Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1856

La bibliothèque libre.

Chronique n° 588
14 octobre 1856


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


Séparateur


14 octobre 1856.

On ne peut tarder sans doute à être informé officiellement par le Moniteur de l’état de la question napolitaine, et à connaître les résolutions convenues entre la France et l’Angleterre. Ou nous nous trompons fort, où les mesures auxquelles se sont arrêtées les deux puissances n’auront point les proportions que la presse et même des documens diplomatiques très bruyans leur ont prêtées depuis un mois. Nous croyons que les publications officielles relatives à cette affaire démontreront deux choses : d’abord que les puissances occidentales n’ont jamais eu l’intention de porter atteinte aux droits de souveraineté du roi de Naples, ensuite que l’on ne se propose pas d’employer à l’égard de ce prince des moyens de coercition. La France et l’Angleterre ont des griefs sérieux contre la cour de Naples, et nous ne doutons point qu’elles n’établissent victorieusement la justice de leurs réclamations. Elles ont jusqu’à présent essayé d’obtenir par voie diplomatique le redressement de ces griefs, et n’ont recueilli que d’opiniâtres refus. Elles ne renoncent pas cependant aux voies diplomatiques ; seulement elles paraissent décidées à en épuiser la dernière ressource, la rupture des relations : les légations britannique et française sont peut-être au moment de quitter Naples. À la veille du jour où la décision des deux puissances sera présentée officiellement au public avec son véritable caractère, toute appréciation hypothétique d’un acte de cette gravité serait déplacée. Il n’y a donc pas lieu de relever les argumens superflus qui se sont échangés dans la presse européenne à propos du droit d’intervention ou du principe de non-intervention. Les journaux autrichiens se sont donné une peine inutile en s’efforçant doctement, à propos des affaires d’Italie, de mettre la politique de lord Palmerston en contradiction avec celle de lord Castlereagh. Lord Palmerston se préoccupe peu de maintenir les traditions de lord Castlereagh, et c’est déjà beaucoup exiger du chef du cabinet anglais que de lui demander d’être toujours d’accord avec lui-même. Il est peu adroit, au surplus, à des Autrichiens d’invoquer même théoriquement, et pour l’amour de l’art, comme c’est ici le cas, le principe de non-intervention à propos des affaires d’Italie, lorsque le système italien actuel ne repose que sur l’intervention, et quelle intervention ! celle de l’Autriche. Il n’y a pas davantage à s’occuper des déclarations que le prétexte de Naples a suggérées au prince Gortchakof. Les faits vont donner à l’intempestive circulaire russe la réponse la plus pertinente, si tant est cependant que cette pièce conserve la portée qu’elle paraissait avoir, et mérite encore une réponse. Nous avons entendu raconter en effet que, des plaintes ayant été adressées à l’empereur Alexandre sur la circulaire de son ministre, l’empereur aurait répondu qu’il n’avait pas eu connaissance de ce document avant qu’il fût expédié. Une pareille affirmation, pour ne pas dire un tel désaveu, retire du débat le maiden speech du prince Gortchakof.

Nous espérons que les gouvernemens de France et d’Angleterre sauront toujours maîtriser dans leur conduite envers le roi de Naples les conséquences de leurs actes ; mais nous étendons ce vœu au-delà des affaires d’Italie. Si la question napolitaine est devenue l’affaire pressante du jour, elle n’est point la seule difficulté d’un intérêt européen. Nous voudrions qu’on ne l’oubliât ni en France, ni en Angleterre.

Qu’on réfléchisse par exemple au grand fait qui domine la situation présente, nous voulons dire la paix de Paris. N’est-il pas étrange que toutes les conséquences de la paix ne soient point encore réalisées ? N’est-il pas plus étrange encore que quelques-unes des puissances qui ont signé cette paix, au lieu de s’appliquer à en faire sortir le plus tôt possible tous les effets pratiques qu’elle doit avoir, s’étudient au contraire à opposer des obstacles, ou, si l’on veut, à mettre des retardemens aux conditions positives qu’elle a stipulées ?

Trois difficultés, on le sait, se sont élevées sur la délimitation des frontières de la Russie et sur la nouvelle répartition de territoire qui en est la conséquence. Ce sont les affaires de l’Ile des Serpens, de Bolgrad et de la bouche de Sulina. Nous ne pensons point que la possession de l’île des Serpens soit sérieusement disputée par la Russie ; les deux autres questions, sans avoir au fond plus de gravité, peuvent donner lieu à de plus vives contestations. Des erreurs ou des ambiguïtés de rédaction sont la cause même du litige. Au sujet de Bolgrad, l’Angleterre et l’Autriche peuvent alléguer l’esprit du traité, qui a voulu affranchir du contact des Russes les bouches du Danube, et soutenir que l’intention des plénipotentiaires n’a pas été d’abandonner à la Russie une position sur le lac Yalpuck ; le cabinet de Pétersbourg peut de son côté invoquer la lettre du traité, qui lui assure la conservation de Bolgrad, chef-lieu des colonies bulgares, et prétendre avec une grande apparence de raison que ce n’est point la concession du village insignifiant de l’ancien Bolgrad que le congrès s’est laissé arracher avec tant de peine. De même pour la bouche de Sulina il y a eu contradiction entre l’intention du congrès et le langage dont il s’est servi. Sulina doit, d’après le traité, être rendu à la Moldavie ; or ce bras du Danube n’avait jamais été compris dans le territoire moldave, il appartenait autrefois à la Porte. De deux choses l’une, ou le congrès a voulu donner la Sulina aux principautés, et il s’est trompé en parlant de restitution, ou il a voulu la rendre à son ancien propriétaire, et il s’est trompé en nommant la Moldavie. Aucune de ces deux questions, on en peut juger, n’est de nature à soulever de graves débats. Quant à Bolgrad, la commission de délimitation a pu vérifier sur les lieux que cette ville est située à plusieurs kilomètres de la rive du lac ; entre le lac et le chef-lieu des colonies bulgares, il y a donc amplement place pour une chaussée qui marquerait la frontière, et ne permettrait point à la Russie d’entreprendre un établissement naval dans les eaux du Bas-Danube. Quant à la Sulina, il n’y a qu’une rédaction à rectifier. Sur les deux points, la conférence de Paris, à laquelle le congrès a légué le soin de veiller au règlement des questions d’application que soulèverait l’exécution du traité, peut seule trancher la difficulté à la majorité des voix. Pour en finir avec ces chicanes de détail, qu’il est dangereux de prolonger partout, surtout en Orient, où des vétilles deviennent si facilement de grosses affaires, il semble donc qu’il faudrait se hâter de convoquer, à Paris la conférence. La puissance qui semblerait la plus intéressée aux temporisations, puisque c’est elle qui fait les frais de l’exécution du traité, n’oppose, à ce qu’on assure, aucune objection à une réunion immédiate. Par une inconséquence peu facile à comprendre et encore moins facile à justifier, les cabinets les moins pressés d’achever la réalisation du traité paraissent être ceux de Saint-James et de Vienne.

Que la Russie, dit-on à Londres, commence par remplir les conditions du traité de Paris telles que nous les interprétons ! On tient à Vienne le même langage, mais on fait plus, on le commente par des actes plus contraires à l’accomplissement du traité que les insignifiantes résistances reprochées à la Russie. Les Autrichiens saisissent les prétextes de Bolgrad et de la Sulina pour laisser indéfiniment leurs troupes dans les principautés, en dépit des obligations du traité et des engagemens que M. de Buol avait pris avec ostentation devant le congrès. La conduite si étrange des Autrichiens rencontre-t-elle dans le cabinet anglais l’opposition décidée qu’elle y devrait exciter ? Nous avons le regret d’en douter ; de plus hardis auraient le droit de soupçonner que l’indifférence de lord Palmerston à l’égard de cette incartade autrichienne couvre peut-être une secrète connivence. Quoi qu’il en soit, une situation si fausse ne saurait durer. Que voudraient, qu’espéreraient les cabinets de Vienne et de Londres en la prolongeant ? Intimider la Russie par une démonstration autrichienne ? Ce ne serait pas sérieux. Lui faire la guerre si elle ne cède pas ? C’est moins sérieux encore. Se figure-t-on l’Autriche, qui est restée l’arme au bras tandis que les Russes traversaient le Danube, croisant la baïonnette pour aller à la conquête de Bolgrad ! La fatiguer enfin ? Mais quand il s’agit de rendre l’Ile des Serpens et la Sulina et de se fermer les communications avec le Bas-Danube, on ne doit guère s’attendre à trouver la Russie bien impatiente. Puis ce ne serait pas la Russie seule qu’on lasserait par une telle conduite ; on fatiguerait plus douloureusement et ces malheureuses principautés aux dépens desquelles l’Autriche fait si volontiers des économies sur son budget de la guerre, ces principautés dont on retarde la réorganisation, et l’empire ottoman, livré à toutes sortes de difficultés et d’incertitudes, tant que sa situation n’est point fixée par la prompte et fidèle exécution du traité. Nous le répétons, de telles anomalies ne peuvent être tolérées. Il n’y aurait de sécurité ni de dignité pour personne dans la prolongation d’un tel état de choses. Il faut que la paix soit vraiment la paix, et qu’elle cesse de couvrir un fourmillement de mesquines et sournoises chicanes. L’Autriche évacuera les principautés, si on le lui demande avec fermeté, et, nous l’espérons, n’attendra point une sommation. Quant aux puissances que séduit une stérile agitation, pourquoi ne pas les mettre en demeure d’ouvrir la conférence de Paris ? Cette conférence est le seul tribunal qui ait qualité pour résoudre les difficultés inhérentes à l’exécution du traité du 30 mars. Aucune des puissances qui en font partie n’y désertera volontairement sa place, et n’aura même de raisons à donner pour en ajourner la convocation.

Les reviremens politiques de l’Espagne surprennent quelquefois, mais n’étonnent plus depuis longtemps. Celui que le télégraphe vient de nous apprendre était prévu ; seulement on ne l’attendait pas si tôt. La base politique du maréchal O’Donnell n’était ni assez large ni assez franche pour qu’il lui fût possible d’y établir solidement son ministère. O’Donnell, placé sur l’étroite frontière des deux grands partis qui divisent la Péninsule, ne pouvait la franchir ni d’un côté ni de l’autre. Il était arrivé au pouvoir par une sédition militaire bientôt transformée en révolution ; les partis conservateurs n’oublient et ne pardonnent jamais une telle faute, n’avait conquis la première place en réprimant vigoureusement une émeute progressiste ; où pouvait être son appui ? Il avait essayé de former un gouvernement composé d’élémens modérés et d’élémens progressistes. Effacé lui-même dans le cabinet qu’il présidait par un conservateur énergique et actif, M. Rios-Rosas, il s’était vu forcé de sacrifier l’un après l’autre à l’ascendant de cet homme d’état ses collègues de couleur progressiste. Pour donner à son gouvernement une base constitutionnelle, il avait dû, en répudiant la dernière constitution votée par les cor tes, ressusciter celle de 1845, ouvrage du premier ministère du maréchal Narvaez. La mise en vigueur de cette constitution était un infaillible symptôme ; l’œuvre appelait l’ouvrier. Nous ignorons encore les incidens qui ont si brusquement porté le maréchal Narvaez à la place d’O’Donnell ; il faut convenir que le duc de Valence a du moins mené les choses avec son impétuosité ordinaire : exilé il y a huit jours, aujourd’hui premier ministre ! Toute conjecture sur l’avenir du nouveau cabinet espagnol serait en ce moment déplacée. Nous y voyons avec confiance figurer l’un des chefs les plus expérimentés du parti modéré, M. Pidal. Quoi que le nom du maréchal Narvaez soit une ferme garantie pour la cause de l’ordre, nous sommes convaincus que ce nom dans les circonstances actuelles n’est point une menace pour les institutions libérales. Le parti modéré ne peut pas oublier qu’il n’a perdu le pouvoir, après dix ans de possession, que par ses divisions et par ses fautes, et que ses fautes les plus funestes ont été les tendances ultra-réactionnaires des derniers cabinets qui l’ont représenté, celui de M. Bravo Murillo et celui de M. Sartorius et des polacos. C’est l’honneur du maréchal Narvaez d’avoir été hors du pouvoir et d’avoir même mérité d’éclatantes disgrâces pendant cette triste décadence du parti modéré, qui aboutit, il y a deux ans, à une si honteuse catastrophe. Sous la conduite de ses chefs naturels les plus éminens, éclairé et fortifié par ses récentes épreuves, le parti modéré espagnol n’oubliera pas, nous l’espérons, que son ascendant ne sera légitime et durable que s’il place au premier rang des principes d’ordre, liés à sa cause, le respect des institutions représentatives et, le maintien des libertés publiques. Au surplus, quel que soit l’avenir réservé à la nouvelle combinaison, les événemens dont l’Espagne est le théâtre ont cessé, depuis longtemps d’exercer de l’influence sur les affaires des autres peuples. Cette observation n’est peut-être pas inutile dans la période que traversent chez nous les affaires proprement dites. Les crises financières développent en effet outre mesure la sensibilité maladive que présentent aux accidens extérieurs les intérêts industriels et commerciaux.

La situation financière, dont nous avons déjà essayé de décrire les principaux traits, s’est depuis quinze jours d’abord aggravée, puis améliorée légèrement. À la première élévation du taux de l’escompte, la panique que nous redoutions s’était emparée des esprits. Les craintes les plus folles étaient entrées dans certaines têtes, et les empiriques proposaient les expédiens les plus insensés. Des hommes qui se donnent pour des praticiens consommés en matière de finances allaient jusqu’à parler de la nécessité du cours forcé, lorsque deux documens importans, un rapport du ministre des finances à l’empereur et le Compte-rendu mensuel de la Banque, sont venus éclairer le véritable état des choses, et ont rendu quelque calme aux imaginations effarées.

Les deux points les plus significatifs du compte-rendu de la Banque sont les chiffres qui expriment les mouvemens de l’encaisse métallique et le mouvement des valeurs sur lesquelles il a été demandé des avances. La diminution de l’encaisse métallique a été, pendant le mois dernier, de près de 70 millions ; mais ce chiffre, ne représente point la somme exacte qui a été demandée à la Banque dans cet espace de temps. La Banque a payé plus de 600,000 francs pour frais d’acquisition de métaux précieux. Comme la prime de l’or a été, pendant le mois de septembre, d’environ 6 fr. pour 1,000 fr., on voit qu’il est permis d’évaluer à près de 100 millions les achats de métaux que la Banque a dû faire pendant ce mois. Pour avoir une idée approximative des sommes réelles qui ont été retirées de la Banque, il faut ajouter près de 100 millions aux 70 millions de diminution que présente le compte-rendu d’octobre, comparé à celui de septembre. C’est donc à une demande de remboursement de plus de 160 millions que la Banque a eu à faire face. Par un effet naturel, le portefeuille, qui représente les demandes de crédit adressées à la Banque, s’est élevé à plus de 500 millions, chiffre qui n’avait jamais été atteint dans les mois correspondans des années antérieures. Évidemment l’accroissement du portefeuille provenait non d’une augmentation des opérations commerciales, mais d’opérations de change motivées par l’exportation du numéraire. Ainsi d’un côté une demande d’espèces démesurée, de l’autre une demande de crédit grossie extraordinairement par des besoins tout autres, que ceux qui résultent des opérations commerciales habituelles, telle était à la fin de septembre et au commencement d’octobre la double pression qui pesait sur la Banque. Cette situation se compliquait encore de la panique propagée dans les couches ignorantes de la population par les bruits, dangereusement répandus, de cours forcé, n’est hors de doute que ces rumeurs ont poussé bien des peureux à retirer du numéraire de la circulation pour se faire des thésaurisations particulières, et ont dû enlever à la Banque des sommes considérables.

La faveur que cette malheureuse idée du cours forcé des billets avait obtenue dans une certaine classe d’hommes d’affaires se comprend facilement. Au lieu d’envisager les intérêts du crédit à leur véritable point de vue, le point de vue commercial, on a malheureusement pris en France l’habitude de les considérer au point de vue de la Bourse, et de les identifier avec les intérêts de la spéculation à la hausse. Dans cette direction d’idées, la suspension des paiemens en espèces serait en temps de crise un coup de fortune pour les spéculateurs. Donner le cours forcé aux billets de banque sans imposer délimite aux émissions et maintenir l’escompte à un taux peu élevé, c’est un moyen infaillible de produire une hausse artificielle sur les prix de toutes les valeurs et de toutes les marchandises dont la spéculation s’est témérairement chargée. Au lieu de réaliser à perte ces valeurs et ces marchandises, les spéculateurs sont assurés alors de s’en défaire avec de grands bénéfices.

Cependant il vaut la peine d’examiner à un autre point de vue l’influence d’un tel état de choses sur la condition économique et financière d’un peuple commerçant. Il va sans dire qu’il n’est pas question, dans les idées des partisans de la circulation de papier, des mesures restrictives qui enlèveraient au cours forcé ses dangers en imposant une limite fixe aux émissions, et en maintenant l’escompte à un taux élevé. Ainsi réglée, la circulation de papier aurait peu d’inconvéniens, mais n’aurait plus les avantages qui lui gagnent les sympathies des spéculateurs. Supposons-la affranchie de toute limite d’émission et accompagnée d’un abaissement de l’escompte. Dans de telles conditions, la Banque augmenterait ses escomptes d’effets de commerce, et multiplierait ses avances sur valeurs publiques et industrielles. Les premiers temps de ce régime seraient célébrés comme une époque de prospérité inouïe, ce serait l’âge d’or ; mais comme dans la pensée des promoteurs du système il ne devrait plus y avoir de réaction dans la hausse des prix, il n’y aurait pas de borne au développement de la circulation fiduciaire. Les prix élevés excitent la production et font affluer les marchandises étrangères, mais ils ne mettent point à l’abri de ces accidens commerciaux qui obligent à payer des importations avec les métaux précieux. Les matières d’or, dans des circonstances semblables, acquerraient donc une prime par rapport aux billets de banque, c’est-à-dire que les billets de banque subiraient à l’étranger une perte sur leur valeur nominale. Tous les inconvéniens qui accompagnent un change contraire se présenteraient alors et iraient s’aggravant à mesure que se prolongerait cette situation maladive. On ne tarderait pas à s’apercevoir que la hausse des prix, au lieu d’exprimer un accroissement réel de richesses, ne serait plus qu’une trompeuse illusion, puisqu’avec une somme nominalement plus forte en billets on ne pourrait acheter qu’une somme inférieure en or. Ce seraient surtout les classes les plus intéressantes de la population, celles qui vivent de revenus fixes, les employés, les salariés, les petits rentiers, qui supporteraient les souffrances d’une telle situation, créée au profit de spéculateurs audacieux. Enfin toutes ces conséquences viendraient rejaillir en définitive sur l’état, atteint dans son crédit, maudit par les classes malheureuses, et obligé d’encourir la honte d’une banqueroute, ou de s’imposer des sacrifices énormes le jour où il voudrait rentrer dans une condition normale, et remplacer par une circulation métallique la circulation fiduciaire avilie.

Nous félicitons le gouvernement et la Banque de France de n’avoir pas cédé aux influences qui patronnaient un si monstrueux expédient, et de n’avoir eu recours qu’aux mesures sanctionnées chez tous les peuples par l’expérience du crédit. Partout les effets du cours forcé ont été les mêmes. Les Anglais, qui les ont éprouvés avec le moins de dommage, en ont étudié l’action, et en ont dénoncé les dangers avec une autorité scientifique et pratique victorieuse. C’est en luttant contre la suspension des paiemens en espèces que Horner fonda sa réputation parlementaire ; c’est en analysant les effets de la circulation fiduciaire inconvertible, en combattant la fausseté de ce système avec une logique infaillible, que Ricardo se révéla comme le plus profond des économistes ; c’est en restaurant la circulation métallique dans son pays que sir Robert Peel ouvrit sa carrière de grand financier et d’homme d’état économiste. Chez les Anglais, c’est une question irrévocablement jugée ; l’idée d’une circulation inconvertible n’a d’asile que dans quelques tôles fêlées, et ne reste plus que le hobby-horse de quelques radoteurs incorrigibles. Nous rougissons pour la France qu’elle ait pu être mise un seul moment en question.

Nous admettons qu’il est des circonstances extrêmes où la suspension des paiemens en espèces s’impose comme une nécessité inévitable, mais c’est lorsque des crises politiques viennent violemment interrompre le jeu naturel des lois commerciales, lorsque, paralysées par ces crises, les banques ne peuvent plus alimenter leurs ressources, et sont dans l’impuissance de continuer leurs paiemens. C’eût été créer le mal, au lieu de le combattre, que de traiter la Banque de France comme si elle eût été réduite à un pareil état. Outre les sommes considérables qu’elle possédait encore dans sa réserve, la Banque, pour faire face à ses obligations, devait appliquer d’abord les mesures que prescrivent les lois naturelles du crédit. La crise résultant de l’insuffisance de l’offre par rapport à la demande des capitaux, elle devait élever létaux de l’escompte au niveau du loyer actuel des capitaux ; la crise se traduisant par des exportations de numéraire qu’on venait prendre dans ses caisses, elle devait élever le taux de l’escompte pour décourager les opérations de change auxquelles une différence d’intérêt aurait pu donner lieu, elle devait l’élever encore pour faire baisser le prix des valeurs et des marchandises, et pour ramener dans la circulation le capital métallique en lui ouvrant des placemens plus avantageux ; la crise actuelle, exagérée par la panique, ayant poussé une certaine classe de détenteurs timides de billets de banque à venir en demander le remboursement, elle devait reconquérir la confiance des plus récalcilrans et démentir d’alarmantes rumeurs en recomposant, par des achats de métaux à l’étranger, son encaisse entamé. La Banque a fait tout cela, et rien que cela, avec la sanction du gouvernement, et nous sommes sûrs que sa persévérance dans le même système lui suffira pour surmonter ces embarras passagers. Déjà le rapport de M. Magne, en exposant la situation du trésor et en apprenant au public la résolution où est le gouvernement de ne point recourir aux dangereux expédiens mis en avant par les spéculateurs, avait rassuré l’opinion. On signale un temps d’arrêt et peut-être une embellie dans la crise allemande qui a fait éclater la nôtre. On assure que depuis quelques jours les saignées de numéraire ont cessé à la Banque, et que l’encaisse s’accroît au lieu de diminuer. Si nous n’avons plus à subir le contre-coup de nouveaux dérangemens dans les marchés extérieurs, si l’on se garde d’effrayer la banque d’Angleterre en lui enlevant trop d’or et en la poussant à resserrer davantage ses conditions d’escompte, nous aurons sans doute encore à traverser une saison difficile, mais l’on peut croire que les plus dangereux orages sont passés.

En Angleterre, jusqu’à présent la crise financière du continent n’a encore jeté aucun trouble sensible dans le mouvement des affaires. Les Anglais sont plus accoutumés que nous à ces perturbations commerciales, qui se trahissent par l’épuisement des ressources métalliques des banques et par l’élévation de l’intérêt. Ils connaissent si bien les véritables causes de ces crises, ils sont si familiarisés avec les mesures qui peuvent seules en conjurer les mauvaises chances, qu’ils sont loin de prendre l’alarme lorsque la banque élève le taux de l’escompte ; aussi les deux renchérissemens que la banque d’Angleterre vient d’imposer coup sur coup au crédit ont-ils rencontré dans la presse anglaise une approbation unanime. Les esprits éclairés savent que la banque protège un intérêt public en défendant ainsi son encaisse et en laissant le loyer des capitaux prendre son niveau au degré où le portent naturellement les rapports de l’offre et de la demande. Jusqu’à présent d’ailleurs, la presse anglaise, si éveillée sur ces questions, n’entrevoit aucun danger sérieux pour la sécurité du commerce britannique dans les difficultés financières du continent. Les membres du parlement qui haranguent leurs constituans dans des réunions électorales n’ont point abordé non plus, à propos de la situation actuelle du crédit, les discussions relatives à la charte de la banque et à la vieille question de la currency. Cependant, parmi les orateurs qui se sont adressés dernièrement à leurs électeurs, on ne compte pas de moins importans personnages que M. Gladstone et M. Disraeli. Celui-ci, parlant aux fermiers du Buckinghamshire, s’est borné à célébrer l’intelligence et l’énergie des agriculteurs anglais aux prises avec la concurrence étrangère. Quant à M. Gladstone, dans un discours où les considérations religieuses se mêlaient aux vues politiques et économiques, il a excité ses auditeurs à continuer l’œuvre du développement colonial de l’Angleterre. Rien dans le langage de ces deux hommes éminens n’a indiqué la prévision d’une secousse financière et commerciale. Le parti dont ces illustres membres de la chambre des communes représentent deux nuances distinctes, le vieux parti tory, est celui qui, dans ses fractions les plus arriérées, a toujours protesté contre les doctrines orthodoxes en matière de crédit, et qui regrette encore l’époque de la circulation du papier. Les plus excentriques don Quichottes de cette cause perdue n’ont pas même élevé la voix à propos des dernières résolutions de la banque ; ils sont attardés ailleurs. La portion violente du parti tory ne rêve depuis un an qu’hostilités contre les catholiques irlandais ; elle poursuit l’abolition de la dotation accordée au collège de Maynooth par sir Robert Peel. Vainement les chefs du parti conservateur désavouent-ils de pareils excès. Les vieux tories sacrifient à leurs passions d’intolérance la discipline de leur parti. M. Disraeli a blâmé ces excentricités rétrogrades, et n’a pas craint de déclarer dans son journal que la dotation de Maynooth était une de ces concessions qu’il n’était point permis à un gouvernement conservateur de retirer aux catholiques. Les violens du parti ne lui pardonnent point cette intelligente modération et se séparent de lui avec éclat. Nous aimerions autant les voir reprendre leurs déclamations usées, contre l’acte de 1819 et la reprise des paiemens en espèces.

Grâce à Dieu, les crises économiques, lorsqu’elles ne sont pas aggravées par des abus sociaux ou par de mauvais mécanismes de gouvernement, ne sont point de longue durée ; les forces industrielles semblent sortir de ces passagères épreuves rajeunies, plus puissantes et plus fécondes. Les crises morales qui agitent les sociétés sont plus persistantes, elles ne sont guère interrompues que par de courtes trêves. Obéissant à une sorte de loi qu’on dirait providentielle, ce sont ordinairement les vainqueurs de l’heure présente qui commencent à troubler leur propre triomphe en réveillant par leurs excès leurs adversaires abattus, en leur mettant de force aux mains les armes du succès et de la fortune. Nous en avons un exemple sous les yeux dans les agitations de l’Union américaine, où les excès des partisans de l’esclavage sont en train d’amener une réaction en faveur des abolitionistes, qu’on pouvait croire vaincus d’avance.

Les dernières nouvelles qui nous arrivent des États-Unis sont à la fois tristes et facétieuses ; on se massacre dans le Kansas, on se réunit en farandoles turbulentes à New-York, à Boston et à Philadelphie. Pourtant cette fois la gaieté a quelque chose de lugubre, car la situation de la grande république, n’est pas faite pour exciter le rire. Souvent on a parlé de séparation aux États-Unis, et le bon sens public a toujours eu la puissance de dominer les passions ; aujourd’hui ce sont les passions qui sont en majorité et le bon sens qui a le dessous. Le nord et le sud commencent à déraisonner et à se lancer des paroles insensées qui indiquent le délire de la colère et présagent des scènes de violence et d’anarchie. Le sud répète sous mille formes le mot de M. Douglas à M. Sumner : Nous voulons vous dompter, monsieur, et il le prouve par ses actes. Quoiqu’on soit aux approches d’une élection présidentielle, il ne serait pas prudent de prononcer le nom du colonel Frémont dans la Virginie, les Carolines ou la Louisiane. D’autre part, les Missouriens, usant de l’ascendant qu’ils ont obtenu dans le Kansas par le concours des autorités fédérales, détruisent les établissemens de leurs adversaires. Leavenworth et Ossowatomie, principaux centres des abolitionistes dans le Kansas, ont été démolis de fond en comble. Le nord n’est pas moins violent, et les harangues de ses orateurs valent des coups de fusil. Ce n’est plus le premier venu qui s’avise de prêcher l’anarchie, ce sont des hommes officiels, qui cependant devraient être habitués à peser leurs paroles. De ce nombre est M. Banks, speaker de la chambre des représentons, qui s’avise de prêcher la conquête du sud, et déclare qu’à l’avenir les représentans des états à esclaves ne seront plus même admis à Washington que par condescendance. La politique sectionnelle n’a jamais été plus fortement prêchée qu’aujourd’hui ; ce qui était une exception, une menace ridicule, un humbug enfin, est devenu une règle générale, un cri de guerre sérieux.

Cet ascendant temporaire, il faut l’espérer, de la politique sectionnelle explique l’importance inattendue qu’a prise tout à coup la candidature du colonel Frémont. Il y a quelques mois, cette candidature pouvait paraître une simple protestation du nord en faveur des doctrines abolitionistes ; aujourd’hui il n’en est plus ainsi, et elle a éclipsé la candidature de M. Fillmore, mise en avant par les whigs et les know-nothing du sud, précisément afin d’éviter cette politique sectionnelle et de servir de point de ralliement entre le nord et le sud. Dans l’ouest et dans le nord, les démonstrations en faveur de Frémont se sont succédé rapidement ; sa candidature est soutenue par les journaux les plus habiles de New-York. Les démocrates ont senti le danger et ont été à leur tour prodigues de contre-démonstrations et de pamphlets. Jamais candidature n’a été débattue comme celle du colonel Frémont, et n’a donné lieu à plus de brocards, de mauvaises plaisanteries, de lettres anonymes, d’intrigues scandaleuses. Ce public de vingt-huit millions d’hommes est occupé, pour le quart d’heure, de commérages sur une seule personne. Ce ne sont pas les opinions politiques du colonel qui sont discutées, ce sont tous les actes de sa vie privée, toutes les personnes de sa famille, son père, sa mère, son beau-père, sa femme, son mariage, sa fortune, sa religion. La première question que se sont posée ses ennemis est celle-ci : son état civil est-il bien valide ? Il a été alors révélé à l’univers que le colonel Frémont, fils d’un père français émigré pendant les troubles de la révolution et d’une mère américaine, était un enfant de l’adultère et de l’amour. L’était-il aussi du hasard ? Non, car il avait été dûment légitimé après la mort du mari de sa mère. Son mariage a donné lieu à des discussions plus amusantes encore. Le colonel Frémont, qui paraît avoir hérité des talens de séduction de son père, s’est marié par inclination avec miss Jessie Benton, fille du colonel Benton du Missouri, malgré l’opposition de ce dernier. Ce mariage a-t-il été célébré par un prêtre catholique ou par un prêtre protestant ? Les deux époux étaient protestans, et cependant le mariage a été célébré par un prêtre catholique ; le colonel a été, parait-il, obligé d’en convenir lui-même. Mais un mariage entre protestans célébré par un prêtre catholique est-il valide, si l’un des deux époux n’appartient pas à cette dernière religion ? Le colonel Frémont serait-il donc catholique ? Cette dernière question est controversée depuis trois mois, et n’a pu recevoir encore une réponse satisfaisante. Les adversaires du colonel crient avec une énergie infatigable qu’il est catholique, ses amis répondent à satiété qu’il a été élevé dans l’église épiscopale ; le colonel garde un silence profond, et la question reste en suspens.

Grâce à ces discussions, le nom de mistress Frémont est devenu un cri de ralliement pour les partisans de son mari. Les jeunes abolitionistes le portent écrit sur leurs bannières, et les vaudevillistes américains le transportent sur le théâtre. On peut lire chaque jour dans les annonces des journaux américains ce titre de vaudeville sentimental qu’auraient envié Kolzebue ou les dramaturges de notre Gymnase : Jessie or the wanderer’s Return, Jessie ou le Retour du Voyageur. Nous traduisons poliment, car wanderer signifie vagabond, personne errante, et nous ne savons si ce mot s’applique au colonel ou à miss Benton. Ces aventures romanesques de M. Frémont donnent lieu dans les journaux à des plaisanteries d’un goût équivoque. Une certaine mistress Nicholls écrit en faveur de la candidature du colonel. « On devait s’y attendre, répond immédiatement un journal de New-York ; cette mistress Nicholls est cette fameuse réformatrice qui fait partie de l’association du free-love (libre amour) ; cette dame devait naturellement être une amie du colonel. Nous devons nous borner ; car nous n’en finirions pas, si nous voulions dire toutes les facéties auxquelles se livrent pour le quart d’heure les citoyens de l’Amérique du Nord, et nous les avons rapportées dans l’espoir de décourager les publicistes qui à l’avenir seraient tentés de chercher les limites de la liberté aux États-Unis. Cependant tout n’est pas aussi gai que de coutume dans ces effervescences populaires qui précèdent toujours une élection présidentielle, et cette fois des emblèmes de sang et de mort se sont mêlés aux bannières et aux guirlandes des manifestations publiques. Dans un meeting tenu à Newark par les abolitionistes, une jeune fille vêtue de noir tenait à la main un drapeau sur lequel était écrit en gigantesques lettres rouges le mot de Kansas. De leur côté, les démocrates ont fait à New-York la plus formidable procession aux flambeaux (torchlight procession) dont cette ville ait gardé le souvenir. Des devises menaçantes et grotesques ornaient leurs bannières, nous en citerons quelques-unes qui peuvent donner une idée de l’état où sont arrivées les passions populaires : les abolitionistes anglais ne gouverneront pas l’Amérique, allusion à des bruits de subventions fournies par le gouvernement anglais aux free-soilers du nord ; — mot d’ordre du révérend Beecher : tuez-vous les uns les autres avec des sharps’ rifles, etc.

À l’heure qu’il est, il suffit donc d’un incident quelconque, d’un engagement nouveau au Kansas, d’une violence nouvelle du sud contre les abolitionistes, de la désertion d’un seul état, moins que cela, d’une division dans la Pensylvanie, la clé de voûte de l’Union, selon la juste expression sous laquelle cet état est désigné, pour faire tourner les chances en faveur du colonel Frémont et renverser la candidature de M. Buchanan. Il faut espérer qu’il n’en sera rien ; nous n’avons aucune affection pour l’esclavage, mais nous croyons que dans l’état présent des choses une politique de statu quo à l’intérieur est celle qui peut le mieux servir les intérêts des États-Unis. L’élection du colonel Frémont ne guérirait pas l’Amérique de cette plaie sociale, elle n’abolirait pas l’esclavage dans un seul district ; en revanche, elle compromettrait gravement les intérêts de la république. Elle serait le premier triomphe de la politique sectionnelle sur la politique de compromis, qui a seule maintenu l’existence de l’Union, et qui a guidé jusqu’ici les Américains dans toutes leurs élections présidentielles.

L’ancien monde a aussi ses inquiétudes morales ; mais pour le moment, elles n’agitent plus les foules bruyantes, elles travaillent sourdement les consciences. Les causes du malaise des intelligences contemporaines, de cette sorte de langueur qui les travaille au milieu des surexcitations matérielles du monde moderne, ces causes sont aussi nombreuses que profondes. Il en est une dont la nature toute littéraire apparaît à travers cette multitude de productions indifférentes de tous les jours : les esprits ont une peine extrême à se relever, et se traînent trop souvent dans les labeurs vulgaires sans retrouver leur élan et leur vigueur, parce qu’ils semblent avoir oublié les conditions supérieures de l’art. Il y a dans les conceptions de la pensée, dans l’activité créatrice de l’imagination, dans le travail du style, des règles secrètes dont le sens s’échappe ou s’altère. Rien n’est plus commun que d’écrire aujourd’hui, rien n’est plus rare que d’écrire avec une notion exacte de ces lois qui président aux œuvres de l’intelligence, avec le sentiment des hautes traditions littéraires. Qu’on prenne les plus mémorables époques de l’art en France : qui ne connaît ces époques ? Elles ont été éclairées de toutes les lumières de l’érudition ; tout le monde en parle. Combien est-il d’écrivains cependant qui les comprennent, qui les aiment d’un amour vrai et intelligent, et puisent une originalité nouvelle dans ce commerce avec les grandes choses d’un grand siècle ? Dans la diffusion de notre temps, M. Cousin, passant de la philosophie à l’histoire littéraire, a voué un vrai culte au XVIIe siècle, et ce culte, il fait mieux que le professer d’une façon stérile, il le propage avec le feu d’un esprit éminent. Pour parler de cette grande époque, il lui emprunte sa belle langue en la marquant d’un cachet nouveau. M. Cousin fut l’un des premiers, il y a bien des années, à remettre dans tout son jour cette figure pensive et noblement émue de Pascal. Depuis, il s’est enfermé dans le XVIIe siècle, il y a vécu. Une fois dans cette compagnie, où il trouvait la vérité s’alliant à l’élégance, il a été séduit surtout par ces femmes illustres qui représentent le siècle dans ce qu’il a de plus animé et de plus brillant, par ces personnes d’élite qui sont des âmes fières et passionnées, des héroïnes, des politiques, et souvent de grands écrivains, sans en avoir la prétention. De là ces études qui se sont succédé, et auxquelles l’auteur a récemment ajouté deux études, que connais sent déjà nos lecteurs, sur Madame de Chevreuse et Madame de Hautefort. M. Cousin d’ailleurs, on n’en peut douter, a vécu avec ces aimables et superbes héroïnes dont il raconte les aventures. Il a été le confesseur de leurs secrets, et il connaît jusque dans le dernier détail leurs faibles, leurs passions, leurs galanteries ou leurs vertus. Il prend couleur dans les luttes où les jette leur fortune, et il chercherait volontiers querelle au coadjuteur de Retz ou à La Rochefoucauld pour avoir jeté quelque ombre sur la figure de ses célèbres amies. Les brillans récits de M. Cousin, les biographies de Mme de Longueville et de Mme de Sablé comme les études nouvelles sur Madame de Chevreuse et Madame de Hautefort, sont une histoire épisodique, familière et intime, quoique très élevée, qui, à travers le mouvement en apparence frivole, laisse apercevoir Condé et ses campagnes, Richelieu et sa politique impérieuse, Mazarin avec sa souple et insinuante supériorité, en un mot tout le XVIIe siècle. Ce monde illustre est à jamais évanoui. M. Cousin le dit avec raison, il n’y aura plus de Mme  de Chevreuse, ou s’il en était quelqu’une par hasard, ce serait une Mme  de Chevreuse vulgaire, qui plierait la politique à de petits calculs au lieu de mener hardiment de front les affaires de cœur et les affaires d’état, et de subir trois fois l’exil pour tenir tête à Richelieu et à Mazarin. Tout est changé, la politique, les mœurs, la société et même la manière d’entendre l’amour. Il ne serait pas bon sans doute d’aller s’enfermer trop exclusivement dans une époque du passé au point de ne rien voir au-delà ; mais, par, son amour du XVIIe siècle, M. Cousin nous ramène au culte des traditions et de la sévérité littéraire : il montre les sources d’où l’art français a jailli dans sa splendeur, et il est lui-même fidèle à cet art en retraçant dans un grand style ces peintures qui ont tout à la fois le vif attrait du roman et la scrupuleuse exactitude de l’histoire. eugène forcade.


V. de Mars.