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Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1864

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Chronique n° 779
30 septembre 1864


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 septembre 1864.

La convention du 15 septembre au sujet des affaires d’Italie sera peut-être un des événemens les plus considérables de notre siècle; mais en attendant qu’elle soit mieux connue, qu’elle ait été expliquée par la glose publique et contradictoire des principales parties intéressées, qu’on se soit mis d’accord pour y découvrir une signification simple et une tendance uniforme, il sera toujours permis de la considérer, quant à la façon dont elle s’est produite, comme un des faits les plus extraordinaires de notre époque. Depuis le pacte de famille du dernier siècle, il ne s’est pas accompli en Europe un acte aussi surprenant de diplomatie secrète. Un arrangement qui touche aux plus graves intérêts de deux grands peuples, la France et l’Italie, s’est conclu en effet en famille, comme on dit, sous le manteau de la cheminée, à l’insu de ces peuples, sans qu’ils y aient été préparés par des communications d’aucune sorte, sans qu’ils aient été mis en mesure de se former une opinion sur les combinaisons projetées, sans qu’ils aient eu le temps de comprendre et de digérer ces combinaisons. Certes nous ne cherchons point à soulever une chicane de formalisme constitutionnel, nous savons bien qu’en France et en Italie les chefs du pouvoir exécutif ont le droit constitutionnel de conclure des traités sans être tenus de les soumettre à l’approbation préalable des représentans naturels de l’opinion publique; mais même dans ces derniers temps, où les chefs de pouvoir ne se sont pas fait faute d’user de leur initiative, on nous avait accoutumés à d’autres prévenances envers l’opinion. Chacune des phases de la question italienne nous avait, par exemple, été annoncée par une de ces brochures anonymes qui avaient en Europe un retentissement qu’on n’a point oublié. Ces brochures mettaient pour ainsi dire les questions à l’étude; l’opinion, avertie à temps et aidée par le tour des événemens, modifiait toujours les directions qui lui étaient indiquées. C’était de la mise en scène, si l’on veut; mais cette mise en scène était encore un hommage rendu à l’opinion et avait d’utiles résultats. Cette fois nous n’avons pas même eu de brochure. A défaut de déclarations écrites, les hommes d’état, avec leurs opinions connues, à mesure qu’ils prennent ou quittent le pouvoir, indiquent ordinairement les péripéties politiques qui vont s’accomplir. Le public, pour se mettre sur la voie, n’a pas eu seulement le symptôme d’un changement ministériel. Les hommes d’état qui en France et en Italie demeuraient chargés des négociations diplomatiques ne donnaient par leurs antécédens aucune idée de la transaction préparée. En France, c’était M. Drouyn de Lhuys, dont la rentrée aux affaires étrangères, il y a deux ans, marquait une réaction prononcée contre les tendances favorables à l’Italie qui avaient distingué les derniers actes du ministère de M. Thouvenel. En Italie, à côté de MM. Minghetti et Peruzzi, c’était M. Visconti Venosta, qui, il y a peu de mois, démontrait dans un habile discours que le gouvernement italien ne perdait point de vue l’objectif de Rome. Au dernier moment, c’est par les journaux étrangers, qui, dans la décadence de la publicité politique en France, nous fournissent les fastidieuses informations qu’ils recueillent à la picorée dans les antichambres des diplomates, c’est par cette presse interlope et cancanière que l’on a, par bribes, appris les changemens médités à propos de l’Italie. En vérité, la mise en scène a été par trop négligée, et l’on a vu dans la surprise et les sanglans désordres que la nouvelle de ces changemens a excités à Turin le premier effet de cette triste négligence.

Il faudrait cependant apprécier avec gravité les arrangemens du 15 septembre, afin d’en faire tourner, si c’est possible, les conséquences au profit de l’indépendance italienne et de la cause libérale. Les révélations véritablement officielles faisant encore défaut, on est malheureusement réduit, dans cet examen, aux hypothèses et aux conjectures. Pour bien saisir le caractère du nouvel ordre de choses que l’on veut établir en Italie, on aurait besoin de connaître l’histoire des négociations qui ont préparé la convention, il faudrait savoir par quel chemin on a été conduit aux dispositions auxquelles on s’est arrêté. Sur ce point, nous le répétons, nous ne pouvons que former des conjectures. Nous gagerions cependant que nous ne nous éloignons guère de la vérité en supposant que la mauvaise fin des affaires du Danemark et l’accord subitement révélé des puissances du Nord ont été le point de départ des dernières négociations italiennes. Si nous n’eussions pas laissé consommer la ruine du Danemark, si au mois de janvier dernier nous eussions accepté l’accord que nous proposait l’Angleterre, si l’alliance de la France et de l’Angleterre, manifestée en temps opportun, eût conseillé la prudence à Berlin et à Vienne, si cette alliance eût enlevé à l’Allemagne l’occasion et le motif d’une inquiétante exaltation militaire, il est certain que l’accord des puissances du Nord ne se fût pas reconstitué, et que le statu quo italien eût pu durer encore. Au moment où on laissait succomber le Danemark, nous n’avons pas dissimulé que, parmi les conséquences de la grande faute qui venait d’être commise, il fallait compter en première ligne l’inquiétude et la grave diminution de sécurité que la malheureuse destinée du peuple danois allait infliger aux états encore mal assis. En parlant ainsi, c’est à l’Italie que nous songions : nous n’ignorions point les vives craintes que le délaissement du Danemark et la reconstitution de l’alliance du Nord avaient inspirées aux hommes d’état de l’Italie. L’avertissement était sérieux pour les Italiens; il leur commandait, en face d’une situation toute nouvelle de l’Europe, de se rendre un compte froid, consciencieux et sévère de leur propre situation, de rechercher les élémens de solidité et de sécurité qui étaient vraiment à leur portée, de se conformer aux circonstances et de borner leur ambition à la mesure du possible. Le malheur de l’œuvre si récente de l’Italie indépendante et une, c’est que cette œuvre est inachevée, c’est qu’elle présente une double lacune à Rome et en Vénétie, c’est qu’au cœur du pays un grand pouvoir spirituel proteste contre l’unité italienne, c’est qu’au nord l’Autriche avec son redoutable quadrilatère domine militairement la péninsule. Cet état de l’unité italienne inachevée est la grande difficulté non-seulement de la politique extérieure, mais de la politique intérieure de l’Italie. En faisant, cet été, son examen de conscience et son bilan, à la lumière des malheurs du Danemark, des dissentimens de l’Angleterre et de la France, de la renaissante alliance du Nord, le gouvernement italien a dû s’avouer à lui-même de dures vérités. Certes, si trois ans seulement après avoir levé au congrès de Paris le drapeau de l’émancipation italienne, M. de Cavour déclarait avec raison que le statu quo n’était plus possible pour lui, et qu’il valait mieux pour le Piémont affronter un nouveau Novare que de soutenir une attitude qui dépassait ses ressources et ses forces, le gouvernement italien était plus autorisé encore cette année à pousser un pareil cri de détresse ou de défi. L’Italie a été obligée d’entretenir une armée énorme. Le chiffre de ses soldats n’excède pas, si l’on veut, la proportion de sa population ; mais il dépasse de beaucoup trop la proportion de ses ressources financières. Il a été nécessaire d’établir dans les diverses provinces du nouveau royaume un système général d’impôts : des hommes d’un vrai mérite, M. Sella, M. Minghetti, se sont depuis trois ans appliqués laborieusement à ce travail d’organisation financière ; mais on n’ignore pas combien c’est en tout pays une tâche difficile d’imposer et de rendre productives de nouvelles contributions. Les résultats d’un pareil travail devaient être bien plus lents encore à se réaliser dans un pays dont l’organisation politique et administrative est si loin d’être complète. Les impôts ne rendent donc point en Italie le revenu que l’on en peut attendre pour l’avenir, un revenu surtout proportionné aux dépenses. Le statu quo politique et militaire de l’Italie grève annuellement les finances d’un déficit de plus de 300 millions. C’est dans les finances que les gouvernemens rencontrent l’inexorable limite où leur puissance s’arrête. L’Italie, en restant dans la situation où elle se trouve avec plus de trois cent mille hommes sous les armes, se condamne, même après la vente de ses chemins de fer et l’aliénation des domaines nationaux, à contracter tous les deux ans un emprunt de 500 millions. Elle ne peut vivre qu’à crédit, et elle s’expose à ne plus trouver le crédit à force de le fatiguer. Un peuple peut et doit supporter une telle situation, quand il se l’impose pour atteindre un grand objet patriotique nettement déterminé et prochain; mais dans le vague, dans l’indéfini, dans l’incertain, une telle position n’est pas tenable, et il est insensé et criminel de la prolonger.

Nous supposons que le gouvernement italien a envisagé sa situation dans sa cruelle vérité, lorsqu’il a vu le tour imprimé, vers la fin du printemps, à la politique générale de l’Europe. Il fallait prendre sur-le-champ un grand parti, et le prendre aussi honorablement que possible. Le gouvernement italien, pour arrêter une résolution, devait se tourner vers le gouvernement français, si étroitement uni aux nouvelles destinées de l’Italie; il devait adresser à la France des interrogations aussi sérieuses et aussi pressantes que celles qu’il s’était posées à lui-même. L’accord renouvelé des puissances du Nord ne donnait-il pas une réelle opportunité à un rapprochement plus marqué entre la France et l’Italie? Nous nous figurons que lorsque les négociateurs italiens, l’aimable et confiant marquis Pepoli ou le jeune et habile ministre M. C. Nigra, commencèrent à tâter le terrain et firent leurs premières ouvertures, les choses n’avaient pas l’aspect qu’elles ont pris dans la convention du 15 septembre. Des hommes courtois et désireux de réussir ne pouvaient avoir la pensée d’entamer l’affaire avec M. Drouyn de Lhuys, arrivé au pouvoir pour interrompre la politique du dernier entretien de M. de Lavalette avec le cardinal Antonelli, en lui proposant d’emblée la mesure qui devait être le dernier mot de la politique de son prédécesseur, l’évacuation de Rome par nos troupes. Non, les Italiens ont dû aborder en France qui de droit avec le langage le plus réservé et le plus coulant à l’endroit de Rome. Les têtes politiques de l’autre côté des Alpes s’étaient, depuis quelque temps, bien pénétrées de deux choses : la première, que l’Italie ne peut trouver d’appui efficace qu’en France; la seconde, que, la question romaine étant pour la France une grande difficulté, il fallait, sur ce point, user envers nous de ménagemens et de discrétion. Les têtes politiques italiennes essayaient donc, depuis un certain temps, de se faire, comme on dit, une raison au sujet de cette question délicate. Nous nous souvenons qu’il y a plusieurs mois un homme sagace, M. Boncompagni, émettait dans la chambre italienne l’idée qu’il était possible d’entrer en négociation avec le pape, sans exciter dans l’assemblée aucun mouvement de mécontentement ou de surprise. Quand on est donc venu nous présenter l’exposé des nécessités pressantes de l’Italie, nous nous figurons que l’on nous a tenu à peu près ce langage : « Rassurez-vous. Nous n’allons pas vous parler de Rome; nous savons quels sont de ce côté vos embarras et vos soucis, et nous avons à cœur de ne point les aggraver au moment où nous vous demandons un concours que nous n’avons l’espoir de trouver qu’en vous. » Cette précaution oratoire nettement articulée, on a dû ajouter : Il faut à l’Italie l’une de ces deux choses, ou une action immédiate et décisive du côté de Venise, ou bien une sécurité pacifique telle que, sans renoncer à ses espérances, elle puisse recueillir, par une réduction de son état militaire et un progrès notable vers l’équilibre financier, les avantages positifs de la paix véritable. « Si, a-t-on dû dire, nous renonçons à Rome, nous ne pouvons poursuivre de politique active donnant satisfaction au sentiment national que contre l’Autriche en Vénétie. En prévision d’une lutte prochaine avec l’Autriche, nous ne pourrions pas maintenir la capitale à Turin, qui serait à la merci d’un mouvement rapide de l’armée autrichienne, et déjà nous avons songé à placer la direction politique du royaume dans une meilleure capitale de guerre, à Florence, où nous serions protégés par deux lignes de défense, le Pô et l’Apennin. Si nous proposions partie à l’Autriche, la France serait-elle avec nous? » Si la question de guerre immédiate a été ainsi posée par les négociateurs italiens à leurs interlocuteurs français, ceux-ci ont dû faire un bond. La guerre dans la veine pacifique où nous sommes, lorsque nous sommes mal avec la Russie, lorsque l’Allemagne a pris goût aux lauriers militaires, lorsque l’Angleterre n’a d’autre politique que la paix quand même, c’est une extravagance à laquelle on ne peut s’arrêter un instant. On a dû bien faire entendre à l’Italie que, si elle se donnait le tort de l’agression contre l’Autriche, elle ne devait pas un seul instant compter sur le concours de la France. Soit, ont dû répondre les négociateurs italiens, peu surpris de voir toute idée de guerre écartée : l’Italie n’attaquera pas l’Autriche; mais, si la paix doit être conservée, que cette paix du moins repose sur de telles conditions qu’elle donne à l’Italie une sécurité complète. Dans l’état présent de l’Europe, l’Italie ne peut trouver de sécurité dans la paix qu’à la condition que la France lui donne devant le monde une garantie nouvelle et signalée de son bon vouloir et de sa ferme alliance.

Le gouvernement français a dû promptement tomber d’accord que, dans l’état présent de l’Europe, il lui importait autant à lui-même qu’au gouvernement italien de ne pas laisser l’Italie en l’air, de consolider par une affirmation réitérée les nouvelles destinées italiennes, de faire en un mot pour l’Italie quelque chose de décisif et d’éclatant. C’est en recherchant le témoignage à donner à l’Italie qu’on est revenu sur Rome. Sur la question vénitienne, un engagement de la part de la France de soutenir l’Italie contre toute agression de l’Autriche ne suffisait pas; les engagemens de cette nature demeurent ordinairement secrets, et il fallait un acte qui parlât aux esprits. On ne pouvait trouver les conditions d’un acte semblable que dans la question romaine. La difficulté sur ce point était de mettre d’accord les antécédens du gouvernement français avec les justes vœux de l’Italie. En principe, le gouvernement français a jusqu’à présent voulu la conservation du pouvoir temporel du pape dans de certaines limites, et en fait, depuis quinze ans, il maintient le pouvoir temporel par l’occupation armée de Rome. En principe, les Italiens réclament Rome comme capitale naturelle de l’Italie; en fait, ils supportent sans impatience la privation de Rome : ils ne demandent qu’une chose, c’est que le pouvoir temporel ne soit pas défendu par l’intervention étrangère, convaincus que, l’appui d’une armée étrangère manquant au pouvoir temporel, la force des choses et le temps réuniront infailliblement Rome à l’Italie. Pour mettre d’accord les antécédens du gouvernement français et les aspirations italiennes, on a pris et fondu ensemble en quelque sorte le minimum des uns et des autres. Le gouvernement français persiste à vouloir le maintien d’un certain pouvoir temporel; mais il ne se croit plus obligé à le protéger par la présence de ses troupes. L’Italie garde ses espérances dans l’avenir; mais, l’intervention étrangère cessant à Rome, elle consent à ne tenter ou à ne tolérer aucune agression matérielle contre le territoire pontifical. Tel est sans doute l’esprit de la convention qui vient d’être conclue. La transition de l’ancien ordre de choses au nouveau durera deux ans. Pendant ce temps, la France réduira successivement, jusqu’à leur retraite complète, ses troupes d’occupation. Pendant ce temps également, le pape pourra, s’il le veut, organiser une milice recrutée dans les divers pays catholiques et suffisante pour maintenir chez lui l’ordre intérieur. S’il le veut aussi, le souverain pontife arrangera ses finances en consentant à mettre à la charge du gouvernement italien la partie de la dette romaine afférente aux provinces de l’ancien état pontifical qui se sont annexées à l’Italie. Sur ces divers points, le pape agira comme il voudra : la France n’en sera pas moins engagée vis-à-vis de l’Italie à retirer ses troupes de Rome; l’Italie n’en sera pas moins engagée vis-à-vis de la France à ne pas envahir la limite du territoire pontifical. Dans tous les cas, ce que l’on se promet avec certitude, c’est que l’on verra commencer dans deux ans une expérience dont les Italiens ont toujours déclaré qu’ils ne redoutaient pas l’issue, l’expérience du pouvoir pontifical restant en tête-à-tête avec ses sujets, et ne s’exerçant plus sous la protection d’une armée étrangère.

A considérer les choses d’une façon théorique, ces arrangemens présentent à l’Italie de sérieux avantages. L’Italie ne fait qu’une concession morale, d’un caractère tout éventuel; elle obtient au contraire en sa faveur des gages très réels de la part de la France. La solidarité qui unit la France à l’Italie est considérablement accrue. La convention du 15 septembre efface officiellement les stipulations du traité de Zurich. L’ordre de choses que l’on veut inaugurer est la paix, mais non plus la paix précaire, la paix contestée, la paix au jour le jour, à laquelle l’Italie incertaine était condamnée depuis trois ans. Dans cet ordre de paix, et quoique de telles assurances ne soient point exprimées dans la convention du 15 septembre, l’Italie sans doute s’engage à ne pas attaquer l’Autriche au-delà du Mincio, mais elle peut compter sur l’alliance défensive de la France, si elle était attaquée elle-même par l’Autriche. On n’exige pas d’elle qu’elle ait une foi absolue dans le succès de l’expérience qu’on va tenter à Rome, on lui seulement de ne contrarier par aucune entreprise violente le douteux succès de cette expérience. Elle sait du reste d’avance que la cour de Rome refusera elle-même quelques-unes des conditions importantes de l’épreuve que l’on veut tenter. Ni le gouvernement français ni le gouvernement italien ne sauraient douter un instant que le partage de la dette au moyen duquel le pape pourrait proportionner ses ressources à ses besoins ne soit refusé par la cour de Rome. En transférant au royaume d’Italie la portion de la dette afférente aux provinces qu’il a perdues, le pape reconnaîtrait l’annexion de ces provinces à l’Italie. Toutes les déclarations antérieures de la cour de Rome interdisent de croire que le pape consente à exprimer sous une forme financière une telle reconnaissance. L’expérience, qui, nous le répétons, n’impose à l’Italie aucun sacrifice, commencera donc pour le gouvernement pontifical dans les conditions les plus défavorables.

Lorsqu’on se rend compte de la portée réelle des récens arrangemens et du profit que l’Italie en doit retirer, on est surpris que-ce soit de l’Italie elle-même que nous soient venues les premières interprétations défavorables. Chose curieuse, ce sont les Italiens, que nous avons vus si fins du temps de M. de Cavour, espérant alors souvent contre toute espérance, se riant des apparences contraires et affichant une confiance imperturbable dans le succès de la politique nationale; ce sont les Italiens aujourd’hui qui semblent ne plus comprendre le fin des choses et se montrent indécis et défians. La grande émotion excitée à Turin par la perspective du changement de capitale ne suffit point à expliquer ce phénomène. Cette affaire de la translation de la capitale est en effet le point épineux et peut-être le moins justifié des derniers arrangemens. Que lorsqu’on envisageait la possibilité d’une guerre prochaine avec l’Autriche, on ait songé à placer le centre du gouvernement dans une ville où il ne serait plus à la merci d’un coup de main de l’ennemi, rien de plus naturel ; mais les récens arrangemens sont conçus dans l’hypothèse de la paix, ils doivent donner à l’Italie la sécurité et les ressources de la paix. Pourquoi alors se préoccuper avant toute chose du choix et de l’installation d’une capitale de guerre? Pourquoi contrister le cœur et troubler les intérêts de cette brave population turinoise, qui a tant fait pour l’indépendance de l’Italie et a tant de titres à la reconnaissance nationale? Pourquoi feindre le choix d’une capitale définitive aux dépens de la ville et de la province qui ont le mieux mérité de l’Italie? Il y a dans cette préoccupation de la question de capitale une contradiction mystérieuse que la discussion publique pourra seule expliquer. La principale cause des méprises auxquelles la convention du 15 septembre a donné lieu en Italie, c’est précisément le secret au milieu duquel les combinaisons nouvelles ont été élaborées. On n’a pas compris, parce qu’on n’avait pas été préparé à comprendre par des discussions antérieures. L’opinion a été surprise parce que la manifestation imprévue du fait n’a pas été précédée de la controverse des idées. Il est des momens où la confiance qu’inspire un homme éminent peut suppléer auprès des masses au travail préparatoire de la discussion publique; il y a des hommes auxquels le public donne carte blanche, par lesquels il se laisse conduire les yeux fermés, sûr d’avance d’être mené par les voies même les moins directes au but poursuivi. Cavour était un meneur de cette trempe. Il n’en existe plus de semblable en Italie depuis la mort de Cavour, et c’est pour cela qu’il eût été si important de mettre le public sur la voie de ce qui se préparait. Ce silence, que l’on a cru habile, a été une lourde et regrettable maladresse.

Cette faute principale a été la cause des méprises et des contre-temps qui se sont succédé. Y a-t-il par exemple rien de plus étrange que la chute d’un ministère suivant avec une rapidité foudroyante un grand succès diplomatique obtenu par ce même ministère? N’est-il pas singulier que dans un pays aussi parlementaire que l’Italie le cabinet ait été obligé de se retirer à la veille de la réunion des chambres, frappé de destitution par le roi? Des troubles, rendus plus graves par ces déplorables accidens qu’il n’est au pouvoir de personne de prévenir lorsqu’on met dans les rues des soldats munis de cartouches aux prises avec les foules passionnées, avaient, il est vrai, éclaté à Turin; mais la cause politique de ces troubles, le déplacement de la capitale introduit parmi les arrangemens convenus avec la France, était sans doute le fait commun du roi et des ministres. Les mesures d’ordre n’avaient pas été bien prises ou avaient été traversées par des incidens déplorables ; là encore pouvait-on accuser avec tant de sévérité les ministres qui avaient confié la direction des mesures militaires à un ami particulier du roi, au général della Rocca? Un souverain qui oblige des ministres engagés dans sa propre politique à se retirer devant une émotion populaire donne un spectacle fâcheux. De pareils procédés augmentent le trouble moral des esprits. La situation s’est compliquée d’une crise ministérielle. Dans un moment où l’union des hommes politiques d’Italie est si nécessaire, une nouvelle cause a été ainsi fournie aux dissidences personnelles. La réunion du parlement, les explications publiques sur le caractère et la portée des nouveaux arrangemens étaient aussi une des plus urgentes nécessités de l’heure présente; par un autre contre-temps, la première conséquence de la crise ministérielle a été l’ajournement de la réunion des chambres au 25 octobre. Nous souhaitons vivement que l’ajournement des chambres ne soit pas le prélude d’une dissolution du parlement. On dit bien, il est vrai, que le parlement actuel, ayant voté la proclamation de Rome comme capitale de l’Italie, ne pourrait avec sincérité et autorité sanctionner la politique qui renonce à placer la capitale dans Rome. Hélas! on tomberait dans des contradictions bien autrement graves, si l’on recourait en ce moment à des élections générales. Le premier besoin de l’Italie, c’est d’être éclairée par la discussion publique sur les conditions nouvelles qui lui sont faites; son plus pressant intérêt, c’est que tous ses hommes politiques mettent de côté leurs griefs et leurs dissentimens personnels, et se réunissent pour faire comprendre au pays les avantages de l’expérience qui lui est proposée. Dans une telle crise, il faut se servir du parlement que l’on a, au lieu de disséminer et de diviser les forces vives de la nation dans les compétitions et les mille rivalités d’une élection générale. Cet intérêt pressant ne peut échapper au général de Lamarmora. Qu’il se hâte donc de composer son ministère, et qu’il se confie à la discussion publique, qui seule peut réunir le faisceau des opinions italiennes et mettre un terme à cette série de méprises, de mécomptes et de mésaventures dont la convention du 15 septembre semble avoir donné le signal.

Le moment n’est peut-être pas encore venu de mesurer au point de vue de la France la portée des engagemens que nous venons de prendre à l’égard de Rome et de l’Italie. Il y aurait bien des choses à dire sur la forme et sur le fond de ces engagemens. Comme question de forme, nous n’aimons point, quant à nous, que des actes qui doivent procéder de la liberté d’action de la France vis-à-vis d’un état nous soient imposés comme une obligation envers un autre état. La France est assurément maîtresse de retirer ses troupes de Rome; mais pourquoi en contracter l’obligation vis-à-vis de l’Italie? Il y a dans un tel procédé quelque chose d’illogique dont s’accommode mal la dignité d’un grand pays. Nous ne pouvons pas nous dissimuler non plus qu’au fond la conséquence naturelle de la convention du 15 septembre, si elle est exécutée, c’est dans un temps donné la sécularisation des états de l’église. Retirer nos troupes de Rome, c’est déclarer que la France ne fera plus obstacle à la séparation du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel, si cette séparation s’accomplit toute seule sans être provoquée par des violences extérieures. En agissant ainsi, la France prend une position neuve et hardie qui nous paraît conforme aux tendances de la civilisation moderne. Cette perspective de la séparation finale du temporel et du spirituel dans le premier siège de la catholicité doit infailliblement réagir sur notre politique intérieure. Le jour où dans la personne de son chef l’église catholique sera séparée de l’état, l’état en France n’aura plus le droit de mettre aux libertés de l’église ces limites spéciales, exceptionnelles, qui étaient fixées par les concordats. La liberté de conscience réclamera toutes les libertés qui sont ses sauvegardes, et elle n’aura qualité pour invoquer ces libertés qu’au nom du droit commun. Pour que l’église soit libre, il faudra que l’état le soit aussi. L’église libre dans l’état libre deviendra le régime nécessaire de tous les peuples catholiques. Suivant nous, il ne sied pas à un pays tel que la France de s’acheminer vers un tel état de choses obscurément, silencieusement. Il est conforme au génie de notre nation quand elle prend une de ces grandes résolutions révolutionnaires de les anoblir par l’aveu franc des principes sur lesquels elles s’appuient et des conséquences qu’elles entraînent. Un progrès dans les libertés intérieures eût donc été l’accompagnement naturel de l’acte par lequel nous allons abandonner le pouvoir temporel à sa faiblesse. Un autre inconvénient de la forme sous laquelle se produit la détermination de la politique française à l’endroit de Rome, c’est l’échéance de deux ans qui lui est assignée. Ces grandes ruptures, quand on s’y est décidé, doivent s’accomplir plus rapidement. Ces deux années, avec les vicissitudes dont elles peuvent être remplies, vont entretenir, dans les esprits en lutte à propos de la question romaine, une excitation malsaine et dangereuse. On se résigne à un fait accompli; on ne se résigne point à un malheur annoncé à date fixe, et qu’on a toujours l’espoir de détourner tant que l’échéance n’a point sonné. Nous ne demandons pas mieux que de nous tromper; mais nous trouvons qu’il est peu prudent de se donner une maladie aiguë avec le dessein étrange de la faire durer deux ans.

Ceux qui ont le goût de rapporter les événemens politiques aux mouvemens des grandes races ont de quoi faire l’application de leurs innocentes théories. La race germanique vient d’avoir dans l’affaire des duchés son grand émoi et sa grande joie, et voilà que notre race latine, grâce à l’union plus étroite de la France et de l’Italie et à la solution de la question romaine, a maintenant une suffisante besogne. La race latine, en Europe, a un autre représentant : c’est l’Espagne, qui vient, elle aussi, de prendre une nouvelle attitude politique. Le faible ministère de M. Mon n’a pu traverser l’intervalle de deux sessions; il est mort du sentiment de son impuissance. Le maréchal O’Donnell, appelé par la reine, a décliné le pouvoir, et le duc de Valence a formé le nouveau cabinet. La rentrée de la reine Marie-Christine en Espagne a été indiquée comme le motif déterminant de la dernière révolution ministérielle; mais la chute du dernier cabinet a eu des causes plus sérieuses. Le ministre des finances de ce cabinet, M. Salaverria, par ses fausses mesures et par son obstination à méconnaître les droits des créanciers de l’Espagne, avait acquis sur les marchés européens une impopularité qui portait un grave préjudice au crédit espagnol : la situation financière était très critique à Madrid. Les autres membres du cabinet n’avaient ni assez de prestige, ni assez de force propre pour faire oublier les fautes de M. Salaverria. Comme les pouvoirs faibles, le ministère avait, pour simuler l’énergie, recours à l’arbitraire, sans rassurer ses amis et sans intimider ses adversaires. On était sur la pente d’une molle anarchie d’où l’on pouvait être tiré d’un jour à l’autre par un violent réveil. Il était nécessaire de raffermir les ressorts du pouvoir, et en effet le cabinet du général Narvaez, par le mérite des hommes qui le composent et par ses premiers actes, semble fait pour rendre une certaine vigueur à la vie constitutionnelle de l’Espagne. Le ministère de l’intérieur est aux mains de M. Gonzalez Bravo, un des plus éloquens orateurs de l’Espagne, et qui nous a toujours paru destiné, si un tel mouvement est possible dans ce pays, à vivifier les opinions conservatrices d’un souffle salutaire de libéralisme. Un des premiers actes de M. Gonzalez Bravo, et il est de bon augure, a été de remettre aux journaux de l’opposition les amendes dont le précédent cabinet les avait fait accabler. Les intérêts économiques et financiers sont très bien représentés par MM. Llorente et Barzanallana. M. Llorente, aujourd’hui ministre d’état, est le seul ministre des finances d’Espagne qui ait fait dès 1853 un sérieux effort pour liquider équitablement une portion des créances en souffrance ; il ne put malheureusement mener son œuvre à fin. M. Barzanallana a eu déjà le portefeuille des finances et a conduit de grandes opérations : on ne doute point qu’il ne remédie activement aux difficultés que son prédécesseur lui a léguées, et, s’il doit faire appel au crédit, qu’il ne rencontre un bon accueil sur les places de Paris et de Londres. Le général Narvaez n’a pas hésité à lever l’espèce d’exil dont le ministère précédent avait frappé le général Prim. On assure qu’il n’est pas impossible que ce cabinet ne finisse par reconnaître l’Italie, ce qui nous paraîtrait raisonnable et habile ; mais ce qui comblerait surtout de joie les panlatinistes, heureux enfin de voir réunis en un seul faisceau les trois peuples latins.

Nous n’avions point tort lorsque nous constations, en dépit des préventions que la cause des confédérés inspire à une trop grande partie de la presse européenne, que les avantages de la guerre en Amérique étaient notoirement pour le nord. Nous ne nous trompions point non plus lorsque, malgré le bruit qu’on faisait de la candidature du général Mac-Clellan, nous ne voulions point désespérer du succès des républicains dans l’élection présidentielle. L’opinion publique dans les états du nord est sortie enfin du découragement où les incertitudes de la guerre l’avaient plongée durant l’été. Les succès de Sherman et de Farragut, la position dominante occupée par Grant sur les voies de terre et d’eau qui conduisent à Petersburg et à Richmond, ont montré clairement de quel côté sont l’ascendant des armes et la certitude du triomphe final. Il n’en fallait pas tant pour rendre son élasticité au mobile esprit public américain. Le manifeste par lequel Mac-Clellan a répondu à la candidature qui lui était offerte par la convention de Chicago a achevé de rendre la confiance aux républicains en jetant la division au sein des démocrates. Le général Mac-Clellan, en exprimant sa pensée sur le maintien de l’Union, a fait preuve d’une honnêteté de caractère qui a déjoué la tactique ambiguë de son propre parti. Mac-Clellan a dit franchement qu’il voulait l’Union avant tout, l’Union rétablie par les moyens pacifiques, s’il suffisait, pour y ramener les confédérés, de leur laisser leurs states rights et de ne point intervenir entre eux et leurs esclaves, mais l’Union à tout risque et à tout prix, si ces concessions ne suffisaient point aux confédérés. Mac-Clellan a fait passer ainsi au-dessus des calculs de l’ambition la fidélité patriotique et le sentiment d’honneur militaire qui le lient à la cause pour laquelle il a combattu et aux armées qu’il a commandées. Cette franchise a indigné les copper-heads, qui veulent, eux, la paix à tout prix, la paix même sans le rétablissement de l’Union, et qui comptent, avec le concours des esclavagistes, reprendre la prépondérance que le parti démocrate a si longtemps possédée dans la république. En même temps que les copper-heads s’éloignent ainsi de Mac-Clellan, les war-democrats n’ont point résisté à l’heureuse influence qu’ont exercée sur l’esprit public les succès des armes fédérales. M. Seward, le secrétaire d’état et l’orateur éloquent du gouvernement de M. Lincoln, a montré avec une vérité saisissante, dans un discours qu’il a prononcé à Auburn, que le moyen le plus sûr d’arriver à la paix et au rétablissement de l’Union était de triompher par un dernier effort de la résistance suprême du sud. La paix demandée au sud par un président démocrate serait pour le sud une véritable victoire, et ferait perdre au nord toutes les sympathies qui l’appuient à l’ouest et au centre de la république; ce serait la guerre à recommencer plus tard dans des conditions pires, car on y serait privé du secours des intérêts qu’on aurait une première fois trahis par faiblesse. Dans un entretien privé que les journaux américains ont fait connaître, M. Lincoln a réfuté avec autant de bon sens que de dignité la prétention de ceux qui veulent que l’on sacrifie maintenant la question de l’esclavage à l’intérêt de la paix. — L’abandon de la cause des noirs n’est plus possible, répondait M. Lincoln à son interlocuteur. Notre honneur y est engagé. Nous avons dans nos rangs plus de deux cent mille noirs, devenus nos frères d’armes. Pouvons-nous les replacer sous le joug? — Le courant revient donc au parti républicain. Dans plusieurs états, où les élections viennent d’avoir lieu, dans le Vermont, dans le Maine, le ticket des républicains a passé à une majorité immense. Le recrutement, poussé avec vigueur par l’enrôlement des volontaires, va s’achever dans les états qui n’ont pas fourni encore tout leur contingent par la conscription. Les généraux assurent avec confiance que ce recrutement détruira la dernière illusion des confédérés, complètement épuisés d’hommes. L’élection d’un candidat démocrate est la dernière chance sur laquelle comptent les confédérés; la réélection de M. Lincoln leur enlèverait tout espoir. C’est probablement le sort d’une bataille livrée par Lee à Grant qui décidera de l’élection présidentielle. L’épuisement des confédérés est si visible qu’on peut prédire qu’après cette épreuve, qu’elle leur soit favorable ou contraire, ils ne soutiendront pas longtemps une lutte si inégale et si funeste.

L’arrivée de M. le maréchal Mac-Mahon en Algérie mettra, nous l’espérons, un terme prochain aux agitations et aux incertitudes qui depuis cet été ont troublé notre grande colonie. Nous voudrions voir le symptôme du prompt succès de l’œuvre de pacification qu’entreprend le maréchal Mac-Mahon dans la fin subite des troubles de la Tunisie. Notre escadre de la Méditerranée vient de rentrer sur les côtes de France après avoir rempli, comme on sait, une très longue mission devant Tunis. Au fait, ce qui l’a retenue si longtemps sur la côte barbaresque, ce n’est point cette fameuse révolte des sujets du bey dont on a fait tant de bruit, et qui s’est apaisée tout à coup sans qu’on ait tiré un coup de fusil. Le véritable embarras à Tunis était, non dans l’insurrection arabe, mais dans la présence d’un envoyé ottoman qu’on avait eu la faiblesse de laisser débarquer. Il s’agissait de le faire repartir. Il n’a fallu rien moins que la loyale entente et l’énergique intervention des amiraux français, anglais et italien, pour venir à bout de la politique dilatoire du représentant de la Porte. Cet envoyé est aujourd’hui en route pour Constantinople avec ses deux navires. Le pavillon turc ne reviendra plus réveiller et exciter sur la côte le fanatisme musulman. C’est principalement au chef de notre escadre, à l’amiral Bouët-Willaumez, que l’on doit la fin de cette intrigue turque qui a tenu quelque temps notre diplomatie en échec, et que la France, en présence de l’agitation de nos Arabes d’Algérie, avait des raisons pressantes de faire cesser.

Une noble et remarquable existence, celle de M. le marquis Léon Costa de Beauregard, vient de se terminer prématurément en Savoie. M. Costa de Beauregard avait rempli une carrière politique qui ne permet point de laisser passer sa fin inaperçue. Il appartenait à une des familles les plus anciennes et les plus populaires de la Savoie : les lecteurs de Joseph de Maistre se souviennent de la mention fréquente qui est faite du nom de Costa dans sa correspondance et d’une sorte d’oraison funèbre éloquente qu’il consacra à un jeune membre de cette famille mort pendant les guerres de la révolution. Léon Costa de Beauregard avait été le serviteur et l’ami du roi Charles-Albert. Unissant à un esprit de tradition conservatrice une intelligence libérale, il avait donné une adhésion convaincue et chaleureuse à ce statut par lequel l’infortuné Charles-Albert commença l’émancipation de l’Italie. M. Costa de Beauregard fut le plus notable des représentans de la Savoie dans le parlement de Turin. Plus tard, les hardiesses de M. de Cavour lui parurent des témérités dangereuses : à mesure que les événemens se précipitaient, les dissentimens s’accrurent entre les deux anciens amis, et lorsque l’annexion des duchés italiens s’accomplit, M. Costa de Beauregard fat naturellement en Savoie le chef le plus autorisé et le plus désintéressé du mouvement de l’annexion de cette province à la France. Une place au sénat lui fut offerte; il la refusa par un sentiment de délicatesse élevée, ne voulant pas retirer un seul avantage personnel de l’influence qu’il avait exercée sur ses compatriotes pour les faire entrer dans la famille française. Jusqu’à la fin de sa vie, M. Costa de Beauregard a été l’homme dans lequel l’honnête et vieille Savoie a vu avec le plus d’orgueil la représentation de ses traditions et de ses sentimens. C’est que M. de Beauregard, résidant toujours dans son pays, mettait avec simplicité, avec bonhomie, avec générosité, au service de ses compatriotes l’emploi intelligent ou charitable d’une grande fortune et l’activité d’un esprit toujours attentif aux intérêts de la Savoie. Entre ce gentilhomme populaire et ses compatriotes, il se passait quelque chose qu’on ne retrouve plus en France et qui est pourtant un spectacle moral et attachant, quelque chose qui n’a d’équivalent que dans les rapports qui unissent certains lords anglais à la clientèle séculaire de leurs familles. Aussi la mort de M. Costa de Beauregard a-t-elle été un deuil public en Savoie. Toutes les classes et toutes les opinions s’étaient réunies pour lui rendre les derniers devoirs. Il fallait voir les ouvriers, les paysans se presser par milliers à son convoi. Les obsèques de cet homme de bien avaient réuni tout un peuple.


E. FORCADE.

THEATRES.

LE DRAC.


Les lecteurs de la Revue connaissaient déjà le sujet du Drac[1]. De cette rêverie, comme l’appelait alors l’auteur, « qui ne devait être soumise à aucune critique officielle, » est sortie la belle comédie fantastique que le public vient d’applaudir au Vaudeville. Cette fois l’oreille et l’esprit s’emplissaient à l’aise de poésie. Une comédie fantastique, toute de parole et de sentiment, triomphant sans trucs et sans décors, et repoussant résolument le concours de ces auxiliaires matériels, dont le prestige assure tant de victoires, c’est là certes une nouveauté qui doit relever dans sa propre estime l’art dramatique contemporain. Aussi l’ondoyante fiction a-t-elle pris sans encombre possession de la scène et du spectateur; il n’y a pas eu même tout d’abord chez ce dernier d’impression haletante et indécise telle qu’il aurait pu peut-être s’en produire devant une œuvre d’un caractère tout nouveau et original comme le Drac. La circulation des idées et des sentimens s’est trouvée tout de suite établie; sans initiation préalable, le public a compris l’auteur et a ouvert d’emblée son âme aux doux parfums de poésie qui s’exhalaient de cette fantaisie à la fois gracieuse et virile. C’est que George Sand, dans le Drac, n’apportait pas seulement au théâtre cette puissance pénétrante d’observation intérieure et cet admirable langage qui sont la marque de son talent: il y apportait quelque chose de plus. Pour la première fois, il faisait entrer et pétrissait vigoureusement au moule dramatique une de ces rêveries qu’il affectionne tant; pour la première fois, ce profond sentiment de l’art et de la nature qui lui a inspiré tant de chefs-d’œuvre s’affirmait sur la scène avec toutes ses délicates et mystérieuses grandeurs. Dans l’étroit espace de temps et de lieu où se meut emprisonnée cette fantaisie qui s’appelle le Drac, l’écrivain rassemblait pour ainsi dire les élémens et les types principaux de ce monde charmant et divers qu’a créé une fois pour toutes son génie, et avec lequel il ne cesse de s’entretenir.

Dès le début de sa carrière dramatique, repoussant toute parenté littéraire et dédaignant les sentiers battus, George Sand s’en était allé tout doucement, à travers les chemins écartés, chercher une source de poésie neuve et émouvante. S’il n’avait pas immédiatement trouvé le secret de l’action rapide et entraînante, il avait bien vite saisi l’expression exquise des nuances les plus fugitives et les plus déliées. Il arrivait en quelque sorte au théâtre avec des façons sereines et mélancoliques qui rappelaient ces beaux paysages tranquilles de la Mare-au-Diable, ou ces soirs doucement empourprés qu’il excelle à peindre; mais la rapidité et les exigences techniques de la scène semblaient contrarier un peu ces développemens réfléchis auxquels le livre se prêtait si bien. L’écrivain était, par le sentiment et la fine analyse des passions, le maître souverain des cœurs, et pourtant on sentait qu’il y avait encore un vide à combler, et l’on avait la vague conscience d’un défaut d’entrain dans le drame. Le Marquis de Villemer même, qui a remporté à l’Odéon un si éclatant succès, avait-il reçu de la main de George Sand ce coup de fouet vigoureux qui imprime aux œuvres dramatiques une allure véritablement vive et décidée? La pièce était-elle entièrement digne de ce magnifique roman d’où elle était sortie tout armée pour la victoire? Ce qui est certain, c’est qu’en reprenant aujourd’hui la petite donnée capricieuse où avaient été notées pour un modeste théâtre de famille de simples impressions de touriste, George Sand a réussi, de concert avec un homme habile et expérimenté, M. Paul Meurice, à revêtir un rêve fugitif des plus hautes formes dramatiques. Depuis longtemps chez nous, l’élément fantastique n’avait pas encore été mêlé d’une façon aussi naturelle et aussi heureuse aux peintures de la vie réelle; on n’avait pas le secret des tempéramens par lesquels s’opère ce mariage. Ou bien l’on donnait, en sacrifiant la réalité, toutes coudées franches à la fantaisie pure et simple, ou bien on demeurait terre-à-terre, repoussant volontairement le rêve et l’idéal, comme si l’on craignait de s’égarer, ne fût-ce qu’un instant, aux régions du surnaturel. A vrai dire, le fantastique, pour tenir aujourd’hui sa place dans la fiction théâtrale, avait besoin d’être transformé : au lieu d’être la fable bizarre et magique qui ne se rattache que par des liens factices et subtils au monde réel, il devait pénétrer dans le domaine de cette haute philosophie, d’un panthéisme quelque peu mystique, où s’exerce en toute aise et toute liberté l’action de l’âme humaine.

C’est ce qu’a compris George Sand. En choisissant une légende provençale pour point de départ de son drame, il n’a point prétendu rester dans les bornes de la superstition locale, et se contenter des horizons que lui ouvrait cette vieille croyance; il a vu bien loin par-delà, et le cercle s’est élargi magnifiquement devant son génie. Grâce à la science en effet, l’ensemble harmonieux du monde a pu être saisi par la pensée moderne. L’imagination, quoi qu’on dise, ne se trouve pas mise en échec; elle a au contraire un point d’appui bien plus sûr et surtout plus large : l’esprit qu’elle va chercher au fond de l’abîme ou dans les hauteurs de l’infini, cet esprit l’illumine et ne l’effraie plus; la contemplation et l’extase, qu’elle peut se permettre la raison sauve, versent en elle une force étrange et des énergies qui la rassérènent, loin de la troubler. C’est là ce qui fait la grandeur et la vérité de la comédie de George Sand. Le Drac est la personnification de l’universelle puissance d’amour et de haine. Cet esprit de l’onde qui, par affection pour une créature, pour une femme, veut revêtir la figure humaine, n’a rien des autres créations féeriques dont nos rêves ont été bercés : ce n’est ni Ariel, ni Trilby, ni Miranda. La fiction poétique qui le fait sortir des tranquilles retraites sous-marines pour le mêler aux tumultes de la vie terrestre a ceci de caractéristique, qu’elle ne lui conserve de ses vertus surnaturelles que celles qui répondent avec une intensité de force plus grande aux manifestations les plus logiques de l’âme humaine. Le Drac a le don d’agir sur les cœurs, d’en modifier les dispositions, de faire tout à coup germer le soupçon, la haine, l’envie, là où fleurissaient tout à l’heure la tendresse et la charité; mais, qu’on ne s’y trompe point, cela n’est pas œuvre démoniaque et surnaturelle : lui-même, le pauvre follet, se voit soumis à toutes nos faiblesses; son âme, d’abord si douce et si bienveillante, reçoit peu à peu le venin de toutes les passions qui rongent l’homme. «Oh! faiblesse humaine! » murmure-t-il, quand, repoussé par Francine, menacé par l’amant de la jeune fille, il songe à sa petite figure d’enfant, et reconnaît que les armes manquent à sa colère. Puis, à mesure que s’éclaire son intelligence, et qu’il marche tout anxieux de révélations en révélations, il sent les métamorphoses qui s’opèrent en lui, et s’explique mieux le monde extérieur. « Oh! je le vois, s’écrie-t-il, ce qui fait le secret de la force de ces créatures, c’est l’amour ou la haine.» Ainsi l’on demeure en plein dans l’humanité; l’humanité seule parle et agit par ces mille suggestions perfides ou généreuses dont l’effet et la portée ne sont jamais vains. Il semble en quelque façon que ce Drac, devenu le double fantastique du jeune pêcheur Fleur-de-Mer, n’est que le témoin passionné des phénomènes physiques et moraux qui s’accomplissent autour de lui. Il matérialise purement et simplement ces phénomènes, il les rend visibles et sensibles au spectateur, rien de plus : le vrai rôle, la vraie attitude de ce génie fils des eaux, ce qui peint réellement sa nature et son caractère, c’est ce cou tendu en avant pour épier, c’est ce regard avide et curieux qui dévore le spectacle des faits que sa volonté semble déterminer, ce sont ces allées et venues, ces évolutions mystérieuses et un peu craintives autour des hommes et des choses, c’est aussi cet air inquiet et satisfait tout à la fois de l’ignorance qui s’instruit et de l’esprit qui se développe dans l’expansion de ses plus logiques facultés : émouvante mimique de l’âme qu’une actrice intelligente et passionnée, Mme Jane Essler, a su traduire avec une ardeur et une délicatesse qui en font la digne interprète de la haute pensée de George Sand.

C’est une chose vraiment merveilleuse que, malgré la complexité des élémens dont cette comédie est formée, le drame conserve néanmoins l’unité la plus rigoureuse. L’idéal et le réel s’y trouvent soudés d’une main si habile, il y a eu un tel nivellement des barrières qui séparent le monde visible et le monde invisible, et tout cet ensemble d’actes et de sentimens dont les mobiles sont si divers se fond dans une peinture si large et si poétique de l’humanité en ses plus naturels épanouissemens, que la dualité de ce démon-homme, qui est le ressort de toute la fiction, disparaît pour le spectateur. C’est à coup sûr pour arriver à ce résultat que George Sand, usant d’une discrète sobriété, n’a pris de la pièce originaire qu’un seul des deux personnages démoniaques. Il avait d’abord mis en présence l’un de l’autre le double du petit pêcheur Nicolas, appelé dans la pièce nouvelle Fleur-de-Mer, et le double du marin Bernard, le promis de Francine. Une sorte de pacte se concluait entre les deux génies, l’un soufflant dans l’âme de la jeune fille, l’autre pénétrant au cœur de son amant. Peut-être cette double intervention était-elle uniquement l’exacte réminiscence de la légende méditerranéenne : toujours est-il qu’elle compliquait inutilement les ressorts du petit drame. Si l’auteur l’eût conservée à la scène, elle aurait pu nuire à l’entrain et à l’unité de la fiction, et l’équilibre si bien ménagé entre le réel et l’idéal eût couru le risque d’en souffrir. A quoi bon d’ailleurs ce dédoublement de Bernard? Ce que la rêverie primitive de l’auteur, expression légère et transparente de la légende provençale, pouvait sans peine accepter, le théâtre, qui obéit à d’autres lois et subit de plus impérieuses nécessités, n’en eût pas voulu. Et en effet ce qui est dans l’âme de Bernard n’est-il pas aussi dans celle de Fleur-de-Mer, et le double de Fleur-de-Mer, c’est-à-dire le Drac, ne devait-il pas suffire aux deux rôles ?

Tel est le caractère général de la nouvelle pièce de George Sand. Pour notre théâtre, livré depuis si longtemps à tant de plates vulgarités, c’est un essai de résurrection de la poésie. L’art dramatique s’efforce aujourd’hui de remonter dans les hautes sphères de l’idéal, et s’il y remonte de cette façon et avec un tel cortège de pensées et de sentimens, il est impossible que le public hésite à l’y suivre, car il ne s’agit pas ici d’un retour contraint et systématique, comme cela s’est vu quelquefois dans ces derniers temps, à des conceptions qui ont vieilli et que l’esprit moderne ne veut plus goûter : c’est le vif même de cet esprit qui est cette fois hardiment touché par le poète. Cette comédie est une de ces œuvres qui fixent par certains côtés l’essence morale et intellectuelle de l’humanité à une heure donnée, et nul ne saurait la voir sans sympathiser avec la noble et philosophique pensée de l’auteur.


JULES GOURDAULT.



ESSAIS ET NOTICES.


On s’est plu à répéter des Français qu’ils ignorent la géographie, et les Allemands paraissent être les premiers qui ont formulé cette accusation, si souvent renouvelée depuis. Les Allemands, il faut le reconnaître, savent mieux la géographie que nous : ils voyagent davantage, leur éducation est essentiellement dirigée vers un but commercial, et, cosmopolites autant que les Anglo-Saxons, ils s’en vont chaque jour par bandes nombreuses, par villages entiers, coloniser du nord au sud les vastes plaines de l’Amérique ; les champs mêmes de l’Algérie les ont vus à plusieurs reprises tracer la voie à nos colons. À ce titre, les fils de la Germanie sont tous quelque peu géographes. Ce n’est pas un Allemand qui eût naïvement demandé sur le Pacifique, en venant de traverser le chemin de fer de Panama, si cette nouvelle mer sur laquelle on naviguait était encore la même que celle qu’on venait de quitter. Cette demande incroyable, nous l’avons entendu faire ouvertement, sans ambages, par un Parisien, notre compagnon de bord, quand en 1859 nous nous rendions de New-York à San-Francisco par l’isthme de Panama. Il faut donc accepter de bonne grâce une accusation toujours si justifiée, et chercher les vrais moyens d’en détruire la légitimité. C’est par des publications populaires rédigées avec soin, avec conscience, c’est par l’enseignement continu et complet de la géographie dans les lycées, où cette science est toujours fort mal professée quand elle n’est pas tout à fait négligée, que nous parviendrons à connaître exactement quelque chose de notre monde terrestre en dehors du petit point que nous occupons.

Jusqu’à ce jour, quel bon livre a-t-on publié sur cette intéressante partie des sciences naturelles, la géographie ? quel progrès a-t-on réalisé dans cet enseignement? A peu près aucun. Il y a quinze ans, il n’existait dans les lycées aucune chaire spéciale de géographie; à coup sûr, elle n’aura pas été créée depuis. Le monde tel que le connaissaient les anciens et avec lequel on vit dans les collèges est chose fort intéressante sans doute; mais le monde moderne que nous habitons nous touche davantage, et il serait bon de le connaître enfin sérieusement. Quelle description pourrait être plus animée, plus pittoresque que celle de notre globe? Quel vaste sujet d’étude que celui des relations commerciales ouvertes aujourd’hui par le monde entier de peuple à peuple? L’échange de productions variées répandant partout le bien-être, la colonisation, l’émigration, la fusion pacifique des races par le travail et par la mise en valeur des sols encore vierges, tous ces sujets parmi tant d’autres ne sont-ils pas de nature à tenter la plume de l’écrivain, à provoquer les méditations du philosophe? La géographie n’est une science aride que pour ceux qui n’en voient que le squelette, la sèche nomenclature des lieux; c’est une science vivante, animée, pour ceux qui savent la comprendre. Et quand on l’étudié par son côté purement physique, laissant à part le côté politique, commercial, économique, qui a bien aussi sa grandeur, croit-on que l’étude des cours d’eau, des chaînes de montagnes et des phénomènes variés qu’elles présentent, l’examen des volcans, des tremblemens de terre, ne prêtent pas aux plus intéressantes descriptions? Comme ses sœurs aînées, l’astronomie, la physique, la géologie, la géographie offre tout ce qui peut piquer la curiosité même des plus ignorans; elle présente en outre une matière inépuisable aux plus hautes spéculations de l’esprit.

Poussé sans doute par de telles considérations, un vulgarisateur scientifique de notre temps a publié sous un titre pittoresque un traité de géographie physique[2]. Connu du public depuis plus de dix ans, lu avec ardeur de ceux qui cherchent à s’instruire, toujours accueilli avec une bienveillance marquée par la critique, l’auteur a vu son nouveau livre couronné de ce même succès qui avait déjà favorisé toutes ses précédentes publications. Pour nous, nous avons relevé plus d’une grave erreur dans ce dernier ouvrage de M. Figuier, et comme c’est une œuvre essentiellement scientifique, comme l’auteur (il nous le dit lui-même dans sa préface), s’y donne la mission d’enseigner la géographie à la jeunesse, il nous a paru que les erreurs étaient ici doublement regrettables, et que le devoir de la critique était de les redresser.

Dès les premières pages de son livre, M. Figuier nous affirme que « les Chinois ne connaissent que leur propre territoire, et que celui qui aujourd’hui même se hasarderait à déclarer publiquement en Chine qu’il existe des terres en dehors du Céleste-Empire ferait peu de cas de sa vie... » M. Figuier ne sait donc rien de cet essaim de Chinois travailleurs qui depuis plus de vingt ans et par centaines de mille à la fois colonisent les îles de la Sonde, la Californie, l’Australie? Dans les États-Unis, la jalousie de l’Américain contre la race jaune est même venue arrêter l’essor des Chinois. Nous les avons rencontrés dans tous nos voyages, partout, jusqu’au Pérou, où seuls ils ont pu porter le pic sur le guano nauséabond des îles Chincha; à l’île de Cuba, où dans les plantations et sur les quais de La Havane ils remplacent peu à peu le nègre esclave; à Panama, où seuls encore ils ont pu travailler au chemin de fer inter-océanique, mourant par milliers du choléra, de la fièvre jaune ou des fièvres non moins pernicieuses développées par la fouille de ces terres empoisonnées. A l’île Maurice, à l’île Bourbon, jusqu’à Madagascar, nous avons retrouvé le Chinois, John Chinaman, comme l’appellent les Anglais. Intelligent, sobre, patient, il donne partout l’exemple salutaire du travail et de l’épargne, revenant au pays natal quand il a amassé un petit pécule. M. Figuier aura émis son assertion sous l’impression d’un vague souvenir de la loi toujours restée lettre morte qui défend en Chine l’émigration sous peine de la vie, ou peut-être aura-t-il pris le fait qu’il avance dans le récit de quelque missionnaire jésuite du XVIe ou du XVIIe siècle; mais son assertion n’en reste pas moins étrange. Nous avons peine à nous la figurer vraie à aucune époque que ce soit pour des peuples qui de très longue date dressent des cartes géographiques et qui, dès le temps d’Hérodote peut-être et sous le nom de Sériques, commerçaient déjà avec les Grecs, à qui ils vendaient la soie.

Comment donner à la jeunesse française les idées justes, exactes, qu’on lui reproche de ne point avoir en géographie, si le maître débute par des erreurs comme celle que nous venons de signaler? Dans chaque chapitre, il nous serait facile d’en constater de pareilles.

Il est un autre genre d’erreurs que l’on rencontre également chez M. Figuier, et ces erreurs valent bien la peine qu’on les signale dans un livre de géographie. Ainsi le pic (et non pas la montagne) que M. Figuier cite à l’Ile-de-France sous le nom de Pierre Bott s’est toujours nommé au contraire le Pieter-Boot, ce qui est bien différent. La montagne qu’il appelle en Corse le Monte-Tafonato n’a jamais été connue que sous le nom de Monte-Forato ou montagne percée. En géographie, il n’est pas permis de faire subir aux noms propres d’aussi étonnantes transformations.

Pour peu que l’on avance dans la lecture du livre, on rencontre de nouvelles erreurs. Le volcan de l’île Bourbon n’a jamais présenté deux éruptions par an; ses éruptions sont intermittentes, mais irrégulières et de nature variable. Les lagoni de Toscane ne sont pas de petits lacs naturels, ils sont produits artificiellement pour recueillir par dissolution l’acide borique. Celui-ci ne se dégage qu’au milieu des soffioni, immenses jets de vapeur d’eau venant des profondeurs du sol et qu’on a souvent comparés aux geysers de l’Islande. La Mer-Rouge, quoi qu’en pense M. Figuier, n’est pas rouge, comme pourrait le faire supposer son nom. Nous l’avons parcourue quatre fois sur toute sa longueur, et elle nous est toujours apparue, malgré toutes nos recherches, sous la couleur la plus azurée. La Mer-Vermeille de Californie, que nous avons également abordée deux fois, roule ses eaux bleues ou verdâtres jusqu’au fond du golfe de Cortez, et elle est loin de devoir la teinte sous laquelle on la désigne à une grande quantité de chevrettes, comme le pense l’auteur de la Terre et les Mers. Les chevrettes ne sont rouges que cuites, même en Amérique, et il est aussi faux de penser qu’elles colorent la Mer-Vermeille que d’appeler le homard le cardinal des mers, comme on avait un jour baptisé ce crustacé qui orne nos tables. La Mer-Morte n’offre pas sur le globe l’eau minérale la plus chargée de substances salines : le Grand-Lac-Salé de l’Utah l’emporte encore sur elle, et M. Figuier le saurait, s’il avait pris connaissance, en sa qualité de chimiste, des analyses citées par le célèbre explorateur, aujourd’hui général dans l’armée fédérale, M. Fremont. Un voyageur français, M. Remy, a même trouvé jusqu’à 33 pour 100 de substances salines renfermé dans les eaux du Grand-Lac-Salé, cette Mer-Morte des mormons.

Abordant la question des métaux contenus dans l’eau de mer, notamment l’argent, que des analyses récentes y ont révélé à doses infinitésimales, M. Figuier nous dit que « le vieux cuivre provenant du doublage des navires renferme quelquefois assez d’argent pour qu’on ait songé à l’en extraire. » C’est une erreur, et nous mettons au défi n’importe quel métallurgiste d’avoir retiré du cuivre des vieux doublages autre chose que l’argent que ce cuivre pouvait naturellement renfermer. Un autre métal, le plomb, contient toujours de l’argent. Qu’on prenne un tuyau de conduite, qu’on en passe un morceau à la coupelle, il restera un bouton d’argent. Serait-il exact d’arguer de ce fait que l’eau de pluie ou les eaux ménagères qui ont traversé le tuyau de plomb analysé contenaient de l’argent? Mais que penser de ces lignes par lesquelles M. Figuier termine ses assertions chimiques? « Un calcul assez curieux, nous dit-il, basé sur l’âge des navires et sur le chemin qu’ils ont parcouru pendant tous leurs voyages, a montré que la totalité des eaux de la mer doit tenir en dissolution deux millions de tonnes d’argent. » Comme l’argent monnayé vaut 200,000 francs la tonne, cela ferait 400 milliards. C’est un assez joli lot; mais l’extraction du précieux métal serait hors de prix. Quant à la façon dont l’auteur pose son problème, elle rappelle le problème si fameux dans nos écoles sur la longueur du navire rapportée à la hauteur du grand mât pour connaître l’âge du capitaine.

Nos critiques ne portent pas à faux, car nous citons toujours l’auteur; elles ne sont dictées que par le désir de voir disparaître au plus tôt d’un livre déjà fort répandu des erreurs trop évidentes. Par le fond comme pour la forme, que M. Figuier mette moins de précipitation à produire ses ouvrages, qu’il soigne mieux ses écrits et renonce à de mauvaises compilations. Qu’il étudie lui-même, puisqu’il se donne la mission d’enseigner.

Il eût pu développer devant ses lecteurs les magnifiques théories d’Élie de Beaumont sur le soulèvement des montagnes, les grandes études de Maury sur les courans de l’atmosphère et de la mer, les beaux travaux de Piddington sur la loi des tempêtes. Grands et petits, en assistant au développement splendide de ces hautes conceptions de l’esprit humain, en touchant du doigt ces précieuses découvertes scientifiques de notre temps qui honorent l’humanité tout entière, eussent vu le voile tomber de leurs yeux et remercié l’auteur d’avoir jeté tant d’intérêt dans une description physique du globe. Pour cela, il eût fallu s’abreuver aux sources mêmes de la science, se tenir au courant du progrès. On a procédé de tout autre façon. C’est à peine si l’on cite Maury sans le commenter suffisamment. Élie de Beaumont n’est pas même nommé. M. Figuier, au lieu des orientations mathématiques trouvées par le créateur de la géologie moderne, nous donne une division des montagnes de l’Europe en six groupes imaginaires. Quant à Piddington, il n’en prononce pas non plus le nom, il traite des ouragans sans les comprendre, sans se rendre compte du rôle que jouent dans l’économie du globe et sous l’un et l’autre tropique ces tourbillons dévastateurs.

En parlant de grands désastres qui à certaines époques apparaissent également, les tremblemens de terre, les avalanches, l’auteur rappelle des dates bien connues; mais au lieu de citer les vieux livres, pourquoi ne pas être de son temps? L’affreux tremblement de terre qui, il y a quelques années, a entièrement anéanti au pied des Andes, dans la République Argentine, la ville de Mendoza, engloutissant tous ses habitans sous des amas de décombres en une nuit, les violentes secousses non moins terribles qui vers la même époque ont ébranlé la Calabre, semant partout la ruine et la mort, ouvrant dans le sol de profondes fissures, gouffres encore béans, c’étaient là des phénomènes qui pouvaient être rappelés par l’auteur : il n’en dit mot, tout est passé inaperçu pour lui ; mais il nous raconte en grands détails le tremblement de terre de Lisbonne, que tout le monde connaît, il y joint des dessins de l’époque faits à plaisir.

À ce sujet, qu’il nous soit permis de faire une dernière observation à M. Figuier et à quelques autres de ses confrères, trop préoccupés de l’amusement des lecteurs. Les dessins ou plutôt les images dont on a l’habitude d’enluminer certains livres prétendus scientifiques n’ont de valeur qu’autant qu’ils sont exacts. Des vues audacieuses de volcans où, en pleine éruption, des curieux sont penchés sur l’abîme en porte-à-faux, des vues imaginaires de cavernes, de cascades, de tremblemens de terre, sont autant de tableaux fantastiques, et forment de véritables caricatures de paysages, un genre encore inconnu jusqu’ici. La nature, toujours grandiose, toujours belle dans ses créations, toujours sublime même dans ses plus terribles phénomènes, ne mérite pas que le crayon la reproduise si maladroitement, et c’est faire acte de bien mauvais goût que de nous la figurer sous des dehors aussi grotesques.

Dans un de ses précédens ouvrages, la Terre avant le déluge, M. Figuier prêtait le flanc aux mêmes critiques que celles que nous venons de formuler. Son livre a été revu depuis par quelques-uns des maîtres de la science, et aujourd’hui, sauf les vues idéales de paysages de l’ancien monde, restées malheureusement les mêmes, l’œuvre est à peu près exempte d’erreurs. Nous engageons l’auteur à faire également réviser la Terre et les Mers par nos voyageurs et nos marins, par ceux qui savent la géographie pour l’avoir apprise sur le globe, et une partie des erreurs que nous n’avons fait qu’indiquer rapidement disparaîtront ainsi de l’ouvrage. Moins de précipitation, moins de compilation ou au moins une compilation plus lente, plus intelligente, enfin un peu plus de cet esprit de critique et d’examen qui nous vaut les bons livres de science, c’est ce que M. Figuier nous permettra d’attendre de lui dans les prochains et nombreux ouvrages qu’il annonce comme devant faire suite à leurs aînés.


L. SIMONIN


V. DE MARS.

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  1. Voyez la Revue du 1er novembre 1861.
  2. La Terre et les Mers, ou Description physique du globe, par Louis Figuier, 2e édition, Paris, Hachette, 1864.