Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1862

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Chronique n° 732
14 octobre 1862


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 octobre 1862.


Si le rapport présenté à l’empereur par M. Fould sur la situation générale de nos finances avait la vertu de ramener l’attention salutaire du public vers les questions financières, nous en serions enchantés. Ce document, très sobre dans la forme, mais au fond très substantiel, nous apporte des informations d’un grand intérêt. Les principales données de notre situation financière y sont très nettement exposées, et comme le ministre y trouvait l’occasion d’indiquer pour la première fois les résultats du système inauguré cette année, ce rapport est digne aussi d’attention au point de vue politique.

Nous le dirons franchement, les ressources financières de la France sont si abondantes, elles se développent par un progrès si constant, que c’est pour nous une vraie douleur d’amour-propre que de voir parfois l’insouciance du public, la facilité des chambres, l’entraînement du pouvoir conduire les choses à tel point que nous paraissions avoir des finances embarrassées, il ne peut pas y avoir pour la France de difficulté plus gratuitement provoquée que celle des finances. L’expérience de ce qui se passe depuis une année le démontre une fois de plus. Il y a une année, à pareille époque, ce fut notre triste devoir d’appeler l’attention du gouvernement et du public sur les périls que faisait courir à la France la négligence des questions financières. Nos avis furent, sur le moment, fort désagréablement récompensés ; mais ils ne tardèrent pas à recevoir une sanction éclatante dans le grand mémoire de M. Fould qui fut la préface du nouveau système financier. À cette époque, le découvert du trésor dépassait 1 milliard : on pouvait prévoir que l’exercice de 1862 ajouterait à cette somme 200 millions, et que, si l’on suivait les anciens erremens, l’équilibre du budget de 1863 ne serait qu’une illusion. De là, si l’on ne mettait promptement la main aux finances, une déplorable perspective de dettes flottantes démesurées, devenant une cause d’inquiétude et de gêne pour le marché financier, entraînant des emprunts périodiques et enflant par une progression continue notre dette consolidée. En une année, avec un meilleur ordre, par un effort énergique, en recourant à des expédiens habiles et hardis, on a sensiblement modifié ce fâcheux aspect des choses.

Regardons d’abord aux faits. Grâce à l’unification de la dette, à la conversion facultative, aux sonnantes espèces ramassées par la soulte miraculeuse, le découvert a été ramené de 1 milliard 24 millions à 867 millions. Le chiffre est gros encore, et nous ne sommes pas de ceux qui en prennent leur parti sous le fallacieux prétexte qu'il est nécessaire et qu’il est bon qu’un état comme la France ait une grande dette flottante. Nous convenons cependant que les ressources de la dette flottante, qui ont pu supporter un déficit de plus d’un milliard, doivent se trouver soulagées quand elles n’ont plus à soutenir qu’un découvert de 867 millions. Voilà pour les legs du passé ; quant au présent, il s’offre à nous sous la forme du budget de 1862. Ce budget était d’une nature toute particulière ; il avait été conçu et voté sous le régime ancien, dans le bienheureux temps où l’on laissait la dépense et la recette s’aligner au petit bonheur, où l’on puisait sans compter dans les crédits supplémentaires et extraordinaires comme dans la bourse de la fortune, alimentée par l’accroissement du revenu ou la négociation de la signature du trésor ; il devait pourtant se réaliser sous les auspices du régime nouveau, qui a la prétention et le devoir de ne rien abandonner à l’imprévu. C’était donc par excellence un budget de transition. Pour le replâtrer à la nouvelle mode, force a été de le rectifier. Malheureusement on ne pouvait le rectifier complètement que du mauvais côté, du côté de la dépense, qu’il était à la fois nécessaire et facile de prévoir. Du côté des ressources, comme les impôts nouveaux n’ont été applicables qu’au second semestre, la rectification était imparfaite, le budget de 1862 ne pouvait être remis sur ses pieds que par l’imprévu des ressources extraordinaires. Ces ressources, M. Fould nous en donne la bonne nouvelle, n’ont point fait défaut. L’insuffisance à laquelle il s’agissait de pourvoir n’était pas inférieure à 195 millions. L’accroissement normal des revenus indirects et l’accroissement de ces revenus par l’application des nouvelles taxes au second semestre fournissent 57 millions ; la seconde annuité de l’indemnité chinoise donne 10 millions. Nous avions une vieille créance sur l’Espagne ; pour apprendre à ce pays, novice en éducation financière, que l’on s’enrichit en payant ses dettes, nous lui avons donné quittance contre 25 millions. Il nous restait un reliquat d’anciens emprunts et de consolidations de la dotation de l’armée, 42 millions, jolie somme, qui, dans la bouche altérée de la finance italienne, formerait un beau residuo attivo. L’exercice de 1862 en fera son profit. On gagnera pour l’exercice 35 millions au nouveau mode de paiement des arrérages du 3 pour 100. Voici comment : autrefois, quand ces arrérages se payaient par semestre, le trésor avait à payer le 22 décembre 70 millions aux porteurs de 3 ; aujourd’hui les paiemens se font par trimestre : la moitié de cette somme sera payée le 1er octobre, l’autre moitié n’est plus payable que le 1er janvier : c’est ainsi que 35 millions sont retirés aux charges de 1862. Enfin, par des annulations de crédit, la dépense sera raccourcie d’autres 35 millions. Dépense et recette seront de la sorte mises à niveau, résultat merveilleux sur lequel n’avaient point compté les tireurs d’horoscope de l’an de grâce où nous vivons. Cette conclusion ouvre un beau jour sur l’avenir, c’est-à-dire sur l’exercice de 1863. Le budget de 1863 a été établi en équilibre d’après les données du nouveau système ; il est divisé en budget normal et en budget extraordinaire, de façon à fermer autant que possible la porte à l’imprévu. Or les prévisions de recettes de ce budget seront infailliblement dépassées par le produit des impôts indirects. Ce qui se passe cette année démontre la certitude de cet accroissement de revenu. Les revenus indirects pendant les six premiers mois de 1862 ont été de 50 millions supérieurs au produit des taxes indirectes dans la période correspondante de 1861. Or c’est d’après les résultats de 1861, déjà si prodigieusement dépassés par ceux de 1862, que les revenus indirects ont été calculés dans le budget de 1863. M. Fould a donc raison de compter sur la plus-value que l’élasticité du revenu doit donner l’année prochaine dans les estimations modérées de la loi de finances. Il y compte si bien et il la prévoit si considérable qu’il n’hésite pas à déclarer qu’elle nous garantira en 1863 contre les supplémens de dépense de la guerre du Mexique !

Voilà les faits heureux qui ressortent de l’exposé du ministre des finances. Sans doute, pour en venir là, on a dû recourir à des moyens hardis et sévères. Il a fallu tenter une conversion de la rente où l’intérêt de l’avenir était sacrifié aux nécessités du présent ; il a fallu en temps de paix, et dans une année douloureuse pour une portion considérable de nos classes industrielles, non-seulement s’abstenir de l’œuvre où les bons gouvernemens financiers doivent mettre leur gloire, l’abaissement des taxes, mais au contraire aggraver les impôts de consommation. Cependant le fait est manifeste : à ne l’envisager qu’au point de vue de la trésorerie, la situation financière, comparée à ce qu’elle était il y a un an, est singulièrement améliorée. Nos finances sont à la fois mieux ordonnées et plus libres. Nous ne sommes plus oppressés par une dette flottante énorme et toujours grossissante ; nous sommes délivrés de l’obsession des emprunts en temps de paix venant ajouter de nouveaux fardeaux aux charges permanentes du pays. Mais, après avoir exprimé à propos d’un tel résultat toute la satisfaction convenable, on n’est point dispensé de tirer des chiffres présentés par M. Fould les enseignemens qui en ressortent. Applaudissons-nous d’avoir de quoi payer les dépenses supplémentaires de 1862 ; mais n’oublions pas les causes de ces dépenses et les moyens à l’aide desquels nous les couvrons. Sur les 195 millions de supplémens de crédit qui grèvent le budget de 1862, les dépenses de la guerre et de la marine prennent, en dehors des allocations normales, la somme énorme de 126 millions : plus de 50 millions la guerre, près de 76 millions la marine.

Les chiffres mêmes de M. Fould nous révèlent donc que les embarras dont le service financier de 1862 était menacé venaient des dépenses de la marine et de la guerre, et que c’est à conjurer ces embarras que sont employés les excédans du revenu florissant du premier semestre et les accroissemens de taxes qui frappent la seconde moitié de l’année. Il en est de même pour 1863 : nous avons, au point de vue du revenu, de belles et légitimes espérances pour cet exercice ; mais ces espérances, dont on pourrait tirer un parti si fécond en réglant mieux la dépense, n’aboutissent qu’à nous promettre que nous pourrons couvrir les frais de l’expédition du Mexique ! Enfin que ne devrait-on pas attendre de 1864, puisque l’on espère tant de 1863 ! Les augmentations de revenu de 1862 et de 1863 accumulées, ajoutées au progrès de 1864, formeront sans contredit une somme énorme. Ce sera le cas, penserez-vous, de biffer les taxes temporaires qu’on a été obligé d’établir cette année pour se procurer des ressources extraordinaires. On le pourrait sans doute, si les dépenses étaient sobrement contenues ; mais cette confiance optimiste ne paraît point être partagée par M. Fould. Le ministre a dressé son budget de 1864 ; il le présente en ce moment au conseil d’état, et le mieux qu’il nous donne à espérer, c’est que le budget nous permettra, non de réduire les impôts, mais de ne point les aggraver.

La justice nous invite du moins à reconnaître que la réforme tentée par le ministre des finances et les nouvelles divisions introduites par lui dans le budget produisent dès à présent les deux heureux effets qu’on devait s’en promettre. En premier lieu, l’expérience de cette année démontre qu’il est possible de passer l’intervalle de deux sessions sans recourir aux crédits supplémentaires. Certes la guerre du Mexique et nos autres expéditions lointaines ont dû apporter cet été de l’imprévu dans nos dépenses : l’on a pourtant paré à cet imprévu sans crédits supplémentaires ; on s’est arrangé pour trouver où elles étaient les ressources nécessaires, et on les a en effet trouvées. On dira, il est vrai, que le gouvernement a eu eette année à sa disposition une masse de ressources extraordinaires, ressources qu’il a épuisées, et qu’il ne retrouvera plus dans l’avenir. Il est clair que l’on n’aura pas chaque année des reliquats d’emprunt, des indemnités chinoises et d’antiques créances sur l’Espagne ; mais le rétrécissement des ressources sera du moins un frein à la dépense, et il faudra bien, si l’on veut tenir les engagemons pris, que ce frein soit efficace. En second lieu, la nouvelle classification adoptée, la distinction entre le budget normal et le budget extraordinaire, a le mérite, que l’on aperçoit dès à présent, de mettre constamment sous les yeux de qui de droit le tableau comparatif de l’excès des dépenses et de l’excès des charges imposées au pays. C’est un bilan destiné à devenir de plus en plus éloquent, où, en face des dépenses qui ne sont pas normales, qui ne sont pas nécessaires, qui sont superflues, figureront les augmentations d’impôt ou l’absorption stérile des accroissemens de revenus, produites par ces dépenses. Gouvernement, chambres, pays seront ainsi, à chaque instant, avertis des conséquences financières de leurs entraînemens, et devront mesurer la portée et la responsabilité de leurs actes. La chambre des députés notamment ne pourra plus alléguer pour excuse l’ignorance involontaire : elle devra contrôler plus sérieusement la dépense, et par conséquent la politique intérieure ou extérieure par laquelle la dépense est déterminée, car les hobereaux prussiens et les officieux français ont beau tonner contre le parlementarisme : dans tout pays qui vise à l’honneur de posséder un gouvernement représentatif, c’est la chambre des députés qui doit tenir les cordons de la bourse, précieux cordons dont la force des choses fait aisément les rênes de la politique. Cependant, pour que le contrôle de l’assemblée représentative soit sérieux, il est nécessaire que cette assemblée naisse de l’élection libre, et que les députés ne soient pas élus par le gouvernement avant d’être nommés parle scrutin populaire ; il est nécessaire enfin que l’assemblée soit elle-même contrôlée par la libre expression de l’opinion dans la presse. La question financière bien posée, et telle en effet qu’elle a été posée par M. Fould, nous ramène donc en plein dans la question politique. Nous nous trouvons placés financièrement dans une voie logique dont il dépend de la chambre et du pays de suivre le développement naturel.

Le ministre a terminé son exposé par de curieuses informations sur les résultats de la conversion facultative. L’objet principal de cette grande mesure avait été de placer le fonds français qui est l’étalon du crédit de l’état, le 3 pour 100, dans une situation qui lui laissât son élasticité entière et n’en contrariât plus le libre essor. Telle n’était pas la condition du 3 pour 100 tant que le 4 1/2 demeurait le fonds le plus considérable de notre grand-livre. Le 4 1/2 en effet, représentant 174 millions de rentes, était placé dans une situation ambiguë et fausse depuis la conversion de 1852, qui avait laissé ce fonds sous le coup d’une conversion nouvelle après un terme de dix années. Les fonds publics ont deux clientèles : la clientèle de la spéculation et celle des placemens. La spéculation a en vue dans ses opérations sur les fonds publics les variations qui peuvent avoir lieu sur la valeur de ces fonds en capital ; le placement a plus particulièrement en vue la quotité de revenu que ces fonds produisent par rapport à leur valeur en capital. Le 4 1/2 français, avec la perspective d’une conversion à courte échéance qui posait la limite fixe du pair à sa valeur en capital, n’étant plus susceptible de hausse au-delà de cette limite, avait été complètement délaissé par la spéculation, qui s’était exclusivement portée sur le 3 pour 100. Il résultait de là que le 4 1/2 représentait une capitalisation moins élevée que le 3 pour 100, et offrait par conséquent un revenu relativement plus élevé aux capitaux de placement. Tandis que le 4 1/2 avait perdu la clientèle de spéculation, il avait donc conservé la clientèle de placement, qui recherche les revenus plus élevés, et par cela même l’essor du 3 pour 100 se trouvait paralysé, car, si ce fonds avait la clientèle de spéculation, il était beaucoup moins soutenu par la clientèle de placement. On voit l’objet que le ministre des finances a dû poursuivre dans l’unification de la dette : il a voulu que le fonds représentatif du crédit de l’état réunît les deux clientèles des fonds publics, celle de la spéculation qui tend à élever la valeur des fonds en capital et celle des capitaux qui recherchent la solidité du placement et la fixité du revenu. Au point où la première opération de la conversion facultative a été poussée, il semble que l’objet pratique de M. Fould ait été atteint. Il n’est resté en dehors de la conversion que 39 millions de rentes 4 1/2. La moitié de cette somme est immobilisée. Le marché du 4 1/2, qui autrefois comprenait un stock de rentes considérable, se trouve donc réduit, pour les transactions de vente et d’achat, à un stock de 19 millions de rentes. Il ne peut plus dès lors avoir qu’une clientèle peu importante, et il cesse, en pratique, de faire au 3 pour 100 une concurrence sérieuse. Voilà ce que M. Fould pourrait répondre à ceux qui le presseraient d’achever, par la conversion obligatoire du reliquat du 4 1/2, l’unification de la dette, dans le cas où il ne jugerait pas qu’une conversion nouvelle fût convenable ou opportune.

Nous ne devons pourtant pas dissimuler que l’opinion des hommes de finances serait favorable à la conversion obligatoire et prochaine de ce qui reste de 4 1/2. Dans cette opération, il y aurait lieu d’offrir aux porteurs du 4 1/2 ou l’échange de leurs rentes en 3 pour 100 moyennant une soulte, ou le remboursement au pair. La soulte pourrait bien procurer au trésor une ressource d’une cinquantaine de millions, ressource qui ne serait pas à dédaigner dans la période de transition financière où nous sommes. M. Fould peut donc, avec l’adhésion du public financier, achever prochainement l’œuvre importante de l’unification de la dette française, à moins que l’utile mission qu’il a acceptée ne soit interrompue par les déviations et les difficultés de la politique.

Il y a, nous ne l’ignorons point et nous le laissions voir dans la dernière chronique, une question étrangère, la question italienne et la question romaine, qui peut exercer une influence prochaine sur l’attitude générale de notre gouvernement et même sur la composition du ministère. Nous le montrions il y a quinze jours, la chose étant surtout devenue manifeste par la publication des derniers documens diplomatiques échangés entre Rome et Paris, la question romaine est arrivée à son antinomie suprême. Il n’y a plus entre le principe théocratique et le principe de l’état laïque, fondement des sociétés modernes, un seul de ces voiles qui favorisent les transactions et les accommodemens temporisateurs. Non, les deux principes nus s’affrontent face à face. Or, par sa position militaire à Rome, la France est mise en demeure de prendre parti entre ces deux principes, dont l’un est par excellence celui de sa révolution, dont l’autre est par excellence celui de la contre-révolution. C’est une de ces occasions suprêmes où il n’est plus possible de biaiser, où il faut être bleu ou blanc, Français de 1789 ou Français de l’ancien régime. Aujourd’hui, après les refus si nets et si catégoriques du cardinal Antonelli, nous ne pouvons plus nous donner à nous-mêmes l’excuse et l’amusement d’une dernière illusion. La franchise de la cour de Rome met impérieusement notre propre attitude en pleine lumière, ne nous laisse plus l’abri de l’ombre la plus mince, et nous crée à nous-mêmes non-seulement le devoir, mais la nécessité de la franchise. Nous n’avons plus même besoin d’exprimer et de nuancer notre politique par des discours et par des paroles. Si nous prolongeons notre intervention entre le pape et les Romains, qui aspirent à donner à l’Italie monarchique sa capitale nécessaire, toute explication sera superflue ; nous dirons assez par notre conduite que, démentant la France de 1789, nous sommes devenus les défenseurs du principe théocratique pur. Au contraire, pour demeurer fidèles aux principes de la révolution, nous n’avons qu’à assigner une date à notre évacuation de Rome. Tandis que, par la marche de nos négociations avec la cour romaine, la situation a pris pour la France cette décisive clarté, en Italie, pour l’organisation du nouveau royaume, pour l’ascendant du gouvernement régulier et de la politique conservatrice, l’affaire de Rome devient d’une façon plus pressante que jamais la question vitale. En continuant à intervenir à Rome, nous ne blessons donc pas seulement nos principes, nous nous exposons à condamner l’Italie à une existence tourmentée et précaire, et à être nous-mêmes les destructeurs d’une œuvre à la fondation de laquelle nous avonstant contribué. Nous avons d’autant moins de scrupule à poser le dilemme de la question romaine dans toute la rigueur de ses termes, qu’à moins d’être dépourvu de toute clairvoyance, il serait impossible de ne pas s’apercevoir que ce dilemme doit, à l’heure qu’il est, se poser au sein même du gouvernement français.

Nous n’avons point attendu ce moment pour montrer que nous comprenions les perplexités de l’empereur devant une telle crise. Ces perplexités sont d’autant plus naturelles, qu’autour du pouvoir les deux causes s’affirment depuis quelque temps avec des manifestations qui sont arrivées à la publicité. N’est-il pas évident en effet que le journal la France a été fondé pour être l’organe d’une politique qui n’est pas sans influence dans la sphère gouvernementale ? Il s’est formé là un parti singulier, ou, si l’on aime mieux, un groupe étrange, qui embrouille avec une élégante futilité toutes les contradictions et toutes les inconséquences dans une atmosphère vaporeuse et musquée. C’est là que l’auteur d’une brochure anathématisée par le pape entreprend la défense de la souveraineté temporelle, là que l’on veut continuer l’occupation de Rome par haine de l’Italie plus encore que par amour de la papauté. Cette confusion exhale nous ne savons quel parfum de faux légitimisme, et l’on y prend des airs bizarres de fatuité diplomatique et conservatrice. Nous ne voulons pas exagérer l’influence de cette coterie ; nous espérons qu’elle ne prévaudra pas contre l’ensemble des hommes de sérieux mérite qui sont la force du gouvernement. Nous ne voulons pas non plus en diminuer l’importance. Nous ne croyons pas au succès du parti hostile à l’Italie ; mais nous pouvons nous tromper. Il ne serait pas impossible que les représentans de cette réaction anti-italienne n’eussent leur jour de pouvoir. Il ne serait pas impossible que la fermeté de la France dans les principes de sa révolution et que la constance de l’Italie dans son aspiration nationale ne fussent mises à cette dernière épreuve, afin que la nécessité de la seule solution logique de la question italienne fût prouvée par l’impuissance des adversaires de cette solution, et reçût la sanction finale de la démonstration par l’absurde.

Quoi qu’il en soit, si notre voix parvient aux hommes politiques de la péninsule, nous voudrions leur faire entendre que le moment est grave pour l’Italie. Il serait également périlleux pour eux de s’endormir dans un complaisant optimisme, de s’abandonner à des impatiences étourdies, de s’affail)lir par des divisions intestines. Il importe avant tout qu’ils s’unissent dans l’affirmation du vœu national et dans le maintien de l’ordre public. C’est en des circonstances telles que celles-ci que les Italiens, serrés autour de Victor-Emmanuel, devraient nous donner encore un de ces exemples d’union et de discipline par lesquels ils ont si souvent surpris et charmé l’Europe libérale du temps de M. de Cavour. Nous faisons ici appel au patriotisme et au libéralisme des ministres italiens autant qu’aux sentimens les plus élevés des dissidens et des adversaires du cabinet actuel. Des hommes tels que MM. Rattazzi, Ricasoli, Farini, Peruzzi, Minghetti, sans oublier les notabilités les plus honorées de l’armée, devraient en ce moment regarder bien plus à ce qui les rapproche qu’à ce qui les divise, et, s’il fallait sauver les compétitions d’amour-propre, s’allier dans un ministère sous la présidence d’une illustration militaire. Si en effet, ce qui paraît fort à craindre, le gouvernement du roi Victor-Emmanuel n’est pas autorisé à annoncer au parlement italien que la France assigne un terme à l’occupation de Rome, il est nécessaire, pour que la cause italienne ne se déchire pas dans la péninsule et ne décline point dans le monde, que le ministère soit constitué de telle sorte qu’il puisse contenir et en même temps soutenir l’Italie par son autorité morale, et mériter l’estime et la sympathie de l’Europe libérale. Il faut maintenant à l’Italie un gouvernement franc et ferme, qui montre au pays la difficulté telle qu’elle est, qui n’encourage aucune illusion, et qui, sans aigreur envers la France, où les sympathies du libéralisme ne lui feront pas défaut, apprenne à l’Italie à ne compter pour le succès définitif que sur la sagesse de sa conduite et la bonté de son droit. C’est maintenant au tour de la Prusse de faire parler d’elle, et c’est la faute de son gouvernement, si l’on ne parle point d’elle à son avantage. Le conflit constitutionnel si étrangement élevé par le ministère prussien, soutenu par la chambre rétrograde des seigneurs, à l’encontre de l’assemblée populaire, est un triste anachronisme, qui déroute les espérances que l’on s’était plu à concevoir dans l’avenir libéral de la Prusse. On avait cru généralement en Europe que la Prusse possédait les élémens d’un gouvernement représentatif ; le roi de Prusse et M. de Bismark veulent nous ôter cette illusion. Le principe essentiel du gouvernement représentatif est le vote des lois de finances par la chambre qui représente le peuple. Une chambre populaire à laquelle ce droit est contesté par la royauté ou par la chambre aristocratique est dépouillée de sa prérogative vitale, et le pays où dans un tel conflit le dernier mot n’appartient pas à l’assemblée élue, tombe par cela même dans le régime du bon plaisir. Le gouvernement prussien n’a fait à la chambre que de mesquines et pédantesques chicanes touchant le budget de l’armée. Sans entrer dans la discussion technique de la question militaire telle qu’elle était posée entre le ministère et la chambre, on est frappé, quand on envisage la constitution de l’armée prussienne, d’un premier fait qui autorise suffisamment les susceptibilités de la chambre à l’endroit de cette armée. L’armée prussienne n’a pas prêté serment à la constitution, elle ne prête serment qu’au roi. Commandée par des officiers nobles, elle donne toute sa force au parti des hobereaux ; n’étant pas liée aux institutions par son serment, elle demeure en dehors des conditions de la vie constitutionnelle de la Prusse. L’armée est au roi, le roi est à Dieu, dit l’adage répété avec affectation par le parti de la croix. Dans de telles données, l’armée ne devant être qu’un instrument de droit divin et demeurant en dehors du cercle et du lien des institutions constitutionnelles, il n’y a pas pour la Prusse de liberté assurée. On comprend donc que la chambre populaire, répondant aux aspirations libérales de la nation, apporte une jalousie ombrageuse à l’examen des questions militaires. La constitution n’ayant prise sur l’armée que par le budget, le vote du budget militaire est une question vitale pour la chambre libérale. C’est à l’issue du conflit aujourd’hui engagé qu’est attachée la question de savoir si les institutions représentatives seront fondées en Prusse.

La question est grave et intéressante à plus d’un point de vue. C’est et ce sera toujours un spectacle attachant que la lutte d’un peuple qui entreprend de conquérir et de consolider ses libertés. Pour la Prusse, le triomphe de la cause libérale n’est pas seulement un intérêt d’ordre intérieur, c’est aussi la condition et la garantie du développement de la puissance nationale. L’hégémonie prussienne et l’aspiration unitaire demeureront des rêves en Allemagne tant que la Prusse ne pourra pas attirer les petits groupes germaniques par l’excellence de ses institutions. La morgue de l’esprit hobereau, militaire et bureaucratique est le plus Igrand obstacle à la popularité de la Prusse en Allemagne. Plusieurs états secondaires, le royaume de Wurtemberg et le grand-duché de Bade par exemple, jouissent d’institutions bien plus avancées, bien plus libérales que celles de la Prusse. Quel est, tant que durera cette infériorité de la Prusse au point de vue libéral, l’homme de bon sens et d’esprit qui ira sacrifier les garanties et le bon gouvernement dont il jouit dans les états méridionaux de l’Allemagne pour se placer de gaîté de cœur sous le féodalisme prussien ? Ce serait pousser l’amour platonique de l’unité à un point qui dépasse la nature humaine. La grande Allemagne gouvernée par le despotisme d’une petite noblesse est un ridicule idéal qui ne saurait décevoir personne.

Il est regrettable qu’un homme comme M. de Bismark, qui passe pour avoir de l’esprit, prête son concours à une œuvre rétrograde impossible, et pense qu’il pourra être à la fois l’homme du féodalisme en Prusse et l’homme de l’hégémonie prussienne. M. de Bismark paraissait digne d’une meilleure carrière, à en croire ceux qui l’ont depuis longtemps remarqué comme capable d’un certain mouvement d’idées et d’une certaine hardiesse de résolutions. Malheureusement, résumant en lui les contradictions du parti de la croix, il est ambitieux pour son pays au dehors et conservateur réactionnaire dans la politique intérieure. Il fut un temps, qui n’est pas très éloigné de nous, où les jeunes gens de prétention et d’avenir qui entraient dans la politique croyaient qu’il était de bon ton de professer le fétichisme du principe d’autorité et du pouvoir fort. Les jeunes gens de ce temps-là sont les ci-devant jeunes hommes d’aujourd’hui, et le temps, en marchant, est bien près de les frapper d’impuissance et de les glacer de ridicule. M. de Bismark est un conservateur arriéré de cette époque. Quand il entra dans les affaires, l’astre de l’empyrée politique était le grand autocrate de Russie, le terrible et infortuné tsar Nicolas ; M. de Bismark fut un des plus ardens partisans de l’alliance russe, on le vit bien pendant la guerre de Crimée. M. de Bismark représentait alors la Prusse à la diète de Francfort. Il y était en réalité l’ambassadeur officieux de l’empereur Nicolas. L’Autriche, dans le domaine de la diplomatie du moins, marchait alors d’accord avec la France et avec l’Angleterre ; son concours moral, que nous avons peut-être assez mal reconnu depuis, nous fut à ce moment très utile : elle avait à lutter, dans sa politique favorable aux puissances occidentales, contre le mauvais vouloir des petites cours allemandes, dont le tsar était l’Agamemnon. M. de Bismark fut à Francfort l’âme de la résistance allemande : il y donna par son activité ample satisfaction à sa passion de Prussien contre l’Autriche, à ses préjugés de membre du parti de la croix contre la France révolutionnaire et l’Angleterre parlementaire. De tels services eurent leur récompense méritée : M. de Bismark alla représenter la Prusse à Saint-Pétersbourg ; mais l’idole du ministre prussien s’était écroulée : l’hégémonie de l’autocratie russe s’évanouissait dans l’Europe orientale. En même temps la cour de Russie devenait la meilleure de nos amies. Nous étions les amis de ses amis, nous avons donc été aisément les amis de M. de Bismark, qui trouvait d’ailleurs chez nous de quoi satisfaire son goût pour les pouvoirs forts. C’est après avoir reçu le baptême de Paris que M. de Bismark a recueilli enfin à Berlin la présidence du conseil dans les périlleuses circonstances que l’on connaît.

En lui voyant prendre le pouvoir après avoir traversé l’ambassade de Paris, ceux qui connaissent les qualités d’esprit et de caractère de M. de Bismark se sont demandé s’il n’allait pas nous donner bientôt la représentation d’un Cavour prussien. La politique que le nouveau ministre est chargé de diriger à Berlin est placée dans des conditions si contradictoires que cette anomalie seule a pu donner naissance à une telle supposition. En voyant M. de Bismark prendre si résolument la direction d’une politique réactionnaire contre le parti libéral prussien, on hésite entre deux doutes : on se demande s’il cherchera à faire diversion aux restrictions intérieures en flattant et servant en Allemagne l’aspiration unitaire, ou bien si au contraire il ne se servira pas du prestige de la passion unitaire pour trouver simplement la force qui lui permettrait à l’intérieur d’assurer la victoire de la réaction. Il est fâcheux pour M. de Bismark que sa situation donne lieu à une pareille équivoque. En y réfléchissant d’ailleurs, on voit vite que le premier doute est sans fondement. M. de Bismark a fait entendre, à la vérité, quelques paroles qui répondent bien aux ambitions prussiennes. Il s’est plaint du traité de Vienne, il a parlé des élémens unitaires qui existent dans les divers états allemands en témoignant le regret que ces états s’en inquiétassent trop peu. Il a dit que la position faite à la Prusse par le congrès de Vienne la condamnait à porter une armure trop grande pour son petit corps, et comme il résiste à la chambre précisément parce qu’elle veut faire l’armure plus petite, on peut induire de ses paroles que sa pensée, à lui, est de faire le corps plus grand. Il a soutenu que, suivant sa vieille tradition, la Prusse devait toujours être fortement préparée afin de pouvoir emploj^er au bon moment des ressources toujours prêtes. Quand emploiera-t-on ces ressources ? Quand le gouvernement trouvera l’occasion bonne, et jugera que le moment d’agir est venu. Non, malgré ce langage, il est impossible de voir dans M. de Bismark un émule du grand homme d’état que l’Italie a perdu. M. de Cavour ne séparait pas, lui, le libéralisme du patriotisme, et il ne comptait pas moins, pour le succès et la justification de son entreprise dans la conscience des contemporains et de la postérité, sur la force de prosélytisme des institutions avancées du Piémont que sur l’appui de solides alliances. Lorsqu’il parlait d’agir quand le moment serait venu, il ne s’agissait pas, pour lui, de calculer froidement et cyniquement l’heure propice à une convoitise ambitieuse : il s’agissait d’affranchir une nation de la domination étrangère et de doter les diverses parties de cette nation d’un gouvernement plus libéral et meilleur que les pouvoirs qui les avaient jusqu’alors comprimées. M. de Bismark au contraire, qui entrave les progrès du régime constitutionnel, diminue la force d’agrégation et de prosélytisme de la Prusse, et discrédite en Allemagne l’idée unitaire. Il faut donc renoncer au rêve d’un Cavour poméranien et craindre plutôt que, si M. de Bismark réussissait à acquérir quelque popularité en caressant l’ambition extérieure de la Prusse, il ne s’en servit contre les libertés intérieures de son pays.

Le président Lincoln a eu enfin recours aux mesures extrêmes que le parti abolitioniste le pressait depuis longtemps d’adopter. Ces mesures, qui ont promptement suivi l’échec de la tentative des confédérés sur le Maryland, annoncent que la lutte, en se prolongeant, s’exaspère. Quelque déplorable que soit un pareil déchirement, les conséquences en sont si obscures encore que la prudence commande plus que jamais à l’Europe une politique d’abstention. La France et l’Angleterre ne feraient peut-être qu’augmenter les horreurs de cette guerre en reconaissant la confédération du sud, comme on les y invite au mépris de leurs principes. Puisque les fédéraux et les confédérés ont remis à la force la décision de leurs différends, il faut laisser la force prononcer entre eux, car son arrêt seul, si cruel qu’il soit, peut être efficace.

Il ne nous arrive pas souvent de parler de l’Amérique espagnole. Le Mexique seul a eu depuis un an le privilège d’attirer l’attention par toutes les péripéties d’une expédition européenne fort contrariée. Ce n’est pas néanmoins que, dans le reste de cet immense monde hispano-américain, dont le Mexique n’est que la partie la plus septentrionale, les questions mantiuent. Des révolutions démocratiques ou conservatrices, des guerres civiles, des excès, des dictatures éphémères, il y en a toujours et partout en Amérique, de l’isthme de Panama à la Terre de Feu et au cap Horn. Au Venezuela, la guerre est depuis deux ans entre oligarques et fédéraux, les premiers maintenant une ombre de pouvoir à Caracas, les seconds répandus en armes dans les provinces. C’est le vieux général Paëz qui, après bien des évolutions, est devenu le dictateur au nom du parti oligarque, tandis que ses adversaires les fédéraux sont conduits par leurs chefs habituels, les Monagas, le général Sotillo, le général Falcon. Les deux partis ne sont d’accord que sur un point : ils rivalisent d’excès, dont les intérêts étrangers sont les premiers à souffrir le plus souvent. Dans la Nouvelle-Grenade, c’est un ancien président conservateur, un homme d’une des principales familles du pays et autrefois considéré, le général Mosquera, qui s’est fait le chef d’une insurrection démocratique, a renversé les pouvoirs légaux, est entré à Bogota et y règne en vrai petit despote, ne reculant devant aucune violence, appelant à son aide les emprunts forcés et les exécutions sanglantes. Ses adversaires les conservateurs, dirigés par le président légal, M. Julio Arboleda, répandus au nord et au sud, soutiennent encore la lutte, et ont plus d’une fois serré de près le dictateur de Bogota, qui redouble d’excès toutes les fois qu’il se sent menacé. On n’aurait qu’à parcourir l’Amérique pour faire le plus étrange voyage à travers toutes les variétés de l’anarchie. On ne trouverait la paix, une paix relative, qu’au Chili, où, dans l’année qui vient de s’écouler, le pouvoir a changé de main sans commotion, et c’est bien quelque chose, il faut en convenir, qu’un pays en terre américaine où depuis trente ans il n’y a eu que trois présidens périodiquement réélus autant que la constitution le permettait, et remplissant leur mandat jusqu’au bout. Il y a même ceci de curieux que le président actuel, M. José-Joaquin Perez, a été élu à l’unanimité, par une sorte de transaction entre conservateurs et libéraux.

Une des contrées américaines les plus éprouvées depuis longtemps par l’anarchie, on le sait, est la région de la Plata. Il y a dix ans que disparaissait dans une révolution un homme, dictateur redouté qui résumait en lui toute la politique et dominait de son influence terrible tout ce groupe d’états, tenant directement sous son joug Buenos-Ayres et la république argentine, et faisant le siège de Montevideo pour y placer un allié. Rosas est tombé ; assurément le pays a été soulagé d’un triste et malfaisant despotisme. Est-il sorti pourtant de cette révolution un ordre régulier ? Bien au contraire, la confusion a recommencé plus que jamais, prenant seulement des formes nouvelles, et la république argentine a eu à peine quelques momens de répit depuis dix ans. Ici la lutte s’est trouvée engagée entre deux partis : l’un représentait à peu près l’ancien parti fédéral transformé, qui a réussi à organiser ce qu’on a appelé la confédération argentine, qui a eu un gouvernement régulier à Parana, son existence reconnue, ses passions et ses intérêts ; l’autre parti, formé plus ou moins d’anciens unitaires, intelligent et exalté, retranché à Buenos-Ayres, ne pouvant reprendre l’ascendant sur le reste de la confédération, et refusant toujours de se soumettre au gouvernement de Parana.

Il en est résulté une guerre permanente où les deux fractions ennemies d’une même république, cherchant toujours à se réduire mutuellement et n’y pouvant réussir, n’ont eu que des trêves illusoires. Il y eut, voici deux ans, une apparence de pacification, une sorte de rapprochement dont le Paraguay s’était fait le négociateur. Entre M. Santiago Derqui, qui venait d’être élu président de la confédération, le général Urquiza, qui reste toujours un des principaux personnages du pays, et le général Bartolomé Mitre, gouverneur de Buenos-Ayres, il y eut un instant les échanges les plus vifs de bonne amitié. Tout semblait fini ; tout allait recommencer au contraire, et cette fois c’était bien réellement une question de vie ou de mort pour l’un des deux partis. Seulement le gouvernement de Parana entrait avec désavantage’dans cette lutte nouvelle, au-devant de laquelle il allait avec une sorte d’impatience fébrile. D’abord le fénèral Urquiza, son épée et son bras droit, n’avait que répugnance pour cette guerre, par patriotisme sans doute, et aussi parce qu’elle le troublait dans sa grande et paisible situation. La première bataille, qui fut livrée à Pavon, dans la province de Santa-Fé, eut un effet décisif. L’armée de la confédération se débanda, et dès le lendemain le général Urquiza lui-même regagnait la province d’Entre-Rios, sans regarder derrière lui, malade, dégoûté, laissant la responsabilité de la guerre à qui la voudrait prendre, et le général Mitre, à la tête de l’armée de Buenos-Ayres, restait plus victorieux encore qu’il ne l’avait pensé au premier instant.

Ce ne fut plus dès lors qu’une vraie dissolution dans le gouvernement de Parana, qui se voyait abandonné de tous côtés, par les provinces qui se tournaient successivement vers le vainqueur, par l’armée à peu près débandée, par le général Urquiza lui-même, occupé à négocier avec le général Mitre. Un jour vint où le président, M. Derqui, s’embarquait précipitamment, sans rien dire, sur un bâtiment anglais, pour se retirer à Montevideo, et ce qui restait après lui de gouvernement abdiquait. Buenos-Ayres restait donc politiquement aussi bien que militairement maîtresse du terrain ; elle eût voulu sans doute pousser jusqu’au bout son succès en contraignant Urquiza lui-même, son ancien ennemi, à quitter la province d’Entre-Rios, dont il demeurait gouverneur, et même le pays ; elle s’est arrêtée pourtant devant la résolution manifestée par Urquiza de se détendre à outrance s’il était attaqué ; elle s’est contentée d’une victoire qui, telle qu’elle est, suffit bien, puisque par suite de ces événemens elle est devenue la tête de la république.

C’est à Buenos-Ayres en définitive que s’est réuni le congrès général de la république argentine le 25 mai de cette année. Le congrès a eu tout d’abord deux questions à résoudre, celle de l’élection d’un président et celle du choix d’une capitale. L’élection doit être faite aujourd’hui, et l’élu est sans doute le général Mitre, homme d’ailleurs intelligent, qui a été le chef habile et heureux de cette révolution. Quant au choix d’une capitale, la question a été débattue avec une vraie passion, et elle a fini par rester indécise. De projet en projet, on en est venu à ajourner la solution à un an, et en attendant le pouvoir national reste à Buenos-Ayres, Un an, c’est beaucoup, et le tout est de savoir si Buenos-Ayres saura user avec sagesse, avec intelligence de sa victoire, si une réaction ne se fera pas dans les provinces, si enfin ce ne sera pas une révolution appelant d’autres révolutions, comme il est arrivé si souvent dans le passé.

Nous ne pouvons terminer ces lignes sans appeler les regrets de nos lecteurs sur la mort d’un des plus anciens collaborateurs de la Revue, M. Charles Magnin. La carrière paisible et modeste de M. Magnin s’est terminée prématurément dans les obscures, mais honorables fonctions de conservateur de la Bibliothèque impériale ; mais elle avait eu les débuts animés qu’offrait a profession des lettres dans les années qui ont précédé et suivi 1830. M. Magnin fut alors un des collaborateurs littéraires distingués du Globe et du National. Nos lecteurs n’ont point oublié ses ingénieux et délicats travaux sur la littérature dramatique. Ces œuvres, d’une érudition franche de tout pédantisme et où l’exactitude des recherches s’unissait à l’élégante finesse de la forme, attacheront le nom de M. Magnin à l’histoire littéraire de ce siècle.

E. FORCADE.


ESSAIS ET NOTICES.

LA VIE DE VILLAGE EN ANGLETERRE.

Le public sérieux a été extrêmement frappé, il y a quelques années, d’une étude sur la vie et les œuvres du pasteur américain Channing, publiée sans nom d’auteur, mais avec une préface de M. de Rémusat. « L’Auteur de ce livre, disait M. de Rémusat, est une dame anglaise qui ne veut ni qu’on la nomme ni qu’on la loue. » On a été généralement surpris qu’une étrangère écrivît si bien en français, mais on n’a pu douter un seul instant du fait : à la grâce du style, tout le monde a reconnu une femme, et à la fermeté de la pensée une Anglaise. Chamiing est un sage assurément, mais à la manière anglaise ou américaine ; c’est un républicain de l’âme, un moraliste profond et indépendant, l’apôtre d’une foi sévère qui n’accepte d’autre guide que la conscience et la réflexion. Pour avoir essayé de faire connaître à la France ce penseur original, sorti d’une autre race et d’un autre culte, il faut un attachement sincère à notre pays et un désir généreux de répandre ce qu’on croit la vérité. La même passion de noble propagande se retrouve dans le nouvel écrit échappé de la même plume ; la Vie de village en Angleterre[1] est dans l’ordre économique et politique ce qu’est l’Étude sur Channing dans l’ordre moral et religieux.

L’auteur a cette fois encadré sa pensée dans un petit roman qui ne manque ni de délicatesse ni d’intérêt. Un Français, exilé de sa patrie après le coup d’état du 2 décembre 1851, se réfugie en Angleterre, où il est parfaitement accueilli par une famille du Hampshire, et finit par épouser une des filles de son hôte. Les divers incidens de cette histoire ont pour but de nous faire assister à cette vie si saine et si morale que mènent en Angleterre les propriétaires de campagne. L’auteur y dépeint les rapports affectueux qui s’établissent tous les jours entre les diverses classes de la société anglaise, grâce à la déférence respectueuse des uns et au dévouement spontané des autres ; il s’attache surtout à nous montrer les institutions de bienfaisance que fait naître de toutes parts l’initiative des particuliers et que développe l’esprit d’association : spectacle en effet bien digne d’attention et de sympathie, exemple précieux à suivre, autant que nous le permettent nos mœurs et notre organisation sociale.

Le premier épisode se passe chez un pasteur que l’exilé a connu en Suisse, et dès ce premier pas apparaît une des différences essentielles entre la France et l’Angleterre. Quoiqu’il n’ait qu’une petite paroisse, le pasteur de Kingsford, M. Norris, a un revenu de 400 livres sterling ou 10,000 francs ; il habite un presbytère élégant, il est marié, et augmente encore son aisance en recevant chez lui quelques élèves qu’il prépare pour l’université. Il y a loin de cette existence à celle de nos pauvres curés de campagne, qui habitent un presbytère délabré avec 900 francs de traitement, et qui vivent dans la solitude. Peut-être est-ce trop d’un côté, à coup sûr ce n’est pas assez de l’autre. L’église anglicane a conservé ses revenus, le clergé français a perdu les siens. Outre les cures proprement dites, nos campagnes renfermaient autrefois des prieurés, des abbayes, dont les titulaires vivaient dans l’aisance et quelquefois dans la richesse. Tout cela a disparu.

Très bien reçu par son ami Norris, notre Français loue un petit appartement dans un collage voisin, pour jouir à son aise du charme de la campagne : autre trait de mœurs digne de remarque, car en France il y a peu d’appartemens à louer dans les villages et peu d’amateurs pour les rechercher, si ce n’est dans les environs immédiats de Paris et de deux ou trois grandes villes. Moyennant 22 shillings par semaine ou à francs par jour, car tout est à noter dans ce tableau fidèle d’un village anglais, il a deux chambres très propres, blanchies à la chaux, un mobilier suffisant, et trois repas. Le collage fait partie d’une autre paroisse que Kingsford, c’est Lynmore. Notre exilé est bientôt invité à dîner par la dame du lieu, une vieille comtesse qui a connu autrefois sa famille, et qui habite un beau château entouré d’un magnifique parc. Là, il fait connaissance avec M. Mason, le principal propriétaire de la paroisse après la comtesse, le type choisi par l’auteur pour représenter le country gentleman anglais. M. Mason n’est ni un lord ni un baronet, c’est un simple propriétaire agriculteur, vivant toute l’année sur son domaine, ayant le titre de juge de paix et de gardien des pauvres, et possédant une fortune que l’auteur n’évalue pas, mais qui doit être à première vue d’environ 2,000 livres sterling ou 50,000 francs de rente. Sa ferme, qu’il montre avec orgueil, parce qu’il en dirige lui-même la culture, a 600 acres ou 240 hectares d’étendue, ce qui doit valoir, avec l’habitation et ses dépendances, bien près d’un million, et il y joint sans doute, suivant l’usage anglais, des rentes sur l’état et d’autres revenus.

J’insiste sur ces détails, parce qu’ils me paraissent caractéristiques. Dans chacune des 10,000 paroisses de l’Angleterre proprement dite, il y a un propriétaire de cet ordre au moins, et c’est dans ces quinze ou vingt mille familles, n’appartenant pas précisément à l’aristocratie, mais formant la tête du tiers-état, que réside la plus grande force sociale du pays. La pairie se compose en tout de 400 membres héréditaires, les baronets ne sont pas plus de 700 : l’illustration de la plupart de ces noms, les immenses fortunes territoriales qui les accompagnent en font sans doute un des principaux soutiens de la constitution britannique; mais ils sont en petit nombre, et ne peuvent se trouver partout. Les esquires ou propriétaires de second ordre, comme M. Mason, sont les véritables colonnes de l’édifice; ce sont eux qui administrent, qui rendent la justice, qui dirigent les travaux des routes, qui surveillent la distribution des secours publics, qui activent les progrès de l’agriculture, qui dirigent les élections des comtés, qui forment la majorité de la chambre des communes. Beaucoup d’entre eux sont alliés à l’aristocratie, et ces deux classes n’en font qu’une en réalité, tandis qu’en France elles se sont divisées et se sont perdues toutes deux par leur division.

On sait qu’il n’y a en Angleterre ni préfets, ni sous-préfets, ni tribunaux de première instance, ni conseils-généraux électifs, et qu’il n’y a de maires et de conseils municipaux que dans les villes. Toutes ces fonctions sont concentrées dans les campagnes entre les mains des magistrats ou juges de paix, dont le nombre est illimité, et qui sont nommés par le lord-lieutenant du comté, sorte de gouverneur de province qui n’a guère d’autre attribution. Il est difficile de ne pas reconnaître dans ces juges de paix, justices of the peace les anciennes justices seigneuriales, transformées par le temps, mais conservant encore les traces de leur origine. Ce titre est à vie, il ne donne droit à aucun traitement, et n’en est pas moins fort recherché. Tout propriétaire territorial un peu important en est revêtu. Deux fois par mois, et s’il y a lieu plus souvent, trois ou quatre d’entre eux se réunissent pour juger correctionnellement les simples délits, tels que vols ordinaires, braconnages, voies de fait; la peine qu’ils prononcent est la prison ou l’amende. Tous les trois mois, ils se rassemblent au chef-lieu du comté[2] pour former un tribunal dont les attributions sont très puisqu’il peut condamner à la déportation, et pour régler les questions administratives, confiées en France à nos conseils-généraux.

M. Mason conduit l’exilé français aux séances de ces tribunaux, qui se tiennent d’ordinaire dans la salle principale de l’auberge du village. Il lui explique en même temps les institutions de bienfaisance créées sous ses auspices. Partant de ce principe, que l’aumône proprement dite abaisse celui qui la reçoit, les personnes charitables cherchent en Angleterre à secourir le pauvre sans lui faire perdre le respect de lui-même, et l’invitent à coopérer avec ceux qui viennent à son aide ; de là ces nombreuses sociétés appelées clubs. Toutes les œuvres de Lynmore sont organisées dans cet esprit d’association. Le club du charbon, le club des vêtemens, le club de la maternité, le club des malades, se composent de membres honoraires et de membres participans : les premiers sont les protecteurs de l’association, ils contribuent annuellement à la caisse pour une certaine somme; les autres versent quelques sous par semaine. A la fin de l’année, la somme recueillie est distribuée aux membres participans proportionnellement au montant de leur cotisation. Un ouvrier a-t-il donné en moyenne quatre sous par semaine, il aura mis dans la caisse à peu près 10 fr. 50 au bout de l’année, et il lui sera acquis en sus 5 ou 10 fr., selon que les membres honoraires se seront montrés plus ou moins généreux.

A Lynmore, le nombre des sociétaires du-club du charbon est de 102; les sous des membres participans font un total de 600 francs, les souscriptions des membres honoraires s’élèvent au double de cette somme. Les chiffres du club des vêtemens sont à peu près les mêmes. Dans le club de la maternité, toute femme qui verse 5 shillings pendant sa grossesse reçoit au moment de ses couches 10 shillings. Dans le club des malades, quiconque verse régulièrement 8 pence, ou 80 centimes par mois, reçoit gratuitement les visites du médecin et les médicamens; les membres honoraires complètent ce qui est nécessaire pour assurer au médecin un salaire fixe de 1,000 fr. par an et pour couvrir les frais de pharmacie.

Tous ces clubs existent en sus des sociétés de secours mutuels, organisées à peu près comme les nôtres; il faut ajouter pourtant qu’elles sont plus libres, plus nombreuses et plus riches. Celle de Lynmore célèbre, le lundi de la Pentecôte, une grande fête, qui réunit les sociétaires de plusieurs villages. Chaque détachement arrive en procession avec sa bannière, on se rend à l’église, on écoute avec recueillement un sermon approprié à la circonstance ; un grand dîner, où siègent les membres honoraires à côté des ouvriers sociétaires, termine à l’anglaise la cérémonie. Le Français obtient de s’asseoir à ce dîner, il y entend les toasts de rigueur, il y voit M. Mason échanger de cordiales poignées de main avec les assistans. A tout instant, ce sont des fêtes de ce genre, qui portent dans la monotonie de la vie rurale la joie et le mouvement : tantôt la distribution des prix des écoles primaires, qui réunit tous les enfans du village sur la vaste pelouse du château, où les demoiselles leur distribuent du thé et des gâteaux, et prennent part à leurs jeux; tantôt le grand dîner champêtre qui suit la fenaison et la rentrée des blés, où le maître, en buvant avec ses ouvriers, les engage à porter une partie de l’argent qu’ils viennent de gagner à la caisse d’épargne ou à la société des amis du peuple, qui achètera pour eux un cottage et un Jardin; tantôt encore la fameuse partie de cricket où l’on se rend de tous les environs, et où des bandes de joueurs, appartenant à des villages différens, se portent des défis. Le jeune fils de M. Mason commande les cricketers de Lynmore, et le pasteur lui-même se mêle avec passion à ce jeu national, qui a quelque rapport avec notre ancien jeu de paume.

En sa qualité de gardien des pauvres, M. Mason est un des administrateurs du workhouse ou maison de travail. Tout le monde sait qu’on appelle ainsi le dépôt de mendicité, dont les dépenses sont couvertes par l’impôt bien connu sous le nom de taxe des pauvres. Il y a un de ces workhouses par huit ou dix paroisses, c’est-à-dire pour une étendue à peu près égale à un de nos cantons; celui de Lynmore répond à une population de 18,000 âmes, répartie sur un territoire de 16,000 hectares. Cinq cents pauvres ont, dans le cours d’une année, profité de cet asile pour un temps plus ou moins prolongé. Cinq cents pauvres sur 18,000 âmes, c’est beaucoup, car ils sont soumis dans ces maisons à un régime très sévère, et il n’y entre guère que des mendians de profession. Le workhouse a distribué en outre des secours à domicile, pendant l’année, à 2,371 indigens. Les frais de cet établissement s’élèvent à 150,000 francs par an, et les 600 maisons de ce genre que renferme l’Angleterre coûtent annuellement 150 millions. Aucune nation ne s’impose un pareil sacrifice.

Après sa visite au workhouse, notre Français va voir le cercle des ouvriers et des laboureurs; on s’y réunit le soir pour lire les journaux de la veille distribués par M. Mason. Il assiste à l’école du soir pour les adultes et y donne lui-même des leçons de français à un petit groupe d’auditeurs volontaires. Il admire avec raison l’institution touchante des écoles du dimanche, sunday schools, où les leçons sont faites gratuitement par des bourgeois, des marchands, des fermiers : on compte en Angleterre 33,000 de ces écoles, que fréquentent 2 millions et demi d’élèves; mais ce qui l’intéresse surtout par plus d’un motif, c’est la part que prennent les femmes à toutes ces bonnes œuvres. Une des filles de M. Mason, miss Mary, le charme par sa charité enthousiaste. La liberté des mœurs anglaises lui permet de l’accompagner dans ses visites aux indigens et aux malades, et il l’aide dans ses efforts pour la création d’une bibliothèque populaire à Lynmore. À ce sujet, il fait le voyage de Londres pour s’entendre avec la Société pour la propagation des bons livres : la famille Mason donne 250 francs; à ce prix, la société fournit une bibliothèque de 300 volumes; le papetier du village accepte les fonctions de bibliothécaire moyennant une indemnité de 75 francs par an, et tous les habitans, en payant 1 shilling par trimestre, jouissent du droit d’abonnement.

Chemin faisant, l’auteur sème quelques épisodes champêtres agréablement racontés. Telle est une partie de pêche sur les bords de la petite rivière qui traverse le parc, telle aussi une visite à la vieille ville de Winchester, capitale du Hampshire, célèbre par sa cathédrale, où sont ensevelis des rois d’Angleterre. Plusieurs personnages peints avec finesse animent le récit et achèvent de montrer dans tous ses détails l’intérieur d’une famille anglaise vivant à la campagne. Ce qui revient toujours, parce que c’est le véritable sujet, c’est le spectacle de ce village où tant d’institutions utiles, créées spontanément, forment entre tous les habitans des liens étroits et confondent en quelque sorte les conditions. Lynmore n’est pas sous ce rapport un village privilégié; ce qu’on y trouve se reproduit sur presque tous les points de l’Angleterre. Partout la classe supérieure travaille avec dévouement à secourir le peuple, à l’instruire, à le moraliser, et partout le peuple, relevé à ses propres yeux par ces associations où il contribue lui-même à son bien-être, se montre reconnaissant pour cette bienfaisance ingénieuse.

Plein d’une juste admiration pour ce qu’il a sous les yeux, notre Français jette de temps en temps un coup d’œil sur son propre pays et regrette de n’y rien voir de pareil : observation juste à beaucoup d’égards, mais qui n’est pas exempte d’exagération. Il est fort louable assurément de nous montrer ce qui peut être pour nous en Angleterre un bon modèle à suivre; mais il ne faudrait pas en conclure que nous manquions nous-mêmes de semblables exemples, et surtout il serait injuste d’accuser les classes aisées. Les institutions de bienfaisance ne manquent pas à la France, Dieu merci, et si elles n’y ont pas pris tout à fait le même développement qu’en Angleterre, notamment dans les campagnes, c’est qu’elles n’y rencontrent point partout les mêmes conditions. Rien n’est plus délicat et plus difficile que la comparaison entre deux pays qui se* ressemblent si peu; les mêmes mots n’y représentent pas toujours les mêmes choses.

Le théâtre et les personnages, tout est différent. Les paroisses anglaises sont en général un peu plus petites que nos communes, et beaucoup plus peuplées. La campagne proprement dite a plutôt moins d’habitans, mais le bourg ou village où se réunit la population agglomérée a presque partout l’importance de nos chefs-lieux de canton. On y exerce tous les métiers et tous les petits commerces. Les simples journaliers gagnent des salaires doubles des nôtres, et les artisans, les petits commerçans, ayant plus de pratiques, font plus de bénéfices. On s’en aperçoit au premier abord à l’air de propreté des habitations, même les plus humbles. Des fleurs et des plantes grimpantes ornent l’extérieur; l’intérieur contient un petit mobilier commode et bien tenu. Entrez à l’heure du repas : vous trouverez un ordinaire modeste, mais sain, un peu de viande, des pommes de terre, du pain blanc, du laitage, de la bière, du thé. Tout devient plus facile avec une population ainsi condensée qu’avec une population aussi rare et aussi dispersée que la nôtre.

Ce qui diffère le plus, c’est la distribution de la propriété. En Angleterre, toutes les terres de la paroisse appartiennent à un petit nombre de familles, et, comme elles rapportent en moyenne deux fois plus qu’en France, les principaux possesseurs jouissent d’un revenu considérable. Chez nous, une portion notable du sol appartient à une foule de petits cultivateurs, une autre portion forme le lot des propriétaires moyens, qui s’élèvent à peine au-dessus des premiers; ceux qui passent pour riches ont de 5 à 10,000 fr. de revenu, abstraction faite des exceptions, et, s’il s’en trouve deux de ce genre dans une commune, c’est beaucoup. Heureux quand ces revenus, si faibles qu’ils soient, ne sont pas réduits encore par des charges hypothécaires! Rarement d’ailleurs les propriétaires tiennent au sol par de profondes racines, et les nombreuses mutations que révèlent les recettes de notre enregistrement montrent qu’il y en a peu d’héréditaires.

On chercherait donc vainement dans les trois quarts de nos communes l’équivalent de M. Mason comme situation de fortune, et quand par hasard il y en a un, il a besoin de beaucoup de vertu pour y rester. M. Mason et ses pareils n’ont pas de maison à Londres; ils trouvent chez eux, avec leurs parens et leurs voisins, tous les agrémens de la vie, ceux du moins qu’on estime en Angleterre, où l’on n’a pas autant qu’en France le goût des spectacles et des réunions bruyantes. L’usage commande chez nous aux gens riches de passer l’hiver à Paris; les eaux, les bains de mer, les voyages prennent une grande partie de l’été, et il reste bien peu de temps et d’argent pour la campagne. Quant aux propriétaires de second et de troisième ordre, ils cherchent presque tous à se loger dans des fonctions publiques ou à exercer des professions libérales qui les éloignent de leurs domaines, et on ne saurait trop leur en faire un reproche, car ils en ont besoin.

Non-seulement la richesse manque, mais l’indépendance. En Angleterre, le plus riche propriétaire de la paroisse réunit dans ses mains tous les pouvoirs. Les familles secondaires se groupent autour de lui et recherchent son alliance; les terres sont occupées par des fermiers at will ou à volonté qui dépendent de lui ou des siens. En France, il arrive souvent que, sur deux familles plus aisées que les autres, l’une appartient à l’ancienne noblesse et l’autre à la bourgeoisie nouvelle : de là des divisions et des rivalités. Puis il faut compter avec le conseil municipal, élu par le suffrage universel, avec le maire, qui se montre jaloux de son autorité, avec le juge de paix, qui siège au chef-lieu de canton, avec le sous-préfet, qui administre au chef-lieu d’arrondissement, avec le préfet, qui règne au chef-lieu de département. Le curé et l’instituteur sont presque toujours en Angleterre à la nomination du seigneur du lieu; en France, ils relèvent tous deux d’autorités lointaines : d’un côté tout est réuni, de l’autre tout est divisé.

Malgré ces obstacles, il se fait chez nous beaucoup de bien, beaucoup plus que ne paraît le croire notre exilé, que les amertumes de sa position rendent un peu injuste. Le bien ne se fait pas exactement par les mêmes moyens; mais chaque nation a son génie. L’instruction primaire, par exemple, est donnée en vertu d’une loi, et ce qu’on perd en spontanéité se regagne par le caractère de généralité et de persévérance qui résulte d’une prescription légale. Il faut bien que ce système ait ses avantages, puisque le gouvernement anglais a voulu s’en inspirer : le parlement a voté depuis peu un fonds spécial pour les écoles populaires. En fait, nous sommes un peu en avance sur les Anglais pour l’instruction primaire, et nous le devons à la loi de 1833. Si sur beaucoup d’autres points nous sommes en arrière, il faut en chercher la cause principale dans les secousses politiques qui viennent de temps en temps tout remettre en question. L’Angleterre n’a pas eu dans son histoire une interruption de civilisation comme notre période révolutionnaire.

Quel est celui des deux peuples qui a le moins de pauvres? Question délicate que je ne prétends pas trancher ici. Je suis loin de m’associer aux vieilles déclamations qui courent sur le paupérisme anglais. Je crois que l’Angleterre est en voie de se débarrasser de cette plaie, qu’on lui reproche depuis si longtemps. Je sais que la condition générale des classes ouvrières y est meilleure que chez nous, parce que la nation entière est plus riche et le travail plus productif. Néanmoins, cette supériorité de richesse qui tient toujours à la même cause, l’absence de révolutions, mise de côté, on trouve dans la concentration de la propriété une cause endémique d’indigence pour une portion considérable de la population. Pour réparer cette extrême inégalité, il faut dans la classe privilégiée une libéralité qui n’est point partout aussi nécessaire. Si la nation était moins riche et la bienfaisance moins active, les pauvres seraient plus nombreux et plus malheureux en Angleterre que chez nous, parce que la propriété du sol leur échappe. Il faut bien encore qu’on s’en soit aperçu, puisque des sociétés se sont formées pour acheter des maisons et des jardins aux ouvriers sur leurs épargnes. On vante avec raison les précautions prises pour relever à leurs propres yeux les assistés anglais; mais, pour soutenir la dignité personnelle, rien ne vaut le sentiment de la propriété. Il y aura toujours, quoi qu’on fasse, une grande différence entre recevoir un secours, si bien donné qu’il soit, et n’en avoir pas besoin.

La charité se fait plus savamment en Angleterre, elle ne se fait pas avec plus de dévouement. La charité procède avant tout d’une inspiration religieuse. Je ne veux dire aucun mal du culte protestant, les peuples protestans comptent parmi les plus moraux et les plus libres de l’Europe; mais enfin, quand il s’agit de charité, le culte catholique a fait ses preuves. L’Angleterre n’a rien de supérieur à notre société de Saint-Vincent-de-Paul. Que dire de l’œuvre de Saint-François-Xavier, de la société de Saint-François-Régis, de l’œuvre du Bon-Pasteur, et de tant d’autres? Sans sortir de son pays, l’exilé français aurait pu suivre plus d’une charmante jeune fille au chevet des pauvres malades et s’associer en secret à plus d’une bonne œuvre. Il y a peu de jours que, dans une séance publique de l’Académie française, en présence de l’auditoire le plus brillant et le plus poli du monde entier, une voix éloquente racontait quelques-uns de ces traits de vertu qui s’accomplissent sans nombre dans l’obscurité, et cette fête de la bienfaisance se renouvelle tous les ans.

Dans un livre qui a obtenu un vrai succès, et qui l’a mérité, malgré quelques écarts de langage, les Conseils spirituels pour la belle saison à la Campagne, M. l’abbé Bautain s’adresse en ces termes à tout propriétaire aisé qui habite les champs une partie de l’année : « Vous avez des voisins qui sont plus près de vous que les habitans des châteaux d’alentour; ce sont les gens de votre village, dont plusieurs sont dans l’indigence, et quelques-uns malades, et incapables par l’âge et les infirmités de gagner leur vie. Ceux-là sont votre prochain plus que personne, parce qu’ils souffrent sous vos yeux. Pour aider efficacement vos pauvres, il faut les connaître, et pour les connaître il faut les voir. Il faut aller de temps en temps dans leurs chaumières, et causer avec eux, avec leurs femmes et leurs enfans. Il vous en coûtera peut-être un peu, surtout en commençant, d’aller dans les logemens des pauvres; mais quand vous aurez vaincu la première répugnance, vous y trouverez une grande jouissance, que le monde, avec tous ses plaisirs, ne vous donnera jamais. » Cela même n’est pas toujours nécessaire, et quiconque a vécu un pou dans nos campagnes appauvries sait que, pour faire un bien immense autour de soi, il suffit de résider et de donner du travail, pourvu qu’on donne en même temps l’exemple d’une vie honnête et régulière.

Dans la Vie de village en Angleterre, un des interlocuteurs du Français exilé lui dit : « L’Angleterre ne doit sa sécurité qu’aux rapports bienveillans qui existent entre les différentes classes de la société. Pour que ce sentiment subsiste et se fortifie, il faut que la classe élevée ne s’enferme pas dans son égoïsme ; elle aussi a ses devoirs à remplir, qui sont d’aller au-devant des classes ouvrières et de leur tendre une main amie. Si vous alliez au-devant de votre peuple avec un véritable amour, vous en seriez bientôt compris. Du reste, vous n’avez pas de choix à faire, et tout me fait craindre que vous ne soyez placés entre la nécessité de changer complètement vos relations de classe à classe, ou d’être incessamment menacés de convulsions sociales. » Il y a là un conseil et un jugement ; le conseil est excellent, mais le jugement ne me paraît pas aussi sûr. C’est en Angleterre, ce n’est pas en France qu’il peut être nécessaire de changer complètement les relations de classe à classe ; c’est tout au plus si nous avons des classes parmi nous, tant elles se fondent les unes dans les autres par des nuances imperceptibles. Voyez l’armée, qui est l’image de la société : peut-on dire que la distance entre le soldat et l’officier soit la même dans les deux pays ? ne donnons-nous pas dans notre armée le plus grand exemple d’égalité et de fraternité qui soit au monde ? Il faut faire sans doute de nouveaux pas dans cette voie, et encore une fois le conseil est bon, mais ne serait-ce pas à nous de le donner au moins autant que de le recevoir ?

Il est vrai que l’Angleterre vit dans une parfaite sécurité, et que les convulsions sociales n’ont pas cessé de nous étreindre. À qui la faute ? Est-ce à la classe élevée, comme dit M. Norris ? Il faudrait savoir d’abord ce qu’il faut entendre par classe élevée dans un pays de suffrage universel qui ne reconnaît aucune sorte d’aristocratie, et qui envoyait naguère de simples ouvriers siéger dans son assemblée souveraine. Est-ce de la classe riche qu’il s’agit ? Elle a en effet de grands reproches à se faire pour sa passion désordonnée de luxe et de plaisir ; mais elle est si peu nombreuse et la richesse y passe si vite qu’elle compte pour bien peu dans notre société. Le mal le plus profond n’est pas là, il est dans les illusions révolutionnaires qui exaltent beaucoup d’imaginations et dont le bon sens national a préservé nos voisins. Malgré les associations charitables, les excellentes lectures, les écoles du dimanche, les workhouses, bien peu de nos ouvriers aimeraient mieux vivre en Angleterre qu’en France. Pour un exilé imaginaire qui a compris l’Angleterre, combien en est-il qui ne l’ont vue que pour la calomnier ?

Est-ce à dire qu’il n’y ait rien à apprendre pour nous dans la Vie de village en Angleterre ? Bien loin de là. Nous avons deux grandes maladies sociales, l’esprit révolutionnaire et l’excès de centralisation. L’esprit révolutionnaire ne peut s’user que par le temps, par le sentiment de l’impuissance et de la folie de ses tentatives. À chaque secousse, la richesse publique décroît, et avec elle le bien-être de la population tout entière. Ces expériences portent avec elles leur enseignement. Quant à l’excès de centralisation, de réglementation, l’auteur de la Vie de village a touché parfaitement juste. Voilà bien une des principales causes de notre infériorité, et on ne saurait trop nous inviter à y porter remède. Nous n’arriverons jamais au même degré de liberté locale que les Anglais ; mais sans aller précisément jusque-là, ce qui ne serait ni possible ni utile dans les conditions générales de notre société, il y a beaucoup à faire pour renfermer dans de plus justes limites la puissance envahissante de l’état. Nous ôterons ainsi à l’esprit révolutionnaire une de ses plus redoutables armes, et nous travaillerons doublement à notre développement économique et moral.

Que la centralisation diminue donc, et nous verrons fructifier dans nos campagnes bien des germes qui restent aujourd’hui inféconds. On ne demande pas mieux généralement; tous les regards se portent volontiers vers la vie rurale après tant de déceptions et d’agitations stériles. Nous ne sommes pas tout à fait aussi loin des mœurs anglaises que nous le croyons nous-mêmes. Dans celles de nos provinces qui rivalisent de richesse avec l’Angleterre, on pourrait déjà signaler plus d’un village qui ne le cède en rien à l’heureux village de Lynmore, quoiqu’il se compose d’élémens très différens. Seulement ce qui fait en France l’exception est en Angleterre la règle : voilà la proportion qu’il faut changer. Plus nous nous rapprocherons de ces mœurs, plus nous nous sentirons fortifiés. L’auteur aimable et bienveillant de la Vie de village y aura certainement contribué en nous initiant à tous les détails de cette puissante organisation rurale qui fait la force de son pays. Que ce soit son honneur et sa récompense !


L. DE LAVERGNE.




L’ABBE DUBOIS.[3]


Il y aurait dans les annales du monde un chapitre qui pourrait être considérable et qui ne laisserait pas d’être piquant et curieux, ce serait celui des personnages perdus de réputation et des vicissitudes de leur renommée. Ce sont des personnages assez nombreux encore, communs à tous les pays, qui se succèdent par intervalles, semblent résumer les vices de leur temps et laissent un retentissement équivoque. Méritent-ils absolument cette mauvaise renommée qu’ils se sont faite ou qu’on leur a faite? La vérité est que souvent il s’est formé sur eux, dès le premier jour qu’ils sont entrés dans l’histoire, comme un jugement instinctif et sans appel, comme une légende de témoignages contemporains, et à les voir passer dans la galerie humaine, ils semblent en quelque sorte inattaquables dans la singulière majesté de leur mauvaise réputation comme d’autres dans la majesté de leur renom de vertu, si bien que toute tentative pour changer l’opinion en leur faveur, pour relever leur nom, paraît toujours une ironie ou une fantaisie paradoxale. Il a été donné à notre temps. d’essayer de ces réhabilitations qui ne sont pas toujours sérieuses, mais qui naissent aussi quelquefois d’une étude plus approfondie, d’un sentiment tardif de justice ou d’une vue plus éclairée, plus libre, du mouvement des choses et des hommes. Une des réhabilitations les plus difficiles en France est assurément celle du cardinal Dubois. Voilà, si je ne me trompe, ce qu’on peut appeler une de ces mauvaises réputations bien établies, universellement acceptées. Que n’a-t-on pas dit et que n’a-t-on pas cru de ce personnage mal famé qui, un jour de l’année 1672, partait de sa petite ville de Brives la bourse vide, le cœur léger, l’esprit vif et ambitieux, pour arriver chemin faisant aux premières dignités de l’état comme à la première dignité de l’église, et qui a fini par expier sa fortune sous les mépris de l’histoire! Précepteur et conseiller du duc d’Orléans qui fut le régent, il aurait été le bouffon, le vil complaisant des débauches de son élève et de son maître ; abbé, il aurait dégradé son caractère par l’indignité de sa vie et de ses mœurs; premier ministre, il se serait fait pensionner par le roi d’Angleterre. On l’a, je crois, accusé de tout, excepté d’être cruel et de n’être pas homme d’esprit, et la robe rouge de cardinal ne l’a pas sauvé. Il s’arrangea si bien pendant sa vie qu’à sa mort, tout prince de l’église qu’il était, il put à peine obtenir un tombeau à Saint-Roch, un tombeau inavoué qui n’est plus qu’un monument avec une inscription effacée où l’on ne distingue point le nom du cardinal. Sous le dernier règne, son image fut bannie d’une galerie de portraits des personnages qui furent autrefois les hôtes du Palais-Royal. Sa ville natale seule lui est restée fidèle. Un jour, il y a vingt ans, elle demanda son tombeau : on le lui refusa. En un mot, l’opinion en est restée sur Dubois à cette impression d’un vrai diable en barrette qu’on ne peut honorer qu’en l’oubliant.

La destinée de l’abbé Dubois fut-elle donc de ne mêler que de grands vices à une habileté suffisante pour arriver à un grand pouvoir dans un temps de corruption? N’est-ce qu’un parvenu vulgaire, un coureur d’intrigues et un familier de débauches, furtivement introduit dans cette famille de cardinaux hommes d’état, entre Richelieu et Fleury? C’est ce que conteste M. le comte de Seilhac dans un livre qui semble fait pour remplacer le monument que la ville de Brives n’a pu élever au cardinal, et cette réhabilitation difficile, il l’a tentée à l’aide de lumières nouvelles, avec des documens manuscrits ou inédits, des lettres jusqu’ici inconnues de la Palatine, mère du régent, des papiers de la famille de Dubois, et enfin des mémoires de l’abbé d’Espagnac, compatriote du cardinal, homme de considération et de science, qui ne mourut qu’en 1781. C’est une œuvre sérieuse, bien intentionnée, appuyée sur des témoignages qui ont leur valeur et leur intérêt. Je ne sais si cette réhabilitation fera de Dubois un saint et un grand homme aux yeux de tout le monde. Dans la légende dont son nom est resté entouré, il est du moins des choses qui doivent disparaître comme dos inventions apocryphes. Et d’abord il n’était pas né d’un apothicaire de Brives-la-Gaillarde, comme on le disait pour rabaisser sa naissance : son père était médecin, et il tenait par sa mère à une famille de noblesse du pays. Il y a aussi beaucoup à rabattre de cette vie de bohème qu’il aurait menée avant son élévation, tantôt passant par la domesticité, tantôt contractant des mariages clandestins et se signalant par toute sorte de bouffonneries. Dubois partait de Brives à seize ans, en 1672, pour venir profiter à Paris d’une bourse qui lui avait été accordée au collège Saint-Michel. C’est là qu’il fit sa philosophie et sa théologie, gagnant l’amitié du principal du collège, M. Faure, qui était vicaire-général de l’archevêque de Reims, et c’est de là qu’il partit, poussé par son protecteur, pour être d’abord précepteur dans une famille, puis attaché au duc de Chartres, bientôt duc d’Orléans et plus tard régent de France. Quant au goût qu’il inspira au jeune prince, et qui servit si bien son ambition, il s’explique moins sans doute par des complicités honteuses ou des leçons licencieuses que par l’ascendant d’un esprit souple et habile. Il est difficile d’admettre que la Palatine, cette rude Allemande qui se désolait des précoces débauches de son fils, eût écrit à Dubois dans les termes où elle lui écrivait, comme le montrent les lettres publiées par M. de Seilhac, si elle eût vu en lui le corrupteur ou seulement le complaisant des excès du jeune duc. Il est vrai que la Palatine, elle aussi, appelait plus tard Dubois un diable et un coquin bon à pendre; mais c’était lorsque l’abbé avait aidé à ce qu’elle considérait comme une mésalliance, au mariage du duc de Chartres avec Mlle de Blois, fille de Mme de Montespan ; c’était aussi lorsque Dubois, comme ministre, violait le secret des lettres qu’elle écrivait en Allemagne. Dans les premiers temps, elle ne lui témoignait que de la confiance et de l’amitié. Rien au reste n’était plus ingrat que ce rôle de précepteur confié à Dubois vis-à-vis d’un tel prince : il avait affaire à un naturel qui aspirait en quelque sorte toutes les corruptions de son temps et échappait à toute direction. Tout ce qu’on peut dire, c’est que s’il ne favorisa pas les inclinations de ce naturel, Dubois ne réussit pas à les refouler ou à les modérer; il s’accommoda avec elles, et en ce sens il en parut le complice; il en profita même, grandissant par l’élévation du duc d’Orléans à la régence, et devenant successivement secrétaire des conseils du roi, négociateur mêlé aux plus grandes affaires, premier ministre, archevêque de Cambrai à la place même où avait été Fénelon, cardinal et membre de l’Académie française!

Une fois entré dans la politique par la régence du duc d’Orléans et voyant s’ouvrir devant lui cet horizon nouveau, l’abbé Dubois n’était point homme à s’arrêter, et comme, à défaut d’une élévation morale peu commune de son temps, il avait une souple et fertile activité au service d’une ambition stimulée par ses succès mêmes, il se trouva prêt à tout, mettant la main aux finances, aux querelles intérieures du jansénisme, surtout d’abord aux négociations diplomatiques, qui ne furent jamais plus difficiles et plus troublées que dans les années qui suivirent le traité d’Utrecht. La fortune jetait en ce moment sur la scène publique deux hommes d’une origine également obscure, et parvenus tous deux, dans des pays différens, aux premières dignités de l’état et de l’église, Alberoni et Dubois : l’un, fils d’un jardinier de Plaisance, imagination ardente et rusée, voyant les complications de l’Europe, ne se faisant nul scrupule d’allumer des incendies, et cherchant dans la confusion à refaire la grandeur de l’Espagne en choisissant pour champ de bataille l’Italie, comme s’il eût eu dans les conditions du temps l’idée vague et prématurée d’un certain affranchissement de son pays natal; l’autre, fils d’un médecin de Brives, moins hardi et moins fécond en conceptions extrêmes, mais d’un esprit sagace, mesuré, quoique résolu aussi dans ses vues, tenant tête à son bouillant émule d’Espagne en démasquant les plans d’agitation qu’il ourdissait jusqu’en France contre le régent, et faisant face à ses tentatives de perturbation européenne avec autant de sang-froid que de vigueur, au risque de séparer momentanément les causes de la France et de l’Espagne. Dans ce grand trouble de tous les intérêts et de toutes les relations qui suivit le traité d’Utrecht, Dubois comprit que la paix était une nécessité pour la France, et que pour la maintenir il fallait chercher un point d’appui en Angleterre. Dans un intérêt de paix, il fut l’un des promoteurs et le principal négociateur de l’alliance anglaise, système qui a reparu plus d’une fois depuis dans la politique. Si l’on cherche en effet les origines et les traditions de l’alliance anglaise dans le sens moderne, Dubois apparaît comme un des ancêtres de cette idée. Dubois eut raison d’Alberoni, qui s’en alla vivre dans la disgrâce et l’exil, abandonné du roi d’Espagne, qui l’avait fait premier ministre, et du pape, qui l’avait fait cardinal, tandis que le fils du médecin de Brives mourait en 1723 dans la plénitude de son pouvoir. Une chose est certaine, c’est que, dans sa carrière d’homme d’état, Dubois n’a pas fait tout le mal qu’on lui a prêté, et qu’il a fait du bien qu’on a dissimulé ou défiguré, restant d’ailleurs humain et bienveillant. Et cependant on sait où en est restée l’opinion sur son compte. Ses ennemis ont triomphé, de son vivant et après sa mort, de celui qui triompha de tout pour lui-même. On peut dire qu’il a épuisé toutes les grandeurs humaines sans arriver à la considération qu’il cherchait. Voilà le problème, plus moral encore que politique, qui se dégage de cette existence singulière, aussi bien que de ce livre où l’auteur, M. de Seilhac, avec une conviction raisonnée, avec des documens nouveaux, fait éclater une fois de plus cette disproportion entre le grand rôle d’un homme et la réputation qu’il laisse. M. de Seilhac peut n’être que juste sur certains points, et il éclaire plus d’une partie de la vie de Dubois. Si le cardinal reste encore si difficile à réhabiliter complètement, c’est qu’avec des talens réels, sans être un parvenu vulgaire ni un bouffon, Il lui arriva trop souvent de faire de la politique une intrigue, de mêler son ambition personnelle à ses calculs de gouvernement, et d’intéresser tous les appuis extérieurs ou intérieurs à sa propre élévation; c’est qu’il pourrait bien rejaillir sur lui quelque chose de ce mot que Voltaire disait de l’abbé Mongaut : « Il ignorait que c’est par le caractère, et non par l’esprit, que l’on fait fortune. » Et pour ces politiques qui deviennent les conducteurs des hommes, faire une véritable fortune, ce n’est pas seulement avoir le succès du jour, le crédit que donnent les honneurs et les dignités, c’est s’assurer une place durable dans l’estime et dans le souvenir du monde.


CH. DE MAZADE.


Nouveaux Essais de Politique et de Littérature, par M. Prévost-Paradol[4].

Dans un temps où les conditions intellectuelles se sont si profondément transformées avec la société tout entière, il y a un phénomène qui trompe bien souvent. Parce que le domaine de la vie littéraire s’est prodigieusement étendu, parce que le nombre des œuvres et de ceux qui se servent d’une plume s’est singulièrement multiplié, on est tenté de croire que l’art est devenu plus facile et qu’il y a plus d’écrivains qu’il n’y en eut jamais. C’est la plus étrange des illusions. Il n’est pas plus facile aujourd’hui qu’autrefois d’être un écrivain véritable. Au milieu de toutes ces applications nouvelles de l’intelligence qui créent une apparence trompeuse, le secret de l’art n’est point devenu le partage de tout le monde, et le talent vrai, sérieux, est toujours une chose exceptionnelle et rare. Entrer dans les mêlées du temps avec un esprit armé d’instruction et de goût, avec une manière de parler et de sentir indépendante, avec une raison ferme et vive qui ne s’égare pas au sein des dispersions du jour, avec un amour juste et sincère des lettres uni à un sentiment politique très aiguisé, c’est là ce qui peut faire un écrivain véritable, un publiciste d’élite. C’est l’assemblage de ces qualités qui fait le charme et l’intérêt de ces pages que M. Prévost-Paradol lie en faisceau sous le titre d’Essais nouveaux de politique et de littérature. C’est sa moisson des derniers temps. L’unité n’est point certes dans la combinaison de fragmens si divers, écrits sur des sujets le plus souvent fournis par les circonstances; elle est dans le mouvement d’un esprit brillant et fin qui va de la révolution française, de Tocqueville ou de Macaulay, à Aristophane, à Spinoza ou à la duchesse de Bourgogne, parcourant toutes les sphères en gardant toujours sa sève, son originalité et sa bonne grâce. Écrire des pages de tous les jours en y laissant le reflet qui les fait survivre, l’éclair de sentiment et de raison qui les colore, c’est là justement la marque de l’écrivain véritable qui se retrouve même dans des fragmens.

Les Essais de M. Prévost-Paradol sont d’un esprit vif, dégagé et courant, qui ne se perd pas dans les spéculations et dans les systèmes; il exprime plutôt sur toute chose et sous une forme rapide ce sentiment éclairé et naturel qu’on croit presque avoir éprouvé parce qu’il devrait être celui de tout le monde, de tous ceux qui pensent et qui sentent. Un des caractères de l’écrivain, on le lui a dit et il le dit lui-même, c’est qu’il ne sépare pas la politique de la littérature. C’est en homme formé à l’amour des lettres et toujours retenu par ce cher lien des premières études, des premières préférences, qu’il aborde la politique, qu’il se mêle aux polémiques du temps. On sent en lui le lettré à l’élégance correcte de son langage, à la souplesse ingénieuse de ses mouvemens et de son ironie, comme aussi, lorsqu’il semble n’être qu’un critique, un analyste littéraire, on sent toujours l’esprit libéral noblement préoccupé de tout ce qui s’agite autour de lui, des destinées morales et politiques d’une société cherchant la liberté à travers les révolutions. Même quand M. Prévost-Paradol revient vers l’antiquité et trace une série d’esquisses sur Aristophane, Démosthène, Xénophon, Sénèque, c’est toujours le contemporain qui voit son siècle à travers les siècles écoulés, un contemporain libéral et lettré. De là le tissu élégant et ferme de ces fragmens où il y a quelquefois de l’émotion, souvent de l’ironie, et toujours une jeunesse grave qui ne se désintéresse pas du mouvement du monde dans les frivolités de la littérature, qui se sert d’une sérieuse culture littéraire comme d’une arme de plus dans la politique. Par tous les dons de son talent, l’auteur des Nouveaux Essais est assurément un de ceux qui sont le mieux faits pour intéresser et charmer les esprits en les éclairant.


CH. DE MAZADE.


PUBLICATIONS MUSICALES DE L’ALLEMAGNE[5]. — Il faut le dire bien haut, l’Allemagne est la terre classique des pieux souvenirs, le pays où l’on cultive avec le plus d’amour le culte des grands maîtres qu’elle a enfantés. A Vienne, Munich, Prague, Dresde, Berlin, à Leipzig surtout, on exécute non-seulement les œuvres capitales de Bach, d’Haydn, Mozart, Beethoven, Spohr, Mendelssohn, mais on écrit leur vie et l’on commente tout ce qu’ils ont produit avec un soin admirable. Il n’existe nulle part un livre plus intéressant que la Vie de Mozart du professeur Jahn, publiée il y a quelques années par la maison Breitkopf et Haërtel de Leipzig. Cette même maison a mis en vente, depuis un an, une édition admirable de l’œuvre de Beethoven. Cette édition modèle, la plus complète qui ait jamais existé, puisqu’elle renferme des compositions tout à fait inconnues jusqu’ici, sera un digne monument élevé au sublime symphoniste. Il en a déjà paru quatorze livraisons, qu’on peut se procurer à Paris, et que je recommande à tous les vrais amateurs de la grande musique. Les mêmes éditeurs viennent de publier un Catalogue chronologique et thématique de l’Œuvre de Mozart, accompagné de notes et d’éclaircissemens par le docteur Louis Ritter de Koëchel. C’est un grand volume de cinq cent-cinquante pages, précédé d’une préface où l’auteur, M. de Koëchel, explique le but de son travail et indique les sources de ses renseignemens sur la date et le lieu où Mozart a composé chacune de ses productions, en sorte qu’en consultant ce volume, qui est très bien imprimé, on sait que le premier morceau qu’ait produit Mozart enfant, c’est un petit trio en menuet pour clavier, écrit en 1761 à Salzbourg, et qu’il a terminé sa courte et glorieuse vie par le fameux Requiem dont l’histoire est tout un roman. On n’ignore pas que Mozart n’a pas eu le temps d’achever cette composition sublime, dont plusieurs morceaux ont été faits par Süssemayer, élève et ami du maître. Je ne saurais trop louer l’ouvrage de M. de Koëchel, qui me parait être un véritable chef-d’œuvre d’exactitude et d’érudition.


P. SCUDO.


Le jugement que nous avons porté sur la conduite de don Juan Ruiz de Apodaca, comte du Venadito, avant-dernier vice-roi d’Espagne au Mexique, dans une récente étude sur le Mexique[6], a soulevé quelques observations auxquelles nous croyons devoir répondre. C’est le petit-fils du vice-roi, don Gabriel y Ruiz de Apodaca, qui a pris la peine de nous écrire de Séville. Nous croyons que, dans sa légitime jalousie pour l’honneur du nom qu’il porte, don Gabriel y Ruiz de Apodaca s’est exagéré la portée qu’avaient nos critiques. Nous n’avons pas manqué en effet de rendre justice au caractère conciliant et humain que don Juan de Apodaca, son père, sut imprimer à son administration, qui a présenté en cela un contraste frappant avec celle de son prédécesseur. Il fit tous ses efforts pour arrêter l’effusion du sang, calmer les esprits et ranimer le travail. Il y réussit à un degré marqué. Sous son administration, l’exploitation des mines, qui est la principale industrie du pays, se releva de l’abaissement qu’elle avait éprouvé pendant la période antérieure. La plupart des guérillas se soumirent, et je n’avais pas manqué de faire remarquer qu’il n’en restait plus que quelques-unes, sous la conduite de Guerrero, dans l’asile impénétrable que leur offraient les montagnes de la Tierra-Caliente, au sud du pays. Quant aux termes dans lesquels le comte du Venadito informa de ces résultats heureux le gouvernement de la métropole, j’ai pu les trouver excessifs, sans rabaisser pour cela les mérites du vice-roi.

Il est un autre point sur lequel porte la réclamation du petit-fils du vice-roi. M. de Apodaca s’était-il proposé, d’accord avec Ferdinand VII, d’organiser un mouvement contre la constitution des certes après qu’elle eut été proclamée une seconde fois au Mexique, de même qu’en Espagne en 1820, afin d’offrir un asile à Ferdinand VII, dont la couronne était fort compromise dans la Péninsule? et le corps d’armée qu’il avait placé sous les ordres d’Iturbide avait-il cette mission? Deux historiens l’ont dit, M. Ward et M. Lucas Alaman. Ce dernier ne laisse pas ignorer cependant que la famille Apodaca repousse cette assertion, et qu’elle soutient que la lettre écrite à cet effet par Ferdinand VII au vice-roi ne parvint pas à sa destination. C’est un sujet sur lequel la discussion de l’histoire reste ouverte. Un royaliste zélé comme l’était M. de Apodaca ne se serait pas déshonoré par une pareille tentative. D’une part il était très permis de prévoir le cas où Ferdinand VII s’estimerait heureux de s’enfuir de la Péninsule, et d’autre part il y avait toute raison de croire que le régime de la constitution de 1812 ferait perdre le Mexique à l’Espagne. Attaché comme il l’était à son souverain, et avec le désir qu’il éprouvait naturellement de conserver le Mexique à l’Espagne, le vice-roi Apodaca a pu former le dessein de parer à ces deux événemens en préparant un trône pour Ferdinand VII à Mexico.

Nous n’éprouvons aucune difficulté ni aucun embarras à reconnaître que le vice-roi Apodaca a laissé dans sa patrie des souvenirs fort honorables. On citait ses opinions avec honneur cette année même à la tribune du congrès espagnol. Sa ville natale, Cadix, a donné son nom à une de ses principales promenades, et par un décret de 1852 il a été décidé qu’il y aurait toujours dans la marine royale un navire portant ce nom. Nous sommes heureux de constater tous ces témoignages de respect rendus spontanément à la mémoire du comte du Venadito, surtout si sa famille doit voir dans cette constatation l’expression de l’opinion que nous nous sommes faite de cet ancien dignitaire.


MICHEL CHEVALIER.


V. DE MARS.

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  1. Un volume in-18, par l’auteur de l’Étude sur Channing.
  2. Un comté anglais équivaut en moyenne à la moitié d’un département français ; mais il y a parmi ces comtés beaucoup d’inégalité. Même sans parler du comté d’York, qui se divise en réalité en trois, le comté de Lincoln a 660,000 hectares, et celui de Rutland à peine 40,000.
  3. L’Abbé Dubois, premier ministre de Louis XV, d’après des papiers inédits, par M. le comte de Seilhac, 2 vol. in-8o, chez Amyot, 1862.
  4. 1 volume in-8o, chez Michel Lévy, 1862.
  5. Œuvre de Beethoven et Catalogue de l’œuvre de Mozart, publiés à Leipzig, 1862.
  6. Revue des Deux Mondes du 1er avril 1862.