Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1874

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Chronique n° 1020
14 octobre 1874


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 octobre 1874.

On a beau se reposer dans la tranquillité de ce déclin de saison et se rassurer au spectacle des moissons nouvelles, du travail persévérant des populations françaises, de tous les efforts d’une nation obstinée revivre ; on a beau se dire qu’il ne faut pas trop demander, que tout ne vient pas en un jour, surtout après les grandes crises ; il faut bien oser s’avouer aussi que les querelles égoïstes, opiniâtres et confuses des partis, que les difficultés ajournées ou laissées en suspens ne sont pas le meilleur moyen de régulariser, d’activer cette patiente renaissance nationale, que l’incertitude des choses n’est ni une garantie pour le pays, ni une force pour le gouvernement en présence des incidens de toute sorte qui se succèdent.

La France vit au milieu de ces incidens prévus ou imprévus, qui, sans avoir une égale importance, sont pour elle la révélation incessante d’une condition laborieuse ; même dans ce calme d’automne les questions extérieures et intérieures viennent de temps à autre raviver le sentiment de la situation difficile qui nous est faite. Depuis quelques jours, c’était cette affaire de l’Orénoque qui intéressait toute notre politique, qui était un dernier poids laissé sur nos rapports avec l’Italie et qui a été heureusement conduite avec assez de prudence, avec assez de cordialité mutuelle, pour arriver à la solution la plus simple et la plus favorable. Aujourd’hui c’est l’Espagne qui en revient à ses réclamations, à ses récriminations et à ses plaintes, comme si elle n’avait attendu que l’arrivée de notre ambassadeur à Madrid pour réchauffer des controverses qu’on avait le droit de croire éteintes. Au moment où on lui donne des marques d’intérêt, le gouvernement de Madrid répond par des mémorandums qui ressemblent à des réquisitoires adressés à M. le ministre des affaires étrangères, et il faudra bien examiner ces réquisitoires pour montrer ce qu’ils valent ou ce qu’ils cachent. D’un autre côté, en même temps qu’elle a ces préoccupations, la France est depuis quelques semaines tout entière à ses élections de toute sorte, élections de conseillers-généraux dans tous les départemens, élections de députés dans le Pas-de-Calais, dans les Alpes-Maritimes, dans le département de Seine-et-Oise, après les élections de Maine-et-Loire. Une fois de plus, les partis se sont donné rendez-vous autour de ce scrutin multiple ; ils en sont encore à discuter sur la signification du vote d’hier, sur ce que sera le vote de demain. Ils bataillent sur les élections entre deux polémiques sur le rappel de l’Orénoque ou sur le mémorandum espagnol, et au demeurant, quand on regarde de plus haut, tous ces faits intérieurs ou extérieurs n’ont qu’un même sens, une même moralité. Ils sont la démonstration évidente, croissante, de la nécessité d’en finir avec ces conditions ambiguës où il n’y a ni sûreté pour le pays ni indépendance pour le gouvernement, où tout est faussé par des luttes ou des alliances de partis acharnés à se disputer un pouvoir éventuel en paraissant soutenir le pouvoir qui existe.

Le pays, lui, est intéressé pour son travail, pour ses affaires, à savoir où il en est, ce qu’il sera demain, sous quelle loi il est appelé à vivre. Les partis, quant à eux, sont intéressés à tenir le pays incertain et inquiet, en se réservant la liberté de l’agitation, la possibilité de mettre la main sur l’avenir. Au milieu de ces contradictions, quel régime politique est possible ? Que peut faire un gouvernement qui a besoin d’autorité pour conduire nos relations avec l’étranger aussi bien que pour intervenir dans nos luttes intérieures ? Que deviennent les institutions elles-mêmes, les modestes et élémentaires institutions qui nous restent ? C’est toujours la même question qui renaît à propos de tout, dans une élection de conseil-général ou de municipalité, comme dans une élection politique. Il s’agit d’avoir une manifestation, une majorité de parti. Supposez une situation plus régulière où tout serait à peu près fixé et défini, où la loi constitutionnelle mettrait un frein aux prétentions contraires : alors sans nul doute ce que le gouvernement désirait, et ce qu’il a exprimé avec une certaine naïveté dans une note officielle, aurait pu arriver dans ces 1,400 élections de conseillers-généraux qui viennent d’avoir lieu. On aurait choisi des hommes pour leur influence, pour leur notoriété, pour les services qu’ils pouvaient rendre, et une institution précieuse, utile, serait restée ce qu’elle doit être, la représentation sincère, efficace, des vœux et des besoins locaux. Aujourd’hui, c’était inévitable, la question constitutionnelle qu’on n’a pas voulu décider encore, qu’on a eu l’imprévoyance de laisser en suspens, s’est trouvée transportée dans près de 1,500 cantons de France. Elle n’a point été assurément résolue, elle reste même peut-être plus obscure qu’elle n’était avant le scrutin. Elle a simplement produit à la surface du pays une mêlée d’antagonismes locaux et de passions politiques, une multitude de petites luttes dont la plus curieuse est sans doute celle qui a un moment remué la Corse.

Ici, il est vrai, il ne s’agissait plus de la république et de la monarchie, mise du premier coup hors de combat, aussi bien que les intérêts locaux, La lutte était positivement engagée entre deux figures du bonapartisme. L’élection de la Corse a eu cela de particulier qu’elle s’est passée en famille. Elle a été l’occasion ou la manifestation visible de la grande scission impérialiste. Du gouvernement et des autorités légales de la France, on s’en est peu occupé. L’affaire est restée jusqu’au bout une simple querelle bonapartiste. Dans ce duel, le prince Napoléon représentait l’empire démocratique, révolutionnaire, socialiste. Le prince Charles Bonaparte était le candidat officiel du prince impérial, qui, saisissant pour cette fois les rênes du gouvernement, avait envoyé son secrétaire chargé de porter aux habitans de la Corse « sa pensée » et ses recommandations. Les préliminaires du combat n’ont pas manqué d’une certaine âpreté, et la lutte elle-même a été chaude. La victoire est restée à l’empire orthodoxe, et voilà comment le prince Napoléon n’est plus conseiller-général malgré le secours que lui a porté un ancien ministre des beaux-arts sous le consulat de M. Émile Ollivier, M. Maurice Richard. Voilà aussi le spectacle intéressant et rassurant que l’empire offre à la France. Il trouble de ses dissensions le pays qui fut le berceau de la fortune napoléonienne. Le scrutin d’Ajaccio a du moins le mérite de révéler les implacables divisions d’un parti qui, après avoir disposé de notre pays pendant vingt ans, après l’avoir laissé au pouvoir de l’ennemi, se croit encore le droit de prétendre à le gouverner, de nous parler de la prospérité et de la gloire dont il a le secret !

En réalité, après ces élections des conseils-généraux, dont le vote d’Ajaccio n’est qu’un épisode, que tous les partis s’efforcent maintenant d’interpréter à leur profit, après ces élections du 4 et du 11 octobre, la question reste la même. Qu’on dénombre des suffrages, qu’on mette une étiquette à tous ces élus de nos modestes cantons, rien n’est essentiellement changé. Si on a cru pouvoir trouver dans la dernière mêlée électorale un indice, un trait de lumière, la manifestation d’un mouvement précis et prépondérant d’opinion, on s’est trompé. Aujourd’hui comme hier, républicains, monarchistes, bonapartistes, s’agitent dans la confusion, dans la poussière qu’ils soulèvent par leurs polémiques plus bruyantes que décisives. Il n’y a qu’un fait de plus en plus démontré, c’est que, si chacun des partis est assez fort pour neutraliser ou embarrasser ses adversaires, il est impuissant à triompher par lui-même, et que le gouvernement a de la peine à trouver une position au milieu de toutes ces discordances, dont il ne peut venir à bout qu’en les dominant, en imprimant une direction, en prenant l’initiative d’une action décidée. La seule politique possible aujourd’hui, M. le président de la république la résumait d’un mot, il y a quelques semaines, en faisant appel aux « hommes modérés de tous les partis. » Malheureusement on peut dire que cette politique n’est point arrivée encore à être une vérité, parce qu’entre la parole de M. le président de la république et la réalité il y a toutes les interprétations de ceux qui se disent les défenseurs privilégiés du gouvernement, qui semblent n’avoir d’autre préoccupation que d’élever une petite église du septennat, de se faire à eux-mêmes et d’imposer aux autres une certaine orthodoxie septennaliste. Veut-on une preuve de la manière dont ces défenseurs du gouvernement entendent la parole de M. le président de la république ? Pas plus tard que l’autre jour, M. le marquis de Noailles, notre ministre à Rome, s’est présenté pour le conseil-général à Bayonne, où il a été élu. Il a publié une circulaire aussi simple, aussi modérée que possible ; seulement il a prononcé le nom de la république ! Aussitôt de toutes les batteries des orthodoxes septennalistes est parti un feu roulant d’objurgations, et peu s’en est fallu qu’on n’ait réclamé la révocation de M. le marquis de Noailles. Il faut bien pourtant savoir où l’on va. Si on ne peut s’entendre avec des hommes comme M. Dufaure, M. Casimir Perier ou M. de Noailles, que veut-on ?

Depuis quelque temps en vérité, on semble jouer une singulière et peut-être une dangereuse comédie, qui se reproduit dans les élections comme dans les polémiques. Au fond, on sait bien que cette union de tous les partis modérés dont a parlé M. le président de la république implique nécessairement une action commune avec le centre gauche, et on n’a pas la puérilité de mettre en doute les sentimens conservateurs de M. Dufaure ou de M. Casimir Perier. Ce qu’on demande aux chefs du centre gauche, c’est de se désister de leurs opinions, de renoncer à leurs idées, à leurs alliances parlementaires, de passer au gouvernement sans leur programme, et comme les chefs du centre gauche se refusent à une abdication, qui d’ailleurs ne servirait à rien, ils ne sont plus que des radicaux, des otages du parti révolutionnaire qui les domine, des ennemis du gouvernement et du maréchal ! Que fait-on cependant d’un autre côté ? À l’occasion, cela s’est vu et cela se voit encore dans les élections, on accepte ou l’on subit les alliances bonapartistes, on va même jusqu’à les provoquer. Or les bonapartistes sont à coup sûr les plus audacieux contempteurs du septennat ; ils se moquent du septennat et ils s’en cachent à peine. Ils disent assez haut qu’à leurs yeux le pouvoir du maréchal de Mac-Mahon n’est qu’un moyen d’arriver paisiblement, graduellement, à l’empire. C’est là ce qui s’appelle continuer la politique du 24 mai et rester dans les limites de l’orthodoxie septennaliste ou conservatrice, de sorte que pour éluder le programme de M. Casimir Perier, qui n’était après tout que l’organisation constitutionnelle du pouvoir créé le 20 novembre 1873, on fait cause commune avec ces étranges conservateurs, les bonapartistes l On se réduit à une véritable, impossibilité de vivre qui se déguise quelquefois sous l’apparence d’une laborieuse et difficile neutralité dont les bonapartistes seuls profitent. Tout récemment, à Versailles, M. le duc de Padoue a essayé de se faire une protection de cette neutralité, de quelques paroles courtoises d’homme du monde que M. le président de la république a pu lui adresser dans une visite. Il a fallu que M. le préfet de Versailles déjouât cette habile tactique en déclarant que le ministère ne poussait pas la neutralité jusqu’à être le protecteur du candidat bonapartiste dans les élections qui doivent avoir lieu dimanche prochain.

Le gouvernement en est peut-être lui-même à sentir ce qu’il y a de périlleux pour lui, pour le pays, à laisser se propager ces confusions, et, sans prendre ostensiblement couleur, il semble du moins éviter tout ce qui ressemblerait à un acte d’hostilité contre les candidatures du centre gauche qui viennent de se produire dans le Pas-de-Calais, dans les Alpes-Maritimes. En définitive, de quoi s’agit-il désormais ? Le gouvernement n’est contesté ni dans sa durée ni dans son caractère ; seulement il est clair qu’il ne peut avoir toute son autorité, son efficacité, que par cette organisation qu’il a lui-même réclamée plus d’une fois en termes pressans, témoin le message du 9 juillet. Cette organisation nécessaire, elle n’est évidemment possible que dans les conditions où nous vivons depuis plus de trois ans, sur le terrain où les circonstances nous ont placés et par cette union des partis modérés, dont M. le président de la république a parlé dans ses derniers voyages. Si la proposition de M. Casimir Perier eût été acceptée, si elle n’avait pas rencontré devant elle la déclaration de M. le général de Cissey, vice-président du conseil, venant en quelque sorte désavouer, à quelques jours d’intervalle, le message de M. le président de la république, tout serait déjà fait. La France aurait des institutions que l’avenir sans doute pourrait toujours réviser pour les adapter à des circonstances nouvelles, mais qui dans tous les cas, dès ce moment, assureraient une fixité qui est dans l’instinct public, qui devient plus que jamais une nécessité impérieuse. Ce qui n’a point été fait au mois de juillet reste maintenant encore le programme à réaliser aux premiers jours de la session prochaine, et ce qu’il y a de mieux, c’est de ne pas trop se fier à des tactiques plus ou moins habiles, c’est d’aborder la difficulté sans hésitation et sans détour, sans prétendre imaginer des combinaisons subtiles qui échapperaient à toute dénomination comme à toute définition. Qu’on y prenne bien garde, puisqu’il reste encore quelques semaines pour y songer et pour préparer une solution conforme à tous les intérêts. C’est avec des subtilités et des tactiques qu’on finit par arriver à ces situations sans issue où l’on ne sait plus de quel côté se diriger. La France a besoin de clarté, de netteté dans ses affaires ; elle en a besoin pour se remettre courageusement à l’œuvre, pour retrouver sa sève et sa vivacité généreuse dans une réorganisation intérieure à peine ébauchée, comme elle en a besoin aussi pour la sauvegarde de tous ses intérêts extérieurs, de sa position dans le monde.

On n’en peut douter. M. de Bismarck a sa manière à lui de conduire la politique. Il ne se refuse rien, il se plaît aux complications et semble mettre à les rechercher autant de zèle que d’autres en mettent à les éviter. Avec le chancelier allemand, on peut s’attendre à de l’imprévu. Il lui faut du bruit, de l’agitation, des luttes, des ennemis. Que la France ait toujours l’honneur de garder une certaine place dans ses calculs, on s’en douterait un peu à voir le soin avec lequel il veut bien s’occuper de nous, et même à écouter le langage de ceux qui se piquent de l’imiter : témoin le toast récemment porté par le président du conseil de Bade dans une réunion de vétérans allemands, et l’espoir exprimé par cet honnête ministre d’avoir prochainement à « se ruer » de nouveau sur ses ennemis, sous prétexte qu’il serait sans exemple que le vaincu se résignât à sa défaite après une seule campagne ! Que voulez-vous ? Si le monde se sent mal à l’aise, c’est que nous ne sommes pas résignés, et c’est notre faute. La France a beau mesurer ses mouvemens, être tout entière à ses affaires intérieures, à ses élections, à ses discussions sur le septennat, c’est elle évidemment qui est l’éternel trouble-fête, elle n’est point résignée ! Sa tranquillité est une provocation. Heureusement M. de Bismarck a le temps de s’occuper de tout du fond de sa retraite de Varzin. Il s’occupe de la France, du Danemark, de l’Espagne, d’une brochure sur la Révolution par en haut, qui doit paraître à Genève, et quand il n’est point à batailler avec les prêtres, il bataille avec ses ambassadeurs. Le tout-puissant et irascible chancelier a sa façon d’être impartial : il a une prison pour tous ceux qui le gênent, pour M. le comte d’Arnim aussi bien que pour l’archevêque de Cologne, et l’autre jour les juges de Berlin ont fait enlever par délégation sur ses domaines du côté de Stettin l’ancien ambassadeur d’Allemagne à Paris, qui se trouve aujourd’hui au secret, soumis à une instruction rigoureuse, menacé d’une condamnation. Ce n’est point à coup sûr l’incident le moins curieux, le moins caractéristique des affaires allemandes du moment.

Ainsi voilà un homme d’une des premières familles de Prusse, apparenté jusqu’à la cour, désigné pour les plus hautes fonctions, ayant représenté jusqu’à ces derniers temps son souverain à Rome et à Paris, qui se voit un jour brusquement saisi dans sa demeure et conduit en prison ! Qu’a-t-il fait pour être traité comme un criminel d’état ? C’est ici que commencent toutes les versions, tous les bruits sur un événement qui ne laisse pas d’émouvoir l’Allemagne, qui met dans un jour singulier l’autocratie de M. de Bismarck. Le prétexte de l’arrestation du comte d’Arnim aurait été, à ce qu’il semble, la disparition de certaines pièces de diplomatie, notamment d’un mémorandum que l’ancien ambassadeur d’Allemagne à Paris aurait adressé au chancelier, que celui-ci aurait renvoyé avec des annotations assez vives, et que l’auteur aurait gardé comme sa propriété. Le comte d’Arnim aurait ainsi entre ses mains, dit-on, des documens qui ne lui appartiendraient pas, qu’il ne devait pas retenir. À part le mémorandum venu de Paris, il y aurait parmi ces documens des lettres de M. de Bismarck dont le chancelier ne serait probablement pas fâché de reprendre possession, et dont l’ancien ambassadeur, sans doute pour la même raison, ne voudrait pas se dessaisir. C’est là le prétexte, car il est bien clair que, s’il n’y avait eu que ce fait, la question aurait pu être tranchée autrement que par un acte sommaire de justice et par la prison préventive. Le comte d’Arnim n’est pas un personnage à disparaître clandestinement. Au fond, cet étrange incident n’est, selon toute apparence, que le dénoûment d’une longue et violente hostilité qui existait depuis quelques années entre le chancelier et l’ancien ambassadeur. À quelle date précise et à quelle circonstance particulière remonte cette animosité ? Elle est née peut-être de dissentimens assez légers, elle s’est surtout aggravée pendant l’ambassade de M. d’Arnim à Paris. Il est notoire que le chancelier et le représentant de l’Allemagne en France ne voyaient pas toujours nos affaires de la même façon. Naturellement l’antagonisme avait pris un caractère plus implacable au moment du rappel de l’ambassadeur. M. d’Arnim n’était pas homme à supporter ce qu’il considérait comme une offense, pas plus qu’il n’était d’humeur à s’effacer absolument devant M. de Bismarck, dont il blâmait la politique, surtout dans les affaires religieuses. Avec sa position et ses relations, avec son expérience et son talent, il pouvait devenir un adversaire incommode, d’autant plus dangereux qu’il aurait pu, en certains momens, rallier les anciens conservateurs que les hardiesses du chancelier mettent souvent à de rudes épreuves. M, d’Arnim se disposait à se présenter aux élections pour le parlement ; c’est alors qu’il a été arrêté pour être mis en jugement !

Que l’ancien ambassadeur d’Allemagne à Paris soit exposé à essuyer les rigueurs de la justice de Berlin, ce n’est point impossible ; il peut être condamné. Et après ! le chancelier aura-t-il les pièces qu’il désire, qui ont échappé jusqu’ici à toute perquisition ? Est-il bien certain de n’avoir point ainsi rehaussé l’importance de celui qu’il reconnaît pour un adversaire dangereux, puisqu’il le poursuit avec cet acharnement, et de ne lui avoir point assuré le bénéfice de cette réaction d’opinion que provoquent tous les actes violens ? Assurément il y a dans tout cela quelque mystère. Notez que M. de Bismarck peut avoir raison en prétendant maintenir la discipline diplomatique et défendre l’inviolabilité des archives d’état ; mais il s’est donné tort par l’excès de ses procédés, et de plus il autorise toutes les conjectures ; il laisse croire que les pièces auxquelles il attache un si grand prix doivent être en effet assez compromettantes, puisqu’il ne craint pas de recourir à de tels moyens contre un personnage considérable. M. de Bismarck aurait été, dit-on, préoccupé des révélations que devrait contenir la brochure dont la publication se prépare à Genève, qui a pour titre : la Révolution par en haut, et qui aurait la prétention de mettre dans tout son jour la politique du chancelier. S’il y avait quelque divulgation des secrets de la chancellerie prussienne, ce serait un manquement, c’est possible ; mais qui donc a donné l’exemple des indiscrétions intéressées ? Est-ce qu’au commencement de la guerre de 1870 M. de Bismarck se faisait scrupule de divulguer les négociations les plus secrètes, des négociations où il avait eu sûrement plus de part qu’il ne le disait ? Est-ce qu’il savait imiter la prudente réserve de l’Angleterre, ne se décidant qu’à contre-cœur et sur une véritable provocation de l’empereur Nicolas à faire connaître en 1855 des négociations intimes qu’elle avait cachées jusque-là, même à la France, son alliée ? M. de Bismarck a eu des indiscrétions à l’égard des autres quand il y a vu son intérêt, il s’est exposé à voir les indiscrétions se tourner contre lui.

Cet étrange incident, qui ne laisse pas de montrer un certain état d’esprit, une certaine agitation chez le chancelier allemand, cet incident a, si l’on veut, une autre moralité. Depuis quelques années, il s’est introduit dans la diplomatie d’assez singuliers usages. Sous prétexte d’avoir plus de liberté, on traite les affaires publiques sous la forme de lettres particulières. On garde les lettres et on en dispose pour son intérêt ou pour son amour-propre. Après les premiers ministres, ce sont les ambassadeurs. Les provocations appellent les réponses, et tout finit par y passer. Ce que devient en tout cela la sûreté des rapports entre les gouvernemens, on ne le sait plus. Il est peut-être temps de s’arrêter dans l’intérêt des peuples dont la diplomatie est censée conduire les affaires. S’il y a des momens favorables pour certaines publications, il y a aussi des momens où il faut laisser parler les autres.

Voilà donc la France et l’Italie délivrées, non pas d’une complication sérieuse, mais de ce qui pouvait être une occasion de malaise ou un prétexte entre des mains ennemies ! Voilà cette question de l’Orénoque définitivement résolue. Une note officielle vient de le dire : l’Orénoque rentre à Toulon. Il n’avait été laissé à Civita-Vecchia depuis le mois d’août 1870 que pour rester à la disposition du pape dans le cas où Pie IX, « contrairement aux désirs de la France, » se déciderait à quitter l’Italie. Maintenant c’est un autre bâtiment français, stationnant dans un port français, qui reste affecté à la même destination, prêt à se rendre au premier appel, sans avoir à rencontrer le moindre obstacle. C’est une marque du sentiment affectueux de la France pour le saintpère bien plus qu’une précaution nécessaire. Le pape lui-même, informé de ces arrangemens, auxquels il avait été préparé, en a reçu la nouvelle « avec confiance, » de sorte que la question se trouve résolue dans les conditions les plus satisfaisantes. Elle aurait pu se terminer plus tôt ; rien n’est plus clair. Le gouvernement français, n’écoutant que l’intérêt de notre pays, pouvait depuis longtemps donner à un navire inutile l’ordre de rentrer dans nos ports. On a préféré tout ménager, préparer avec patience une solution dont la nécessité n’était point douteuse, et, cette voie étant donnée, tout le monde y a mis certainement la meilleure volonté. Le gouvernement italien, pour sa part, pouvait désirer le rappel du navire français ; mais il n’a rien fait pour hâter le moment décisif par des démarches ou par des communications qui auraient pu être un embarras de plus, et, à vrai dire, il était lui-même dans une situation assez singulière. À son arrivée à Rome, il avait trouvé l’Orénoque dans le port de Civita-Vecchia, et depuis ce moment il n’y avait eu ni notification ni avis d’aucun genre, si bien qu’à la rigueur le cabinet italien était censé ignorer la présence d’un navire qui ne relevait pas de notre légation auprès du roi, qui ne dépendait que de l’ambassadeur de France auprès du saint-siége.

Le fait était certainement irrégulier et peut-être plus embarrassant encore pour nous que pour les Italiens ; il ne s’expliquait que par des considérations intimes que le cabinet de Rome a été le premier à respecter en s’abstenant de toute réclamation. Le ministre des affaires étrangères du roi Victor-Emmanuel n’a peut-être jamais dit un mot à ce sujet. Il a laissé la France choisir son moment, bien sûr que ce moment viendrait, et il l’a lui-même préparé par la délicate et habile prudence d’une diplomatie sympathique dont M. Nigra restait le représentant naturel à Paris. Le gouvernement français de son côté n’en était plus depuis longtemps à méconnaître l’irrégularité et l’inutilité de ce stationnement d’un navire français dans un port italien. Il sentait surtout la nécessité d’en finir depuis que les rapports des deux pays avaient repris un caractère de cordialité complète, et en réalité c’est au mois d’avril dernier que la question s’est posée pour lui ; seulement, c’était sa politique, il désirait procéder avec tous les ménagemens possibles. Il savait bien que dans tous les cas il aurait à essuyer les foudres de ceux qui tenaient à laisser l’Orénoque à Civita-Vecchia comme une protestation contre ce qu’ils appellent encore l’usurpation italienne. Pour ces champions intraitables de la légitimité et du cléricalisme, il était décidé à les braver. Il voulait du moins concilier autant que possible ses propres désirs et les dispositions de ceux qui pouvaient l’aider, qui n’étaient point au premier moment sans s’émouvoir d’une résolution dont ils s’exagéraient l’importance. Tout est bien qui finit bien. M. le duc Decazes a réussi, il est arrivé à pouvoir accomplir un acte utile pour la France, pour notre dignité, pour l’avenir de notre action diplomatique. Il a compris que la bonne volonté de l’Italie pour la sûreté du saint-siége et même pour le séjour du saint-père à Rome était la meilleure garantie. Le gouvernement italien du reste, quand il a été interrogé au dernier moment, n’a point hésité à déclarer que la France restait toujours libre de remplir la mission à laquelle elle attachait du prix. M. le duc Decazes est arrivé à conduire jusqu’au bout une œuvre qui n’était compliquée, il est vrai, que par toutes les considérations dont on a cru devoir tenir compte, et à laquelle en définitive le pape lui-même se trouve avoir concouru. À la lettre que M. le maréchal de Mac-Mahon lui a écrite, le pape n’a point répondu sans doute par de l’enthousiasme ; peut-être même a-t-il montré quelque réserve au sujet de ce navire qu’on met à sa disposition — de loin. Il a du moins compris qu’il ne pouvait demander à la France de prolonger une situation compromettante, et par sa réponse il a donné l’exemple de la modération à ceux qui voudraient être plus papistes que le pape, au risque de méconnaître les intérêts les plus évidens de leur pays.

L’essentiel est que cette question, qui en certains momens pouvait être une arme aux mains des partis, aux mains de nos ennemis, a cessé d’exister. C’était une anomalie, une combinaison qui ne répondait désormais à rien. Entre les deux nations, il ne reste plus que des raisons de sympathies, d’alliance, et pas un prétexte de froissement sérieux. Certainement M. Thiers, qui voyage en ce moment au-delà des Alpes, qui vient de visiter Turin, Milan, Venise, Bologne, Florence, M. Thiers a raison de le dire et de le répéter sur son passage : la France ne peut songer à inquiéter l’Italie dans la souveraine possession d’une indépendance nationale qu’elle l’a aidée à conquérir. Que les Italiens commentent ou reproduisent à leur façon ces paroles de bonne amitié répandues par le plus illustre messager, peu importe. Le voyage de M. Thiers aura cet effet utile de démontrer à l’Italie la force des liens qui ne peuvent que se resserrer entre les deux peuples. Les Italiens le sentent bien, et la manière dont ils reçoivent M. Thiers est aussi habile que naturelle. C’est à la France qu’ils témoignent leurs sympathies en accueillant comme un hôte ami celui qui a été le chef de notre pays dans les circonstances les plus douloureuses, et en même temps ils mettent leur finesse dans ces hommages rendus à celui dont la présence est la preuve la plus décisive de l’irrévocable accomplissement de l’unité nationale. Tout se réunit donc pour fixer dans des conditions de régulière et permanente cordialité les rapports des deux nations, et c’est sous cette influence que vont se faire les élections italiennes, décrétées pour le 8 novembre. Les événemens ont jusqu’ici donné raison au parti libéral modéré et à sa poUtique de sympathie pour la France, au cabinet actuel qui vient de se fortifier par l’entrée au ministère de l’instruction publique d’un des esprits les plus libres et les plus savans de la péninsule, M. Ruggiero Bonghi, On peut donc dire que cette lutte électorale va s’engager sous de favorables auspices. Elle a été ouverte l’autre jour par un habile et lumineux exposé financier que le président du conseil, M. Minghetti, est allé faire devant ses électeurs de Legnago. Il est vrai, du fond de sa retraite de Caprera, le vieux Garibaldi vient de rompre le silence pour fulminer contre ce qu’il appelle les corruptions officielles et pour conseiller à ses compatriotes d’envoyer au parlement des condamnés politiques ! Les conseils de l’oracle n’auront pas vraisemblablement un effet bien décisif. L’opposition de gauche, bien qu’assez désorganisée et manquant de chef reconnu, garde peut-être encore quelques chances à Naples, le pays de l’opposition ; elle aura de la peine à balancer les forces ministérielles dans les autres parties de l’Italie. La question ne semble pas même être là précisément ; elle est plutôt dans la nature de la majorité sur laquelle on compte. Cette majorité nouvelle aura-t-elle assez d’unité et de cohésion pour offrir à un ministère un point d’appui invariable et sûr qui a manqué dans l’ancienne chambre ? C’est une condition du régime parlementaire, a dit l’autre jour M. Minghetti dans son brillant discours de Legnago. C’est la question que l’Italie va résoudre dans ses élections.

L’Espagne serait heureuse, si elle n’avait pas d’autres problèmes, et si aux problèmes inévitables on ne semblait prendre à tâche d’ajouter des complications au moins inutiles. Que se passe-t-il donc depuis quelque temps au-delà des Pyrénées ? Il y a nécessairement quelque chose d’extraordinaire et d’énigmatique. Tout paraissait simplifié par cette reconnaissance qui a été un moment l’affaire de l’Europe. Après les représentans d’Allemagne et d’Autriche, l’ambassadeur de France, arrivé plus tard, M. de Chaudordy, a été reçu, il y a quelques jours, par le président du pouvoir exécutif espagnol, et il a parlé simplement, correctement, en homme qui n’a point à démontrer par des phrases les vieilles traditions d’amitié qui existent entre les deux pays. À son tour, le ministre d’Angleterre, M, Layard, a eu son audience, et, après avoir sauvé l’an dernier le général Serrano d’une échauffourée à Madrid, il avait certes toute sorte de titres particuliers pour donner amicalement au président espagnol le conseil de ne se fier qu’à une « complète indépendance et à la libre expression de la volonté populaire. » On aurait dit après cela que tout était fini, qu’il ne restait plus qu’à entretenir des rapports de bonne intelligence, à dénouer amicalement et sans bruit ces « difficultés passagères » dont le général Serrano et notre ambassadeur ont parlé dans leur première entrevue ; mais non, à peine les rapports officiels ont-ils été rétablis, M. l’ambassadeur d’Espagne à Paris n’a eu rien de plus pressé que de présenter à notre ministre des affaires étrangères un nouveau factum, énumérant toute sorte de griefs, destiné, paraît-il, à démontrer comme quoi, si le gouvernement de Madrid n’est point encore parvenu à se rendre maître de l’insurrection carliste, c’est la faute de la France. Il y a là un procédé assez étrange pour avoir causé une certaine surprise dans le public européen, qui s’est trouvé saisi de ces plaintes prolixes à peu près aussitôt que le gouvernement français. Le fait par lui-même ne peut pas avoir des conséquences bien graves ; il dénote néanmoins des dispositions assez singulières, et il est peut-être permis de s’étonner d’une attitude si peu conforme aux véritables intérêts comme aux vrais sentimens des deux pays.

De quoi peut donc se plaindre le gouvernement de Madrid ? Est-ce qu’on lui a fait démesurément attendre une reconnaissance qu’on avait refusée et qu’on avait eu tort de refuser à M. Castelar, qui, lui pourtant, était président légal, qui avait préparé la défaite de l’insurrection par un commencement de reconstitution de l’armée, qui avait fait les premiers efforts pour arracher l’Espagne à l’anarchie démagogique ? Nullement, on a vu dans le gouvernement de Madrid la dernière représentation de l’Espagne libérale, et on l’a reconnu sans lui demander même s’il avait obtenu cette consécration populaire que lui recommandait l’autre jour M. Layard. La France, prétend le gouvernement de Madrid, ne fait pas une garde suffisante sur la frontière, et pour le démontrer on remonte jusqu’à deux ou trois ans, on ramasse toutes les anecdotes connues ou inconnues. Le gouvernement français, nous n’en doutons pas, est disposé à remplir tous ses devoirs de bon voisinage ; mais c’est une étrange idée de croire que cela peut suffire. Il y a quarante ans, pendant la première guerre carliste, la France n’était point apparemment suspecte. Elle avait fait alliance avec l’Angleterre, l’Espagne et le Portugal ; elle avait un corps d’observation sur la frontière. Et cependant la guerre durait jusqu’en 1840, elle ne finissait même que par un traité. Est-ce bien sérieusement qu’on vient demander à la France de joindre des « forces considérables » aux forces espagnoles, de mettre les autorités de la frontière au service de la police espagnole ? Pourquoi ne nous demande-t-on pas de livrer notre frontière ou d’aller sur les côtes de Biscaye empêcher les débarquemens d’armes qui échappent aux croiseurs espagnols et allemands ? Il y a dans tout cela de telles exagérations ou de telles puérilités qu’on en est à se demander ce que veut le gouvernement de Madrid, à quelle inspiration il obéit. Quant à la France, elle n’a évidemment qu’à prendre note des mémoires qu’on lui adresse, à faire son devoir sur la frontière sans s’émouvoir, et à garder cette conviction que ses rapports de sympathie, d’amitié avec l’Espagne, avec la véritable Espagne libérale, ne sont pas à la merci d’un incident de diplomatie plus ou moins énigmatique. ch. de mazade.



LA MUSIQUE TZIGANE EN HONGRIE.



Rakos-Palota, 18

Votre lettre m’arrive dans le beau pays de Hongrie. C’est un grand désir de connaître cette poétique terre et une invitation de notre ami Lâszlô qui m’ont conduit ici, il y a près de deux mois. Vous connaissez Làszlô ; il invite de grand cœur, oublie les invitations qu’il a faites, et quitte tranquillement sa maison la veille du jour où son hôte doit arriver. Vous me connaissez aussi ; il y a des occasions où l’amitié que je porte aux gens se double de la joie d’en être débarrassé. Quand j’arrivai à N…, mon ami venait d’en partir pour Vienne le matin même.

Depuis de longs jours, je voyageais dans la puszta hongroise. Descendant les montagnes de la Transylvanie, j’avais traversé seul le grand désert des prairies, mais je ne me sentais pas encore las de solitude. Je m’installai dans la maison vide, heureux du départ de mon ami. C’est une vieille bâtisse commode à l’intérieur, et à l’extérieur entièrement tapissée de glycine en fleur dont les nombreuses et grandes grappes d’un bleu pâle parfument l’air. Autour de la maison s’étend un jardin envahi par des fleurs des champs et ces plantes superbes qu’on nomme mauvaises herbes. Des vipérines, des molènes, des coquelicots aux larges fleurs saignantes comme des cœurs ouverts croissent dans tous les coins ; l’aconit balance sur de longues tiges ses casques violets ; çà et là, des glaïeuls aux blancs épis ; une nigelle de Damas, égarée là, s’épanouit richement vêtue d’un velours d’azur sous un feuillage transparent, aussi fin que des cheveux. À l’entrée, deux ifs, taillés en cigognes, gâtent seuls l’ensemble harmonieux de cette sauvage invasion.

La maison, posée comme un observatoire sur un coteau, domine un horizon merveilleux. D’un côté, le Danube, qui roule amplement épandu, tacheté d’îles vertes peuplées de pélicans, et tantôt bordé de clairs marécages où pèchent gravement des hérons, tantôt encadré de roseaux aux fourreaux de velours brun, aux panaches lumineux, de grands chardons à feuilles striées de blanc, de romarins, de lavandes, de genêts aux fleurs d’or ; de l’autre, la puszta aux grandes lignes ardentes, fermée par l’hémicycle des monts Carpathes et transylvaniens. C’est un ancien lac dont le sol, nourri par les fertiles alluvions que la Tisza, le Maros et les autres rivières ont portées des monts environnans, se revêt d’une prodigieuse végétation. Elle s’étale à perte de vue, avançant au moindre vent ses longues nappes de fleurs, aux teintes soyeuses et fondues, et bruissantes de chuchotemens. Il y a là une mer de couleurs : des tons glauques zébrés d’argent, des roses de rubis, des violets pâles, des jaunes d’or empourprés, qui ondulent, se rejoignent, s’entrelacent, se confondent dans une longue traînée de lueurs aveuglantes, sous chaque fusée de rayons du soleil. À l’extrême limite, les montagnes s’échelonnent dans un mouvement impossible à saisir, noyées pour ainsi dire dans un réseau d’indéfinissables azurs.

Au jour naissant, la puszta dort dans la tiédeur d’une brume blanche comme dans un manteau d’hermine. Le soleil monte, et sous un ruissellement de clartés roses elle sourit par les yeux magiques des fleurs. Les blancheurs satinées des narcisses, les pourpres violacées des œillets, les soies jaspées des jonquilles, serpentent sur l’émeraude des hautes herbes. Au-dessus de la plaine passent des cailles et des râles qui vont boire au fleuve. Ils volent divisés par bandes, les cailles plus bas que les râles et emportant aux pattes les derniers flocons du brouillard qui se fond dans l’espace. Arrivés au Danube, on entend des battemens d’ailes mêlés à des clapotemens d’eau remuée, puis tout rentre dans le silence. Une heure après, les mêmes bataillons repassent dans le même ordre et regagnent la plaine.

La lumière, au matin sereine et délicieuse, devient accablante vers midi ; le désert s’allonge encore, on le voit s’enfoncer dans toutes les directions, rampant avec de fauves reflets ; rien de vivant dans l’étendue, si ce n’est de loin en loin, à une grande hauteur, un aigle au ventre brun, interrogeant le ciel sans nuages d’un œil tranquille. Il y a là quatre heures d’un calme et d’une stupeur incroyables. Et toujours la même pureté dans l’air, une netteté plus grande dans le contour des montagnes, une coloration morne, mais saisissante, sur la surface incendiée des herbes. Vers six heures, la chaleur s’apaise, la lumière s’adoucit, des bruits confus montent de la plaine ; hommes et bêtes secouent le poids du soleil ; de longs troupeaux de bœufs blancs et de buffles aux yeux perdus dans les poils suivent les pâtres ; des chevaux qu’on mène boire au Danube hennissent ; sur la lisière de la puszta s’avancent des charrettes chargées de foin. Le désert ressemble alors à une plaque d’or ; de blondes vapeurs traînent sur les montagnes, et la nuit s’apprête à venir.

Imaginez un peintre devant ce que je vois ici ; représentez-vous un tableau de ce paysage aux lignes claires, fuyantes et en même temps immobiles, uniforme, et cachant sous cette uniformité des décompositions de nuances infinies, — comme un tableau pareil renverserait le système des harmonies dont le paysage vit depuis le siècle dernier ! L’homme ne se contente pas de perfectionner l’homme, il veut aussi donner à la nature un témoignage de sa sollicitude ; il a donc inventé un principe de l’art, très peu modeste, que je retrouve partout, et qui donne à la nature l’initiative du beau, réservant à l’artiste le droit de la corriger ; cette opération s’appelle créer ou embellir ! Véronèse peint de grands nuages blancs, et ce sont ces grands nuages réels qu’on retrouve suspendus au-dessus des colonnades de la place Saint-Marc à Venise ; le soir, les chaudes ombres roussies de Titien tombent sur San-Giorgio et les bâtisses de brique environnantes, mais Titien, Véronèse, aimaient la nature, ils la respectaient : la poésie des choses extérieures leur paraissait grande, les pénétrait, ils n’y mettaient pas d’intentions psychologiques. Les intentions psychologiques, les idylles morales de nos peintres, sont d’excellentes choses, mais sans le moindre rapport avec l’art et la poésie. Le peintre moderne, — quand il ne proportionne pas ses œuvres à la petitesse et à l’agrément de sa clientèle, — généralise ; c’est-à-dire il déforme, amoindrit, apaise, selon son tempérament personnel, toute une série de beautés entières, admirables, qui échappent nécessairement aux conventions et sont hors de toute discipline. Vous me répondrez qu’il n’y a pas de lois à établir en matière de beauté, de plaisir et d’émotion ; vous aurez raison, et je m’en retourne écouter le vent qui s’endort sur la grande plaine.

On ne peut rien faire ici, sinon rêver, et trouver la vie belle et bonne. J’y étais très bien disposé, lorsque le retour de László m’a ramené au bruit, au monde, à l’ennui, à tout ce qui éparpille et réduit. László me fait consciencieusement les honneurs de son pays. Nous sortons tous les jours, déjeunant en compagnie à droite, dînant en gala à gauche, et ne rentrant d’ordinaire qu’au matin. Les repas sont abominablement longs, mais les poulets au paprika (espèce de poivre turc) et les vins de Hongrie excellens. Je vois des hommes qui mangent, boivent, rient, pleurent, comme ailleurs. Les femmes, d’une beauté puissante, d’une sensualité solide, ne montrent pas trop d’enthousiasme pour l’amour platonique. On leur baise les mains, des mains molles, sans nerfs, sans idées ; elles sourient. C’est bon signe quand les femmes sourient, dit un écrivain chinois.

Somme toute, ce sont d’excellentes gens, qui me prennent avec mon caractère, si opposé au leur, sans trop de difficulté. À deux pas de nous, la comtesse K…yi passe l’été dans une petite maison enfouie, comme la nôtre, dans des flots de verdure. Sa fenêtre s’ouvre à l’aube ; une tête blonde et vermeille paraît au milieu d’un cadre de feuillage : elle nous appelle, et nous passons une grande partie de la journée à lui raconter toute sorte de folles histoires. Dans l’après-midi, la comtesse nous mène dans ses vignes. On y mange de beau raisin, que ses belles mains (les seules intelligentes que j’ai rencontrées jusqu’ici) détachent avec des ciseaux d’or, des pêches fondantes, des figues parfumées. La comtesse dit des riens charmans qu’on écoute sérieusement ; on écoute, on regarde et on rentre à la tombée de la nuit pour recommencer le lendemain.

Tout le monde est si aimable, si accueillant, si accaparant, qu’il est difficile de se soustraire à une hospitalité caressante, flatteuse. Je m’y abandonnais ; mais un matin on me parla d’un camp de bohémiens dans la forêt de T…, à huit ou dix lieues de N… Un heure après, j’étais en route pour la forêt. Ma première jeunesse avait été fortement frappée par les errantes apparitions des bohémiens à Kief. Je les rencontrais se promenant familièrement dans les rues et offrant aux passans des amulettes, ou, sur les rives du Dnieper, accroupis dans quelque creux de rocher, le menton sur les genoux, et regardant les plages jaunâtres et désolées des côtes opposées de leurs yeux fauves et rêveusement tristes. Le soir, les femmes dansaient avec des jupes décorées de morceaux d’étoffe rouge découpés en cœurs. C’étaient là de terribles, de mystérieux morceaux d’étoffe, et des danses méchantes, enflammées d’hystérie. L’air s’embrasait à leurs tournoiemens lascifs, et des cœurs piqués sur leurs corps vivaces de roses gouttes de sang semblaient perler. À la sortie de ces bals, elles couraient de la ville à travers la plaine, vers le camp, dont les feux brillaient comme de grandes et rouges étoiles. Ces caravanes d’êtres étranges, qui gardent sous tous les cieux leur paresse rêveuse, leur rébellion au joug, leur amour de la solitude, m’attiraient avec un charme maladivement irrésistible. Je ne comprenais ni le mépris ni le dégoût dont ils étaient l’objet ; il est vrai que je ne les comprends pas plus aujourd’hui.

Je n’avais jamais entendu de musique tzigane. Quelques femmes Chantaient à Kief des couplets bohémiens en russe et sur des mélodies du pays ; mais en Russie, comme en Valachie, les bohémiens cultivent peu et mal la musique ; leurs chansons, qu’ils accompagnent d’une mauvaise guitare ou d’une espèce de mandoline, dépourvues d’originalité, sans verve, sans élan, ne laissent aucune impression précise. On m’avait dit des merveilles du génie musical des tziganes en Hongrie, Me voilà donc chevauchant vers la forêt. J’y arrivai après six heures de marche, et tout aussitôt je m’y perdis, — sans trop de regrets. J’errai longtemps ; un grand rideau noir sur ma tête, — plus loin, à une profondeur qui n’avait pas de limites, un ciel uni pareil à une conque de saphir ; des brises chaudes montaient du sol avec je ne sais quelles bonnes odeurs confuses ; les arbres, agités doucement, ondoyaient avec des rayons d’or dans leur feuillage ; sous les pieds du cheval, le froissement des feuilles mortes se mêlait à des chants d’oiseaux, à des bruits d’eau courante sous la mousse.

Le soleil déclinait lorsque mon cheval donna des signes de joie comme à l’approche de l’homme, et nous débouchâmes sur une clairière. Les bohémiens étaient là pêle-mêle, gens, chevaux, chariots, sur un terrain battu, brouté, avec des places noircies par le feu, et couvert de débris de plats de bois, de gamelles, de poterie grossière, de tessons, d’os rongés, de pelures de légumes ; parmi tout ce désordre de choses noirâtres, quelques coffres carrés aux vives couleurs, des lambeaux d’éclatantes étoffes. Un chien jaune à museau pointu, à oreilles droites, se tenait à l’entrée de la clairière ; de maigres petites filles allumaient un feu que la brise éparpillait en langues de flamme sous des pieux ajustés en triangle qui soutenaient une marmite. Je pensais déjà aux nourritures bizarres et suspectes que Goya jette dans les chaudrons des sorcières de Barahona, lorsque je vis une bohémienne traîner prosaïquement vers la marmite un paquet de poulets liés ensemble par les pattes et poussant des cris de détresse.

Groupés confusément sur le sol pelé, les hommes fumaient ; les uns rassemblés sur eux-mêmes et le menton sur leurs genoux, d’autres la nuque appuyée contre un arbre, d’autres penchés sur le coude, les doigts passés dans leur chevelure inculte. Tous avaient cette pureté de traits, cette noblesse nonchalante, avec un air de mélancolie pensive, attributs des races vierges de tout mélange, des yeux d’un calme brûlant d’une passion endormie. Çà et là des vieilles horrifiques, le visage brûlé, rouillé, tanné, et dont les yeux seuls avaient gardé leur éclat d’étoiles, étaient accroupies entourées de marmots dans l’état le plus primitif avec de gros ventres et des membres grêles. De grandes filles aux yeux orientaux, faits de nacre et de jais, aux joues fermes et polies comme du basalte, de formes vigoureuses, faisaient face à l’horizon vide et se découpaient avec dureté sur le bleu du ciel. Plusieurs d’entre elles étaient vêtues de drap écarlate, avec de petits corsets couverts de métal, des chemises lamées, pailletées de broderies, une profusion de verroteries ; au centre, il y en avait une dépassant de toute la tête ses compagnes, et qui sortait de ce milieu comme un rêve sort des trivialités de la vie. Son visage était d’une finesse et d’une suavité d’ovale inconnues parmi nous, avec des yeux aimantés, inquiétans, qui faisaient songer à des vices splendides ; un turban noir serrait ses cheveux noirs, une chemise d’une éclatante blancheur s’entr’ouvrait sur sa poitrine saillante ; elle avait au cou, entortillé cinq ou six fois en collier, un long chapelet de fleurs jaunes, aux mains des grappes de mêmes fleurs.

Les rayons rouges du soleil couchant éclaboussaient le bivouac avec une fantaisie, une furie d’effet sans pareilles. La nuit tomba, et toute couleur disparut. Le feu flambait maintenant, et des yeux luisans, des dents blanches, des mains mobiles, émergeaient au hasard de l’ombre. En dehors du campement, on ne voyait ni ciel, ni terre, ni arbres. J’avais exprimé aux bohémiens mon désir de les entendre, mais le silence avait répondu à mon appel. Hommes et femmes, étendus à plat ventre autour du foyer, buvaient l’eau-de-vie que j’avais fait chercher au village voisin.

Soudain une note étrange, longuement soutenue, me fit dresser l’oreille. Elle vibrait comme un soupir du monde surnaturel. Une autre la suivit, soumise, désolée, évoquant des choses terribles. Une pause survint, et un chant divin, large et sombre, se développa avec majesté. Les sons montaient, ondulaient, s’enflaient comme un immense choral avec une pureté, une noblesse incomparables de lignes. Il y avait là, pareils à des rayons d’étoiles brisés, tantôt éblouissans, tantôt sinistres, des souvenirs de ruines, de tombeaux, d’amour et de liberté perdus. Une nouvelle pause, et des strophes d’une allégresse effrénée éclatèrent. On retrouvait encore la phrase principale, mais se détachant comme une fleur de sa tige sous des myriades de notes ailées, des touffes de sons vaporeux, de longues spirales de fioritures transparentes et comme prismatiques ; elle revenait en rhythmes syncopés, pleine d’hésitation et de trouble, ou s’élançant d’une allure franche et franchement colorée.

Cependant les violons devenaient toujours plus hardis et plus impétueux. Le vertige s’emparait des sens ; je m’étais levé, je regardais ces hommes debout, fermes et assurés, qui appuyaient les violens sur leur poitrine comme pour y verser tout le sang de leur cœur, je suivais les mouvemens de leurs archets qui fouettaient l’air comme avec des formules magiques, je me sentais oppressé ; dans mon angoisse, j’aurais voulu arrêter ce débordement, lorsque, par un renversement ingénieux, le motif douloureux et sombre du début se transforma en une mélodie gracieuse, merveille poétique. Les sons passaient rapidement comme des étincelles sonores. Ils s’éteignirent aussitôt ; une féroce violence anima les dernières mesures, et les bohémiens déposèrent leurs archets.

Ils les reprirent bientôt, devinant un auditeur ému. Les heures se passaient, de larges étoiles s’allumaient à tous les coins du ciel, le feu s’enveloppait de longs tourbillons de fumée, et j’écoutais toujours. Les bohémiens chantaient l’amour et les tourmens d’amour, et c’étaient des larmes et des sourires, des soupirs et des râles, des sons caressans comme des chants de berceuses, des sifflemens de vipères. De vagues désirs, une tristesse irrémédiable envahissaient le cœur ; il semblait que de blessures ouvertes des chaudes et rouges gouttes de sang tombaient une à une. — La musique cessa, les hommes se recouchèrent, et je quittai le camp, emportant la révélation d’un art aux vertigineuses conceptions.

Trois points principaux «déterminent le caractère de la musique bohémienne : ses intervalles inusités dans l’harmonie européenne, ses rhythmes essentiellement bohémiens, ses fioritures orientales. Les tziganes prennent dans la gamme mineure la quarte augmentée, la sixte diminuée et la septième augmentée. C’est par l’augmentation fréquente de la quarte que l’harmonie acquiert des chatoiemens d’une audacieuse et inquiétante étrangeté. Le musicien civilisé, choqué, commence par y voir de fausses notes. — « Ce serait beau si c’était bien, dit-il, mais les règles ! » Les rhythmes ont pour loi de n’avoir pas de loi. L’abondance en est incalculable. Les bohémiens passent du mouvement binaire au ternaire avec un à-propos si heureux, par des combinaisons de rhythmes, de trois temps en trois temps ils opèrent des transitions d’un effet si enivrant et si solennel, qu’on ne saurait imaginer les rares beautés qui résultent de cette richesse. Quant aux fioritures, elles donnent à l’oreille tous les plaisirs que l’architecture mauresque donnait aux yeux ; les architectes de l’Alhambra peignaient sur chacune de leurs briques un petit poème gracieux ; les bohémiens ornent chaque note de dessins mélodieux, de luxuriantes broderies.

Tout va bien jusqu’ici. On peut jusqu’à un certain point expliquer le mécanisme des effets heurtés, des reliefs bizarres ; mais la flamme impalpable du sentiment tzigane, ce sentiment dont le charme étrange, subjuguant, est une animation vitale presque adéquate à la vie elle-même, le mystérieux équilibre qui règne dans cet art sans discipline, entre ce sentiment et la forme, comment les décrire ? Mystère du génie qui porte en lui son inexplicable puissance d’émotion, et que la science et le goût nient en vain !

Depuis mon retour de la forêt, je suis poursuivi opiniâtrement par le souvenir du peuple d’Egypte. Sur le fond brumeux de mes rêves, les bohémiens se profilent avec leur teint hâlé, l’énergie de leurs physionomies, leurs attitudes impassibles ; j’entends leurs chants incomparables, aux rhythmes si fiers, aux accens si éloquens ; couleurs et sons disparaissent, les lignes se troublent, — je m’éveille, et je bats les environs pour retrouver un orchestre tzigane ; mais plus de tziganes ! C’est le baron Rosti qui nous est arrivé pour les remplacer, un mélomane et flûtiste enragé. Il joue toujours : « O douce étoile, feu du soir » du Tannhäuser, et c’est de la façon suivante. Je me mets au piano et j’exécute les quatre mesures du commencement ; à la quatrième mesure, le baron se met en position, embouche son instrument et fait mine de commencer. Ses joues se gonflent, s’empourprent, il souffle, il pousse, rien ne sort. Il regarde alors dans l’intérieur de la flûte, n’y découvre rien et souffle avec rage, pas un son. — Recommencez, dit-il, — et pendant que je répète les quatre mesures, mon homme place sa flûte entre ses jambes, tout comme la grande clarinette qui fonctionnait à un concert de Döhler et dont Berlioz raconte si plaisamment l’histoire, puis il promène dans le tube un écouvillon qu’il a tiré de sa poche. Le temps se passe et les quatre mesures aussi ; alors de nouveau : « Recommencez, » et tirant d’une autre poche un canif, il se met à gratter précipitamment l’embouchure de la flûte. Enfin il croit avoir gratté suffisamment, réembouche son instrument, souffle et sue, quand un suprême effort expulse le couac le plus terrible qui ait jamais déchiré les oreilles. Nous rions, et le baron dit tranquillement : — C’est un accident, vous entendrez demain « ô douce étoile, feu du soir, » c’est divin.

J’ai retrouvé les bohémiens à une fête que donnait un ami de László dans le comitat de Tolna. Le dîner a été interminable, et les vins glorieux. On a mangé et bu vertement, après quoi on a pris le café sur la terrasse du château. Le ciel était ce soir-là d’un bleu laiteux teinté de rose ; les champs qui s’étendaient à perte de vue offraient aux regards une nappe d’or pâle, les montagnes ondulaient avec une douceur infinie comme de longues houles d’azur. J’oubliai tout, jusqu’aux bohémiens annoncés.

À ce spectacle, depuis quelques minutes je vivais dans le passé. Une autre vallée de la plus fraîche verdure, un lac d’un bleu foncé, se déroulaient devant les yeux de ma mémoire comme une scène d’idylle. Derrière le lac, des prairies embaumées, un labyrinthe de forêts ; au fond, la Jungfrau drapée de son éternel linceul d’une blancheur immaculée et éclatante. À quelques pas de moi, on chantait une ballade allemande, la Fille de l’hôtesse et les trois compagnons, dont l’un disait : « Oh ! si je l’avais connue, comme je l’aurais aimée ! » et le second : « Je t’ai connue et je t’ai tendrement aimée ; » mais c’est moi qui achevai : « Je ne t’ai pas connue, mais je t’aime et t’aimerai pendant l’éternité. » La note frissonnante d’une cymbale, qui partait d’un massif au pied de la terrasse, vint m’éveiller. Au même moment, la comtesse K….yi, qui ne manquait aucune fête, s’approchait et me disait : — Farkas Miska et sa bande !

Farkas Miska ! le bohémien des salons de l’aristocratie hongroise, qui ne donne pas une fête sans lui.

Le concert commença par le szozát, chant national hongrois, chef-d’œuvre de style, de noblesse, de vigueur, et plein de cette tristesse mystérieuse qui traverse ici toute musique. L’hymne chantait les vieux combats de la liberté, les anciennes batailles, les exploits de la chevaleresque nation, et la Hongrie, détachée du cadre du présent, reculait toujours plus fière et plus glorieuse dans la demi-teinte du passé. De chaleureux applaudissemens couvrirent le triomphant finale. Des lassan, des hongroises, suivirent. Vers la nuit, on invita la troupe à prendre des rafraîchissemens, et Farkas Miska monta au salon. C’est un homme de quarante-cinq ans, très grand, très maigre, avec beaucoup de dignité d’allure, le teint jaune ardent, la physionomie impérieuse et douce à la fois, les yeux très beaux.

Je l’observai curieusement. Il se promenait fier, nonchalant, muet, à travers la foule qui commençait à remplir le château. Plusieurs personnes lui parlèrent ; il les regardait vaguement, et sans répondre poursuivait sa promenade. Après avoir fait quelques tours ainsi, il remarqua pourtant la comtesse K….yi, et, marchant droit à elle, lui adressa la parole. Je m’approchai hardiment, et demandai au bohémien le motif qui le poussait à converser avec Mme K.,..yi plutôt qu’avec les autres. Il me regarda un moment et répondit : — Van lelkel (elle a de l’âme). — Il ajouta : — Te is (toi aussi). — Puis il nous tourna le dos. Je me sentis très flatté.

Le lendemain de très bonne heure, un grand bruit dans la chambre voisine de la mienne me réveilla : battemens des portes, des fenêtres, déplacemens des meubles ; ce remue-ménage cessa enfin. J’allais me rendormir lorsqu’on frappa à ma porte. Un joli garçon, tout blond, tout mouton, qui me fit l’effet d’une fille déguisée, entra : — Monsieur, je suis Plotenyi Nandor, disciple fervent de Remenyi Ede, qui arrive et vient de s’installer dans la chambre voisine.

— Très bien, monsieur. Est-ce pour décliner votre nom et votre ferveur que vous venez m’empêcher de dormir ?

— Non, c’est pour vous prier de vous habiller et d’aller vous promener. — Le mouton disait cela avec un petit air décidé qui lui gagna mon estime.

— Comment, d’aller me promener ?

— Oui, monsieur, Remenyi Ede, mon maître, a exprimé la volonté de travailler dès le matin, et tout voisinage lui est importun.

— Allez-vous-en au diable, vous et votre maître Remenyi Ede !

Le mouton devint pourpre et se mit à trembler de douleur. — Oh ! monsieur, monsieur, lui au diable, lui le grand violoniste, le successeur de Czermak, de Bihary !..

— Votre maître est bohémien ?

— Non, monsieur, mais il est le seul d’entre les violonistes actuels qui possède la tradition authentique de la musique bohémienne.

— J’aime cette musique, lui dis-je, et c’est pourquoi je me lève. Je descends au jardin.

— Oh, non ! monsieur, allez dans les champs. Tenez, — et il ouvrit une fenêtre, — tout le monde a quitté le château. — En effet, le maître de la maison et tous ses hôtes défilaient par la porte du jardin. Ils n’avaient pas dormi trois heures. Je les rejoignis, et tout le monde à la fois se mit à me raconter l’histoire de Remenyi.

À dix-sept ans, il avait été attaché en qualité de virtuose à la personne de Gyorgey durant la guerre de Hongrie. Il jouait du violon avant et après le combat. Quittant son pays avec l’émigration, il avait partagé l’exil du comte Teleki Sandor et d’autres vaillans, puis passé quelque temps à Guernesey, où il connut Victor Hugo. De là il était allé se faire entendre à Hambourg, à Londres, en Amérique, marchant de succès en succès. Revenu en Hongrie, sa renommée ne fit que grandir. Il voyagea quelque temps, traversant le pays en tout sens, émerveillant l’aristocratie et les paysans, et jouant avec le même brio et la même poésie dans les granges que dans les palais.

Je m’esquivai et rentrai dans le jardin, où je me blottis dans un massif de noisetiers. Remenyi jouait, il jouait… un concerto de Bach ! Je l’accablai des plus violentes malédictions. Comment ! c’est pour jouer un concerto de Bach que ce faux Rommy m’avait fait lever, m’habiller et courir les champs dès l’aurore !

Il parut à déjeuner ; c’était un homme de tournure et de traits vulgaires, ni grand ni petit de taille, ni maigre ni replet. Son visage cherchait à exprimer un certain dédain, mais il y avait quelque chose de débonnaire dans le regard, les mouvemens et la voix. — Remenyi a bien travaillé ce matin, — nous dit-il après déjeuner. (Il n’ouvre la bouche que pour faire son éloge et ne parle de lui qu’à la troisième personne.)

— Oui, un concerto de Bach, lui dis-je. — J’avais ce concerto sur l’estomac.

Il se redressa : — Remenyi joue aussi autre chose, — et, appelant Nandor, il demanda son violon. Vingt personnes coururent le chercher. Remenyi joua une hongroise, et dès les premières mesures le vaniteux disparut. La passion délirante, la verve dévergondée, la magie des ornemens veloutés, aériens des tziganes, tout y était. Sa main n’hésitait jamais ; il avait toutes les qualités de l’imagination : mouvement, couleur, éloquence, et toutes celles de la science : clarté, justesse, certitude, dominées par l’inspiration passionnée qui fait le génie. Aussi, dans les pétulances terribles lancées à toute volée comme dans l’ardeur concentrée des accens pathétiques et la grâce suave des phrases mélodieuses, son jeu restait toujours ample, large et sculptural.

Il déposa son archet, souriant comme un enfant. La musique avait opéré en lui un changement merveilleux ; il se montra tout à coup naturel, ingénu. De temps en temps, il reprenait son violon. Il nous fit entendre, entre autres choses, la scène de bal de Roméo et Juliette, de Berlioz. Ce fut un magique enchantement. Nous étions en Italie : la lune argentait de silencieuses allées de cyprès, de blanches statues de marbre scintillaient, on entendait le clapotement des fontaines ; puis un beau palais apparaissait, tout lumière et musique, une foule se pressait sous les lambris dorés en masques et en brillans costumes, le vent de la nuit apportait dans le jardin de gais accens de danse ; mais tout cela passait rapidement, et Juliette disait maintenant : « En vérité, je t’aime trop, beau Montaigu. »

Comme je remerciais le grand artiste en lui exprimant toute mon admiration pour son génie d’exécution, il répondit : — Pourvu que Remenyi s’approuve !.. Et il acheva sa phrase d’un geste expressif.

Il joua encore un duo avec Nandor, puis marchant gravement vers la pendule qui se trouvait sur la cheminée, il arrêta le balancier, et, se tournant vers le maître de la maison : — Que cette aiguille, dit-il, marque éternellement l’heure où Remenyi a joué chez vous ! — Horváth Károly, à qui il s’adressait, se mit à pleurer d’attendrissement, et tout le monde embrassa à tour de bras Remenyi.

Le lendemain, par je ne sais quel esprit de perversité, il se remit au concerto de Bach. Comme après tout il était sensible à une admiration que je ne cherchais guère à déguiser, il m’invita d’une façon pressante à aller passer quelques jours dans sa maison de Rakos-Palota aux portes de Pesth. Nous partîmes ensemble, voyageant à petites journées. Sur notre route, Remenyi s’arrêtait dans tous les villages, toutes les villes, tous les châteaux. Partout où il était connu, on le fêtait, choyait ; partout où il était inconnu, il n’avait qu’à se nommer, et portes et cœurs s’ouvraient largement. On m’a raconté qu’un jour il avait commandé une paire de bottes dans une petite ville où il venait de jouer. On les lui apporta avec la note acquittée par la municipalité. C’est que l’art est une gloire nationale ici, — l’art bohémien surtout, qui plonge au cœur de la Hongrie et dont les racines s’enlacent aux fibres du sol même.

Une question aussi intéressante que difficile à résoudre est constamment soulevée en Hongrie. La musique nationale hongroise appartient-elle aux bohémiens, ou les bohémiens ne sont-ils que les exécutans, les déclamateurs d’une poésie qui appartient en propre à la Hongrie ? Il y a des faits qui prouvent que les bohémiens étaient déjà en Hongrie au XIIIe siècle (rien ne prouve qu’ils n’y fussent pas antérieurement), et des noms d’exécutans bohémiens, célèbres déjà au XVIe siècle, se sont conservés dans la mémoire du peuple. Or on ne cite pas une individualité hongroise de ce temps. Le plus ancien monument de musique hongroise, — les mélodies de Tinody Stephens, sans originalité, sans valeur, publiées en 1554 à Klausenburg, — n’offre d’autre attrait que celui de l’antiquité. En outre les chroniqueurs ou les auteurs anciens traitant de l’art bohémien ne parlent jamais de la nationalité magyare des airs tziganes, ni ne présentent les bohémiens comme simples exécutans d’une musique étrangère. M. Gabriel Mattray, très versé dans cette partie de l’histoire de la musique, écrit même : « Les Hongrois bien élevés ne s’adonnèrent jamais à la musique nationale, surtout à la composition ; c’est pourquoi la musique hongroise n’a pu être conservée et popularisée que par les bohémiens. » Pour moi, après avoir entendu les tziganes, j’ai la certitude que leurs facultés ne sont pas seulement d’exécution, mais aussi de création. L’art bohémien sort du sentiment, du génie bohémien même. Cet art est trop étrange, ses élémens sont trop sauvages pour être le produit exclusif d’un peuple réfléchi, sage, croyant, pratiquant, cultivé, lettré, d’un peuple civilisé ; mais les Hongrois ont eu la compréhension de cet art, ils l’ont environné d’amour et de respect. Réchauffé, vivifié, acclamé par la Hongrie, il lui appartient de par l’admiration et les larmes sympathiques qu’elle lui donne.

Nous arrivâmes enfin à Rakos-Palota. La maison de Remenyi est une longue bâtisse, assez vulgaire, que précède une cour malpropre, livrée aux poules, canards et cochons. Elle est ornée sur le devant de maigres peupliers qui ressemblent moins à des peupliers qu’à des points d’admiration, et que je soupçonne d’avoir été plantés là à bon dessein. À l’intérieur, c’est une longue galerie divisée en compartimens et contenant un amoncellement d’objets rares et précieux, tous cadeaux, où la valeur historique vient s’ajouter à la valeur matérielle. Il y a là des joyaux curieux, des bagues antiques, des chaînes d’or à désespérer l’art des orfèvres modernes. Des crédences en chêne sculpté supportent tout un monde de vases, de pots, de hanaps, de gobelets, de puisarts, de flacons, de cruches. Et quels pots ! de 3 ou 4 pieds de hauteur, et qui n’ont pu servir qu’aux beuveries de Rabelais. Un arsenal d’armes complet, de vieilles pièces de monnaie, des croix d’argent oxydé, bizarrement fouillées, des manuscrits rarissimes, des aquarelles, des tableaux anciens et modernes tapissent les murs ; mais savez-vous ce qu’il montre surtout avec orgueil ? C’est une paire de bottes de Liszt enfant et son sabre hongrois.

Tous les jours, nous avons du monde. C’est un monde qui n’a souci que de vie, de lutte, de fièvre, artistes, peintres, sculpteurs, musiciens. Ils nous apportent leur gaîté aux francs rires, leur pauvreté vaillante, leurs esprits fermes, leurs cœurs remplis de flammes et de caprices. Ils dissertent, ils chantent, parfois ils écoutent ; puis ils s’en vont comme ils sont venus, le sourire aux lèvres, le feu dans les yeux et de l’espoir plein le cœur. En France, en Allemagne, dans chaque ville, cent propositions se heurtent et se brisent, cent écoles s’injurient ; ici, dans un large horizon, une seule pensée, comme un rayonnant soleil, monte, remplit le ciel et luit. C’est la pensée de l’art, immortellement vrai, éternellement nouveau.


ROBERT FRANZ.



REVUE MUSICALE.


Mme Adelina Patti a chanté dimanche à l’Opéra la Valentine des Huguenots dans une représentation donnée au bénéfice des Alsaciens-Lorrains. La simple annonce de cet événement avait mis en émoi depuis une semaine tout le dilettantisme parisien. C’est la curiosité qui mène le monde, et, lancés une fois sur cette piste, nous payons à prix d’or jusqu’à nos déceptions. Un talent, quel qu’il soit, se meut dans sa sphère, il a sa mesure et ses conditions, le joli, le lovely n’est point le beau ; telle est cependant la folie du succès, le prestige qui s’attache à certaines personnalités, qu’il se trouve toujours là sur leur chemin d’honnêtes gens pour les encourager, les applaudir, les acclamer dans leurs plus téméraires aventures, et le public, étourdi, fasciné, ahuri par ces tempêtes de bravos, ces avalanches de bouquets monstrueux et toutes ces démonstrations extravagantes qui vous rappellent le fanatisme des fakirs hindous se faisant broyer sous le char de l’idole, — le bon public, toujours et partout taillable et corvéable à merci, de s’écrier ensuite à la façon du chambellan Polonius : «Vous nous disiez que c’était un rossignol, mais non, vous vous trompiez, c’est bien un aigle ! »

Accueillie avec transport par la salle entière à son entrée en scène au second acte, Mme Adelina Patti a salué d’abord les spectateurs, puis la reine de Navarre, et Valentine de Saint-Bris a pris le jeu. La prononciation est bonne, les mots se dégagent clairs et martelés, çà et là seulement quelques fautes de prosodie, un luxe d’e muets qui feraient dresser les cheveux à Vaugelas, mais point d’italianisme, vous diriez plutôt cet accent cosmopolite des Russes et des Viennois parlant français. Le premier dialogue avec la reine, plein de nuances pourtant, passe inaperçu. Vient le finale et cette phrase vigoureuse où jadis Mlle Falcon entraînait la salle ; c’était pour la tragédienne une première occasion de se montrer, elle s’est dérobée. Au troisième acte, égal désappointement pour tous ceux qui pouvaient avoir compté sur les beaux effets du récitatif : O terreur ! Je frissonne au seul bruit de mes pas. Cette phrase sublime et d’une si large envergure est dite sans pathétique et surtout sans autorité. Nous venons de prononcer le mot par lequel se résume notre opinion sur la manière dont Mme Patti tient le rôle de Valentine. Elle y manque absolument d’autorité. En dehors des passages où la virtuose seule est en jeu, le duo avec Marcel par exemple, qu’elle développe d’un organe splendide et peut-être encore avec plus de richesse que de style, on la voit s’agiter, se mutiner sans résultat sérieux, son geste fluet, saccadé, ne dépasse point la rampe. Il semble que cette puissante musique et ce grand drame la suffoquent, elle est là dedans comme l’oiseau qui tressaute dans sa cage, bat des ailes et, de guerre lasse, se dédommage de sa captivité par de gentils gazouillemens.

On dira ce qu’on voudra, notre opéra français ne se laisse point aborder ainsi au pied levé, il faut pour supporter pendant cinq actes le poids de ces écrasantes conceptions du génie lyrique une éducation spéciale, une intelligence du théâtre, un acquis dont les trilles les mieux perlés et le plus beau canto spianato ne sauraient tenir lieu ; il faut surtout ce goût de l’idéal, ce sentiment profond du style et de la passion qui distinguent une vraie grande artiste d’une simple virtuose. Les Américains, les Russes, les Anglais, peuvent s’y tromper, confondre Lucie avec dona Anna, Valentine avec Violetta ; nous avons chez nous d’autres idées, et j’avoue qu’il ne me fâche point de voir de temps en temps ces éblouissans météores pâlir un peu au lustre de notre scène. Il résulte de là un enseignement fait pour rehausser à nos yeux le mérite des artistes que nous formons, et que ces quelques représentations de Mme Patti à l’Opéra ne décourageront pas, espérons-le. Sans nommer Cornélie Falcon, qui dès le premier jour, et sous les yeux mêmes du maître, réalisa le type de sa création, nous avons vu passer bien des Valentine, la Cruvelli, d’un si tragique essor dans le duo, — Rosine Stoltz, un tempérament diabolique avec des éclairs de voix fulgurans, — que ceux qui l’ont entendue se rappellent ces cordes basses dans le magnifique adagio à la Mozart du duo du troisième acte, et qu’ils comparent ; toutes valaient mieux que la Patti dans ce rôle de Valentine, qu’elles savaient au moins marquer d’un trait caractéristique et faire vivre de la vie du théâtre. Il est vrai qu’elles coûtaient moins cher : 6,000 francs par représentation, c’est raide, comme dit Olivier de Jalin, que nous allons bientôt retrouver à la Comédie-Française.

L’an dernier, quand le shah de Perse voulait exprimer son admiration à l’endroit d’une jeune personne, il s’écriait pari nt à son père : « Ta fille est splendide, elle vaut 3,000 tomans ! » C’est à croire aujourd’hui que le public ne raisonne pas autrement. Comment donc ne serait-ce point beau lorsque c’est si cher ? et les applaudissemens, les ovations, de se régler en conséquence. Vous verrez qu’au prochain retour de Mme Nilsson dans Ophélie, l’enthousiasme sera moitié moindre, car, si le talent de la Patti vaut 6,000 francs, celui de Christine Nilsson n’en vaut, paraît-il, que 3,000 ! N’importe, malgré la sainte haine qui nous anime contre le régime des étoiles, essentiellement désorganisateur de tout ensemble dramatique, nous approuvons cette fois l’expérience, d’abord parce qu’une étoile ne peut que compromettre son prestige à se produire dans de pareilles conditions, ensuite parce que ces sortes de solennités ont cela de bon, que la troupe ordinaire se pique d’émulation, se serre les coudes, et, devant l’étrangère ou l’étranger, s’évertue à maintenir debout l’honneur de la maison.

C’est ainsi que cette représentation des Huguenots a merveilleusement marché ; l’orchestre et les chœurs surveillaient leurs mouvemens, les chanteurs, chose rare, étaient à leur affaire. M. Belval n’avait plus de ces écarts de voix qui lui jouent de si méchans tours dans Robert le Diable, et sa fille, Mlle Marie Belval, enlevait brillamment cette adorable cavatine où s’épanouissent en mille floraisons toutes les enjolivures du style renaissance. D’ailleurs le rôle contemplatif de Marguerite de Navarre lui sied mieux que la princesse Isabelle. Il y avait je ne sais quelle crânerie nerveuse dans la façon dont elle semblait, par ses vocalises, défier le public, venu là pour n’en applaudir qu’une autre. Quant à M. Lassalle, c’est la reproduction exacte et fidèle de M. Faure : on n’imite pas plus scrupuleusement son chef d’emploi ; je lui reprocherai pourtant de se maniérer beaucoup, défaut encore plus grave chez un homme si grand. On dirait qu’il a gardé, comme un miel sur les lèvres, le goût de sa romance de l’Esclave. Il ne se contente pas de chanter Nevers, il le roucoule. — Sur la partition des Huguenots, il n’y a Dieu merci, plus à revenir, on ne loue pas Hercule. Quelle musique et quel poème ! Quand on se retrouve en présence d’un tel art, les rhapsodies shakspeariennes que débitent les librettistes d’aujourd’hui vous apparaissent comme un songe ridicule. Le poème des Huguenots serait beau même sans la musique de Meyerbeer ; mettez que des vers de Victor Hugo y remplacent la musique, et vous aurez encore un chef-d’œuvre ; c’est bien décidément, comme nous l’avons dit, l’opéra du siècle.


F. DE L.



ESSAIS ET NOTICES.
Rapport sur la création de nouvelles Facultés de médecine, présenté à l’assemblée nationale par M. Paul Bert, membre de l’assemblée.


L’enseignement médical et pharmaceutique est donné en France par vingt et une écoles préparatoires de médecine et de pharmacie, distribuées dans nos villes de province, par les deux facultés de Paris et de Montpellier, auxquelles sont associées des écoles supérieures de pharmacie, et par la faculté mixte de médecine et de pharmacie qui a été fondée en 1872 à Nancy pour remplacer la Faculté de médecine et l’École supérieure de pharmacie de Strasbourg. Les facultés et les écoles supérieures peuvent seules décerner des diplômes de docteur en médecine, de sage-femme de première classe, de pharmacien et d’herboriste de première classe. Il n’y a donc en France, pour décerner le grade de docteur, qu’une faculté par 12 millions d’habitans, encore la répartition des étudians entre ces établissemens est-elle tellement inégale que la Faculté de Paris à elle seule en absorbe à peu près les neuf dixièmes. Cette organisation paraît insuffisante pour faire face aux besoins du pays ; le nombre des centres d’enseignement médical est évidemment trop restreint relativement à la population. La France est sous ce rapport en arrière même de la Russie, qui possède 8 facultés très bien organisées, soit une pour 8 millions d’habitans. L’Allemagne et l’Autriche ont ensemble 19 facultés de médecine (une pour 2 millions d’habitans), l’Italie en possède 21 (une pour 1,200,000 habitans), l’Angleterre 6/i (une pour 560,000 habitans). Plusieurs de nos grandes villes se sont émues de cet état de choses, et depuis trois ans six propositions ont été soumises à l’assemblée nationale demandant la création de nouvelles facultés de médecine à Lyon, Bordeaux, Toulouse, Nantes, Lille et Marseille. La commission chargée d’examiner ces projets a déposé son rapport, rédigé par M. Paul Bert avec une clarté et une compétence dignes de fixer l’attention ; elle écarte les demandes de Toulouse, Nantes, Lille et Marseille, mais elle appuie celles de Lyon et de Bordeaux, où elle recommande la création de deux facultés mixtes comme celle qui existe déjà à Nancy. Les considérations invoquées par le rapporteur pour justifier ces mesures sont d’un haut intérêt, et nous essaierons de les résumer brièvement.

On peut se demander d’abord s’il est urgent de chercher à augmenter en France le nombre des médecins. C’est à la statistique qu’il faut demander la réponse à cette question. Voici le nombre des praticiens, — officiers de santé et docteurs en médecine, — que nous avions en 1847 en 1866 et en 1872 :

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Officiers de santé. Docteurs. Total. Proportion
1847 7,456 10,643 18,099 1 par 1,895 habitans.
1866 5,667 11,525 17,192 1 par 2,232 habitans.
1872 4,653 10,766 15,419 1 par 2,341 habitans.

On constate donc une diminution sensible du nombre des officiers de santé, et celui des docteurs en médecine reste stationnaire malgré l’accroissement de la population. En fait, l’officier de santé tend à disparaître. Cet effacement progressif d’une institution foncièrement mauvaise n’aurait en soi rien d’inquiétant, il y aurait au contraire lieu de s’en féliciter, car on peut voir là une preuve d’un notable progrès dans l’intelligence publique ; ce qui est grave, c’est que le nombre des médecins instruits n’augmente pas de manière à combler les vides qui résultent de la disparition des officiers de santé. Les conséquences de cette fâcheuse situation deviennent encore bien plus évidentes lorsqu’on examine la distribution des médecins sur les divers points du territoire et proportionnellement à la population. Rien n’est plus variable que la proportion des docteurs en médecine : si dans le département de la Seine on en trouve 1 pour 1,100 habitans, et dans l’Hérault, siège de la Faculté de Montpellier, 1 pour 1,600, en revanche il y a des régions, comme l’Auvergne, la Bretagne, les Côtes-du-Nord, le Pas-de-Calais, où l’on compte 1 docteur pour 7,000 ou 8,000 habitans ; dans le Morbihan, on en trouve 1 pour 10,000 ! Dans la région du nord, on peut citer des villes de 15,000 ou 20,000 âmes qui se contentent d’un officier de santé. Or la proportion au-dessous de laquelle il paraît nécessaire de ne pas laisser tomber la moyenne des docteurs en médecine est de 1 pour 3,000 habitans ; à ce compte, 63 de nos départemens sont dans une condition anormale. Beaucoup de personnes s’imaginent peut-être que les officiers de santé suppléent à cette pénurie de médecins, que, fidèles à la pensée qui a inspiré le législateur, ils vont exercer dans les campagnes délaissées par les docteurs : c’est là une illusion facile à dissiper. Les officiers de santé suivent partout les docteurs, et les cartes où l’on a figuré la distribution géographique de ces deux ordres de praticiens se ressemblent absolument, sauf une curieuse exception : dans nos riches départemens du nord, à populations agglomérées, les officiers de santé priment les docteurs. En somme, il est facile de constater que ces praticiens inférieurs quittent les pays pauvres pour envahir les pays riches et les grandes villes, où nombre d’entre eux s’affublent des diplômes de docteur que délivrent si facilement certaines petites villes d’Allemagne, d’Italie, de Belgique ou d’Amérique.

Ce qui est très remarquable, c’est le parallélisme qui existe entre le nombre des médecins qu’on trouve dans une région donnée et celui des étudians qu’elle envoie aux facultés : les pays pauvres en médecins fournissent peu d’étudians, et ceux qui sont bien pourvus en fournissent beaucoup. C’est là un effet assez naturel de l’esprit d’imitation. On peut dire, en sens inverse, que les régions où il se formera peu d’étudians en médecine seront des régions pauvres en médecins, car les jeunes gens, leurs études terminées, retournent volontiers dans leur pays. Il faut donc multiplier les étudians pour augmenter le nombre des médecins, et quel meilleur moyen pour cela que de leur faciliter l’étude par la création de centres d’instruction à leur portée ? Ce serait en même temps le moyen de relever le niveau intellectuel du corps des pharmaciens, qui baisse d’une manière inquiétante, car aujourd’hui, pour 100 diplômes de 1re classe, on en délivre 300 de 2e classe chaque année.

L’analyse des faits et des chiffres démontre ainsi la nécessité de décentraliser l’enseignement médical par la multiplication des facultés de médecine. Ce serait d’ailleurs rendre service à l’école de Paris, qui « étouffe de pléthore, » par suite de l’encombrement auquel elle est exposée. Malgré l’immensité de ses ressources, le nombre des hôpitaux, des malades et des professeurs, elle ne peut plus depuis longtemps suffire aux exigences d’un enseignement qui embrasse 5,000 élèves. Ce serait enfin ranimer le mouvement scientifique dans les villes de province, où l’on voit tant de professeurs distingués lutter dans l’isolement contre l’indifférence. Toutefois, pour faire œuvre durable, il vaut mieux ne pas bouleverser d’un seul coup notre organisation médicale par la création d’un trop grand nombre de facultés nouvelles ; la commission a pensé qu’il suffirait d’en fonder d’abord deux dans des conditions où la prospérité matérielle et intellectuelle de ces établissemens fût absolument assurée. Il s’agissait dès lors de choisir entre les six villes qui aspirent à devenir des centres d’enseignement médical sérieux.

Les diverses régions de la France peuvent être divisées, pour la question qui nous occupe, en trois catégories : il y a des pays qui veulent et peuvent former des médecins, — telles sont les vallées de la Garonne et de ses affluens, — puis des pays qui le voudraient, mais ne le peuvent à cause de l’éloignement des facultés : la Bretagne et l’Auvergne sont dans ce cas ; il y a enfin des pays qui le pourraient, mais ne le veulent : ce sont les départemens du nord-ouest et surtout du nord. Une faculté nouvelle trouvera aisément dans les régions du premier groupe des élémens de succès, et elle rendra de grands services dans celles du second, elle pourra même y prospérer, si on l’installe dans une ville bien choisie. Quant aux pays de la dernière catégorie, il y a évidemment lieu de les écarter ; la Somme n’envoie presque pas d’étudians à Paris, il n’en irait pas davantage à la faculté qu’on établirait à Lille. Marseille, où les médecins ne manquent pas, mais qui fournit peu d’étudians, doit également être éliminée. Resteraient Bordeaux et Toulouse pour les régions de la première catégorie, Lyon et Nantes pour celles de la seconde. Pour fixer le choix définitif, il faut recourir à d’autres considérations, telles que la population et les ressources hospitalières, le mouvement intellectuel général, les moyens d’étude scientifique, l’importance des écoles secondaires, la valeur du corps médical dans ces villes, enfin les offres faites par les municipalités. Sous tous ces rapports, Lyon, avec ses 323,000 habitans, ses nombreux hôpitaux et hospices qui reçoivent plus de 30,000 malades par an, son imposant corps médical, se place immédiatement hors pair ; ajoutons que le conseil municipal affecte à l’installation de la future faculté un terrain de 26,000 mètres, dont la ville devra acquérir la moitié, et une somme de k millions pour les constructions, qu’il s’engage enfin à rembourser pendant cinq ans l’excédant des dépenses sur les recettes de l’école. Au second rang vient Bordeaux, et ici encore la réunion des conditions favorables est tellement évidente que l’hésitation n’était pas possible.

C’est donc à Lyon et à Bordeaux que la commission de l’assemblée propose de fonder les nouvelles facultés mixtes de médecine et de pharmacie. Au reste, les offres faites par les quatre autres villes sont tellement vagues ou insuffisantes qu’il est facile de voir qu’en dehors de Bordeaux et de Lyon la question n’a vraiment pas été sérieusement étudiée. Néanmoins la commission a pensé qu’il y avait lieu de donner au moins en partie satisfaction aux vœux des villes dont les demandes sont ainsi écartées : elle recommande d’accorder à Lille et à Nantes « le plein exercice, » c’est-à-dire que ces deux écoles préparatoires garderaient leurs élèves pendant quatre ans et leur feraient subir les trois premiers examens de fin d’année ; les aspirans au grade de pharmacien de première classe y jouiraient d’avantages analogues. En accordant aux écoles de Nantes et de Lille la faculté de retenir auprès d’elles leurs étudians une année de plus, on favoriserait assurément dans ces régions si délaissées la production du docteur en médecine, s’il est permis d’ainsi parler ; les familles se sentiraient plus disposées à encourager la vocation médicale chez leurs enfans, auxquels un séjour prolongé à Paris ne serait plus imposé pour l’achèvement de leurs études. Pour Toulouse et Marseille, l’institution des écoles de plein exercice a paru moins urgente, ces régions pouvant être suffisamment desservies par les facultés de Montpellier, de Lyon et de Bordeaux.

Dans cette enquête sur l’opportunité de la création de nouvelles facultés, on n’a pu éviter de signaler en passant les défauts plus ou moins graves de l’organisation actuelle de l’enseignement médical dans les facultés déjà existantes. Quelques voix se sont élevées pour réclamer des réformes qui, inaugurées par les nouveaux établissemens, ne manqueraient pas d’être imitées tôt ou tard par les anciens, La majorité de la commission n’a pas cru toutefois qu’il était sage d’imposer ainsi par une voie détournée à nos facultés des modifications qui en troubleraient le fonctionnement, et qui entraîneraient des changemens dans les conditions légales de l’exercice de la médecine et de la pharmacie. On s’est contenté d’adopter et de patronner chaudement l’heureuse innovation qui a été inaugurée à Nancy par la création d’une faculté mixte de médecine et de pharmacie. Il y a tout avantage à réunir sur les mêmes bancs les futurs médecins et les futurs pharmaciens : une certaine part d’instruction doit leur être commune, et leurs études spéciales même gagnent à cette fréquentation continuelle, sans compter que cette organisation mixte diminue notablement les frais généraux. La création des nouvelles écoles dans ces conditions sagement élargies exercera une heureuse influence non-seulement sur le développement du corps des médecins, mais sur le niveau intellectuel du pays en général, car il n’est pas d’éducation plus saine et plus virile que l’éducation médicale.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.