, c’est celui qui a été la première cause de ce grand conflit : c’est la Turquie. Et pourtant, en dehors de la part que l’empire ottoman prend à la guerre, Constantinople est depuis quelque temps le théâtre de la plus étrange lutte d’influences. Le sultan, après avoir disgracié et exilé, il y a quelques mois, Méhémet-Ali-Pacha, son beau-frère, l’a rappelé tout à coup et l’a élevé au ministère. Or c’est là ce que l’ambassadeur britannique, lord Stratford Redeliffe, a paru considérer comme un empiétement direct sur son autorité propre. Ambassadeur depuis longues années à Constantinople, lord Redcliffe s’est fait des habitudes quelque peu despotiques, qui l’ont rendu peut-être aussi antipathique aux Turcs que le prince Menchikof même ; il s’est accoutumé à ne point voir les cabinets changer sans son aveu. Très hostile à Méhémet-Ali-Pacha, il n’a point voulu le reconnaître comme ministre du sultan, et il refuse encore d’entrer en relations avec lui. Lord Redcliffe, en agissant ainsi, ne représente point sans doute l’opinion de son gouvernement ; il est même présumable que, s’il est resté jusqu’ici à Constantinople, c’est en considération de sa grande connaissance de l’Orient et sans doute aussi de convenances parlementaires. C’est cependant une situation qui ne saurait se prolonger. Il en peut résulter des tiraillemens fâcheux et de plus graves conséquences encore dans la conduite des affaires, par suite une diminution d’influence pour l’Europe. L’Angleterre et la France ne peuvent scinder leur action à Constantinople, lorsqu’elles restent unies par tant d’intérêts, lorsqu’au moment présent encore elles suivent la même politique dans deux questions qui sont pour ainsi dire une dépendance de la question orientale : ce sont les affaires de Naples et de la Grèce.

Comment s’est produit le démêlé avec Naples ? On le sait déjà, il est né de l’étrange système intérieur suivi par le gouvernement napolitain et du mauvais vouloir, plus étrange encore, manifesté par lui à l’égard des puissances occidentales. Le roi de Naples est dans une situation dont il est impossible de méconnaître la gravité. Il est menacé par les passions révolutionnaires qui fermentent en Italie. De tous les souverains de la péninsule, c’est celui qui soulève les haines les plus vives et les plus acharnées. Plus cette situation est difficile, plus il semble que la prudence était nécessaire. Le gouvernement napolitain met au contraire un zèle bizarre à aggraver les difficultés, à accroître les mécontente mens par des vexations de police ; puis, comme si cela n’était point assez, il s’est jeté dans une voie d’hostilité sourde contre l’Angleterre et la France, tantôt par des mesures commerciales restrictives, tantôt par des brutalités personnelles qui atteignaient les membres de la légation anglaise, ou par l’affectation à ne point saluer le pavillon français dans le port de Messine. La France et l’Angleterre ont dû demander compte de ces étranges procédés, et ici encore c’est le même système, propre à tout compliquer au lieu de tout aplanir. Le préfet de police de Naples, M. Orazio Mazza, le principal coupable de ces incartades contre la légation anglaise, a été ostensiblement, destitué ; mais il parait avoir conservé la direction effective de la police, et de plus le roi de Naples a en même temps éloigné du ministère île la guerre le prince Ischitella, l’ennemi personnel de M. Mazza, et qui professe d’ailleurs les plus sérieuses sympathies pour les puissances occidentales. Le gouvernement napolitain trouve le moyen de réunir à la fois la concession apparente et un nouveau témoignage de mauvais vouloir. Triste expression d’une politique qui est violente sans être conservatrice, et qui, au lieu de rester neutre, comme elle en a le droit, ne peut contenir les mouvemens d’une assez puérile hostilité ! La conséquence, c’est que la question demeure entière, et que les deux puissances occidentales ne se contenterons pas sans doute de l’apparence de satisfaction donnée par le cabinet des Deux-Siciles. Quant à la Grèce, la difficulté, on s’en souvient, est dans l’antipathie du roi Othon contre le ministre de la guerre, le général Kalergi. Il y a quelque temps déjà que la lutte existe entre le souverain et son ministre. En écrivant une lettre qui a pu froisser la reine, le général Kalergi a eu évidemment un tort ; mais ce tort n’a été en réalité qu’un prétexte dont les partisans de la Russie se sont servis pour évincer du pouvoir l’homme qui y avait pris place sous les auspices des puissances occidentales. Dans cette guerre assez bizarre qui se poursuit encore, la France et l’Angleterre n’ont point sans doute la pensée de contraindre le roi Othon à garder un ministre malgré lui ; mais elles paraissent avoir laissé entendre à la cour d’Athènes que la retraite du général Kalergi leur imposerait l’obligation de réclamer « d’autres garanties pour le maintien t’e la neutralité de la Grèce. Ainsi les petits incidens viennent se mêler à la grande lutte du moment, et achever le tableau de la situation générale de l’Europe.

La guerre cependant n’absorbe pas tellement toutes les pensées, qu’il n’y ait place dans plus d’un pays, en France particulièrement, pour une question tout intérieure qui touch à la vie même des populations : c’est la question des subsistances. L’insuffisance de la dernière récolte est venue réveiller le problème dans toute sa gravité. Il est avéré aujourd’hui que dans la production de la France il y a un déficit de sept millions d’hectolitres de blé environ, eu égard à ce qui est nécessaire à l’alimentation publique. La conséquence de ce déficit, c’est l’élévation progressive du prix des grains. Comment pourvoir à cette insuffisance ? C’était l’objet d’une note récente du gouvernement, qui arrivait à cette conclusion, que le seul remède était, d’une part, de favoriser l’arrivée de blés étrangers en maintenant une liberté complète des transactions, et de l’autre de multiplier les travaux d’utilité publique, pour venir en aide aux populations laborieuses. Le gouvernement, en effet, a maintenu l’exemption de tout droit d’importation sur les denrées alimentaires, et il a rendu un décret qui ouvre un crédit de dix millions affecté travaux d’utilité communale et aux distributions de secours par les bureaux de bienfaisance. Le gouvernement, par les moyens dont il dispose, cherche à subvenir à une nécessité du moment, à une crise accidentelle, née de l’insuffisance d’une récolte ; mais à ce fait transitoire, qui parait suffisamment s’expliquer par un déficit réel dans la production du blé en France, se lie au fond un problème économique plus général : c’est l’élévation toujours croissante du prix des denrées alimentaires depuis quelques années. Or à quoi tient ce phénomène ? Il tient sans doute à bien des causes, à la surexcitation de tous les besoins, à la transformation des habitudes et des mœurs, à un développement de la consommation supérieur à celui de la production, surtout peut-être à l’infériorité de l’agriculture comparativement à l’essor immense de toutes les entreprises industrielles et commerciales. Ce qui souffre réellement en France, c’est l’agriculture malgré les progrès qu’elle a pu faire, et elle souffre par deux motifs entre bien d’autres. D’abord les opérations financières démesurées, la soif d’un gain rapide, le besoin de tenter la fortune, jettent l’argent dans toute sorte de spéculations, où le plus grand nombre ne trouve que déceptions, où quelques financiers seuls s’enrichissent en se faisant de leur habileté une puissance équivoque. En outre l’accroissement de tous les travaux industriels enlève des bras à l’agriculture et attire les habitans des campagnes dans des centres où ils se dégoûtent du labeur agricole, où ils contractent des habitudes nouvelles et se dépravent, de sorte que l’argent et les bras s’éloignent de la terre. Ces tendances ne sont pas seulement un fait économique ordinaire, elles faussent l’activité de la France, qui devrait se tourner principalement vers l’agriculture, comme la surexcitation de tous les instincts matériels fausse son génie sous un autre rapport, en atteignant dans sa source la vie intellectuelle.

L’intelligence aussi, en effet, est une des forces naturelles de la France ; elle est un des ressorts de sa civilisation expansive, un de ses plus puissans moyens d’action dans le monde, et c’est parce que l’intelligence à ce caractère merveilleux et éclatant que tout ce qui la déprime, la fausse ou l’avilit est une atténuation de l’ascendant de la France. D’où est venue l’influence intellectuelle de notre pays, si ce n’est de la perfection de son goût, de la rectitude de ses idées et de là clarté de son langage ? On rapporte parfois au XVIIIe siècle le rayonnement du génie français. Le XVIIIe siècle n’a fait que recueillir en ceci l’héritage de l’époque qui l’avait précédé. C’est le XVIIe siècle qui a créé l’ascendant du génie, de la langue et des mœurs de la France. Au siècle qui l’a suivi, au contraire, remontent bien des déviations qui n’ont fait que s’aggraver, la corruption de la langue et du goût, l’altération du sens littéraire, cette fausse éloquence qui n’est qu’une vide déclamation, et même beaucoup d’habitudes qui ont fini par envabir la vie intellectuelle moderne. L’esprit littéraire a pris surtout ce caractère de précipitation et de fièvre d’un siècle où tout se hâte ; il invente peu, il recueille des impressions, il observe ; il se mêle aux aventures d’un temps qui en a eu beaucoup, subissant toutes les influences qui se succèdent, et s’arrêtant parfois pour se demander vers quelle direction il est décidément entraîné. Si l’inspiration spontanée lui manque, il se complaît aux révélations de l’histoire, à l’exhumation des documens, sauf à les interpréter à sa manière, souvent a ce toute sorte de vues paradoxales. De là tout un mouvement d’œuvres sérieuses ou équivoques qui dénotent plus d’agitation que d’activité réelle. M. Cuvillier-Fleury est certainement l’un des observateurs les plus exacts et les plus fermes de ce monde littéraire actuel ; et ses observations, ses jugemens les plus récens, il les recueille aujourd’hui, comme il l’a déjà l’ait précédemment pour d’autres, dans ses Nouvelles Études historiques et littéraires. C’est notre temps, dans la variété de ses tendances actuelles et dans ses productions de tout genre, qui est l’objet des études de M. Cuvillier-Fleury. Aussi l’auteur étend-il son observation aux hommes, aux choses et aux travaux les plus divers, en maintenant une certaine unité qui naît parfois du sujet, et surtout de la pensée du critique. La meilleure justice qui puisse être rendue à M. Cuvillier-Flcury est celle qu’il se rend à lui-même, quand il dit : « Je n’ai jamais donné au public une ligne qui ne fût la meilleure que je pusse écrire. » Dans quelques pages qui précèdent ces études, peut-être y a-t-il la trace de quelque ancienne polémique sur une question toujours nouvelle : quelle est l’influence de la presse sur la littérature ? fait-on des livres avec des articles de journaux ? Sans doute les esprits d’élite font toujours des livres avec les fragmens qu’ils publient périodiquement, et les mélanges ne datent pas d’aujourd’hui ; mais les mélanges seuls forment-ils une littérature ? Et quand la littérature en est venue à se résumer tout entière dans cette vie morcelée, n’y a-t-il pas un travail nouveau à accomplir, un nouvel effort à tenter pour ramener l’intelligence aux vraies et grandes lois de son existence ?

La vie publique ne se compose pas toujours heureusement d’incidens dramatiques, ou de ces crises pénibles qui sont l’épreuve des gouvernemens et des peuples. Il est des pays travaillés de profonds et secrets malaises et placés dans des conditions difficiles, comme il en est pour qui le calme semble un état normal, de même encore qu’il s’en trouve qui, après avoir vu passer des révolutions sans nombre, se plaisent à tirer de quelque événement important de leur histoire l’augure d’une ère meilleure. Dans ces deux dernières catégories, ne peut-on pas placer la prudente Hollande, peu accoutumée à courir les aventures politiques, et le Portugal, dont le jeune roi, arrivé à sa majorité, vient en ce moment même de prendre la direction des affaires ?

Il y a peu de jours, les états-généraux s’ouvraient à La Haye, et la session nouvelle ne pouvait commencer sous de plus paisibles auspices. Neutre dans la guerre qui tient aujourd’hui l’Europe en suspens, libre et dégagée de toute complication dans sa situation intérieure, occupée d’objets pratiques, surtout d’améliorations matérielles et financières, la Hollande reste dans des conditions régulières que le roi n’a fait que résumer en ouvrant les chambres. Aussi le discours de la couronne semble-t-il avoir produit la meilleure impression. Les chambres de leur côté ne paraissent pas vouloir s’attarder dans de longues et inutiles discussions au sujet de l’adresse. La première chambre a accepté presque sans débats le projet qui lui était présenté, et a seulement insisté par un amendement sur la nécessité de l’aboli lion de l’esclavage dans les colonies. L’adresse n’a été qu’un écho fidèle du discours royal. Dans la seconde chambre, il n’en a point été autrement ; la commission chargée de préparer la réponse au roi se trouvait composée en majorité de députés favorables à la politique du gouvernement. C’est la même opinion qui a prévalu également dans le choix d’un président de la chambre. M. Gevers van Endegeest a été porté en première ligne sur la liste de candidature soumise au roi, bien qu’on lui opposât M. Strens, ancien ministre de la justice dans le cabinet de M. Thorbecke. La chambre se trouve donc prête aujourd’hui à aborder les véritables travaux de la session, et ces travaux ont quelque importance. De ce nombre est une loi qui doit régler l’abolition de l’esclavage, et dont le roi fait pressentir la présentation dans son discours. Il reste encore à élaborer un certain nombre de lois organiques pour assurer la complète exécution de l’article additionnel de la loi fondamentale. Dans ces grandes mesures mûrement préparées, la constitution ne peut que trouver un élément de force et de durée.

Le roi dans son discours indiquait d’une façon générale la situation favorable des finances ; cette situation a été pleinement exposée depuis par le ministère, et les améliorations qu’elle révèle ne font que justifier les paroles du souverain. L’exercice de 1853 présentait un boni de 5 millions de florins ; ce boni a été en 1854 de plus de 7 millions. L’année courante parait devoir offrir les mêmes résultats. De cet état de prospérité financière naît la possibilité de continuer l’amortissement de la dette publique, et cet amortissement graduel contribue à diminuer les dépenses par la réduction des intérêts à payer. La diminution obtenue par suite des amortisse mens opérés depuis 1850 s’élève annuellement à plus de 1,600,000 florins. La discussion du prochain budget soulèvera sans doute d’assez graves questions, d’autant plus qu’en présence de l’abolition des droits de mouture et de tonnage, prononcée l’an dernier, le gouvernement demande comme équivalent une légère augmentation de divers autres droits. Quoi qu’il en soit de ces projets, la session législative qui vient de commencer ne peut qu’y trouver l’aliment de discussions sérieuses et profitables pour le pays. C’est ce genre de travaux qui convient à l’esprit et au caractère de ce peuple sensé et modéré. La Hollande n’est pas seulement pratique par essence, elle a d’habitude peu le goût des excès et des exclusions en politique. Elle vient d’en donner un exemple récemment encore. Un homme éminent, le chef du parti protestant, qui s’appelle aussi anti-révolutionnaire. M. Groen van Prinsterer, avait été écarté de la représentation nationale aux élections dernières. La ville de La Haye vient de le nommer député. Ce n’est point peut-être par une vive sympathie pour ses opinions que les électeurs l’ont élu ; ce serait plutôt par antipathie pour les libéraux avancés, dont M. Thorbecke est le chef, et aussi pour rendre sa place dans la vie politique à un homme considérable, afin que toutes les opinions aient leurs chefs les plus autorisés dans la représentation nationale. On aime ainsi en Hollande un juste équilibre de forces, et n’est-ce point là une garantie de sincérité et de durée pour un régime constitutionnel dont l’essence est de faire appel à toutes les opinions et de ne laisser à aucune le droit de méconnaître la puissance de la loi ?

C’est récemment aussi que s’est accompli à Lisbonne ce sérieux événement de la prise de possession du pouvoir par le jeune roi de Portugal. Dom Pedro V est né le 16 septembre 1837. Il est le petit-fils de l’empereur dom Pedro, qui réunit un moment les deux couronnes du Brésil et du Portugal, et le fils de doña Maria, cette reine si éprouvée, qui n’a guère connu le repos pendant sa vie. À la mort de doña Maria, en vertu d’une loi du 7 avril 1846, la régente restait confiée au roi dom Fernando, duc de Saxe-Cobourg-Gotha, père du jeune roi dom Pedro, jusqu’à la majorité du souverain, fixée à dix-huit ans. Le roi achevait sa dix-huitième année le lu septembre dernier. À cette date commencé donc réellement un nouveau règne, qui s’est inauguré à Lisbonne au milieu de toutes les fêtes et de toutes les démonstrations monarchiques. Les cortès avaient été convoquées pour ce solennel événement, et c’est dans le sein des deux chambres réunies que dom Pedro V est allé prêter le serment voulu entre les mains du cardinal-patriarche. Tendant plusieurs jours, les fêtes se sont succédé. Suivant un vieil usage, le roi s’est rendu avec toute sa cour sur la place du Commerce, où la municipalité lui a remis sur un plateau d’argent les clefs de la ville, comme un symbole de la prise de possession du royaume. Une pensée plus sérieuse du reste s’est mêlée à cette inauguration d’un nouveau règne ; on a voulu marquer l’avénement de dom Pedro par de nombreux actes d’utilité publique ou de bienfaisance. À Lisbonne, plusieurs maisons d’asile ont été créées ; la ville de Porto a fondé un mont-de-piété et une caisse de secours. à Coïmbre, à Villa-Real, des établissemens du même genre ont été ouverts. C’était donner un caractère pratique et généreux à un événement qui domine et résume aujourd’hui la situation politique du Portugal. Le discours prononcé par le roi devant les cortès est d’ailleurs d’un esprit sage et éclairé, très explicitement constitutionnel et naturellement empreint de cette confiance que donne la jeunesse. En prenant la direction des affaires, dom Pedro trouve le Portugal non certes à la hauteur de ce qu’il a été dans d’autres temps, mais du moins apaisé, et préparé, par la lassitude des révolutions, à chercher dans le repos et dans les améliorations positives les élémens d’une fortune moins précaire. Chose étrange ! il y a eu dans ces dernières années en Portugal deux événemens, deux crises dénature à rejeter le pays dans des épreuves nouvelles : c’était d’abord l’insurrection militaire d’où est née la situation politique actuelle, résumée dans la présence au pouvoir du duc de Saldanha ; puis est venu : la mort de la reine. Ces deux événemens devaient, selon toute vraisemblance, bouleverser le Portugal. Il n’en a rien été. La révolution, maîtrisée par le duc de Saldanha, s’est disciplinée d’elle-même ; les insurgés de la veille se sont groupés autour du trône, non sans l’avoir humilié, il est vrai. La révolution portugaise, modèle anticipé de la dernière révolution espagnole, a su éviter la plupart des écueils contre lesquels celle-ci est venue se heurter. Il s’est formé justement à Lisbonne ce qui n’a pu se former à Madrid, un parti composé de conservateurs et de progressistes, c’est-à-dire de chartistes et de septembristes, — et, appuyé sue cette base, le ministère s’est maintenu depuis trois ans à peu près sans contestation. Ce n’est pas qu’il n’y ait parfois une vive opposition. Les septembristes extrêmes continuent leur guerre contre le gouvernement. L’opposition chartiste est principalement représentée dans la chambre des pairs, où le comte de Thomar a repris son siège depuis quelque temps. Cependant en dernière analyse on en est venu à penser que le duc de Saldanha, par le prestige de son nom, par l’influence qu’il exerce sur l’armée, pouvait seul garantir le Portugal de catastrophes nouvelles, et cette croyance a si bien prévalu, que le vieux maréchal, malade, affaibli par l’âge, ne paraissant jamais dans les chambres, fait néanmoins à peu près tout ce qu’il veut, secondé qu’il est du reste par des hommes remarquables de son cabinet, MM. Rodrigo da Fonseca et Fontes Pereira de Mello. La mort de doña Maria pouvait avoir des conséquences plus graves encore : c’était la première transmission de la couronne après une guerre de succession. Il s’est trouvé au contraire que cette mort a rendu en quelque sorte une popularité nouvelle à la monarchie. On s’est plu à rendre justice à cette reine, qui avait vu sa couronne tour à tour usurpée par son oncle dom Miguel et menacée par les factions révolutionnaires. Le roi dom Fernando, porté tout à coup à la régence, excitait des méfiances par sa qualité d’étranger. La loyauté du régent a dissipé ces ombrages. Jeune encore, aimant les arts, désintéressé dans sa conduite, le roi dom Fernando s’est trouvé bientôt aussi populaire qu’il était suspecté auparavant. Il a trouvé en lui-même le meilleur moyen de désarmer tous les partis, c’est de ne point tenir à sa position et de convaincre tout le monde qu’il ne gardait l’autorité souveraine que par devoir. Bien loin de se mettre en lutte avec les chambres ou avec son ministère et d’aller au-devant des difficultés, le régent s’est appliqué à les éviter, à calmer les passions, à raffermir la paix publique, pour laisser à son fils une situation régulière et libre. Il y a réussi, et il a pu se rendre cette justice en descendant du pouvoir.

Maintenant le poids du gouvernement repose sur dom Pedro V. Le premier acte du jeune roi a été de confirmer dans ses fonctions le cabinet du duc de Saldanha, déjà maintenu par le régent à la mort de doña Maria. Un des caractères de ce commencement de règne, c’est l’extrême confiance qu’il inspire. Peut-être même y a-t-il la part de l’illusion, car on ne peut se dissimuler que le jeune souverain portugais aura de singuliers obstacles à surmonter. Ces obstacles naissent d’un délabrement assez général, fruit de causes héréditaires et de révolutions accumulées. Seulement, et c’est là le côté favorable, les passions des partis semblent s’assoupir aujourd’hui, et faire place à un goût très vif pour toutes les améliorations sérieuses et positives. Si le Portugal n’est plus ce petit pays qui envoyait partout des navigateurs audacieux et des conquérans, il a encore en lui-même assez de ressources pour reprendre un certain rang. Qu’on voie se réaliser le double projet de chemin de fer qui doit relier la frontière française à Madrid, Madrid à Lisbonne, et la capitale portugaise peut devenir un des grands ports européens. Dans l’ordre politique comme dans l’ordre matériel, travailler à rajeunir le Portugal, c’est l’œuvre difficile du règne qui commence.

Qu’on passe de l’Europe à l’Amérique du Sud, ce n’est pas seulement ici un monde nouveau, un nouvel hémisphère : c’est aussi un autre ordre de phénomènes et d’événemens politiques ; des révolutions qui se nouent ou se dénouent, des insurrections qui éclatent, des dictatures qui s’élèvent ou disparaissent, voilà jusqu’ici, il faut le dire, la seule histoire de ces populations, disséminées sur un continent qu’elles n’occupent et n’animent que par leurs discordes. Parmi ces républiques sud-américaines, la Bolivie est peut-être une des moins connues. L’élection d’un nouveau président vient d’avoir lieu, et si l’événement s’est accompli régulièrement en apparence, il ne laisse pas d’avoir son côté curieux. Il faut se rendre compte de l’état singulier et obscur de ce pays, soumis depuis quelques années au pouvoir d’un chef militaire, le général Belzu, qui s’appelle président constitutionnel, et qui en réalité est un dictateur comme il y en a beaucoup en Amérique. La Bolivie, gouvernée par le généra] Belzu, s’est trouvée dans ces derniers temps aux prises avec deux genres de difficultés : elle avait à l’aire face à la guerre que lui avait déclarée le Pérou sous la présidence du général Echenique, et elle était agitée en même temps par des tentatives incessantes de révolutions intérieures. Le général Echenique étant lui-même renversé au Pérou il y a quelques mois, le danger de la guerre disparaissait ; mais il restait les tentatives de révolution, qui prenaient chaque jour un caractère plus grave. Fatigué d’avoir à lutter sans cesse, désirant peut-être aussi se faire donner plus de pouvoirs, bien que dans le fait il les eût tous, Belzu avait recours, au commencement de cette année, à un expédient dont le général Bosas s’est servi souvent avec succès à Buenos-Ayres : il réunissait le congrès et se déclarait décidé à abdiquer le pouvoir. Ce qu’il y avait de plus curieux du reste, c’était le message par lequel il motivait sa résolution. Belzu faisait le plus triste et le plus sanglant tableau de la situation du pays ; il montrait l’anarchie se répandant partout, l’égoïsme dominant tout sentiment patriotique, la démoralisation gagnant toutes les classes, l’oisiveté laissant le sol stérile, la manie des emplois dépravant tous les cœurs et minant tout ordre social, les femmes elles-mêmes se livrant aux agitations révolutionnaires ; bref, il déclarait cette société ingouvernable, et c’est pourquoi il offrait sa démission, sous-entendant sans doute que la dictature était devenue nécessaire. Le congrès n’accepta pas la démission de Belzu ; mais il ne lui offrit pas la dictature qu’il demandait implicitement, et comme les pouvoirs réguliers du président allaient bientôt expirer, il restait à élire un nouveau chef de l’état.

Ce ne sont point les prétend ans qui ont manqué, comme bien on pense. Il y avait en première ligne le général Santa-Cruz, qui a longtemps gouverné la Bolivie, qui a été un certain moment le protecteur de l’éphémère confédération péru-bolivienne, et a depuis rempli une mission diplomatique en Europe au nom de divers pays de l’Amérique. Le général Santa-Cruz adressait de Paris un manifeste à ses compatriotes, et il se rendait lui-même à Buenos-Ayres pour se rapprocher de son pays. Le général Santa-Cruz a fait, il faut le dire, une campagne malheureuse. Il n’a pas vu que, n’y eût-il point même d’autre obstacle, il allait trouver des candidats qui lui disputeraient le pouvoir : de ce nombre était le docteur Linarès, qui paraissait avoir des chances sérieuses ; mais en outre il y avait une difficulté bien autrement grave, c’est que Belzu devait songer à garder le pouvoir, soit pour lui, soit pour quelqu’un des siens. C’est ce qui est arrivé en effet. Le président bolivien a fait élire à sa place son gendre, le général Cordova, et il n’a point renoncé probablement à ressaisir quelque jour pour lui-même l’autorité suprême. Maintenant le général Belzu réussira-t-il à établir dans la Bolivie une sorte de dynastie dictatoriale, comme l’ont fait les Monagas dans le Venezuela ? Les tentatives de révolution qui ne manqueront pas de se renouveler triompheront-elles au contraire ? C’est le malheur de ces républiques de s’absorber dans ces luttes et de ne pas voir que leur avenir est bien plutôt dans un simple fait comme celui qu’on annonçait récemment, — l’arrivée en Europe d’un navire chargé de blés du Chili, ou bien encore le voyage que vient de faire un petit bâtiment de commerce partant d’une des provinces les plus centrales de la Confédération Argentine et atteignant Corrientes, à travers les rivières du Vermejo et du Parana.

CH. DE MAZADE.




LITTÉRATURE ETRANGERE.
HANDBUCH DER SPANISCHEN LITERATUR (Manuel de Littérature espagnole). von Ludwig Lemcke[1].

L’Allemagne continue à s’enrichir de sérieux travaux sur les littératures romanes. Lorsque don Agustin Duran, il y a quelques aimées, proclamait la part immense des érudits allemands à la restauration des vieux monumens poétiques de l’Espagne, ce n’était pas seulement l’œuvre isolée d’un petit nombre d’écrivains et le caprice passager du public qu’il signalait ainsi ; ce mouvement d’études va s’accroissant toujours. L’Espagne et l’Italie sont pour toute une école de savans l’objet d’une sollicitude passionnée. Cette même ferveur que d’autres érudits ont portée et portent aujourd’hui encore dans l’interprétation de l’antiquité grecque et latine, ceux-ci l’appliquent à l’Italie de Dante et de Pétrarque, de l’Arioste et de Machiavel, à l’Espagne d’Alphonse le Savant, de l’infant don Juan Manuel, de Lope de Vega, de Cervantes, de Quevedo et de Calderon. Parmi les commentaires si nombreux que l’Europe a consacrés depuis vingt ans au poète de la Divine Comédie, les plus remarquables peut-être, ceux-là du moins qui partagent la prééminence avec les publications de Fauriel et d’Ozanam, nous viennent de Dresde, de Berlin et de Leipzig. Dans cette assemblée d’homérides (on peut bien donner ce nom aux adorateurs du vieil Alighieri), dans ce chœur de disciples rivalisant de zèle et d’enthousiasme, il y a une place d’honneur pour le souverain lettré qui cache son érudition et ses travaux sous le nom de Philaléthès ; le roi de Saxe commande aujourd’hui la légion que l’Allemagne a mise au service de Dante. J’espère bien réunir un jour ces fidèles ouvriers, et il y aura quelque intérêt, ce me semble, à les comparer avec leurs confrères de France et d’Italie. Aujourd’hui c’est seulement à propos de la littérature espagnole que je veux signaler la sollicitude de l’école romaniste en Allemagne.

Or, tandis que le savant grammairien des langues romanes, M. Diez, complète ses travaux antérieurs par la publication d’un dictionnaire étymologique des cinq ou six idiomes dont il a expliqué le génie ; tandis que M. Franceson publie une grammaire espagnole qui peut être considérée comme un modèle, et un dictionnaire espagnol-allemand d’une précision lumineuse ; enfin tandis que des pièces de Calderon et de Lope sont traduites ou commentées avec intelligence dans des recueils ou dans les chaires publiques, voici roi livre qui secondera efficacement ces sympathies croissantes du pays de Goethe pour le pays de Cervantes. Sous ce titre modeste, Manuel de Ia Littérature espagnole, M. Ludwig Lemcke vient de publier à Leipzig les deux premiers volumes d’un ouvrage qui sera tout à la fois une histoire et un tableau des lettres en Espagne depuis le XIIIe siècle jusqu’à nos jours. C’est une histoire, car la vie et le développement des siècles, la biographie des hommes éminens en qui se personnifie le génie littéraire de la péninsule, tout cela est exposé avec méthode dans une série de notices très substantielles, et en même temps c’est tout un tableau, un tableau vivant et animé, puisque l’historien s’effaçant laisse la parole aux écrivains, qu’il se contente d’introduire sur la scène. M. Wackernagel et M. Henri Kurz avaient déjà présenté d’après ce plan l’histoire littéraire de l’Allemagne, et, leurs publications occupent une place honorable à côté des histoires de Gervinus et d’Hillebrand ; M. Lemcke réussira de même : auprès de l’histoire un peu vieillie, mais intéressante encore de Bouterweck, à côté de l’histoire si complète, si détaillée, trop détaillée peut-être, du patient Ticknor, auprès des monographies de don Agustin Duran, de Marti nez de la Rosa, de don Alberto Lista, de José Quintana, l’ouvrage de M. Lemcke s’est fait sa place et saura la garder.

M. Lemcke a cherché à être utile, sans renoncer jamais à la gravité de la science. En de telles publications, ce qui importe avant tout, c’est le choix des spécimens qu’on met en usage. Il faut certes une connaissance approfondie d’une littérature pour extraire ainsi de l’œuvre d’un écrivain les pages les plus propres à faire apprécier sa pensée et son style. M. Lemcke me semble avoir compris et exécuté sa tâche avec une rare habileté. L’introduction, excellent résume des origines littéraires de l’Espagne, atteste déjà une science très sûre ; l’ouvrage tout entier nous montre cette science en action.

La publication de M. Lemcke se divise en trois parties, la première consacrée à la prose, la seconde à la poésie, la troisième à la littérature dramatique. Le premier volume s’ouvre avec les Siete partidas d’Alphonse le Savant et nous conduit de tableaux en tableaux jusqu’aux écrits récens de l’historien Toreno, de l’humoriste Larra, de l’ardent publiciste Donoso Cortez, ou du noble vieillard qui a été le biographe des plus illustres enfans de l’Espagne, don Manuel José Quintana. Après les naïves prescriptions d’Alphonse le Savant sur les devoirs du souverain {qual deve el rey ser comunalmente a todos Ion de su seńoria), après des pages bien choisies de la Cronica general de Espańa, l’infant don Juan. Manuel se présente à nous avec quelques-uns des plus charmans récits que le sage Patronio ait faits au comte Lucanor. Ces deux princes, l’oncle et le neveu, Alphonse le Savant et don Juan Manuel, président noblement la famille des prosateurs espagnols. Le premier appartient au XIIIe siècle, le second a illustré le XIVe, et de l’un à l’autre on voit déjà le progrès qu’a accompli l’idiome. Quelle grâce, quelle netteté, quel mélange de chevalerie vaillante et de bon sens politique dans les moralités de Patronio ! Il y a tel de ces récits qui atteste un contemporain de Froissart, tel autre qui semble faire pressentir Commyncs. Voici encore un contemporain de Froissart, mais sans aucun mélange de sagesse didactique ; c’est le peintre des prouesses amoureuses et des batailles chevaleresques, le brillant gentilhomme portugais, Vasco de Lobeira, qui fut la souche, à ce que l’on croit, de l’innombrable liguée des Amadis. Mais pourquoi les chroniqueurs si intéressants du XIVe siècle, chroniqueurs espagnols et portugais, n’ont-ils pas de place ici ? Pourquoi Ayala ne fournit-il pas sa part ? On ne sait, en vérité, comment expliquer une telle lacune. Nous entrons bientôt dans le XVe siècle, et ce siècle, qui, en Espagne comme dans le reste de l’Europe, n’est qu’une période de transition, est très suffisamment représenté par trois ou quatre noms. Signalons surtout (c’est une des trouvailles de l’auteur) ce curieux archiprêtre de Talavera, Martinez de Tolède, avec son livre de morale populaire et pratique dont l’épigraphe pourrait être ce verset de la Bible : Ne dederis mulieribus substantiam tuam. Ni M. Ticknor dans l’History of spanish Literature, ni M. Clarus dans sa Darstellung der spanischen Literatur im Mittelalter, n’ont cité une seule fois l’archiprêtre de Talavera ; il y a plaisir à trouver chez M. Lemcke un spécimen fort étendu de ce singulier ouvrage, l’une des plus précieuses raretés de la bibliographie espagnole.

Le XVe siècle va finir ; quelques années avant que le XVIe siècle fasse son apparition sur la scène, un livre parait qui semble proclamer à son de trompe la mort du moyen âge : c’est le Rabelais de l’Espagne qui l’a écrit, l’ingénieux et cynique Fernando de Rojas. Il suffit de parcourir la Célestine de Rojas pour comprendre quelle distance il y a des récits du Comte Lucanor et de la morale de Martinez de Tolède à la liberté effrontée du disciple de Pétrone. À sa suite se déroule le groupe étincelant des écrivains du XVIe siècle : Oliva et Salazar, qui célèbrent tous deux la dignité de L’homme et semblent avoir ressenti un instant l’inspiration virile de la renaissance ; Hurtado de Mendoza, singulier mélange de Salluste et de Callot, le peintre fantasque de Lazarille de Tonnes et le chroniqueur vigoureux de la guerre de Grenade ; George de Montemayor avec sa pastorale de Diane continuée, surpassée peut-être (c’était l’opinion de Cervantes par la Diana enamorada de Gaspar Gil Polo ; Perez de Hila, qui raconte avec tant de verve et de couleur les luttes des Zégris et des Abencerrages, Caballeros moros de Grenada ; Mateo Aleman, qui recueille l’héritage de Hurtado de Mendoza, et donne un frère à Lazarille de Tormes dans la personne de Guzman d’Alfarache ; puis les écrivains plus sérieux, — l’historien des Indes, Antonio de Herrera, — le subtil et audacieux jésuite Mariana, écrivain supérieur à sa réputation, penseur tenace et profond, qui compromit l’institut naissant d’Ignace de Loyola par sa théorie du régicide, et attira lui-même sur sa tête chargée d’années de rigoureuses punitions en dénonçant les méfaits de la compagnie de Jésus. Louis de Grenade avec ses belles pages religieuses toutes rayonnantes de lumière et d’or, Antonio Perez avec ses lettres politiques, Cervantes avec sa Galatée et ses drames, terminent ce mouvement du XVIe siècle, moins grand sans doute en Espagne qu’en Italie ou en France, en Allemagne ou en Angleterre, mais bien intéressant encore par les germes de vie qu’il contenait dans son sein.

Cervantes n’est pas seulement un homme du XVIe siècle ; il ouvre aussi le siècle suivant, et l’immortel hidalgo de la Manche appartient aux premières années de cette période qui devait régulariser et féconder le mouvement confus d’une renaissance incomplète. Cervantes et Quevedo représentent tous deux cette direction nouvelle, avec quel éclat et quelle, verve ! l’Europe le sait ; mais l’esprit du moyen âge, d’un moyen âge artificiel et convenu, reparaît bientôt pour étouffer l’esprit moderne, et l’école des grands prosateurs se trouve subitement arrêtée. Quels noms citer après ces noms glorieux, à moins que ce ne soit le méthodique Saavedra ou un historien secondaire, Antonio de Solis, qui raconte la conquête du Mexique comme Saint-Réal a raconté la conjuration de Venise ? Dès lors il faut traverser rapidement le groupe insignifiant des écrivains du XVIe siècle, Feijoo, Isla, Cadalso, Muñoz, Jovellanos, Capmany, jusqu’à ce qu’on arrive enfin aux tentatives récentes qui ont repris les traditions interrompues du XVIe siècle et associé l’Espagne de nos jours aux luttes viriles de la pensée moderne.

C’est ainsi que ce choix intelligent des prosateurs de l’Espagne provoque utilement la pensée et présente un tableau rapide et net des vicissitudes d’une grande littérature. Le volume consacré à la poésie offre les mêmes avantages et mérite les mêmes éloges. M. Lemcke n’a rien négligé pour donner à son recueil la correction achevée qui fait le prix des publications de ce genre ; il a confronté les manuscrits des grandes collections de l’Europe, il a consulté surtout et nos richesses de la Bibliothèque impériale et les hommes qui connaissent le mieux chez nous ces délicats problèmes de bibliographie et de philologie moderne. M. Hase, M. Magnin, M. du Méril ont rendu à M. Lemcke des services qu’il n’hésite pas à proclamer hautement. M. Lemcke s’étonnera sans doute que nous le félicitions d’une chose si simple ; mais n’avons-nous pas vu tout récemment deux écrivains de l’Allemagne, M. de Rochau et M. Édouard Brinckmeier, piller consciencieusement deux ouvrages français sur l’histoire et la littérature espagnole, et donner comme des recherches originales une traduction mal faite ? Il est vrai que, dans ce domaine peu surveillé des études sur l’Espagne, la France non plus n’est pas à l’abri de tout reproche ; je sais tel ouvrage sur la littérature castillane qui n’est qu’une traduction des notes dont M. Martinez de la Rosa a enrichi sa Poétique. M. Lemcke n’est pas de cette école-là ; il est savant et n’a pas besoin de se parer de la science de ses confrères. Qu’il publie avec le même soin son troisième volume, consacré au théâtre : il aura accompli une œuvre utile, et cette intéressante publication lui assurera un rang digne d’envie parmi les plus laborieux ouvriers de la renaissance romane.

SAINT-RENÉ TAILLANDIER.

V. DE MARS.

  1. Premier et deuxième volume, Leipzig, 1855.