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Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1864

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Chronique n° 780
14 octobre 1864
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 octobre 1864.

Nous le disions il y a quinze jours, le malheur du grand acte politique qui vient marquer une phase nouvelle dans le développement des destinées italiennes a été de se produire comme par surprise devant une opinion publique qui, en Italie pas plus qu’en France, n’avait été suffisamment préparée à la perspective qu’on ouvrait devant elle. Ce premier effet d’étonnement et d’anxiété se prolonge sans doute ; il ne disparaîtra tout à fait qu’après la réunion du parlement italien et les discussions approfondies qui s’y engageront sur la convention du 15 septembre et la translation de la capitale de Turin à Florence. Nous devons reconnaître toutefois que chez les esprits réfléchis il s’est déjà notablement atténué depuis la publication du texte de la convention, de la remarquable dépêche adressée par M. Drouyn de Lhuys à notre ministre à Rome, et du rapport par lequel le dernier ministère italien avait appuyé auprès du roi Victor-Emmanuel la mesure de la convocation du parlement. La lecture attentive de ces documens ne laisse plus subsister aucun doute sur la portée de l’acte du 15 septembre soit pour l’Italie, soit pour la cour de Rome, soit pour la France. Nous espérons que les prochaines discussions du parlement italien achèveront d’en mettre la signification en lumière.

C’est, avant tout, au point de vue de l’Italie qu’il faut étudier le caractère du nouvel ordre de choses qui va être inauguré dans la péninsule. Le moment est en effet grave, solennel, décisif, pour l’Italie et ses représentans. Les députés italiens sont appelés à sanctionner la convention par leur vote ; ce n’est pas seulement le sort de la convention, c’est le sort de leur patrie qui est entre leurs mains. Le monde entier aura les yeux fixés sur le parlement de Turin. La cour de Rome, les partisans fanatiques du pouvoir temporel, les cabinets catholiques qui ont à veiller aux suites de la convention, ne se prononcent point encore : ils sont dans l’attente ; ils régleront leurs mesures et leur conduite sur ce que dira et fera le parlement italien. Les libéraux d’Europe, qui se savent solidaires des progrès de l’Italie vers l’indépendance et la liberté, sentent également que les grands intérêts de leur cause sont pour le moment confiés aux députés italiens. Il dépend de ce parlement de perdre ou de gagner la cause morale de l’Italie et de la liberté européenne. Cette situation extraordinaire ne commande donc pas seulement aux Italiens de ne point se tromper dans leur vote, elle ne leur demande pas seulement d’avoir la sagacité du patriotisme : elle leur prescrit la gravité dans la délibération, la simplicité du langage, la dignité de l’attitude ; elle leur interdit les velléités d’intrigue, les déclamations oiseuses et irritantes, le jeu mesquin des manœuvres de parti.

Quand on balance froidement les avantages que les nouveaux arrangemens offrent à l’Italie et les petits sacrifices qu’ils exigent d’elle, on ne comprend pas que des patriotes italiens puissent hésiter à souscrire à la convention du 15 septembre. Les avantages sont une union étroite et définitive avec la France, le traité de Zurich en ce qui concerne la France absolument biffé, toutes les réserves dont le gouvernement français avait lui-même accompagné l’enregistrement des faits accomplis à jamais abandonnées, une sécurité nouvelle acquise par conséquent au dehors comme au dedans, la faculté pour l’Italie ainsi assise et rassurée de travailler efficacement à son organisation intérieure, le moyen enfin pour le pays de réduire ses dépenses et de les proportionner à ses revenus, de mettre un terme à des déficits dévorans, de conquérir en un mot cette liberté et cette indépendance financières qui ne sont pas les moindres des garanties de l’indépendance politique. Quant aux sacrifices, ils se réduisent à la subordination de certains intérêts municipaux à l’intérêt national et à quelque patience au sujet de la question romaine.

Examinons les avantages. Certes, pour tout homme d’état, pour tout patriote clairvoyant, la situation de l’Italie depuis deux années devait être la cause des plus graves soucis. On avait fait sans doute beaucoup pour la pacification du pays. Sans venir complètement à bout du brigandage, on avait réussi à lui enlever tout caractère et toute influence politiques ; le gouvernement était parvenu à maintenir vis-à-vis du parti d’action les droits de son initiative. Il y avait, comme M. Drouyn de Lhuys l’a reconnu, une amélioration incontestable dans la situation intérieure. Cependant les sujets de satisfaction qu’on pouvait trouver dans cette amélioration intérieure devenaient bien peu de chose lorsqu’on réfléchissait à la situation précaire que faisait à l’Italie l’incertitude de ses relations avec la France. Des aspirations spéculatives vers l’affranchissement de la Vénétie refoulées par la formidable menace du quadrilatère et de l’armée qu’il abrite, des aspirations théoriques vers Rome refoulées par l’occupation française, des désirs et des vœux sans cesse contenus par l’impuissance d’agir, voilà les élémens qu’avait le gouvernement italien pour diriger les esprits ; or la direction des esprits est la partie principale du gouvernement, et l’on a vu tout ce que M. de Cavour a su faire tant qu’il a pu mettre et tenir les esprits en mouvement en les conduisant par des moyens pratiques au but qu’il poursuivait. Dénué de moyens d’action sur les esprits, le gouvernement italien ne pouvait les défendre et se défendre lui-même contre le malaise et les inquiétudes d’une situation incertaine. Il était obligé, par l’état de l’Europe et par la condition même de l’œuvre si récente de l’unité italienne, de faire des dépenses exorbitantes et d’entretenir une armée beaucoup trop lourde pour ses ressources. Il ressemblait à un navire qui se mettrait en panne dans une mer tourmentée. La position n’était pas tenable. Elle devenait plus périlleuse après les événemens européens de cette année. Quand le gouvernement italien a vu le rapprochement qui s’est accompli entre l’Autriche, la Prusse et la Russie, quand il a vu la politique réactionnaire reprendre avec succès dans le nord de l’Europe son œuvre militante, il a dû sentir combien devenait pressant le péril de cet état d’isolement et d’immobilité où il était retenu. Si en ce moment le gouvernement italien n’avait point recherché et obtenu le concours hautement avoué de la France, si l’alliance franco-italienne ne s’était pas rajeunie par un acte éclatant et retentissant, l’Italie, en proie à un triste marasme, eût été exposée aux plus funestes accidens.

Cette pénible et bizarre paralysie de l’Italie cesse enfin par la convention du 15 septembre. Cette délicatesse, ce nuage, ce je ne sais quoi qui s’élevait vaguement entre la France et l’Italie, et qui suffisait pour frapper le nouveau royaume d’une funeste langueur, s’efface et disparaît. La France et l’Italie rentrent dans leurs relations naturelles. L’arrangement qu’elles viennent de conclure à la face du monde est de ceux qui révèlent une confiance mutuelle, une entière sympathie, une complète communauté d’action. Des pactes de ce genre ont des sous-entendus compris de tous. Le sous-entendu nécessaire de celui-ci est la garantie du concours de la France donné à l’Italie actuelle contre toute agression extérieure qui pourrait mettre son existence en péril. Ainsi, en face des vicissitudes que pourrait entraîner l’état instable de l’Europe, il est bien entendu maintenant que l’Italie n’est plus seule. Si l’Autriche, en se repliant vers les puissances du Nord, a trouvé des alliés, l’Italie, elle aussi, cesse d’être isolée, et s’appuie ostensiblement à la France. Ces anciennes réserves plus ou moins fondées sur le traité de Zurich que nous avions cru devoir maintenir, et qui de notre part exprimaient une sorte de doute fâcheux touchant l’avenir de l’unité italienne, ces réserves sont retirées : la France témoigne résolument de sa foi dans le succès de l’œuvre accomplie par l’Italie. C’est là un acte dont on ne saurait évaluer trop haut l’importance au point de vue italien. Cet acte doit rendre à l’Italie sa pleine liberté d’action intérieure ; il la fait sortir d’une position indécise et par conséquent révolutionnaire ; il lui donne la sécurité d’un ample lendemain, il lui apporte ce que Machiavel appelait le bénéfice du temps. En lui fournissant la caution de la France, il lui permet d’ajourner, sans blessure pour l’orgueil national, les entreprises par lesquelles doit s’achever l’unité. Le concours moral de la France, obtenu par la convention du 15 septembre, équivaut, pour l’Italie, à l’octroi d’un immense contingent militaire et financier. C’est comme si la France venait alléger les charges de l’Italie de cent mille hommes et de cent millions, puisque la conclusion de la convention doit permettre à l’Italie de renvoyer cent mille hommes et de diminuer de plus de cent millions sa dépense annuelle. Cette sécurité générale et ces avantages matériels ne sont point les seules conséquences avantageuses des nouveaux arrangemens. L’état de choses créé par la convention doit donner des élémens intéressans et durables à la direction des esprits. L’Italie n’est plus réduite à penser vaguement, au hasard et à bâtons rompus, selon le caprice des accidens, sans suite réelle, sans moyens pratiques, en fatiguant et usant en vain sa force morale tantôt à Venise, tantôt à Rome. Des voies simples, pratiques, régulières, s’ouvrent au mouvement de l’opinion. De deux choses l’une : ou c’est la guerre, ou c’est une paix d’une certaine durée qui sortira de l’état actuel de l’Europe. Si, ce qu’à Dieu ne plaise, c’est la guerre, l’Italie pourra songer à l’affranchissement avec les moyens réguliers et puissans que présentera l’alliance française. Si, suivant nos vœux et nos espérances, c’est la paix, l’Italie aura, pour occuper ses pensées et concerter sa politique intérieure, l’intéressant spectacle de l’expérience qui va commencer à Rome. Elle aura la certitude de faire tourner l’expérience à son profit, si elle règle avec sagesse son organisation intérieure, et si elle se sert des avantages que lui procure son nouveau lien avec la France pour ordonner et affranchir ses finances. En un mot, les arrangemens du 15 septembre rendent à l’Italie tous les élémens d’une saine et forte vie politique.

Les compensations qui sont demandées aux Italiens paraissent bien légères quand on les compare à des avantages si considérables et si décisifs. Il faut reconnaître avant tout qu’aucune de ces compensations ne restreint la liberté actuelle de l’Italie, ne fait violence à l’indépendance de sa politique, qu’elles émanent au contraire naturellement des intérêts bien compris et de l’initiative sagement exercée de la politique italienne. La translation de la capitale et l’engagement de n’attaquer ni de laisser attaquer les possessions actuelles du saint-père n’imposent aux Italiens aucun sacrifice présent, et découlent logiquement des résolutions antérieures prises par eux. Une ville digne de la sympathie universelle, la ville de Turin, est l’unique portion de l’Italie à laquelle le nouvel état de choses puisse causer un réel dommage. On ne saurait trop vivement regretter que la cité qui a en quelque sorte appelé et conduit l’Italie à l’indépendance soit la seule à laquelle le succès de l’œuvre nationale doive infliger des pertes sensibles ; mais, toute part faite à la légitime douleur de la capitale du Piémont, il n’en reste pas moins vrai que Turin même avait prévu et accepté d’avance l’abdication qui lui est aujourd’hui demandée. Les autres métropoles italiennes. Milan, Florence, Naples, avaient fait, elles aussi, à l’unité nationale le sacrifice de leurs intérêts locaux et des avantages que procure le séjour d’un gouvernement et d’une cour. Elles avaient donné les premières à Turin un exemple que Turin avait promis de suivre le jour où parlerait l’intérêt national. L’intérêt national ne devait-il parler que lorsque Rome serait devenue la capitale effective de l’Italie ? Il y avait évidemment d’autres cas où l’intérêt national pouvait exiger le déplacement de la capitale. Par exemple, toutes les fois qu’on a dû prévoir une nouvelle lutte contre l’Autriche, on a été obligé de s’avouer que Turin ne pouvait être la capitale stratégique de l’Italie, et qu’il n’était pas possible d’abandonner au hasard d’une bataille la tête politique de l’indépendance italienne. C’est cette préoccupation, confirmée par toutes les autorités militaires, rendue plus pressante cette année par la force d’intimidation que l’Autriche venait de puiser dans de nouvelles alliances, qui a décidé le gouvernement à transférer la capitale à Florence. La nécessité de cette translation au point de vue de l’intérêt national serait-elle devenue moins pressante parce que le dernier ministère a trouvé l’occasion de faire servir le changement de capitale aux deux fins essentielles de la politique italienne, au progrès de la question romaine aussi bien qu’à la défense du pays contre l’Autriche ?

À y regarder de près, en effet, il ne paraît guère raisonnable de porter comme un sacrifice au compte de l’Italie la patience que la convention du 15 septembre lui demande à l’endroit de Rome. En réalité, il n’y a point là de sacrifice, puisque l’Italie ne possédait point Rome, et qu’il ne lui était point possible, avant la convention, de prévoir par quelle voie directe ou indirecte elle s’approprierait cette capitale idéale. L’idée de Rome capitale, nous l’avons toujours reconnu, a été un grand soutien pour le patriotisme italien et un moyen puissant d’unification au moment des annexions ; mais cette idée, comme toutes les aspirations spéculatives, lorsqu’elles sont dépourvues de moyens de réalisation d’une efficacité apparente et saisissable, devait perdre avec le temps une grande partie de sa force. Comment l’Italie pouvait-elle arriver à Rome avant la convention du 15 septembre ? Il était impossible de le dire : il fallait compter sur un accident invraisemblable, sur un ébranlement universel, sur l’inconnu, sur le miracle. Les hommes d’état qui dirigent l’opinion italienne avaient eu recours à une formule honorable, mais qui n’était qu’un palliatif de leur impuissance : ils disaient que la question romaine ne devait être résolue que par les moyens moraux et par un commun accord entre l’Italie et la France. Bien loin d’imposer à l’Italie aucun sacrifice effectif et réel à l’endroit de Rome, la dernière convention ouvre la voie aux moyens moraux et établit la base d’un accord entre la politique italienne et la politique française. Or cette base n’est autre chose que le double principe invoqué ou reconnu par les Italiens : d’une part le principe de non-intervention enfin appliqué à Rome par la France, de l’autre la renonciation expresse par l’Italie à l’emploi des moyens matériels contre le temporel de la papauté. En acceptant les dispositions de la convention relatives à Rome, les Italiens ne font donc pas plus un sacrifice moral qu’un sacrifice matériel. Ils obtiennent de la France l’application du principe de non-intervention aux affaires de Rome. Or quelle a été la cause profonde de l’antagonisme de l’Italie contre le pouvoir temporel ? C’est justement que ce pouvoir n’a pu et ne peut subsister qu’en s’appuyant sur l’intervention extérieure, qu’en introduisant sans cesse l’étranger dans la patrie italienne. L’idée de Rome capitale était surtout une protestation contre cette intervention étrangère qui paraissait inséparable de la papauté de Rome. Si la France s’interdit à elle-même la faculté d’intervenir dans les affaires romaines, il va de soi qu’elle n’accordera une telle faculté à aucune autre puissance. L’idée de Rome capitale est donc plus qu’à moitié réalisée par ce seul fait que la France assigne à son intervention un terme prochain. Les Italiens se sont toujours montrés convaincus que le pouvoir temporel, privé du concours de l’étranger, est incapable de subsister par lui-même ; ils ont toujours prétendu qu’ils sauraient bien s’arranger avec la papauté, s’ils étaient laissés en tête-à-tête avec elle. Au lieu de leur imposer une condition gênante, on ne fait donc que répondre à leurs propres vœux lorsqu’on leur demande d’assister paisiblement, sans la troubler par aucune violence matérielle, à l’expérience du pouvoir temporel essayant de vivre par lui-même sans l’appui d’une force étrangère. On leur ouvre ainsi l’accès à ces moyens moraux qui, suivant leurs déclarations réitérées, doivent être seuls employés dans la question romaine. Ils abordent même cette expérience avec la chance que la papauté l’entreprendra dans les conditions les plus défavorables, si elle ne consent point que l’Italie prenne à sa charge le service de la dette afférente aux provinces annexées, et si elle se prive ainsi des ressources qui lui permettraient d’entretenir une force armée suffisante.

Ainsi envisagée au point de vue italien, la convention du 15 septembre est un grand acte, un acte par lequel l’Italie sort des énervantes perplexités d’une situation intolérable, et accomplit un progrès immense dans l’œuvre de sa reconstitution définitive. Les hommes d’état qui ont pris part à cette importante transaction, les membres dirigeans de l’ancien ministère, MM. Minghetti et Peruzzi, les plénipotentiaires, M. Pepoli et M. Nigra, qui ont suivi à Paris la négociation, et, par les qualités éminentes de leur esprit et de leur caractère, en ont habilement ménagé le succès, ont droit à la sérieuse reconnaissance de leurs compatriotes. Nous sommes sûrs que le parlement italien, éclairé par une discussion grave et élevée, applaudira à cette victoire diplomatique de l’Italie. Les députés italiens doivent avoir à cœur de conserver à cette victoire tout son éclat et toute son efficacité morale. Il faut pour cela qu’ils acceptent la convention tout entière, qu’ils évitent d’en atténuer la portée par des affirmations oiseuses et puériles qui voudraient réitérer le vote de Rome capitale, ou par la manifestation de jalousies locales et de coalitions municipales contre le choix de la capitale nouvelle fait par le gouvernement. Que les députés italiens, nous le répétons, n’oublient pas qu’ils vont avoir sur eux les regards de toute l’Europe, qu’ils ont à réparer le mauvais effet des regrettables émotions de Turin, et que l’heureux succès du nouvel ordre de choses va dépendre en grande partie de la sagesse de leurs appréciations et de la dignité de leur attitude.

Nous avouons que nous ne sommes pas bien placés pour juger la convention du 15 septembre au point de vue de la cour de Rome. Nous ne sommes point de ceux, on le sait, qui pensent que le pouvoir spirituel et temporel doivent et puissent subsister réunis sur la même tête dans nos sociétés modernes. Cependant ceux qui sont d’une opinion contraire auraient mauvaise grâce à décliner l’épreuve à laquelle la papauté temporelle va être soumise par la convention du 15 septembre. C’est une question d’honneur pour la papauté et pour la religion catholique d’expérimenter enfin si le pouvoir temporel a une vitalité propre. L’expérience est d’ailleurs tentée dans des conditions dont les partisans de la théocratie romaine n’ont point à se plaindre. Le pape est mis à l’abri de toute agression extérieure par la parole de l’Italie donnée à la France, et cette parole, le gouvernement italien, qui a déjà rempli le douloureux devoir d’arrêter Garibaldi à Aspromonte, saura certainement la tenir. Le gouvernement pontifical n’aura à faire face qu’aux difficultés intérieures, et, pour résister aux élémens de désordre qui menaceraient la tranquillité intérieure de son petit état, il pourra recruter au sein des pays catholiques une petite armée. On calcule que l’état pontifical actuel renferme une population d’environ six cent mille âmes. En défalquant les femmes, les vieillards, les enfans, il ne peut y avoir dans une population si restreinte qu’environ quarante ou cinquante mille hommes capables, s’ils étaient tous hostiles au gouvernement pontifical, de prendre part à des soulèvemens ou à des émeutes. L’armée du pape pourra, nous le supposons, être portée à dix-huit ou vingt mille hommes ; ce serait la proportion d’un soldat pour deux ou trois habitans capables d’entrer en lutte contre le gouvernement. On conviendra qu’une telle force serait bien suffisante pour maintenir la tranquillité intérieure ; mais, pour que le pape puisse lever dix-huit ou vingt mille hommes, il faut que ses ressources financières soient accrues. La convention du 15 septembre 1864 ouvre au saint-père la faculté d’accroître notablement son revenu, à une condition : c’est qu’il consentira à laisser payer par l’Italie la portion de la dette de l’état pontifical afférente aux provinces qui se sont détachées de cet état pour entrer dans l’unité italienne. La question pratique de la convention au point de vue de la cour de Rome réside dans cette stipulation relative au partage de la dette. S’il ne consent point à profiter de la ressource qui lui est offerte, le gouvernement romain ne pourra pas entretenir une armée jugée par lui suffisante. S’il y consent, il accepte indirectement et implicitement le fait accompli d’une annexion dans laquelle il n’a cessé de voir jusqu’à présent qu’une spoliation inique accomplie à ses dépens. C’est là, on le voit, le point critique de la convention pour la cour de Rome. La politique expectante est celle que préfère cette cour. Nous ne croyons point qu’elle ait pris déjà un parti relativement à la nouvelle position qui lui est faite, nous croyons encore moins qu’elle ait fait part à notre ministre à Rome d’aucune résolution ; mais, si le cardinal Antonelli a parcouru dans ses causeries avec M. de Sartiges les divers articles de la convention, nous ne serions pas surpris qu’il eût mis tout d’abord le doigt sur la stipulation financière. Est-il possible de trouver un biais par lequel, sans infirmer ses prétentions sur la propriété du fonds, le saint-père en abandonne les charges à celui qui, suivant sa manière de voir, en est le détenteur illégitime ? Est-il possible de combiner une formule de comptabilité financière qui escamote la difficulté de droit politique impliquée dans le virement qu’il s’agit d’opérer du grand-livre de la dette romaine au grand-livre de la dette italienne ? C’est un problème qu’un établissement de banque se chargerait peut-être de résoudre, mais pour lequel la cour de Rome n’admettra aucune solution comme satisfaisante. En tout cas, on peut être sûr que le saint-père ne se hâtera point de faire connaître la conduite qu’il tiendra devant la convention du 15 septembre. Avant de prendre un parti, il est naturel qu’il attende d’abord le résultat des discussions du parlement de Turin, qu’il consulte ensuite les cabinets catholiques de l’Europe et qu’il prenne les avis de l’épiscopat. Si nous avions l’esprit tourné aux chimères, au lieu de voir la papauté compromettre son caractère dans des contestations et des supputations financières et dans un pénible recrutement de soldats étrangers, nous aimerions à nous la représenter cherchant la pacification des consciences dans un renoncement docile aux soucis et aux périls de la souveraineté temporelle ; nous rêverions dans Rome neutralisée, s’administrant elle-même par une constitution purement municipale, le pape affranchi des hostilités politiques, délivré de toute inquiétude, riche des offrandes de la chrétienté, entouré de la vénération universelle, perpétuant la grande tradition du gouvernement des consciences, comme au sein d’une sereine et magnifique abbaye aux limites de laquelle viendraient expirer les importunes agitations de ce monde. Pourquoi faut-il que d’honnêtes, mais implacables préjugés s’opposent à l’accomplissement paisible et prompt d’un tel rêve, et en abandonnent la réalisation aux luttes passionnées, aux conflits haineux, à ce douloureux travail que l’on appelle la force des choses ou l’action lente du temps ?

En nous plaçant au point de vue de la France, nous qui avons toujours cru que l’indépendance et la force de l’Italie importaient à notre pays, nous qui avons toujours considéré la rupture du lien qui attache l’église romaine à une souveraineté temporelle comme la condition essentielle du développement de la liberté politique chez les peuples catholiques, nous ne pouvons marchander notre approbation à la convention du 15 septembre. Notre gouvernement ne se prononce point hardiment pour la séparation du spirituel et du temporel ; il ne semble pas comprendre encore que la tendance qui mène à cette séparation doit nous conduire aussi à un développement des libertés politiques auquel il serait sage de se préparer : les conséquences logiques et positives de la sécularisation finale des états de l’église paraissent lui échapper. Il fait beaucoup cependant, nous le reconnaissons, d’une part en fortifiant l’Italie, de l’autre en rompant enfin la solidarité matérielle qui nous unissait depuis quinze ans à la conservation du pouvoir temporel. Il est utile aux intérêts français de rendre à l’Italie la confiance en elle-même, de lui laisser voir le chemin où elle peut marcher, de la mettre en état de s’organiser et de réparer ses finances. La France souffrait en effet plus qu’on ne se le figure de la situation précaire où s’épuisait l’Italie. La France se sentait jusqu’à un certain point responsable des incidens qui pouvaient se produire en Italie. L’instinct public comprenait que la paix ne pouvait avoir plus de certitude pour nous que pour les Italiens, et que l’avortement des destinées italiennes eût été une confusion pour la politique qui a vaincu à Magenta et à Solferino. Tant que les Italiens ne pouvaient pas voir clairement leur chemin, nous ne pouvions voir nous-mêmes bien loin devant nous. Les capitaux français se sont si abondamment et si volontiers associés au crédit et aux entreprises du nouveau royaume, que les embarras financiers de l’Italie entretenaient chez nous un véritable malaise. Enfin les combinaisons politiques que l’on a laissé se former au nord de l’Europe marquaient l’opportunité des arrangemens que nous venons de prendre avec le nouvel état méridional et méditerranéen dont nous avons secondé la fondation. L’opportunité, avec ses pressantes exigences, se joignait aux raisons essentielles et permanentes qui nous commandaient ce rapprochement décisif. La politique négative que nous avons adoptée vis-à-vis de Rome est également justifiée par nos intérêts et par notre droit. Personne, même parmi les plus fanatiques partisans du pouvoir temporel, n’a jamais dû croire que notre intervention pût être éternelle. À maintes reprises, la politique française, comme elle vient de le faire dans la récente dépêche de M. Drouyn de Lhuys, a exprimé la douleur que lui causait l’incompatibilité de ses principes avec ceux que le gouvernement romain pratiquait obstinément sous la protection de nos armes. Le gouvernement français ne va point jusqu’à exécuter de ses propres mains la séparation du temporel et du spirituel. Il se contente de laisser la cour de Rome à elle-même en lui offrant la faculté de pourvoir aux moyens matériels de son existence. Que le gouvernement pontifical, puisqu’il veut être une souveraineté temporelle, soit soumis aux chances, aux responsabilités, à la destinée de toutes les autres souverainetés politiques ; qu’il soit jugé par ses seuls mérites, qu’il ne vive que de sa propre force, et, s’il ne peut vivre par lui-même, qu’il se résigne au sort de tous les gouvernemens qui ne savent et ne peuvent point se conserver. Nous ne doutons point que dans ces conditions nouvelles l’existence du pouvoir temporel ne crée encore dans l’avenir de graves difficultés politiques et ne donne lieu à de vives émotions d’opinion ; mais quelles que soient désormais les vicissitudes de la question romaine, tant que l’Italie tiendra sa parole, la France est dégagée vis-à-vis de Rome de toute responsabilité. Il était temps que la France prononçât, elle aussi, son non possumus : après la leçon que lui ont donnée quinze ans de tracasseries, nous avons la conviction qu’elle ne reviendra plus sur cette déclaration libératrice.

L’événement qui est en train de s’accomplir a pour l’Italie, pour Rome, pour la France, une gravité sur laquelle nous ne fermons point les yeux ; bien que le sentiment général qu’il a d’abord excité dans le monde européen et dans le monde catholique soit celui d’une attente froide, curieuse, et n’ait rien encore de tumultueux, il est difficile d’espérer que l’expérience proposée se puisse essayer sans entraîner des complications ; on éprouve néanmoins pour le moment une sorte de soulagement d’esprit à savoir enfin où l’on va. Devant l’attente excitée par les discussions du parlement italien, tous les autres incidens de la politique courante pâlissent. La paix du Danemark et de l’Allemagne va enfin être conclue ; mais, les puissances allemandes n’ayant point su être modérées, il n’est pas probable que le nouveau traité produise un apaisement définitif. On donne aux Danois des griefs trop légitimes pour que la difficulté du Slesvig puisse être considérée comme ne devant plus jamais renaître. L’Autriche a au moins le mérite de profiter de la paix du Danemark pour opérer dans son armée des réductions vraiment importantes qui assurent un soulagement positif à ses finances délabrées. Elle donne là un utile exemple à l’Italie. Un désarmement sérieux opéré simultanément par l’Autriche et par l’Italie, outre qu’il donnerait un gage efficace aux intérêts pacifiques, produirait bientôt une amélioration sensible dans la situation financière de l’Europe. Le public de l’industrie et du commerce ne se rend pas suffisamment compte du tort que lui font en ce moment les dépenses exagérées des gouvernemens. Les gouvernemens ne se contentent point des immenses prélèvemens qu’ils opèrent sur les revenus annuels de leurs pays par l’impôt : ils attirent à eux par les emprunts la portion la plus considérable de l’épargne ; ils absorbent par leurs moyens de trésorerie une portion notable des capitaux flottans qui dans l’ordre naturel des choses devraient étendre le champ du crédit pour les opérations commerciales. Ce n’est pas tout encore : dans ces derniers temps, on a vu des gouvernemens obérés, ayant épuisé les ressources de l’impôt, de l’emprunt, des dettes flottantes, avoir recours aux banquiers, lesquels leur viennent en aide au moyen de vastes circulations qui viennent peser en définitive sur les portefeuilles et les encaisses des banques. Les gouvernemens qui se ruinent sous nos yeux et qui font des appels désespérés au crédit sous toutes ses formes sont, suivant nous, les auteurs principaux de la crise financière que traverse l’Europe. C’est à eux surtout, à la hausse de l’intérêt qu’ils produisent par la concurrence incessante de leurs demandes, qu’il faut attribuer les difficultés éprouvées en ce moment par les banques d’état. Ces banques sont obligées de défendre leurs ressources, qui doivent aider surtout au roulement des opérations commerciales, par le renchérissement du crédit. La crise actuelle n’est point dans son origine une crise monétaire qui serait déterminée par la nécessité de payer en numéraire une balance d’importations ; elle est une crise de capital déterminée par l’absorption excessive de capitaux qu’ont faite les gouvernemens, les sociétés spéculatrices de crédit, et des entreprises industrielles qui immobilisent à la fois une trop grande quantité de fonds qui devraient rester à l’état de fonds de roulement. C’est parce que la crise actuelle est surtout une crise de capitaux qu’on la voit se prolonger indéfiniment et résister à l’énergique traitement de la hausse de l’escompte. Cette difficulté de la cherté du crédit, qui pour plusieurs pays de l’Europe peut devenir un véritable péril politique, a, on le voit, son origine dans la politique elle-même.

La guerre civile des États-Unis occupe une grande place parmi les causes du malaise financier dont soufifre l’Europe. Cette guerre n’a pas seulement soumis l’industrie cotonnière à des perturbations profondes et à d’effrayantes variations de prix ; elle a détourné de l’Europe une masse considérable de capitaux attirés vers les emprunts fédéraux par l’appât d’un énorme intérêt. C’est en Hollande et surtout en Allemagne que les emprunts fédéraux ont trouvé une clientèle nombreuse et avide. L’Amérique a fait sentir ainsi à notre vieux monde sous toutes les formes la solidarité qui nous unit à elle. Cette dépendance économique dans laquelle les grands peuples producteurs sont placés les uns vis-à-vis des autres est un des motifs qui auraient dû empêcher en Europe tous les espris intelligens de soutenir et de prolonger par une approbation irréfléchie la guerre insensée et désespérée entreprise contre l’Union par les états révoltés du sud. On dirait qu’enfin cette lutte approche du denoûment fatal qui lui était marqué dès le principe. Là aussi il faut que les lois invincibles de la civilisation s’accomplissent, et qu’une cause rétrograde, celle du socialisme esclavagiste, succombe sous la cause du libre travail. L’immense campagne dirigée par le général Grant produit à travers l’immense étendue de territoire où elle s’exécute les résultats que s’était promis l’opiniâtre général. Après les succès de Sherman et de Farragut en Géorgie sont venus ceux de Sheridan dans la vallée de la Shenandoah, où depuis Stonewall Jackson les confédérés étaient accoutumés à ne rencontrer que des victoires. Sheridan a battu et désorganisé l’armée confédérée en la refoulant avec une vigoureuse promptitude dans toute la longueur de la vallée. Sheridan s’approche de Lynchburg, point de croisement des derniers chemins de fer qui ravitaillent Petersburg et Richmond. Grant poursuit ainsi sa guerre par les chemins de fer, et il semble devoir bientôt enserrer les confédérés dans Richmond. L’épuisement des sécessionistes est manifeste ; les plaintes amères des journaux de Richmond le révèlent. Ces journaux avouent avec indignation que les populations de la Shenandoah, favorables cependant à la sécession, refusaient le papier confédéré, et ne consentaient à livrer des vivres à l’armée d’Early que contre le papier de l’Union. Ils reconnaissaient que dans plusieurs états de la confédération on parle de faire avec l’Union des paix séparées. Par une contradiction étrange, ils dénoncent comme des trahisons ces projets de paix séparées. On dirait qu’ils ont oublié que la révolte du sud s’est appuyée sur le principe absolu et essentiellement dissolvant des states rights, c’est-à-dire de la souveraineté des états. Si la Géorgie, si la Caroline du nord entrent en arrangemens particuliers avec le gouvernement de l’Union, elles ne feront, pour sortir de la confédération, qu’appliquer le principe des states rights au nom duquel elles y étaient entrées. Quoi de plus naturel que de voir la doctrine anarchique et antipatriotique qui a formé la confédération se retourner contre elle-même pour la dissoudre ? e. forcade.


Le caractère le plus manifeste et le plus grand malheur de la politique de l’Espagne depuis quelques années, c’est la confusion, — confusion d’idées et de conduite, confusion dans les partis et dans le gouvernement, confusion dans le maniement des intérêts extérieurs aussi bien que dans la direction des affaires intérieures. C’est là le vice secret de tous ces ministères qui se sont succédé sous la présidence du général O’Donnell, du marquis de Miraflorès, de M. Arrazola, de M. Mon, et qui avec des apparences différentes, en cherchant à se distinguer par des nuances, ont eu à peu près la même origine, ont mené la même existence, pour aboutir plus ou moins à la même fin par impuissance. En réalité, l’Espagne était arrivée à une impasse véritable. Ce n’est point certes dans la politique extérieure qu’elle a brillé depuis quelques années par son esprit d’initiative et par la netteté de ses résolutions. Nation libérale et constitutionnelle, elle en était, il y a peu de temps encore, à entretenir un ambassadeur auprès du roi François II, à combiner des démarches avec l’Autriche, et elle en est toujours à reconnaître l’Italie. Engagée dans l’affaire du Mexique, elle en est sortie sans savoir comment, battant en retraite après avoir devancé tout le monde, froissée de la brusque abdication que lui imposait son plénipotentiaire et n’osant désavouer le général Prim, mécontente d’elle-même et de la France. Elle s’est laissé séduire par l’idée d’une conquête pacifique en allant de nouveau planter son drapeau à Saint-Domingue, et le lendemain elle s’est vue en face d’une insurrection qui la contraint, depuis deux ans, à envoyer régimens sur régimens, lesquels vont périr sans profit et sans gloire, décimés par les maladies. Elle a été plus récemment entraînée dans un conflit avec le Pérou, et elle a flotté dans les mêmes incertitudes, n’osant ni sanctionner les décisions de ses agens, ce qui était une marque de sagesse, ni les désavouer ouvertement, ce qui eût été trancher de haut et sur-le-champ une question grosse d’embarras. À l’intérieur, la politique espagnole n’était pas plus brillante. Partis et gouvernement avaient si bien fait en quelques années que tout allait à l’aventure, que les progressistes s’étaient retirés complètement de la vie politique, que, dans les derniers momens du ministère de M. Mon, le gouvernement en était venu à traduire les journaux devant des conseils de guerre, à interner le général Prim et d’autres officiers, comme si une révolution était imminente. Pendant ce temps, la grande question était de savoir si la reine Christine rentrerait ou ne rentrerait point en Espagne après une absence de dix années, et une question plus grave encore, dominant toutes les autres, était de savoir ce qui sortirait de cette énervante confusion.

Le général Narvaez a eu plus d’une bonne fortune dans sa vie politique ; il lui est arrivé rarement d’en trouver une meilleure que de remonter au pouvoir dans un moment où il suffit d’éclaircir, de redresser fermement une situation pour reprendre tout de suite un ascendant nouveau. C’est là, si je ne me trompe, la pensée et l’unique raison d’être possible du ministère récemment formé à Madrid, de ce ministère qu’on pourrait appeler le cabinet des anciens présidens du conseil, car parmi les ministres nouveaux il y en a jusqu’à cinq qui ont été à la tête du gouvernement, le général Narvaez, M. Gonzalez Bravo, M. Arrazola, le général Lersundi, le général Cordova. Cette alliance de personnages, dont chacun pouvait avoir son ambition, implique déjà par elle-même le ferme dessein de subordonner toutes les dissidences et les antagonismes vulgaires à un intérêt public supérieur. Il y a d’ailleurs dans le cabinet qui vient de naître à Madrid des hommes faits pour comprendre qu’une politique nouvelle est nécessaire, qu’une situation comme celle où s’est trouvée l’Espagne depuis quelques années ne peut être rectifiée que par un large système de conciliation, de tolérance et d’intelligent libéralisme. M. Gonzalez Bravo est l’un des orateurs et l’un des chefs de cette fraction du parti conservateur qui a tendu dans ces derniers temps à se rajeunir par un souffle plus libéral. Le nouveau ministre des affaires étrangères, M. Alejandro Llorente, est un esprit habile et élevé en même temps que fort exercé, qui connaît l’Europe et ses tendances irrésistibles vers la liberté. Le général Narvaez lui-même a derrière lui pour l’éclairer l’expérience qu’il a faite en 1857 dans son dernier ministère, qui échoua justement parce qu’il se laissa aller à une politique de réaction décousue. Les uns et les autres, dans le nouveau cabinet, paraissent sentir la nécessité d’entrer dans une voie nouvelle, et par une heureuse fatalité de sa vie publique le général Narvaez, qui préservait l’Espagne en 1848 en maintenant dans toute leur autorité les doctrines conservatrices, se trouve aujourd’hui en position de rendre un service au moins égal en raffermissant son pays par l’inauguration d’une politique de conciliation et de libéralisme. C’est là au reste le sens évident des premiers actes du nouveau ministère de Madrid. Dès son avènement, il a levé les arrêts qui pesaient sur le général Prim et sur d’autres officiers. Il a promulgué une amnistie pour tous les délits de presse, et il est même allé bien plus loin, il a décrété la restitution de toutes les amendes infligées aux journaux depuis 1857, comme si le général Narvaez, en remontant au pouvoir, voulait faire cesser les effets d’une loi sur la presse à laquelle il avait prêté son nom sans en mesurer toute la portée. Le parlement pouvait n’être considéré que comme une représentation incomplète du pays par suite de la retraite absolue et systématique des progressistes ; le congrès a été dissous, et des élections générales vont se faire. En un mot, il y a un effort visible pour relever la politique de l’Espagne, et M. Gonzalez Bravo, le nouveau ministre de l’intérieur, résumait cette politique dans ces trois mots significatifs d’une circulaire aux gouverneurs des provinces : « la constitution, la loi et le droit. » Il n’y a point certes de meilleur programme pourvu qu’il soit résolument appliqué.

Et voyez ce qui en résulte : ces simples promesses d’un gouvernement plus libéral et d’une direction plus ferme ont produit un certain apaisement. On redoutait le retour de la reine Christine, c’était comme un fantôme qui pesait sur tous les cabinets : la reine-mère est rentrée en Espagne, et cela n’a produit vraiment aucune révolution. On a fait cesser les poursuites contre les journaux, on a rendu à la presse une certaine liberté, on a mis fin à l’internement du général Prim : quel désordre s’en est suivi ? où donc est le danger ? La monarchie de la reine Isabelle est-elle moins en sûreté parce que les journalistes ne sont pas traduits devant les conseils de guerre ? Les partis au contraire sont dans une paix relative ; il y a tout au moins une trêve momentanée. Cela ne veut point dire assurément que toutes les luttes soient finies et que toutes les difficultés soient vaincues ; mais ce qui est certain, c’est qu’on ne peut soutenir ces luttes et dénouer ces difficultés dans la politique extérieure comme dans la politique intérieure que par un large système de libéralisme pratiqué résolument, non avec faiblesse et indécision, mais avec autorité et avec une franchise complète. Là est évidemment la paix de l’Espagne, et là est aussi la force du nouveau ministère. Le cabinet du général Narvaez semble vouloir entrer dans cette voie par ses premiers actes. Ira-t-il virilement jusqu’au bout de la pensée qui paraît avoir présidé à sa naissance ? C’est là aujourd’hui la question, et ce moment est décisif pour l’Espagne. ch. de mazade.



REVUE LITTÉRAIRE.


L’intempérance semble aujourd’hui la maladie dominante des âmes et des esprits. Il est clair que l’on a perdu, au moins pour un temps, cet équilibre intellectuel et moral qui fait les bonnes sociétés et aussi les bonnes littératures. Quand le romancier ou le dramaturge prend un type, il ne se contente pas généralement de présenter dans son véritable relief le personnage mis en scène, il l’accuse en traits si saillans, si exagérés, que la peinture, pour ainsi parler, déborde en crevant la toile devant et derrière. La préoccupation d’une thèse absolue fait ici tout le mal ; par un esprit déréglé de généralisation, on se trouve conduit à traiter les choses et les êtres comme ces versets des Écritures dont les prédicateurs tirent à peu près tout ce qu’ils veulent et qu’ils adaptent merveilleusement à tous les besoins de leur homélie. Le même excès n’est pas moins visible dans la critique et l’érudition. Que de conclusions, là aussi, extraites on ne sait comment de prémisses où elles n’étaient pas ! Pour plus d’un chercheur, le document, la pièce consultés, paraissent devenus une sorte de matière friable et malléable à merci qui, comme un champ bien préparé et bien fécondé, doit rendre le centuple du germe qu’elle contient. Certes la méthode synthétique bien appliquée est un procédé dont l’excellence est incontestable ; mais elle est d’autant plus dangereuse que c’est en réalité un très vif attrait pour l’intelligence de pouvoir embrasser d’un bloc, après un travail plus ou moins pénible ou embarrassé, un ensemble d’hommes et de faits. Où l’histoire, par exemple, avait d’abord découvert une source nouvelle d’aperçus riches et logiques, elle a fini souvent par rencontrer une sorte de marais où elle s’embourbe. On pourrait citer non-seulement dans le domaine historique, mais dans celui de la critique pure et du roman, bien des déviations aventureuses de ce genre. L’imagination, encore une fois, y va par une pente douce et naturelle où le jugement ne songe pas toujours à la retenir, et quand l’esprit, suivant avec intérêt une série d’idées qui l’attirent, s’est attaché en quelque façon au tronc principal qui les représente, il cède volontiers au plaisir d’enter sur ce tronc une foule de greffes et de boutures qui ne sont point faites pour y fleurir.

Quelques récentes publications montrent bien la tendance générale dont nous parlons. On trouve d’abord, parmi les œuvres de simple recherche et d’érudition, un groupe de livres dont l’objet est de réagir, au nom d’une critique libérale et éclairée, contre ces vieilles superstitions dont les âmes jadis étaient obsédées. Les légendes dont Satan est le héros semblent surtout exercer je ne sais quel attrait sur une certaine littérature. Depuis cette époque trouble du moyen âge sur laquelle le génie du mal semble de loin avoir plané en dominateur, on ne s’était jamais autant qu’à cette heure préoccupé de Lucifer et des milles démons qui forment sa suite. M. Michelet, qui possède avant tout le génie de la symbolisation et de la synthèse, avait déjà, dans la Sorcière, rangé ingénieusement en bataille autour du foyer toute la légion des génies malveillans, mâles et femelles, auxquels il prêtait un rôle métaphorique un peu forcé. Tout le monde a compris, au fond, quelle était l’idée de l’historien ; mais à qui aussi a-t-il échappé que M. Michelet, en se prenant en quelque façon corps à corps avec les choses et les hommes, arrivait en plus d’un endroit à un grand effet d’imagination et de fantaisie ? Cette personnification en Satan de toutes les passions, iniquités et misères des siècles passés était de nature à séduire bien d’autres esprits d’une moindre trempe. Dans des livres qui témoignent d’un sérieux travail de recherches, deux écrivains, M. Cayla[1] et M. Gastineau[2], se sont efforcés de réunir sur les incarnations de l’esprit du mal les points de vue qu’ils jugeaient vraiment historiques et incontestables. Le lecteur peut-il cependant accepter leurs affirmations sans réserves ? On n’a point à insister ici sur la pensée inspiratrice de ces études ; elle est assurément louable, puisqu’elle tend à établir le triomphe de la raison saine et de la science sur les ruines des mauvaises légendes, des superstitions aveugles et des absurdités théocratiques ; mais l’écueil de pareils travaux était justement dans l’excès des généralisations et du symbolisme. On aura beau retourner les faits, scruter profondément les époques et les sociétés : s’il se dégage de ces recherches et de ces analyses une certaine idée maîtresse et générale, la question n’en demeure pas moins toute d’épisodes, de détails et de nuances ; elle peut offrir au romancier, dans ses délicates complexités, un point d’appui solide pour une œuvre d’imagination, elle ne saurait fournir au critique et à l’érudit un ouvrage d’un seul bloc et d’une seule haleine où l’intérêt se soutienne sans contrainte, sans défaillance, et surtout la vérité sauve.

Éviter ici le parti pris, le point de vue à pic et vertigineux, semble difficile : l’esprit s’abandonne au plaisir de voir d’en haut, de planer ; le diable qu’on a suivi au sabbat, à Loudun, chez les religieuses hystériques, et jusque dans le lit du docteur Luther, on est porté malgré soi à le retrouver un peu partout ; on le garde dans l’angle visuel pour ainsi dire, et ce symbole une fois admis refoule et fait battre en retraite devant l’historien bien des mobiles, bien des causes et bien des passions dont on oublie la véritable importance et le caractère. « Sardanapale, dit quelque part l’un des écrivains dont nous parlons. César, Valois, Tudor, Stuart, Loyola, oppresseurs des âmes, voilà les incarnations de M. Satan… Dalila, Clytemnestre, Cléopâtre, Messaline, Catherine de Médicis, Du Barry, voilà celles de Mme Satan. » C’est vraiment pousser par trop loin l’amour de l’unité et de la personnification : la figure de Clytemnestre et celle de César se trouvent assez inopinément fixées d’un seul trait. Pourquoi ne pas dire tout simplement que le bien et le mal se partagent de toute éternité le monde physique et le monde moral ? Encore faudrait-il ajouter, sans symbole, que les mêmes personnages et les mêmes choses réunissent en soi, dans un mélange inextricable, tous les élémens bons et mauvais de l’humanité : cela vaudrait mieux sans doute que les affirmations absolues et les efforts malavisés d’une induction excessive. Ce qui aggrave d’ailleurs chez les deux écrivains dont il s’agit les côtés faux de la thèse posée et soutenue, c’est le ton emphatique et déclamatoire qu’ils ont pris ; ils semblent avoir, dans ce commerce de leur pensée avec le prince des ténèbres et toutes ses légions, contracté quelque chose de sabbatique et de démoniaque ; ils ont des allures d’évocateurs, ils apostrophent Satan et le tutoient… En somme, faute d’avoir su rétrécir raisonnablement leurs points de vue et leurs horizons, ils ont mélangé en plus d’une rencontre le faux et le vrai, la critique éclairée et la fantaisie.

Cette intempérance, signalée ici dans la critique, s’accuse davantage, comme l’on pouvait s’y attendre, en certaines œuvres d’imagination, et si le faux pénètre dans la critique, on ne doit pas s’étonner qu’il règne dans le roman, et qu’il triomphe par exemple en des récits comme la Mademoiselle Cléopâtre de M. Arsène Houssaye. Ne semble-t-il pas que tout romancier qui aborde un sujet scabreux prend l’engagement de faire un chef-d’œuvre ? Audace oblige en ce cas : quand on va chercher ses héros et ses héroïnes dans le demi-monde, on doit avoir assez d’art, de tact, de puissance et de délicatesse pour réussir, tout en peignant dans leur vérité les mœurs et la vie des courtisanes, à nous apitoyer profondément sur leur sort. Qu’on ne se trompe pas sur notre pensée : il ne s’agit pas de faire œuvre de moraliste pédant et morose, il faut simplement tracer des peintures naturelles et vraies. La courtisane est, aussi bien que tout autre type, un être essentiellement dramatique dont chacun a le droit de s’emparer aux périls et risques de sa plume. De la combinaison des élémens les plus immoraux peut sortir une œuvre hautement morale, et les leçons les plus salutaires dans la forme et dans l’intention nous sont très souvent données par les personnages les plus avilis. Trouvons-nous cette moralité dans le roman de M. Arsène Houssaye ? La courtisane qui s’y pare du nom de Cléopâtre a la prétention de représenter un type social nettement accentué. L’antiquité n’a rien eu de comparable à ce demi-monde qu’on a vu se former tel qu’il est dans le courant du XIXe siècle, et à qui le théâtre et le roman ont accordé de si franches coudées. La courtisane à Rome n’a jamais pris, à proprement parler, la tête de la société, ni rejeté, de l’aveu public, l’honnête matrone dans l’ombre étouffante du gynécée. Aspasie et Laïs ont été à Athènes des personnalités, avec un relief exceptionnel. Les reines du luxe et de l’orgie ne portaient pas dans la ville de Minerve le nom sinistre de légion. Le XVIIIe siècle, pour prendre dans l’histoire moderne une époque fameuse en ce genre, a eu son temple de Gnide, ses Pompadours, ses Olympes terrestres, et, aussi bien que le XVIIe siècle hypocrite et sournois, ses Margots de cour et de ruelles ; mais tout cela se désigne habituellement par le mot galanterie : la prostitution n’a pas envahi tous les degrés de l’échelle sociale. Aujourd’hui c’est tout autre chose : nous en sommes au règne souverain de l’amour vénal, et depuis vingt années la littérature, entraînée au courant des mœurs, grossit des volumes des faits et gestes des courtisanes. Est-ce pour nous habituer à la pensée de ce demi-monde qui nous enveloppe et nous presse chaque jour davantage, ou bien voudrait-on lui rendre hommage et honneur ? Le livre de M. Houssaye n’est pas de nature à nous éclairer sur ce point.

Mlle Cléopâtre est une héroïne choisie parmi les privilégiées du demi-monde : c’est une fille bien née et qu’une faute de jeunesse a seule jetée dans ce milieu funeste de prostitution. Un voyage en Italie à la suite d’un prince italien mort à temps lui a donné la fortune et l’indépendance ; elle-même, à force d’habitude et de volonté, s’est assuré une liberté de cœur salutaire ; il lui reste juste autant d’âme qu’il en faut pour bien exercer ce métier difficile de courtisane. Jusqu’ici rien de mieux, nous sommes dans la vraisemblance et la vérité ; mais ce masque de fille de joie, il nous est loisible de le retourner, car il est à double visage comme celui des acteurs antiques. Savez-vous quel est le passe-temps de cette aventurière de haut bord ? Grâce aux coups de baguette de M. Houssaye, elle mène bravement l’existence en partie double. En-deçà des ponts, rue du Cirque, c’est la bacchante effrénée, présidant les petits soupers et le baccarat. Passez la Seine, vous la retrouvez au noble faubourg, devenue grande dame, titrée, présidant une œuvre de charité. Le fleuve trace la ligne de démarcation entre le vice et la vertu. On dirait de cette Cléopâtre fantastique que la grâce la touche et l’abandonne tour à tour, selon qu’elle va vers le nord ou vers le midi. La vérité est qu’en quittant la rive droite elle se teint simplement les cheveux et revêt des robes plus montantes. Certes, si M. Houssaye eût eu le respect du lecteur, il aurait cherché quelque autre moyen de le toucher et de l’émouvoir. Son histoire parisienne, comme il l’appelle, n’est qu’un conte qui, au temps des Mille et une Nuits, n’eût pas prolongé de vingt-quatre heures la vie de Scheherazade. Cette femme ainsi dédoublée, tiraillée et comme suspendue entre deux amans, le premier en date et le dernier venu, est une créature illogique et inadmissible. Ses deux adorateurs, Adolphe de Marcillac et Max Auvray, ne sont pas des êtres plus vraisemblables : Adolphe, avec ses extases platoniques en face de cette Cléopâtre qu’il a enlevée, puis abandonnée toute jeune fille, alors qu’elle s’appelait Angèle, et à laquelle il revient, on ne sait pourquoi, peut-être parce qu’il la voit entourée de luxe et d’adorateurs, Adolphe est bien la nature la plus hiéroglyphique de ce roman, où tout à peu près n’est qu’hiéroglyphe ; Max, lui, n’est qu’un fou, et encore un fou artificiel, devenu voleur sans raison suffisante et parce qu’il plaît à M, Houssaye de finir son livre par une sorte d’aventure de bagne. Quant au vieux bijoutier, te père de Max, qui poursuit son fils le voleur pistolet en main pour le contraindre à se tuer, il devient par son insistance ridicule un monomane qui, selon le tempérament du lecteur, impatiente ou bien fait sourire. On ne prétend pas raconter ici la fable de ce roman ; à vrai dire, elle n’existe pas. Tout se borne à une succession de scènes étranges ou banales, soupers fins, parties de campagne, chevauchées autour du grand lac du bois de Boulogne, où l’action s’étire sans marcher et sans s’animer. Cléopâtre s’empoisonnera à la fin parce que Max Auvray se sera tué, et Adolphe de Marcillac, toujours platonique, l’enterrera comme une sainte ; mais pourquoi ce coup de théâtre après une intrigue si morne et si sommeillante ? Quel a été le but de M. Houssaye en écrivant ce gros volume ? On suppose bien que, dans sa pensée, Mlle Cléopâtre est une de ces filles de marbre chez lesquelles une étincelle est susceptible de se ranimer de temps à autre ; malheureusement cet effet me paraît manqué. Le cœur dans Cléopâtre ne se réveille point ; elle demeure jusqu’à la fin une figure de bois ou de cire, une forme vague et sans consistance, absolument comme ces personnages mal définis, la Dame de carreau, la Taciturne, Chanlilly, qui gravitent autour d’elle comme des satellites en peine de leur route. On peut donc dire à M. Houssaye qu’il ne nous a rendu ni le cœur humain, ni ses passions, ni ses vices, mais qu’il nous a seulement montré, sur un théâtre de convention, des marionnettes frisées et musquées. Au lieu de préparer la scène de son drame comme un machiniste pour une féerie émerveillante, il aurait dû nous faire pénétrer dans les replis de ces âmes troubles et dissimulées, en dévoiler les arrière-pensées, les douleurs et les hontes cachées ; M. Houssaye, au contraire, s’en tient au dessus et au dehors, à l’habituel et au convenu, à ce qui se voit, mais désormais ne s’analyse plus. Cette tâche délicate et difficile qui consiste à mettre en saillie, pour nous inspirer à la fois du dégoût et de la compassion, les mœurs publiques et secrètes des coryphées du demi-monde, cette tâche a-t-elle dépassé les forces de M. Houssaye ? Toujours est-il qu’il s’est lancé dans l’exécution au hasard, sans avoir d’avance deux points fixes, le point de départ et celui d’arrivée, et le lecteur qui ferme le livre cherche sans la trouver la conclusion morale du récit. Tout autre est l’impression que nous laisse par exemple la Manon Lescaut de l’abbé Prévost : Manon est un type littéraire vivant ; en dépit de ses faiblesses, de ses contradictions, de ses perversités même, elle a le don de nous intéresser, de ravir d’emblée nos sympathies, parce que c’est une femme capable d’un sentiment, ce sentiment fût-il fugitif comme l’éclair ; à un moment donné, la nue du moins s’est déchirée et a laissé voir un vrai côté de l’âme humaine. On comprend aussi la Dame aux Camélias de M. Dumas fils. Il y a là du naturel et de la passion, et d’ailleurs on ne peut se méprendre sur l’idée du dramaturge : il veut réhabiliter son héroïne par l’amour et par la souffrance. M. Houssaye se figure-t-il avoir créé, lui aussi, une figure touchante de courtisane ? S’imagine-t-il que sa Cléopâtre pense, parle et agit naturellement ? Qu’on nous rende plutôt les gravelures à la Crébillon du XVIIIe siècle. C’était immoral ; au fond, c’était moins faux. Une débauche de sensualité mêlée de gaîté gauloise semblera toujours préférable à une ennuyeuse exhibition de figures fardées.

Ainsi l’imagination comme la critique et l’érudition tendent à se perdre momentanément dans le vague et dans l’absolu. Le critique aboutit parfois sans le vouloir à d’étranges généralisations, le romancier nous donne trop souvent des peintures aux teintes forcées ou monotones ; le premier oublie le triage qu’il importe de faire, en toute recherche, parmi les faits et les personnages ; le second observe mal, avec un dessein préconçu, et comme si ses yeux étaient affectés de cette bizarre maladie qui ne permet plus de distinguer la diversité des couleurs, il est enclin à apercevoir les hommes et les choses sous le même angle et le même aspect. Ce n’est là sans doute qu’un mal passager ; mais si fugitifs que soient de pareils travers et si frivoles que soient les œuvres où ils apparaissent, la critique littéraire doit les recueillir scrupuleusement, comme ces phénomènes que la science note avec soin dans l’observation du monde extérieur.

Jules Gourdault.

LE POÈME DE HUGUES CAPET[3].


Parmi nos poèmes du moyen âge, héroïques légendes ou narrations romanesques, un des plus curieux assurément est celui qui vient d’être publié par M. le marquis de La Grange. Il porte ce simple titre : Hugues Capet, chanson de geste. Le sujet n’est plus emprunté cette fois aux traditions carlovingiennes ; le trouvère quitte les domaines lointains où ses devanciers imaginaient à l’envi tant de fabuleuses aventures. C’est le chef de la dynastie régnante qui devient le héros de son récit. Que de promesses dans cette seule annonce ! Non pas qu’on doive attendre du vieux poète de nouvelles révélations sur les circonstances qui substituèrent une dynastie nationale à la dynastie germanique des princes carlovingiens. On sait combien sont rares et obscurs les documens relatifs à l’avènement de Hugues Capet ; on sait aussi comment la Chronique du moine Richer, trouvée par M. Pertz en 1833 et publiée par lui dans les Monumenta Germaniœ historica, est venue justifier à point nommé les merveilleuses conjectures d’Augustin Thierry. C’est un des plus brillans épisodes de l’histoire des grandes études au XIXe siècle. Augustin Thierry, dans sa douzième lettre sur l’histoire de France, parlant d’un message adressé par le pape aux rois de France et de Germanie en l’année 947, message qu’aucun des deux rois n’avait pu comprendre, parce qu’il était rédigé en latin, et qui leur fut traduit en langage tudesque, ajoute cette réflexion d’une sagacité hardie : « il est douteux qu’une pareille traduction eut été pour Hugues Capet plus intelligible que l’original. » Le rénovateur de notre histoire, avec sa critique magistrale, soupçonnait donc que Hugues Capet ne devait comprendre ni le latin ni l’allemand. Quelle langue parlait-il ? La langue nouvelle, la langue qui se formait tous les jours sur les ruines du latin, le futur idiome de Bossuet et de Voltaire, qui attestait déjà, dans sa première ébauche, une nationalité distincte. Voilà ce qu’Augustin Thierry avait deviné en 1827, et six ans après la découverte de la Chronique de Richer lui donnait raison d’une manière éclatante. Richer nous raconte en effet une entrevue qui eut lieu à Rome en 981 entre Hugues Capet et l’empereur Othon, et il résulte de son récit que Hugues Capet ne savait ni l’allemand ni le latin. Il fallut que la pensée de l’empereur, traduite du tudesque en latin, passât du latin dans la langue française pour que Hugues Capet la comprît. Ces détails, aussi intéressans pour l’histoire que pour la philologie, ces détails qui éclairent d’une lumière imprévue le caractère tout national de l’avènement de Hugues Capet, on pouvait les attendre d’un chroniqueur contemporain ; il n’y a rien de pareil à espérer de l’auteur d’une chanson de geste écrivant trois siècles après la période où régna son héros. Si les trouvères à qui l’on doit les grands poèmes carlovingiens des XIIe et XIIIe siècles exprimaient surtout les pensées de leur temps en célébrant les aventures des compagnons de Charlemagne, le chantre inconnu de Hugues Capet, qui compose son œuvre au XIVe siècle, exprimera aussi, sous le nom du personnage évoqué par sa fantaisie, les sentimens de son époque. J’ose dire pourtant qu’il y a là quelque chose de plus que dans les poèmes carlovingiens. Ce n’est pas en vain que le poète a quitté les régions de plus en plus fabuleuses des vieilles chansons de geste pour un monde moins éloigné de lui. Un intérêt historique plus vif résultera nécessairement de ces combinaisons nouvelles ; si le poème n’ajoute rien à nos connaissances sur l’avènement de Hugues Capet, il nous révélera du moins sous une forme très vive l’esprit de la France, l’esprit et l’idéal du tiers-état au commencement de la guerre de cent ans.

On sait la furieuse invective que Dante, au vingtième chant du Purgatoire, a lancée contre les rois français de la troisième dynastie. C’est Hugues Capet lui-même qui, condamnant sa race, devient l’interprète des colères du poète florentin. Au milieu des confessions de son âme tourmentée, le royal patient laisse échapper cet aveu : « Je suis le fils d’un boucher de Paris. «

Figliuol fui d’un beccajo di Parigi.


Ces singulières paroles, répétées par la Chronique de Saint-Bertin au XIVe siècle, par Villon au XVe par Agrippa de Nettesheim au XVIe réfutées avec indignation par Etienne Pasquier, et mises dans la bouche des traîtres par les patriotiques auteurs de la Satire Ménippée, ces singulières paroles d’Alighieri sont-elles empruntées à notre poème de Hugues Capet ou bien à quelque tradition mystérieuse ? Dante n’a pu inventer une accusation de cette nature ; il l’a ramassée chemin faisant, et sa haine en a tiré parti. Or M. le marquis de La Grange, par des raisons qui me paraissent décisives, ayant établi que le poème de Hugues Capet n’a pas été composé avant l’année 1312, il est impossible que Dante, venu à Paris de 1290 à 1300, comme l’ont prouvé les critiques les plus autorisés, ait eu connaissance de notre poème. L’aurait-il lu plus tard ? Aucun indice ne légitime cette conjecture. Il est plus naturel de croire que cette tradition existait, — tradition récente toutefois, tradition née du développement de la bourgeoisie parisienne, — et qu’elle fut exploitée presque en même temps par deux poètes très diversement inspirés : l’auteur de la Divine Comédie, qui s’en empare pour faire affront à la majesté des rois de France ; l’auteur de Hugues Capet, qui s’en servit pour glorifier l’alliance du roi et du peuple.

« Faites silence, seigneurs, au nom de Dieu le juste. Il n’est pas permis de cacher la science ; qui en sait tirer d’utiles leçons est honoré en ce monde et chéri du ciel. Aussi vous lirai-je la vie d’un guerrier dont on doit priser l’histoire : c’est celle de Hugues Capet, qu’on appelle boucher, quoiqu’il sût fort peu de ce métier. Richier, son père, avait bien deux mille livrées de terre dans sa justice lorsqu’il mourut. Orphelin à seize ans, Hugues s’adonna aux joutes et aux tournois, et mena si grand train qu’en moins de sept ans tous ses biens se trouvaient engagés… Il se rend donc à Paris, où du côté de sa mère il avait des parens, car la vraie chronique que nous suivons ici rapporte que le père de Hugues, chevalier Orléanais et sire de Beaugency, vivant à la cour du roi Louis, dont il était conseiller privé, aima d’amour Béatrix, la gente pucelle, et la fit demander à son père, le plus riche boucher du pays. De ce mariage naquit Hugues Capet, que la fortune maltraita dans sa jeunesse, mais que sa beauté fit chérir des dames, dont il était les délices. Leurs bonnes grâces l’exposaient à de grands périls ; mais, sa valeur égalant sa beauté, il savait toujours s’en tirer, tant qu’à la fin, réconcilié avec la fortune par son esprit et son courage, il devint roi de douce France et épousa la fille du roi Louis, comme vous l’entendrez, si vous voulez m’écouter. »

Ainsi commence le poète : Hugues Capet qu’on appelle boucher…, la vraie chronique que nous suivons ici… Voilà des termes qui attestent bien l’existence d’une tradition sur l’origine populaire de Hugues Capet. À quelle époque s’est formée cette légende ? À l’époque où la corporation des bouchers, qui sera si puissante vers le milieu du XIVe siècle, commence à prendre le sentiment de sa force. Il ne suffit pas cependant que ces hardis bourgeois aient la conscience de ce qu’ils valent, il faut encore que leur puissance soit contestée, que leurs droits soient tenus en échec, pour qu’ils osent rappeler à la royauté son origine première et confondent leur cause avec la sienne. Conjecture pour conjecture, je croirais volontiers que la tradition de Hugues Capet, fils ou petit-fils de boucher, figliuolo d’un beccajo, a dû naître sous la réaction féodale qui suivit le règne révolutionnaire de Philippe le Bel. La tradition, une fois établie, trouva bientôt son poète, l’auteur de Hugues Capet, qui, selon toute évidence, écrivait sa chanson de geste au moment où s’éteignirent les premiers Capétiens et où les Valois leur succédèrent. C’était, nul ne l’ignore, la crise vraiment solennelle où la loi salique, invoquée par le sentiment national, écartait du trône de France Edouard III, roi d’Angleterre, et petit-fils de Philippe le Bel par sa mère Isabeau. Deux traits principaux dominent le poème de Hugues Capet et lui donnent son vrai caractère : d’un côté le désir de rapprocher la royauté de la bourgeoisie, de l’autre une singulière ardeur à prêcher la loi salique afin d’écarter les Anglais. Au moment où le petit-fils du boucher, après mille et mille prouesses, épouse Marie, fille du feu roi, et devient souverain de la France par l’acclamation des bourgeois autant que par le choix de la princesse, les seigneurs assemblés à Reims pour le couronnement tiennent conseil et font le serment que voici : « il est convenu et juré que, si un roi en France ne laisse point d’hoir mâle après lui, sa fille, à l’exception de la dot qui lui aura été donnée, n’aura rien à revendiquer, qu’on prendra un prince du sang royal, même au cinquième degré, et que les pairs le nommeront roi, mais que jamais femme ne pourra exercer ni droit d’aînesse, ni droit d’héritage, ni être reconnue comme reine. » Est-il besoin de rappeler que ces principes si nettement exposés par le trouvère furent proclamés pour la première fois en 1316 par Philippe V, et que douze ans plus tard, à l’avènement de Philippe VI, au commencement de la guerre de cent ans, ils devinrent le cri national ? C’est dans cette période, à mon avis, qu’il faut placer la composition de Hugues Capet.

Ce poème eut une destinée singulière. Traduit en prose allemande au XVe siècle par Élisabeth, comtesse de Nassau et de Saarbruck, il devint chez nos voisins un des livres favoris du peuple, à mesure qu’il disparaissait de la tradition française, Hug Schapeler, tel est le titre de cette chanson de geste transformée en roman germanique. Les Allemands y appréciaient surtout le sentiment démocratique empreint à chaque page du récit ; ils aimaient à voir si lestement brisées par le petit-fils du bourgeois les barrières qui séparaient les classes dans la société féodale. Aucun livre, parmi les œuvres d’imagination, n’a conservé de siècle en siècle un plus fidèle public ; aucun, s’il faut en croire les historiens littéraires, n’a exercé une plus libérale influence. M. Gervinus affirme que de telles aventures devaient plaire aux hommes du XVe siècle, à ceux qui avaient vu les Hunyade, les George de Podiebrad, conquérir une couronne par le droit de l’intelligence et du courage, comme le petit-fils du boucher de Paris. M. Henri Kurz, dans son Histoire des lettres allemandes va jusqu’à comparer cette naïve bibliothèque populaire, où Hug Schapeler occupe le premier rang, à la littérature hardiment réformatrice du XVIIIe siècle.

Il était bien temps que le poème de Hugues Capet, adopté depuis quatre cents ans par l’Allemagne, fût restitué au pays qui en a inspiré les dramatiques peintures. Ces bourgeois qui disent au souverain : « Tu es sorti de nos rangs ; » ce roi si brave, si hardi, si loyal, éprouvé par tant de périls et toujours sauvé par son peuple ; cette démocratie naïve en son dévouement, mais fière et incapable de servilité, tout cela est bien à nous. Les défauts mêmes du livre le marquent à notre empreinte. On doit des remercîmens à M. le marquis de La Grange pour le soin qu’il a pris de publier ce vieux texte et d’en rendre la lecture commode. Un sommaire habilement rédigé permet de suivre sans peine les aventures du roi Hugues et de la reine Marie. Je ne pense pas, il est vrai, que le studieux éditeur ait réduit la critique au silence. L’introduction, quoique savante, manque parfois d’exactitude. Pourquoi M. le marquis de La Grange écrit-il dans une note que le célèbre manifeste de Dante, de Monarchia, est dirigé contre l’empereur d’Allemagne Henri de Luxembourg ? Comment peut-il oublier que le de Monarchia est placé aujourd’hui par la critique la plus compétente dans une période bien antérieure à l’avènement de Henri ? Comment oublie-t-il surtout, et ici la méprise est plus grave, que Henri de Luxembourg, loin d’être un adversaire d’Alighieri, était le représentant de son système, que l’exilé de Florence l’appelait en Italie avec des cris d’enthousiasme, qu’il lançait aux villes guelfes insurgées contre l’empereur des malédictions effroyables, et qu’enfin, l’expédition de Henri ayant échoué, il vengea son héros en lui décernant une des plus glorieuses places du Paradis ? Quel est le personnage qui brille comme une étoile dans les cercles supérieurs du ciel mystique ? Le haut Henri, comme il l’appelle, l’alto Arrigo. Mais laissons là nos objections. Le savant auteur du Discours sur l’état des lettres au quatorzième siècle, M. Victor Le Clerc, a déjà marqué en quelques traits l’importance du poème de Hugues Capet ; en attendant que ce curieux sujet obtienne dans les prochains volumes de l’Histoire littéraire de la France l’étude approfondie qu’il mérite, le travail de M. le marquis de La Grange rend un incontestable service. Devancer en pareille matière les modernes bénédictins dont M. Victor Le Clerc est le chef, n’est-ce pas faire preuve de courage autant que de savoir ? Voilà un titre qui n’est point médiocre, et il y aurait de l’injustice à le méconnaître.

Saint-René Taillandier.


Une heureuse existence, mieux encore, une existence honnête et active, vient de se clore au milieu d’un deuil universel dans une de nos villes du midi. Ce n’est ni un dignitaire, ni un politique, ni un personnage de l’industrie qui s’en va avec ce touchant cortège de regrets : c’est un poète, c’est Jasmin, le chantre populaire d’Agen, l’aimable auteur des Deux Jumeaux, de Marthe, l’homme qui a eu toutes les fortunes, excepté celle qu’ambitionne le plus notre temps positif. Que lui a-t-il manqué en effet au charmant poète qui vient de s’éteindre ? Il était aimé, il était fêté ; partout où il passait, il semblait porter le bonheur avec lui. Il a eu la gloire d’un nom retentissant bien au-delà de sa ville natale, et la richesse elle-même, s’il ne l’avait pas, il avait un moyen sûr de se la procurer : il la trouvait dans la simplicité de ses goûts. Jasmin était né bien humble, dans une petite maison de pauvres, il y a quelque soixante-six ans ; par tous les dons merveilleux d’une organisation privilégiée, il était bientôt sorti de l’obscurité, et il était arrivé, sans y songer, à être une des figures les plus originales de notre temps. Ressusciter un idiome, faire de sa muse une messagère de charité, devenir l’homme de toute une contrée par la verve, par la grâce de l’esprit, par la prodigalité d’un génie bienfaisant, transformer sa vie en un pèlerinage permanent pour les pauvres, réunir dans ses œuvres ce que l’art a de plus exquis et ce que la nature a de plus soudain, de plus mystérieux, allier l’inspiration la plus vive au plus rare bon sens, intéresser tout le monde à son existence et à ses conceptions, c’est là ce que Jasmin a fait sans se lasser, sans s’arrêter un instant, toujours jeune, toujours méditant quelque œuvre nouvelle, toujours prêt à partir pour quelque voyage de charité, jusqu’à l’heure où la mort implacable est venue se poser sur ce front intelligent et glacer cette vive, cette impétueuse et honnête imagination. Ce n’est pas seulement un poète de la plus rare espèce qui s’éteint en Jasmin, c’est une individualité, comme on dit de nos jours, c’est un homme qui a traversé son temps sans se laisser altérer, qui a connu toutes les séductions de la fortune sans se laisser enivrer, qui, en aimant à se répandre au dehors, est toujours resté fidèle à sa ville natale, et qui, en mourant au lieu où il est né, dont il est l’honneur, a trouvé les plus dignes funérailles, celles d’un poète admiré pour son génie, aimé pour lui-même, pour sa généreuse et honnête nature.


Ch. de Mazade.
  1. Le Diable, sa grandeur et sa décadence, in-18, Dentu.
  2. Monsieur et Madame Satan, in-18 ; Paris, chez tous les libraires.
  3. Les Anciens Poètes de la France, publiés sous les auspices de M. le ministre de l’instruction publique, etc. — Hugues Capet, chanson de geste publiée pour la première fois d’après le manuscrit unique de Paris, par M. le marquis de La Grange.