Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1874

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Chronique n° 1021
31 octobre 1874


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 octobre 1874.

Les affaires du temps vont comme elles peuvent. On dirait que dans ce malheureux monde troublé et dévoyé où nous vivons rien ne peut reprendre sa place, et, comme tout est indécis, comme tout flotte dans une sorte d’obscurité, on finit par croire que tout est possible. Les intérêts des peuples, la paix générale, les conditions les plus simples d’organisation publique, tout reste livré aux contestations vaines, aux interprétations arbitraires, à l’aventure et à l’imprévu. On est réduit à s’agiter stérilement, toujours en alerte, au milieu des mauvais bruits, des fausses nouvelles et des polémiques inutiles, quelquefois aussi assourdissantes qu’inutiles. Le mal, pour la France surtout, et c’est d’abord la France qui nous intéresse, le mal vient d’un certain état factice et morbide développé par l’indécision des choses, nécessairement favorable à toutes les contradictions, à toutes les imaginations, même à toutes les inquiétudes, lorsque la première obligation est de se fixer, de se défendre des périls et des pièges par la clairvoyance et la netteté dans la politique extérieure comme dans la politique intérieure.

Est-ce l’effet de cet état maladif et obscur du monde ? est-ce l’effet d’une saison où la vie politique commence à se ranimer un peu partout et où les imaginations se mettent à l’œuvre pour réveiller les curiosités oisives ? Toujours est-il que depuis quelque temps, depuis quelques jours particulièrement, tout ce qui intéresse la paix et les relations des gouvernemens est l’objet préféré des entreprises des nouvellistes. Ce ne sont que bruits équivoques ou inquiétans, dont le télégraphe, en messager complaisant et souvent intéressé, se plaît à inonder l’Europe. D’où viennent ces nouvelles ? Elles courent toutes les capitales, elles se multiplient par le retentissement que leur donnent mille journaux ; elles se contredisent, elles se transforment, et elles finissent par créer à la surface de l’Europe une atmosphère de mensonge où l’on ne peut plus se reconnaître. Un jour, c’est l’Allemagne qui va remettre à la France une note comme elle sait les faire pour appuyer les réclamations espagnoles et qui se dispose à prendre une attitude de menace. Un autre jour, c’est la France qui est en négociation avec Saint-Pétersbourg et qui garantit à la Russie la liberté de sa politique en Orient. — De toute façon, n’en doutez pas, ajoutent les correspondans de journaux et les messages télégraphiques, il y a quelque chose. La Russie arme, la Prusse réforme son landsturm. Le cabinet de Versailles prépare un mémorandum qu’il doit adresser aux puissances européennes. La paix est en péril, la guerre est dans l’imbroglio espagnol !

Que tout ne soit pas clair en Europe, qu’il y ait des difficultés, des antagonismes, quelquefois, si l’on veut, des relations laborieuses, c’est une situation qui n’est pas précisément nouvelle, qui tient à des conditions générales dans lesquelles il faut s’accoutumer à vivre, sans qu’il en résulte nécessairement chaque jour de ces complications dont le télégraphe se fait le colporteur suspect. A quel propos le cabinet de Berlin remettrait-il des notes à la France au sujet des affaires espagnoles ? Où sont les faits qui donneraient une ombre de prétexte à une manifestation, trop étrange, trop extraordinaire pour qu’on ait pu en avoir même la pensée ? M. de Bismarck, à défaut de l’esprit de ménagement qui ne lui est pas habituel, a sûrement assez de clairvoyance pour savoir mesurer le degré de concours qu’il peut prêter au gouvernement de Madrid, et pour ne pas se jeter dans une aventure qui compromettrait sa diplomatie aussi bien que le crédit de l’Allemagne aux yeux de l’Europe entière. C’est une fiction et rien de plus. A quelle occasion, d’un autre côté, la France se mettrait-elle à la recherche de combinaisons nouvelles au sujet de l’Orient ? Les politesses qui ont été récemment échangées à Paris entre le grand-duc Constantin et M. le président de la république sont une marque des rapports d’amitié qui existent entre les deux pays. Il est peu probable que le frère de l’empereur Alexandre II et M. le maréchal de Mac-Mahon aient parlé de l’Orient dans leur courte entrevue, et ce n’est pas précisément pour la France le moment de regarder si loin, de se lancer dans les vastes projets, de poursuivre une politique qui ne pourrait que la détourner de tout ce qui l’intéresse le plus, de ses affaires intérieures, de ses préoccupations, de ses travaux. Vus de près, que deviennent tous ces incidens dont on fait si grand bruit, dont on occupe l’Europe à coups de dépêches répandues à profusion ? Ce ne sont peut-être que des inventions propagées dans un intérêt de spéculation, et ceux qui les répètent ne s’aperçoivent pas qu’ils jouent avec les plus délicates questions de dignité pour la France. Aux difficultés inévitables d’une situation compliquée, on ajoute le mal de l’imagination, des interprétations de fantaisie et des excitations intéressées.

Hier encore l’empereur Guillaume, en ouvrant le parlement allemand à Berlin, assurait que l’empire n’entendait consacrer ses forces qu’à sa propre défense, que ces forces mêmes mettaient « son gouvernement en mesure d’opposer le silence aux soupçons injustes dont sa politique est l’objet, et de faire face aux conséquences qui pourraient naître de la malveillance ou de la passion des partis. » Si l’Allemagne ne destine les forces dont elle dispose et qu’elle accroît sans cesse qu’à sa propre défense, la paix ne court point sans doute tous ces périls qu’on présente comme des fantômes à l’imagination européenne. L’Allemagne n’est pas près d’être attaquée. S’il y a ces « soupçons injustes » dont parle l’empereur Guillaume, qui donc en est responsable ? L’Allemagne a les embarras de la puissance et de l’orgueil dans la puissance. M. de Bismarck ne peut s’en prendre qu’à ceux qui montrent sa main partout, qui lui prêtent des idées d’intervention, des projets, des impatiences ou des exigences que probablement sa sagacité désavoue, mais que sa diplomatie ne désavoue pas toujours assez haut pour décourager les propagateurs de mauvais bruits. Quant à la France, ce n’est point assurément par elle que la paix est en péril, et ce n’est pas sur elle que peuvent peser des soupçons. Ce qu’il y a de douloureusement simple dans sa situation exclut jusqu’à la pensée d’une initiative agitatrice, et ceux qui s’efforcent de découvrir de son côté des motifs d’inquiétude peuvent chercher ailleurs. Éprouvée par la guerre et par toutes les suites de la guerre, atteinte dans ses ressources par les pertes qu’elle a essuyées aussi bien que par les rançons qu’elle a dû payer, frappée dans ses forces qui, sans être épuisées, ont besoin d’une longue et laborieuse réparation, la France n’a et ne peut avoir, au moment présent, qu’une politique extérieure, la paix, — cette paix dans le recueillement que la Russie érigeait il y a vingt ans en système.

La France ne noue pas de combinaisons, elle ne poursuit pas d’alliances particulières, elle est l’amie de tout le monde, et elle laisse le temps agir pour elle. Tout ce qu’elle peut faire, c’est de demander qu’on ne prenne pas sa modération et sa patience pour une faiblesse résignée à tout supporter, même d’obscures querelles. En un mot, c’est cette paix que M. le ministre des affaires étrangères, dans une réunion récente de la chambre de commerce de Bordeaux, a caractérisée avec une prudente habileté de langage qui dit tout : « la paix sur des bases à la fois compatibles avec notre dignité et avec nos intérêts, » la paix placée « sous une double sauvegarde, l’affirmation du droit de la France et de notre respect religieux pour toutes nos obligations internationales… » Remplir strictement ses obligations, maintenir son droit et sa dignité, dégager l’intérêt national du conflit des partis, suivre simplement son chemin : avec cette politique, qui la lie à l’Europe, qui au besoin ferait de sa cause la cause de toutes les indépendances et de la sécurité générale, la France n’a ni compte à rendre ni mémorandums à redouter, ni « soupçons injustes » à craindre. Elle n’a qu’à laisser passer sans émotion, non sans une certaine vigilance néanmoins, tous ces bruits suspects par lesquels on essaie tantôt de dénaturer son rôle, tantôt de la placer sous la menace de complications incessantes. Le secret de notre politique extérieure aujourd’hui, c’est après tout de savoir garder une bonne attitude.

Après cela, nous en convenons, tout se tient, et M. le ministre des affaires étrangères pourrait, lui aussi, jusqu’à un certain point, dire : Faites-moi une bonne politique intérieure, je vous ferai une bonne diplomatie. Est-ce que notre politique extérieure n’a point elle-même à se dégager de toutes ces contestations, de ces contradictions et même de ces taux bruits, de ces fausses nouvelles qui la réduisent à poursuivre perpétuellement un équilibre toujours fuyant, des conditions d’existence toujours insaisissables ? Voilà le malheur ! on en est encore à chercher la manière d’arranger le septennat, à concilier des fractions de partis, à essayer de reconstituer la majorité du 24 mai ou à recommencer le contrat d’union des deux centres, et, pour tout dire enfin, à résoudre le problème d’avoir l’air de faire quelque chose en ne faisant rien. Maintenant une nouveauté vient d’apparaître tout à coup, la vraie solution est trouvée ! Elle s’était présentée assez modestement à la fin de la session dernière, depuis elle a fait du chemin, elle a sa place parmi les combinaisons merveilleuses. Il s’agirait simplement de proroger l’assemblée de Versailles elle-même, comme le pouvoir exécutif, pour sept ans, — de septennaliser la France entière, de faire de ce chiffre de sept années un chiffre cabalistique, probablement en souvenir d’une ancienne légende. Qu’on remarque bien ceci : l’assemblée date déjà de près de quatre ans, en 1880 elle aura une dizaine d’années d’existence. L’idée étant donnée, on ne voit pas bien pourquoi l’assemblée ne se prorogerait pas indéfiniment, pourquoi aussi, dans la loi qui constituera la prorogation, on n’inscrirait pas un article portant qu’aucun député ne mourra ! Évidemment le moyen est ingénieux. Puisqu’on ne s’entend sur rien, puisqu’on ne peut aborder les questions les plus essentielles sans se heurter et sans tomber dans l’impuissance, puisqu’au milieu de tous ces partis divisés, morcelés, implacables, le chef du pouvoir exécutif a de la peine à démêler la majorité où il pourra prendre un ministère, il n’y a qu’une manière de tout concilier et d’échapper à la difficulté, c’est de prolonger cet état jusqu’à 1880 ! Pendant ce temps, le pays sera dispensé d’avoir une opinion sur ses affaires, sur sa constitution, sur son organisation politique, et comme les partis n’existeront pas moins avec leurs prétentions, — comme monarchistes, impérialistes, républicains, n’auront manifestement d’autre préoccupation que de se préparer pour l’échéance fatale, on aura l’avantage d’avoir constitué l’anarchie la plus dangereuse, l’anarchie des idées dans un provisoire de sept ans.

Ce qu’on propose aujourd’hui n’eût point été sans doute impossible il y a deux ans, à la condition qu’on en acceptât les conséquences. La permanence de l’assemblée pouvait se concilier et se combiner avec un renouvellement partiel et périodique. C’eût été la souveraineté nationale toujours présente, personnifiée dans un parlement et liée par une organisation déterminée, vis-à-vis d’un pouvoir exécutif constitué par elle, armé d’attributions suffisantes pour former un gouvernement efficace. Maintenant ce n’est plus qu’un expédient malheureux né du sentiment d’une impuissance universelle et perpétuant une incohérence à laquelle on ne sait comment se dérober. Une proposition nouvelle, il est vrai, compléterait l’idée première en prétendant lui donner un caractère, des développemens plus pratiques, ou la réaliser dans des conditions qui se rapprocheraient de tous les programmes si souvent débattus. L’assemblée qui est à Versailles se partagerait en deux chambres, un sénat de 200 membres et une assemblée de députés de 500 membres. Il y aurait des élections tous les ans, le même jour, pour combler tous les vides que la mort et les démissions feraient dans la chambre des députés. Le pouvoir exécutif serait armé du droit de dissolution, qu’il exercerait, comme on l’a proposé, d’accord avec le sénat. En d’autres termes, ce serait l’organisation constitutionnelle réalisée avec le personnel politique de l’assemblée qui existe aujourd’hui au lieu d’une organisation conduisant le lendemain à des élections générales, qui en seraient la première conséquence et l’application régulière. Fort bien ; mais si le président de la république peut exercer le droit de dissolution, que devient la prorogation de l’assemblée ? Si le pays, par des élections partielles ou par des élections générales, envoie une majorité qui crée au pouvoir exécutif une situation impossible, que devient le septennat présidentiel ? Voilà le chef du gouvernement placé entre une abdication nécessaire et un coup d’état ! Non, en vérité, ce n’est pas sérieusement qu’on a pu se promettre de faire accepter une combinaison qui ne pourrait que prolonger au-delà de toute mesure un provisoire énervant et ruiner l’autorité de l’assemblée en provoquant peut-être dans le pays une réaction dangereuse pour le régime parlementaire lui-même.

Ce qu’il y a de plus étrange, c’est que tout ce qu’on cherche, tout ce qu’on imagine, ne fait qu’attester d’une manière plus frappante la nécessité de sortir de la situation où nous nous traînons, de fixer les destinées du pays, et que devant cette nécessité il y a une véritable émulation pour éluder les seules conditions possibles d’une organisation sérieuse, les moyens simples et naturels qui s’offrent d’eux-mêmes à tous les yeux. La vérité est qu’on a épuisé toutes les subtilités, tous les raffinemens, et qu’on ne sait plus que faire. Après avoir créé un gouvernement dont on a déterminé la durée, on ne peut plus arriver à lui donner un caractère, une forme, des attributions, et on ne le peut pas parce que dans toutes les tentatives qu’on fait il y a une arrière-pensée, une protestation secrète et inavouée ; on veut et on ne veut pas. Évidemment ce septennat qu’on a l’air de défendre ne vivra pas tout seul par la vertu d’un chiffre cabalistique et d’une durée qui diminue nécessairement chaque jour. Il n’est pas seulement un nom, si honorable que soit ce nom, il n’est pas seulement une illustration militaire, il suppose des institutions, une politique. Il est la trêve des partis, dit-on à tout propos. C’est le régime des hommes modérés de toutes les opinions, a dit plus d’une fois M. le président de la république lui-même. Rien de mieux. C’est bien là en effet la raison d’être du septennat, ou il n’en a aucune. Garantir au pays l’ordre et la sécurité, travailler à l’apaisement des passions, réunir toutes les bonnes volontés dans l’œuvre réparatrice que la France est loin d’avoir accomplie jusqu’au bout, écarter tous les calculs secondaires et les petites tactiques pour gouverner par la prédominance de l’intérêt national sur tous les intérêts de partis, c’est là sûrement un rôle assez sérieux et assez élevé. Comment peut-il remplir ce rôle de haute et impartiale conciliation qui serait justement son originalité ? Il ne le peut que par l’appui des institutions, par une organisation suffisante d’abord, puis par une politique qui serait l’opposé d’une politique de parti. Que lui demande-t-on au contraire ? que veut-on faire de lui ? On s’ingénie si bien à l’alambiquer, à vouloir le distinguer de tous les autres régimes, qu’on finit par en faire une chose qui effectivement ne ressemblerait à rien. On lui réserve le rôle, la brillante fortune de représenter dans le monde non pas même un parti, mais les forces négatives, les regrets, les répugnances de deux ou trois partis, — d’être le conservateur des chances et des espérances de ces deux ou trois partis par lesquels on le condamne à vivre et avec lesquels il ne peut pas vivre. On dirait qu’on a toujours peur de lui donner un caractère trop sérieux par des institutions réelles, efficaces, dont il serait le couronnement ou le complément, et, sans aller jusqu’à cette prorogation septennale de l’assemblée, imaginée pour échapper à la difficulté, on va d’un autre côté au même résultat en voulant constituer la coexistence de toutes les compétitions de partis et d’un pouvoir mal défini dans un provisoire auquel on s’efforce de ne donner que furtivement le nom de république. Il faut pourtant bien en venir au fait. Des hommes sérieux qui se disent conservateurs ne peuvent proposer à un pays d’attendre le bon plaisir des partis, avec un gouvernement réduit à vivre d’un prestige tout personnel ou de négociations incessantes, de laborieux efforts d’équilibre, au milieu d’une incohérence maintenue par calcul ou par impuissance.

Une chose apparaît bien clairement. La majorité, qui a fait la loi de prorogation septennale, n’existe plus. On ne s’est plus entendu le jour où l’on a voulu aborder l’application, les développemens pratiques de cette loi par une organisation constitutionnelle réclamée et promise. Le faisceau parlementaire, formé dans une équivoque, s’est disjoint aussitôt. Maintenant, la prorogation de l’assemblée elle-même étant écartée, il faut choisir, il n’y a plus que deux partis : aller droit à une dissolution en laissant au pays le dernier mot d’une crise trop prolongée, ou trouver une majorité nouvelle décidée à voter une organisation constitutionnelle devenue plus que jamais la première des nécessités. Espère-t-on reconstituer la majorité du 24 mai et reprendre avec elle l’œuvre interrompue ? Mais les légitimistes ne veulent rien entendre, les bonapartistes n’ont à offrir qu’un concours trop visiblement intéressé, et en admettant même qu’on pût arriver à rallier les uns et les autres, ce serait se condamner à des compromis, à des équivoques nouvelles qui ne feraient que perpétuer l’incertitude dont on souffre. Il ne reste donc que cette union « des hommes modérés de tous les partis, » à laquelle M. le président de la république a fait appel, et qui se résume au point de vue parlementaire dans l’union des centres. Est-ce là ce qu’on veut ? Si on le veut, il n’y a point à jouer sur les mots, il faut aborder les choses sans détour et sans subterfuge. La proposition de M. Casimir Perier avait le mérite d’être la solution la plus simple et la plus pratique. Elle donnait au pays des institutions, au pouvoir exécutif une consécration nouvelle et ses attributions nécessaires, en même temps qu’elle laissait aux opinions leur dignité, puisqu’elle réservait une possibilité de révision, qui est d’ailleurs le droit inaliénable de la souveraineté nationale. Ce programme va-t-il reparaître aux premiers jours de la session prochaine, qui doit s’ouvrir le 30 novembre ? Ce n’est point impossible. Dans tous les cas, il n’y a qu’un moyen de conduire utilement et heureusement cette campagne, si on finit par se décider à l’entreprendre sérieusement, c’est d’aller droit au fait, de ne pas se perdre en subtilités, de ne pas être toujours à discuter pour savoir si c’est le centre gauche qui va au centre droit, ou si c’est le centre droit qui va au centre gauche. Et surtout le moyen d’arriver à une conciliation véritable n’est pas de commencer par des récriminations, par une guerre d’acrimonie contre des hommes dont le seul tort est de croire qu’au moment où nous sommes il n’y a de possible que ce qui existe, c’est-à-dire après tout la république.

C’est aussi au gouvernement de revendiquer son rôle et son droit d’initiative, de prendre position, de parler nettement, de haut, au nom de l’intérêt national qu’il doit représenter. Son intervention franche et résolue diminuerait sans doute bien des difficultés et ferait cesser bien des hésitations. La plus dangereuse des politiques, c’est de se réduire à un rôle incertain ou effacé, de paraître se laisser lier par toute sorte de considérations de position et de tactique, de s’arrêter à des combinaisons inefficaces, à des demi-solutions.

Qu’en résulte-t-il ? On fait des élections. Par un calcul que rien n’explique et qui n’est peut-être qu’une routine, on attend d’abord la dernière heure du délai légal, comme si c’était une obligation stricte de laisser la représentation nationale incomplète. Dans un intérêt prétendu conservateur, on ne veut pas faire les élections le même jour, on les échelonne de semaine en semaine, de mois en mois, il y a quelque temps dans le Maine-et-Loire et dans le Calvados, hier à Versailles, dans le Pas-de-Calais, dans les Alpes-Maritimes, demain dans le Nord, dans l’Oise, dans la Drôme, — et en définitive, sous prétexte d’éviter un vote multiple et simultané qui pourrait ressembler à une manifestation, on ne fait que prolonger l’agitation en la déplaçant et en la morcelant. Dans ces élections mêmes, on ne sait trop que faire, quelle attitude garder, et la lutte finit par s’engager à peu près invariablement entre républicains et bonapartistes. A Versailles, c’est le républicain, M. Senard, qui est élu ; mais M. le duc de Padoue rallie 45,000 voix autour du drapeau de l’empire, après avoir abusé des conversations de M. le maréchal de Mac-Mahon, après avoir essayé de compromettre le gouvernement, de l’entraîner à sa suite, bravant les foudres de M. le ministre de l’intérieur, qui n’a eu d’autre moyen de désavouer une telle solidarité que d’enlever à M. le duc de Padoue ses modestes fonctions de maire. Dans le Pas-de-Calais, le candidat bonapartiste a jusqu’ici la majorité, et s’il devait la garder dans le scrutin de ballottage auquel il est soumis, ce ne serait certes pas un succès pour le ministère. A Nice, on laisse s’élever une question de nationalité, et on n’intervient que tardivement, assez gauchement, tout juste pour qu’une telle question paraisse partager le département en deux moitiés presque égales. Heureusement ce n’était qu’une apparence. Les candidatures présentées comme séparatistes ne devaient pas avoir absolument la signification qu’on leur a prêtée, puisque le premier acte du conseil-général qui vient de se réunir a été une protestation unanime et chaleureuse d’adhésion à la nationalité française. Le pays n’est pas moins resté agité de cette crise médiocrement conduite. Dans la Drôme, voilà un républicain de 1848, M. Madier de Montjau, qui se réveille pour proclamer le droit divin de la république et pour contester à la France le droit de disposer d’elle-même. Il est étrange, le candidat de Valence en Dauphiné ! La France ne veut plus de maîtres, s’écrie-t-il fièrement ; mais la France est de droit primordial, antérieur, supérieur et inaliénable, à des républicains comme lui, et si les habitans de la Drôme sont de son avis, ils ne sont pas difficiles. Dans l’Oise, c’est aussi entre la république et l’empire que la lutte est engagée, de sorte que tout a l’air de se passer en dehors du gouvernement, et en réalité tout pourrait se passer autrement, si la situation était mieux définie, si toutes ces questions d’organisation constitutionnelle étaient tranchées, si le gouvernement, plus libre, plus fort par l’appui des institutions, armé de l’intérêt national qu’il doit représenter, pouvait jouer son rôle ouvertement et simplement aux yeux du pays. Si la neutralité dans laquelle il se renferme est une nécessité de sa position, raison de plus pour se hâter de mettre fin à une crise qui à la longue ne profiterait qu’aux partis extrêmes, qui ne sert ni les opinions modérées, ni l’assemblée, ni le gouvernement, ni la France.

Certainement il y a bien des manières de faire de la politique. Il y a d’abord celle dont on abuse vraiment un peu trop aujourd’hui, et qui consiste à prendre des apparences pour des réalités, à s’agiter dans le vide, à imaginer toute sorte de combinaisons arbitraires, à se perdre en contentions subtiles et infécondes. La meilleure politique sera toujours celle qui, laissant de côté tout ce qui n’intéresse que les partis ou même les coteries, ira droit aux questions vitales, essentielles, qui seules ont de l’importance pour le pays, parce que seules, suivant ce qu’on fera pour les résoudre, elles peuvent décider des destinées publiques et de l’avenir. La question d’organisation constitutionnelle elle-même n’est si pressante que parce que ces débats infiniment trop prolongés et au bout du compte assez monotones détournent sans profit une activité et des forces qui pourraient être mieux employées ailleurs, parce que, la situation intérieure une fois fixée, on pourra se consacrer avec plus de suite aux trois choses qui dominent tout : le rétablissement progressif et pacifique de l’influence française, la réorganisation militaire, la régularisation de nos finances. Voilà un programme auquel les partis peuvent s’attacher sans courir le risque de troubler et de fatiguer une malheureuse nation impatiente de s’occuper de ses affaires dans la paix et dans la sécurité.

La meilleure preuve que ce sont là les choses les plus importantes, c’est l’intérêt attentif, quelquefois presque passionné, avec lequel on suit le développement des réformes qui ont pour objet la reconstitution de l’armée. Il n’est pas de jour où toutes ces questions des cadres, de l’état des sous-officiers, de l’engagement conditionnel ou volontariat d’un an, ne soient agitées avec vivacité, souvent avec fruit. La loi sur les cadres de l’armée, elle n’est point encore votée, elle n’était même pas présentée jusqu’ici. Le projet préparé par la grande commission militaire vient d’être publié avec le rapport de M. le général Chareton, qui a remplacé M. de Chasseloup-Laubat dans la tâche difficile de parler au nom de cette commission. La loi nouvelle embrasse l’organisation tout entière, la composition des régimens, elle touche surtout aux officiers. Quant aux sous-officiers, il n’est malheureusement pas douteux que la question reste toujours grave et que la loi qui a été votée l’été dernier semble n’être qu’un remède inefficace à un mal croissant, — la mobilité et l’inconsistance des cadres subalternes de l’armée par le départ périodique de tous les sous-officiers qui arrivent à l’heure de la libération. Le recrutement des sous-officiers devient de plus en plus difficile, et leur empressement à quitter l’armée aussitôt qu’ils le peuvent devient de plus en plus frappant. C’est là le mal à guérir ! La dernière loi a été sans doute en certains points un progrès ; mais d’abord l’effet ne peut pas être immédiat, puis ce n’est pas seulement une question matérielle : une légère amélioration de solde ne suffit pas pour fixer sous le drapeau des hommes qui trouvent évidemment plus d’avantages dans la vie civile. Le remède est bien plutôt sans doute dans la condition des sous-officiers, dans les traitemens dont ils sont l’objet, dans le zèle des chefs à les relever aux yeux de leurs soldats, à les soutenir, à les attacher au drapeau, à cette famille militaire du régiment. Tout ceci est une affaire de soin, de dévoûment, d’une action intelligente, d’une application des règlemens combinée de façon à raviver l’esprit militaire. Et le volontariat lui-même, que devient-il ? Ici, rien n’est plus clair, si on n’y prend garde, une institution sur laquelle on comptait est tout près d’être compromise, si bien qu’on commence à en demander la suppression. Est-ce donc que l’institution soit par elle-même défectueuse ? Nullement, mais il est de plus en plus évident qu’elle n’est pas toujours comprise, qu’elle est souvent détournée de son but, et qu’elle subit dans la pratique une double altération.

D’abord, — les faits et les chiffres qui sont publiés chaque jour le prouvent, — cette faculté d’engagement conditionnel est accordée trop légèrement. Elle est étendue même à des jeunes gens illettrés qui ont pu donner 1,500 francs, mais qui ne réunissent aucune des conditions nécessaires pour acquérir une instruction suffisante en peu de temps, de telle façon qu’après un an on se trouve dans cette alternative : ou bien, par une sorte de prolongation de l’abus qui les a fait admettre, il faut les laisser partir sans qu’ils aient l’instruction militaire qu’ils devraient avoir, ou bien il faut leur infliger une seconde année de service qu’ils trouvent dure, qu’ils ne s’expliquent plus après avoir payé pour ne rester qu’un an sous les drapeaux. Il y a un point bien plus grave, c’est la différence dans la mise en pratique du volontariat selon les régimens. Il y a des corps où les volontaires, sauf aux heures d’instruction particulière, sont confondus avec les autres soldats, vivant sous la même discipline, faisant les mêmes corvées, mangeant ensemble, s’accoutumant à cette communauté de tous les instans, rude et salutaire école où la camaraderie militaire rapproche des jeunes gens de toutes les classes. Il y a d’autres corps où, par une complaisance peu prévoyante, on passe aux volontaires bien des libertés ; on leur permet d’avoir un logement en ville, de manger à part, ils se déchargent de leurs corvées, ils restent pour les autres soldats ce que les loustics du régiment appellent « les 1,500 francs. » Dès lors il n’y a plus ni le lien vigoureux d’une discipline fortifiante, ni cette communauté de vie où les rangs se confondent, où il n’y a plus que des soldats. Dès lors aussi disparaît l’efficacité morale et sociale d’une institution qui à la longue, en faisant passer des générations successives sous le drapeau, pourrait avoir une influence salutaire et féconde. Si l’on veut voir ce que peut être le volontariat pour une nature droite et saine, on n’a qu’à lire ce petit livre, Journal d’un volontaire d’un an, écrit avec une franchise mêlée de finesse par un jeune homme, M. René Vallery-Radot, qui a fait bravement et honnêtement son service. Le jeune volontaire était à bonne école, au camp d’Avor. Là on n’a pas sa chambre en ville, on vit au régiment, on prend sa part de corvée, on fait au besoin son étape de 50 kilomètres le sac sur le dos, et l’on s’en va au bout de l’an sans amertume, le cœur content, en se disant qu’on reprendra l’uniforme s’il le faut, qu’on est devenu un peu plus homme dans cette vie de soldat. C’est dans ce petit livre écrit jour par jour, au courant de toutes les impressions, qu’on peut voir ce que le volontariat pratiqué avec soin, accepté avec une bonne et franche humeur, peut produire de salutaires effets.

Assurément les événemens que la France a subis il y a quatre ans lui ont coûté assez cher pour qu’elle ait le droit et le devoir de profiter de cette cruelle expérience. Elle porte la marque de ces terribles événemens dans ses frontières diminuées, dans sa puissance militaire profondément ébranlée, et dans ses finances qui restent sous le poids des charges immenses qui nous ont été infligées. Ce que la guerre a coûté pour une seule partie des dépenses, M. Léon Say, au nom de la commission du budget de 1875, vient de le montrer dans un rapport aussi instructif que lucide, où il décrit la liquidation de l’indemnité payée à la Prusse, et les colossales opérations qui ont été nécessaires pour accomplir jusqu’au bout la libération pécuniaire de la France. Au total, on a eu à payer de 1871 à 1874 en numéraire, en billets de banque, en traites de toute sorte, la somme de 5,567,067,277 fr. 50 cent. ! Tout ceci en trois ans. On en est cependant venu à bout avec les ressources et le crédit de la France, avec des prodiges de soins, d’industrie, d’habileté, et à travers des épreuves d’un autre genre que le pays a eu à supporter. Certes l’analyse rigoureuse, positive et en même temps presque dramatique de cet immense effort restera un des chapitres les plus étranges, les plus curieux de l’histoire financière du temps et de tous les temps. Ces 5 milliards 567 millions ne représentent encore qu’une partie des dépenses imposées à la France. À ce chiffre, il faut ajouter les emprunts, les ressources extraordinaires qu’on a dû créer, sans parler des contributions de guerre prélevées sur les provinces envahies, et tout cela retombe maintenant sur le budget de la France. Aussi n’est-il pas bien étonnant que ce malheureux budget semble fléchir quelquefois. Le produit des impôts dans les premiers mois de l’année a un déficit de 34 millions. C’est beaucoup sans doute, c’est un supplément inattendu et maussade au déficit qui existait déjà, que l’assemblée avait laissé dans le budget. Voilà encore une des choses qui peuvent occuper l’assemblée bien plus utilement que toutes les querelles sur le septennat !

L’Allemagne vient donc de voir son parlement s’ouvrir à Berlin, et l’empereur Guillaume a présenté dans son discours tout un programme de lois destinées à poursuivre l’unification de l’empire. Les lois militaires ne sont pas nécessairement oubliées. M. de Bismarck, revenu de Varzin, assistait auprès de l’empereur à l’inauguration de cette session nouvelle, où il aura sans doute plus d’une occasion d’exposer sa politique. M. de Bismarck porte légèrement sur ses épaules toutes les affaires, même cette affaire d’Arnim, qui ne laisse pas d’être délicate pour lui, et qui marche vers un dénoûment. M. d’Arnim a obtenu d’être mis en liberté sous caution, et il sera sans doute jugé avant peu. Tous les mystères seront-ils éclaircis ? Pour sûr il y a des mystères dans cette affaire. On ne voit pas bien après tout pourquoi M. d’Arnim a été arrêté si brusquement et avec tant d’éclat. Peu auparavant il y avait eu toute une correspondance entre l’ancien ambassadeur à Paris et le ministre des affaires étrangères de Berlin, M. de Bulow. M. d’Arnim ne contestait pas l’existence de certains documens qu’on lui réclamait ; il ne niait pas que ces papiers fussent entre ses mains, et en prétendant les garder il ne refusait pas de soumettre la question à la justice. Pourquoi donc a-t-il été enlevé d’une façon si imprévue et mis au secret ? Tel est le mystère ! L’arrestation n’a peut-être été faite que pour arriver aux perquisitions qui malheureusement n’ont rien produit. M. d’Arnim reste toujours en possession jusqu’ici de papiers qu’il est accusé de ne retenir que par une infidélité et qui peuvent ne pas manquer d’intérêt. Il paraît bien en effet que tout le mal est venu d’un différend violent entre M. de Bismarck et l’ambassadeur à Paris au sujet des affaires de France. Ce serait déjà assez curieux de savoir ce que disait le chancelier ; mais voici où la question se complique encore. M. d’Arnim, dans une de ses lettres à M. de Bulow, assure que M. de Bismarck, par sa correspondance, — par cette correspondance qui est en litige, — accusait l’ambassadeur d’avoir « conspiré avec une personne en relation étroite avec l’empereur ! » Oui, en vérité, cette correspondance ne doit pas manquer d’intérêt, et elle devrait bien être livrée à la curiosité de l’Europe. Ce serait sans doute un chapitre instructif de la diplomatie intime du temps. CH. DE MAZADE.




ESSAIS ET NOTICES.




LE FAUST POLONAIS.

Le caractère, l’âme d’une nation se révèle dans la chanson, la tradition, les contes, les proverbes, bien plus encore que dans la littérature proprement dite, car celle-ci est née d’influences étrangères, tandis que le reste jaillit du génie même du peuple. Si la littérature décrit les mœurs et les coutumes populaires, c’est de parti-pris, en se plaçant à un point de vue abstrait et par conséquent critique. La tradition au contraire est le reflet naïf drs actes, des croyances, des aspirations d’un peuple. Avec quelle magnificence s’est manifesté l’esprit populaire allemand dans les Sept Souabes, les Schildbourgeois, les légendes de Rubezahl, la Lorelei, Eulenspiegel et Faust ! Il peut donc être intéressant d’étudier l’expression de l’âme polonaise dans sa légende du Faust, d’examiner les contrastes qui séparent les deux peuples.

Ici se présentent d’abord trois traits essentiels du caractère national : une large hospitalité, un point d’honneur tout chevaleresque et la domination féminine absolue, traits que nous retrouvons marqués dans l’histoire de la malheureuse Pologne. Pas plus que le docteur Faust, son cousin Twardowsky n’est un mythe ; il reste sur lui des renseignemens historiques, la bibliothèque de l’université à Cracovie possède un de ses manuscrits, et à Pulawy on montre la glace concave qui servait de miroir magique au Faust polonais.

Twardowsky vécut au XVIe siècle, du temps de Sigismond-Auguste. Fils d’un gentilhomme campagnard, il fit ses études à l’université de Cracovie, et, s’étant élevé au rang de docteur, s’occupa spécialement d’expériences de chimie et de physique. A cet effet, il travaillait dans son laboratoire secret, une vaste caverne du mont Krzemionki. De la physique à la nécromancie, il n’y avait qu’un pas ; aussi le savant était-il considéré par ses contemporains comme sorcier. On disait qu’il avait signé un pacte avec l’enfer, que toute une armée de démons était à son service. Cette réputation ne l’empêcha pas de devenir favori du roi, peut-être même aida-t-elle à sa faveur. Sigismond-Auguste avait épousé la belle Barbara Radziwill, fille d’un magnat polonais, contre la volonté de sa mère, l’intrigante Bona. Peu de temps après ce mariage, la noblesse, demanda au roi de répudier Barbara. — Comment, répondit Sigismond, comment pourriez-vous me garder votre foi, si je manquais à celle que je dois à mon épouse ? — Barbara mourut empoisonnée, — elle est l’héroïne d’une fort belle tragédie polonaise, — et la reine Bona fut accusée de ce crime tant à la cour que parmi le peuple. Sigismond au désespoir exila sa mère, porta toute sa vie des habits de deuil, et fit tapisser de drap noir ses appartemens royaux de Kniszin. La mélancolie l’entraîna vers les sciences occultes. Il donna plus que jamais sa confiance à Twardowsky ; tantôt il le faisait venir au palais par un couloir souterrain, tantôt il lui rendait lui-même visite dans son mystérieux laboratoire. En exigeant du savant des tours de magie, le roi l’amena nécessairement à l’imposture : telles expériences qui passaient encore pour des prodiges aux yeux du vulgaire lui avaient suffi d’abord, mais il finit par prier sérieusement Twardowsky de contraindre Barbara Radziwill à quitter son tombeau et à lui apparaître dans tout l’éclat de sa jeunesse. Twardowsky résolut ce problème difficile. Une nuit que le roi était venu le trouver, il traça un cercle magique, prononça certaines formules, et appela par trois fois la morte, qui parut non pas à l’état de fantôme, mais fraîche, en bon point, plus belle que jamais. Le roi s’évanouit à cette vue ; depuis lors son estime pour Twardowsky alla en croissant jusqu’au jour où la supercherie lui fut révélée. Une nuit, il ne trouva pas le magicien dans sa caverne, dont la porte resta longtemps fermée devant lui ; enfin une jeune fille étrangement belle se présenta. — Barbara ! s’écria le roi. — Je me nomme Barbara en effet, répondit cette fille, mais je ne suis pas morte.

En effet, Twardowsky avait autrefois sauvé des mains d’une populace furieuse Barbara Gisanka, qui devint, dans l’antre où il la cachait, sa maîtresse et son adepte à la fois. Elle fut bientôt en état de pratiquer les sciences physiques, la médecine, et de l’aider dans tous ses travaux. Saisi de courroux contre l’imposteur et surtout d’un désir plus puissant encore de posséder cette merveilleuse créature, le roi fit tuer en secret le magicien, puis répandre parmi le peuple le bruit qu’il avait été enlevé par le diable ; c’est là l’origine de la légende.

La Gisanka prit sur le roi vieillissant une influence sans bornes, par sa beauté autant que par ses artifices ; elle vécut auprès de lui dans un faste oriental. Sigismond était-il malade, aucun médecin n’avait la permission de s’approcher de lui. Elle était à son chevet quand il mourut (1572). Telle est l’histoire.

La tradition a fait de Twardowsky un tout autre personnage ; elle a transformé le savant solitaire et farouche en un brillant gentilhomme, qui pour vivre et mourir gaîment vendit son âme par un pacte infernal écrit sur peau de bœuf, engageant sa parole, son nobile verbum, qu’il se livrerait au diable aussitôt que celui-ci serait entré dans la ville de Rome. En attendant, le diable devait servir Twardowsky. Celui-ci usa de la puissance que l’enfer mettait à ses ordres avec une prodigalité toute polonaise, tant pour son propre plaisir que pour celui de ses amis et du peuple en général. Il donnait des festins magnifiques et se livrait à toute sorte de facéties, telles que changer en lièvre certain soldat fanfaron d’un simple tournoiement de sabre au-dessus de lui, ou bien percer trois trous dans le nez d’un cordonnier avec son alêne pour faire couler de cette tête un plein tonneau d’eau-de-vie dont il régale la foule. Un soir, il apprend par lettre qu’un étranger distingué l’attend à l’auberge dite de la Ville de Rome. — Insouciant, il court au rendez-vous ; mais, à peine est-il entré dans la salle, sa chanson favorite aux lèvres, à peine a-t-il ébauché une plaisanterie avec la belle aubergiste, qu’on frappe et que le diable habillé à l’allemande se présente son pacte à la main, comme le commandeur du Festin de Pierre. Twardowsky voit la ruse et y répond par les mêmes armes. Au moment où le diable veut mettre la main sur lui, il arrache l’enfant nouveau-né de l’aubergiste du berceau où il dort et, protégé par ce bouclier d’innocence, défie l’enfer à son gré. — Mais que devient ta parole de gentilhomme ? s’écrie le diable d’un ton moqueur. À ces mots, le respect du Polonais pour la parole donnée l’emporte. Twardowsky rend aussitôt l’enfant à sa mère et se livre fièrement à son ennemi, qui l’enlève dans les airs. Tandis que tous deux planent au-dessus de Cracovie, quelques sons de cloche égarés frappent l’oreille de Twardowski, éveillant dans son souvenir une hymne à la Vierge que sa mère lui avait enseignée : il l’entonne aussitôt, ce qui force le diable à le lâcher. Depuis, Twardowsky est resté suspendu entre ciel et terre, sans rien savoir des choses d’ici-bas que par une araignée qui, s’étant attachée au pan de son habit, descend parfois chercher des nouvelles.

Ce dénoûment burlesque ne permet aucune comparaison avec la tradition allemande d’une poésie autrement élevée. Il va sans dire que, dans la vie de Twardowsky, la femme joue le premier rôle, non pas une humble Gretchen, mais une vraie Polonaise séduisante, spirituelle et impérieuse. Mme Twardowska commande à son mari comme lui-même à l’enfer, et l’on peut se demander lequel des deux diables auxquels il s’est donné est le pire, du diable à cornes et à griffes ou du diable souriant et gracieux en kazawaïka de zibeline. Une seconde version conduit Twardowsky à la Ville de Rome, non pas seul, mais accompagné de sa femme et de ses amis, auxquels il veut donner une fête divertissante. Arrive le diable à l’improviste, avec de beaux saluts. Tandis que, pour gagner du temps, le Faust polonais lit le pacte qu’il lui présente, sa femme regarde par-dessus son épaule, puis éclate de rire et dit au diable : — Tu oublies, ami, que tu as encore trois travaux à faire avant d’enlever Twardowsky, et que le pacte sera déchiré, si tu échoues dans l’un des trois. Consens-tu à ce que je te les impose ?

Le diable galamment se déclare prêt.

— Eh bien ! vois ce cheval peint sur le mur de l’auberge ? Je veux le monter à l’instant ; tiens-le et fais-moi, pour le gouverner, une cravache de sable. Ne manque pas non plus de me bâtir une écurie de noisettes, avec des combles en piquans d’épine-vinette et un toit couvert de graines de pavot dont chacune sera retenue par trois clous d’un pouce de large et de trois pouces de haut. M’as-tu comprise ? — Le diable s’incline : déjà le cheval piaffe devant l’auberge tout sellé, déjà le diable s’occupe à tordre l’étrange cravache. Mme Twardowska s’amuse à caracoler ; cependant l’écurie se dresse d’après ses ordres, elle l’examine et se déclare satisfaite. — Maintenant, cher ami, dit-elle en faisant apporter une grande cuve d’eau bénite, prends un bain pour rafraîchir tes membres fatigués, — Le diable tousse, une sueur d’angoisse lui vient au front, mais il faut obéir. Il plonge résolument dans la cuve pour en sortir vite en se secouant de son mieux. — Le troisième travail sera doux, dit la dame avec son plus ensorcelant sourire. La première année que mon mari passera en enfer, tu la passeras auprès de moi, à me jurer amour, fidélité, respect et obéissance sans bornes. Veux-tu ? — Le diable fait un bond vers la porte, mais, plus agile que lui, elle tourne la clé, qu’elle met dans sa poche. L’épouvante du malheureux Satan est telle, qu’elle le fait passer par le trou de la serrure, qui depuis reste toute noire.


SACHER-MASOCH.

LES ORIGINES DE LA FAMILLE.

I. Sir John Lubbock, Origin of civilisation (trad. par M. E. Barbier, 1873). II. A. Giraud-Teulon, les Origines de la famille, 1874.


S’il est des pays, comme l’Inde, où les lois semblent avoir dicté les mœurs et façonné la société, la plupart du temps ce sont les mœurs qui dictent les lois, et le législateur ne fait que sanctionner d’anciennes coutumes. Les courans d’idées philosophiques et religieuses qui viennent périodiquement envahir le monde modifient profondément ce qu’on appelle le génie des peuples, les mœurs changent, les codes se réforment. Les races si diverses qui habitent le globe composent aujourd’hui comme une mosaïque morale, produit complexe des climats, des migrations, des conquêtes, des religions qui se partagent le genre humain. Des mœurs polies confinent à la barbarie primitive, le raffinement côtoie la brutalité. On peut se demander si tout cela dérive d’un fonds commun, s’il est permis de parler de mœurs primordiales dont les différentes races se seraient plus ou moins écartées avec le temps. C’est là une des questions que se proposent de résoudre les recherches de paléontologie sociale, qui sont un des signes de la tendance critique de notre époque.

Ces recherches nous éclairent et nous troublent à la fois. Peut-on a priori affirmer que telle chose est conforme à la nature humaine, telle autre contre nature ? A y regarder de près, on trouve qu’elles ne sont que conformes ou contraires à un ensemble d’idées convenues qui nous ont été transmises par l’éducation, qui n’avaient pas cours à une autre époque, qui ne sont point acceptées dans un autre milieu. A tous les rêves de l’imagination répondent des réalités : l’homme est un être qui construit son existence à l’image de ses conceptions, être flexible qui se plie et s’assouplit à tous les changemens que subissent ses idées. Des formes de la vie que l’on croyait des utopies irréalisables ont existé, existent peut-être encore en quelque coin ignoré du monde. Comment définir ce qui est naturel à l’homme ? et comment soutenir que ses penchans primitifs soient les bons ? Ne faut-il pas au contraire bien souvent nous féliciter que la civilisation nous en éloigne, ou constater avec effroi que telles tendances qui cherchent à se faire jour et prétendent représenter le progrès ne sont qu’un retour déguisé vers l’état sauvage, une sorte d’atavisme moral ?

La méthode de la paléontologie appliquée aux sciences morales a fourni d’étonnans résultats. Malheureusement le passé de notre race est enseveli sous les décombres accumulés par le temps ; la civilisation actuelle marche sur les couches fossiles des antiques sociétés, couches aussi silencieuses que les strates géologiques. Pour combler les lacunes qui résultent de cette solution de la continuité historique, on a imaginé de recourir à l’étude comparée des mœurs des peuplades sauvages, lesquelles selon toute vraisemblance sont encore très près de leurs origines. Là se reflète sans doute, comme dans un miroir déjà un peu terne, la société humaine des premiers âges. D’abondans matériaux pour une pareille étude se trouvent entassés dans les relations publiées par une foule de voyageurs. Plus d’une fois on a essayé de coordonner ces matériaux épars et d’en faire jaillir la lumière par une discussion approfondie ; l’une des tentatives les plus récentes est celle qui a été faite par sir John Lubbock dans son livre sur les Origines de la civilisation, que M. E. Barbier vient de traduire en français. M. Lubbock établit les rapprochemens les plus imprévus entre les sauvages des temps modernes et les peuples barbares de l’antiquité ; des analogies manifestes lui permettent d’expliquer certaines coutumes qui ont survécu dans nos sociétés et qui ne sont que des symboles d’anciens usages complètement oubliés, de rendre compte de quelques idées qui sont restées empreintes dans la conscience humaine, comme des fossiles ont marqué leur trace dans le roc. Nous ne le suivrons pas dans toutes les parties de son vaste sujet, nous nous contenterons d’exposer les résultats de ses recherches qui concernent les origines de la famille et les formes primitives du mariage. C’est là en même temps le sujet d’un livre curieux, nourri de faits et rempli d’aperçus ingénieux, que vient de publier M. A. Giraud-Teulon. Déjà en 1861 un savant jurisconsulte de Bâle, M. Bachofen, avait défriché le terrain et accumulé d’immenses matériaux dans son ouvrage sur le Droit de la Mère, et quatre ans plus tard un auteur écossais, M. Mac-Lennan, dans une monographie intitulée le Mariage primitif, avait traité les mêmes questions avec un esprit critique appuyé sur une vaste érudition. Enfin en 1868 et en 1871 les études de M. Morgan sur les Systèmes de consanguinité étaient venues fournir une base solide à ces sortes de recherches en établissant les phases embryonnaires de la famille chez une foule de peuplades sauvages. Ces travaux tout récens, bien qu’ils soient loin de s’accorder sur tous les points, et surtout loin d’être à l’abri d’objections sérieuses, peuvent cependant servir à nous guider dans un labyrinthe de faits où la lumière commence seulement à pénétrer par échappées.

La conclusion à laquelle s’arrêtent ces auteurs, c’est que les diverses formes du mariage ne se sont développées que graduellement, que la promiscuité, le libre mélange des sexes, la communauté des enfans et des femmes, étaient la loi des premières sociétés. Chez quelques peuplades, un pareil état social paraît encore exister de nos jours, mais ce sont surtout des preuves indirectes qu’ils apportent en faveur de leur thèse. L’une des plus fortes repose sur la terminologie par laquelle les sauvages expriment les divers degrés de parenté, terminologie bizarre et confuse où rien ne répond exactement à nos mots fils, fille, épouse, mari. Une autre preuve est fournie par la condition sociale des peuples barbares où la filiation n’est admise que dans la ligne féminine. On allègue ensuite la coutume presque universelle de l’exogamie, qui oblige les jeunes gens à prendre femme en dehors de leur tribu, de vive force, s’il le faut. On cite enfin certains usages qui prouveraient que dans le principe l’alliance exclusive de deux individus était regardée comme une infraction aux droits de la communauté, infraction pour laquelle on devait à cette dernière un dédommagement.

Comment l’institution du mariage telle qu’elle existe chez les peuples civilisés s’est-elle dégagée de ces limbes et de cette fange ? Elle se développe, répond M. Lubbock, en même temps que les idées sur la parenté, idées qui affectent profondément toute l’organisation sociale. Les rapports de parenté d’un enfant avec son père et sa mère nous semblent tellement naturels que nous avons quelque peine à nous figurer une société humaine constituée sur une autre base, et pourtant bien des indices feraient supposer que l’enfant a été considéré uniquement comme parent de sa tribu, puis de sa mère, puis de son père, et en dernier lieu seulement du père et de la mère à la fois. Ce sont les phases successives que parcourt la notion de la parenté, sinon partout, du moins dans certaines régions du monde ancien, et chaque phase correspond à un aspect nouveau de la famille. On va voir sur quels argumens s’appuie cette thèse et s’il faut l’accepter comme démontrée.

Les rapports des deux sexes chez les différens peuples offrent pour ainsi dire toutes les nuances imaginables. Un trait caractéristique se retrouve pourtant dans les mœurs de presque tous les hommes qui vivent aujourd’hui à l’état de nature, c’est leur indifférence pour la femme. On sait que l’union des sexes n’entraîne chez les sauvages aucune pensée d’affection, et que l’amour leur est à peu près inconnu. Les chants des sauvages parlent beaucoup de chasse, de guerre et de femmes, rien n’y trahit un sentiment tendre d’un sexe pour l’autre. Dans l’Afrique centrale, un voyageur constate que les indigènes « prennent femme comme ils couperaient un épi de blé, » avec une nonchalance complète ; chez quelques tribus, l’union maritale n’est qu’une forme d’esclavage. Or cette idée que la femme est l’esclave du mari reparait sans cesse dans le monde antique, et elle se continue à travers l’histoire sous mille déguisemens.

La femme étant considérée comme chose qui se possède, il va de soi qu’on se la dispute les armes à la main. Le rapt pur et simple, le mariage par capture est encore la règle en maint pays ; les rapports des voyageurs sont monotones lorsqu’ils roulent sur ce sujet. Chez les Indiens de la baie Hudson, la coutume veut que les hommes luttent au pugilat pour la possession de la femme qu’ils désirent : elle appartient au plus fort. En Australie, les naturels s’en vont par troupes capturer des femmes, en les assommant au besoin. Les Caraïbes enlevaient tant de femmes aux peuplades voisines, et s’en occupaient ensuite si peu, que les hommes et les femmes parlaient des idiomes différens.

Chez beaucoup de peuplades, on ne rencontre absolument rien qui ressemble au mariage ; aucun mot dans la langue qui signifie épouser, Il en est ainsi chez certaines tribus de la Californie, de l’Amérique méridionale, de l’Afrique, de l’Inde. Les Tihurs de l’Oude vivent ensemble dans de grands établissemens où tout est en commun ; si deux individus se marient, le lien n’est que nominal. On ne voit guère en quoi cet état social diffère de la promiscuité. Dans d’autres cas, les mariages sont essentiellement temporaires. Aux îles Andaman, l’homme et la femme restent ensemble jusqu’à ce que l’enfant soit sevré, ils se séparent alors pour chercher chacun de son côté un nouveau compagnon. Ailleurs encore c’est un lien si léger que l’on se prend et se quitte sans autre cérémonie, il suffit que la chose soit de notoriété publique. Les Arabes Hassaniyeh se marient « aux trois quarts, » la femme est légalement mariée trois jours sur quatre, et le quatrième elle fait ce qui lui plaît.

« N’épouser qu’une seule femme est un devoir local, » a dit Voltaire, En effet, la polygamie est, comme on sait, en honneur chez beaucoup de peuples. Elle est simplement un luxe dans les pays où les femmes sont des esclaves. Même chez les Hébreux, la pluralité des épouses était admise en droit, et ce sont les patriarches de la Bible qu’invoquent les mormons, qu’invoquaient au moyen âge les anabaptistes comme les inventeurs et les patrons de la polygamie. Beaucoup plus rare est la polyandrie, moins cependant qu’on ne le croit ; elle est assez répandue dans l’Inde, au Thibet, à Ceylan. Mac-Lennan et Morgan, qui la considèrent comme l’une des phases qu’aurait traversées l’institution du mariage, multiplient les exemples, — ce ne sont très souvent que des cas de communauté des femmes. La polyandrie légale n’est guère, selon toute probabilité, qu’un système exceptionnel, accidentel, un remède héroïque contre le célibat dans les pays où les femmes sont en minorité. Dans le chaos social et religieux dont l’Inde offre le spectacle, par suite du mélange des réminiscences autochthones avec la civilisation apportée par la conquête aryenne, on découvre sans peine des spécimens de toutes les formes de l’union maritale. Nous y trouvons la polyandrie absolue à côté de la polyandrie réduite à une alliance avec plusieurs frères. Chez les Todas, qui habitent les pentes des Nilgherries, lorsqu’un homme épouse une fille, elle devient la femme de tous les frères de son mari, à mesure qu’ils arrivent à l’âge d’homme, et eux aussi seront les maris des sœurs de leurs femmes à mesure que celles-ci deviendront nubiles. Le premier enfant de la femme a pour père le frère aîné, le second le frère cadet, et ainsi de suite. Malgré cela, les Todas montrent de l’attachement pour leurs enfans. Chez une autre tribu de l’Inde, les Tottiyars, la coutume veut que les frères aussi bien que les oncles et les neveux possèdent leurs femmes en commun. C’est la polyandrie restreinte à la famille ; elle était en pleine vigueur parmi les clans de l’Inde antique, au témoignage du Mahâbharata.

On le voit, la famille chez les peuples barbares présente les aspects les plus variés ; mais nulle part le sort réservé à la femme n’est digne d’envie. Pour compléter ce triste tableau, il faut encore parler d’un usage révoltant, extrêmement répandu dans les pays non civilisés, l’infanticide. Les sauvages n’hésitent jamais à sacrifier leurs enfans nouveau-nés lorsqu’ils ont de la peine à se procurer leur subsistance. Dans beaucoup de pays, ce sont les filles qui sont sacrifiées de préférence, comme causant plus d’embarras que les garçons. La proportion des hommes et des femmes s’en ressent ; pour l’Australie, selon sir G. Grey, cette proportion est de 1 à 3, selon d’autres de 2 à 3. Dans l’Inde, le meurtre des filles nouveau-nées était, il y a peu de temps, d’un usage général, et l’on trouvait des tribus où il existait à peine une fille sur 200 enfans. Le gouvernement anglais a fait de louables efforts pour remédier à cet état de choses.

Dans cette infinie diversité des formes qu’affecte l’union des sexes chez les peuples connus, sir John Lubbock, d’accord avec MM. Bachofen et Mac-Lennan, veut voir beaucoup moins des faits de race que les différentes phases d’une évolution progressive commune à toute l’humanité, phases que les ancêtres des peuples civilisés ont traversées à une époque reculée de leur histoire et dans lesquelles les nations barbares sont encore engagées de nos jours. La première phase, l’état de nature en quelque sorte, aurait été la promiscuité absolue ou du moins la communauté des femmes dans des groupes plus ou moins larges, dans ou familles. Le mariage n’existait pas ou n’existait que comme « mariage en commun, » communal marriage, pour employer l’euphémisme de M. Lubbock, c’est-à-dire que tous les hommes et toutes les femmes d’un groupe appartenaient indifféremment l’un à l’autre.

Ici se présente immédiatement une objection que M. Darwin a déjà fait valoir. On sait que parmi les animaux supérieurs beaucoup sont strictement monogames, d’autres polygames, chaque famille faisant bande à part, ou bien plusieurs familles formant une association. Faire de la promiscuité absolue la loi des premières sociétés, c’est donc placer l’homme au-dessous d’une foule d’animaux. En fait, la polygamie est très fréquente chez les peuples primitifs, il y en a même qui sont monogames, comme les Veddahs de Ceylan. Enfin il ne faut pas oublier que la promiscuité serait pernicieuse pour l’espèce : il est prouvé qu’elle entraîne la stérilité. Quels que soient les doutes qui s’imposent dès le début, il vaut la peine d’examiner les argumens dont on étaie cette étrange conclusion.

On invoque d’abord le témoignage de l’histoire. Hérodote et Strabon ont trouvé la communauté des femmes chez les Massagètes, les Auséens, les Nasamones, les Garamantes. En Chine, les femmes furent communes, paraît-il, jusqu’au règne de Fouhi, en Grèce jusqu’à l’époque de Cécrops. De nos jours, un pareil état social ou du moins quelque chose d’analogue se rencontre chez beaucoup de tribus de l’Inde, de l’Amérique, de l’Océanie. La nomenclature inventée par quelques peuples pour désigner les rapports de parenté est toute une révélation à cet égard. M. Morgan a réuni en tableaux les systèmes de parenté de 139 races ou tribus. Ces systèmes se divisent, selon lui, en deux catégories : le système « descriptif, » qui est celui des races aryennes, sémitiques, ouraliennes, et qui désigne les collatéraux par une combinaison des termes primitifs (mari et femme, père et fils, frère et sœur, etc.), et le système par « classification, » celui des races touraniennes, américaines et malaises, qui réduit la consanguinité à de grandes classes par une série de générations, appliquant les mêmes termes à tous les membres d’une génération. M. Morgan veut même conclure de l’existence de l’un ou de l’autre de ces systèmes à des affinités ethnologiques. M. Lubbock pense avec raison que l’opposition entre les deux systèmes n’est pas absolue, et qu’il existe manifestement des phases intermédiaires, des systèmes de transition qui prouvent que le système descriptif est le terme final d’évolution du système classificatoire ; mais dans tous les cas l’étude de ces nomenclatures jette beaucoup de jour sur la constitution de la famille chez les diverses nations. Les termes employés par les indigènes des îles Sandwich prouvent que l’idée du mariage n’entre point dans leur système de parenté. Oncles, tantes, cousins, sont passés sous silence ; on n’y trouve que grands-parens, — pères et mères, — frères et sœurs, — enfans et petits-enfans. Tous les consanguins sont classés d’après ces cinq couches de générations, et chaque individu se rattache par le même lien à tous les membres d’une classe : il est essentiellement parent du groupe. Ainsi l’enfant appelle pères et mères les frères, les sœurs, les cousins de son père et de sa mère ; tous les membres d’une classe sont entre eux frères et sœurs, etc.

Certaines cérémonies, certains usages révoltans dont parlent les anciens auteurs ou qu’on retrouve encore chez quelques peuples, prouvent aussi que le mariage était considéré comme une infraction aux droits de tous, — le mariage c’est le vol, — et qu’une compensation était due à la communauté. Les vierges, avant d’appartenir à un mari, étaient tributaires de la foule. De là les étranges coutumes dont parlent Hérodote et Diodore, coutumes qui existaient à Babylone, à Carthage, dans quelques parties de la Grèce, aux Baléares, chez des tribus éthiopiennes ; de là aussi la haute considération dont jouissaient les hétaïres, dont jouissent encore les bayadères ; de là enfin la prostitution sacrée dans les temples de Vénus, de Mylitta, d’Aschera.

Comment l’humanité est-elle sortie de cet état primitif d’hétairisme universel ? C’est ici que les divergences s’accusent. M. Bachofen cherche dans une réaction de la femme contre la brutale promiscuité primitive l’origine d’une réforme qui aurait fait passer le sceptre des mains du sexe fort dans celles du sexe faible. Interrogeant tour à tour les mythes, l’histoire, les religions, le droit, les récits de voyageurs et les monumens de l’art, il trouve partout les vestiges d’un ordre social fondé sur la suprématie de la femme. C’est l’époque de la gynécocratie, le règne de la mère, le triomphe du droit du plus faible. L’homme occupe dans la famille le second rang, c’est la femme qui fait souche, qui transmet son nom aux enfans. La descendance s’établit dans la ligne féminine, — usage qui existe encore chez beaucoup de peuples sauvages. Plus tard l’élément tout spirituel de la paternité l’emporte sur l’idée plus matérielle du sein de la mère : le père est l’auteur de la vie, la mère n’est plus qu’une nourrice. Le culte du soleil remplace celui de la lune, l’homme prend le pas sur la femme, la propriété et la filiation passent à la ligne masculine, et l’organisation sociale se ressent de cette révolution dans les idées.

Au-dessous de la couche mythologique des dieux grecs, M. Bachofen découvre pour ainsi dire une religion fossile, un cycle de mythes où une déesse, une Mère, Déméter, règne sur la nature ; le dieu n’y paraît qu’au second plan, et l’homme est subordonné à la femme. Hésiode fait de la mère le centre de la société dans l’âge d’argent, quand les hommes commencent à se fixer sur le sol. « En raison des bienfaits d’Isis, dit Hérodote, la reine jouissait chez les Égyptiens d’une puissance supérieure à celle du roi, et la femme obtenait le pouvoir sur son mari. » Les inscriptions hiéroglyphiques des momies portent d’abord le nom de la mère sans indication du mari, et les actes publics ne mentionnent le plus souvent que la mère. Ce n’est qu’à dater des établissemens grecs que la mention seule du père commence à s’introduire. À cette période correspond le prestige qui entoure la femme dans la Grèce antique jusqu’au règne de Cécrops. Sous ce règne, dit Varron, les femmes d’Athènes perdirent leurs droits civils à la suite d’un vote populaire où elles s’étaient prononcées contre le gré des hommes ; pour les punir, on décide qu’elles n’auront plus le droit de voter, que les enfans ne porteront plus le nom maternel, qu’elles-mêmes, au lieu d’être citoyennes d’Athènes, ne seront plus que les épouses des Athéniens. Il y a donc eu une époque de transition, où des conflits s’élèvent souvent entre le droit des hommes et l’antique droit des femmes. A la gynécocratie succède le régime patriarcal, mais le père et le mari ne doivent leur puissance qu’à un droit de conquête. Dans le jugement d’Oreste, Eschyle semble annoncer le triomphe d’un droit nouveau sur l’ancienne loi : l’Érinnys se plaint amèrement de voir acquitté un fils qui a tué sa mère.

L’antiquité a conservé le souvenir des royaumes de femmes. Les historiens chinois en mentionnent plusieurs, et leurs récits se rattachent à la légende des Amazones, qui reparaît dans les traditions de tous les peuples classiques. L’Asie-Mineure et la Libye ont été le théâtre principal de leurs exploits. En effet, l’organisation gynécocratique semble être le propre des peuples qui ouvrent l’histoire ancienne, des « barbares, » Lyciens, Kares, Éthiopiens, Léléges, Couschites, Nubiens, des hommes de race brune. La femme a des attributions juridiques et sacerdotales, elle est inviolable ; dans la famille, c’est elle qui fait souche. L’homme est l’amant légal, non l’époux de sa femme, il n’habite même pas avec elle, ses vrais « enfans, » ses héritiers, sont les enfans de sa sœur. La mère, voilà pour ces races toute la famille ; c’est par elle que s’établit l’état civil, la filiation juridique. La femme étrusque, lydienne, dispose de sa main, choisit son époux. Chez les Cantabres, les frères sont donnés en mariage par leurs sœurs. Bien des vestiges du « droit de la mère » se rencontrent encore dans les coutumes des Basques, descendans des anciens Ibères. Ici, le droit d’aînesse a lieu sans distinction des sexes ; lorsqu’il échoit à la fille, elle devient l’héritière, le chef de la famille, donne son nom à son époux, et le transmet à ses fils. Malgré les réformes du siècle dernier, la tradition persiste dans les vallées, et l’on cherche à éluder le code civil.

La parenté par les femmes était donc une coutume très générale dans l’antiquité, et elle se retrouve encore chez une foule de nations barbares qui établissent leur filiation exclusivement dans la ligne féminine, comme les tribus sauvages de l’Amérique et beaucoup de tribus africaines. Chez les Nubiens, au dire d’Abou-Selah, ce sont les fils de la sœur du roi qui lui succèdent de préférence à ses propres fils ; des coutumes analogues se sont conservées chez les Berbères actuels. Chez les Touaregs, l’enfant suit la condition de sa mère : le fils d’un père esclave et d’une femme noble est noble, celui d’un père, noble et d’une femme esclave est esclave. « Entre eux, dit M. Duveyrier, ils distinguent par le nom d’ebna-sid, fils de leur père, les tribus qui, exceptionnellement et depuis l’introduction de l’islamisme, ont adopté la succession paternelle. »

M. Bachofen attribue l’avènement de la gynécocratie à une révolte des femmes, fatiguées d’un joug trop dur. Il est difficile de se figurer une mutinerie des femmes sur une grande échelle, qui fait tout à coup passer le pouvoir entre leurs mains ; il paraît plus naturel de ne voir dans la suprématie des femmes chez certains peuples qu’un fait de race au lieu d’une phase générale du développement de l’humanité. La race aryenne ne paraît pas avoir jamais obéi à ces lois, si étrangères à l’ensemble de ses sentimens. La parenté par les femmes, la filiation dans la ligne féminine, que l’on rencontre si souvent chez les nations barbares, s’expliquent au reste simplement dès qu’on prend pour point de départ un état primitif de communauté des femmes. Dans de pareilles conditions, il est évident que le lien entre père et fils existe à peine, tandis que la mère est naturellement indiquée sans erreur possible.

Dès que la famille doit passer sous le droit du père, une première difficulté se présente, la reconnaissance de l’enfant. A la certitude de l’origine maternelle succède l’établissement de la paternité fondée sur des présomptions. Dans les communautés primitives, la recherche de la paternité se fait d’après la ressemblance physique. Plus tard vient l’adoption civile spéciale, enfin la filiation juridique régulière, basée sur une fiction. Selon M. Bachofen, la substitution de la parenté mâle à la parenté féminine aurait été une phase du développement de l’humanité, la crise la plus importante dans l’histoire des relations des deux sexes ; « on rompt les liens du tellurisme, et le regard s’élève vers les régions supérieures du cosmos ; » c’est le triomphe de l’esprit sur la matière, ajoute le jurisconsulte de Bâle, plus érudit que galant. Il est assurément plus simple d’y voir le désir bien naturel des pères de laisser leurs biens à leurs enfans dès que les affections de famille furent devenues plus fortes, ou bien on peut admettre, avec M. Giraud-Teulon, que l’organisation patriarcale de la famille a pour premier mobile l’intérêt, le père revendiquant la propriété des enfans, considérés comme une richesse.

En somme, la thèse de M. Bachofen ne répond probablement à la réalité des faits que dans des cas exceptionnels. Il en est de même de la théorie de M. Mac-Lennan, qui paraît compliquée et subtile, et que nous nous dispenserons de reproduire. Pour M. Lubbock, le mariage individuel est sorti de la communauté primitive comme la propriété s’est dégagée de la communauté des biens, par les revendications, par les prises de possession, auxquelles devaient être enclins les chefs puissans et les guerriers redoutés. La première épouse fut une captive de guerre : au lieu de la tuer, le ravisseur la garde avec lui, c’est son droit, qui n’empiète pas sur les privilèges de la tribu. L’exogamie, le mariage en dehors de la tribu, devenait une conséquence naturelle de la nécessité de voler la femme qu’on voulait posséder tout seul. On ne pouvait la prendre de force au sein de la tribu, on allait donc chercher sa femme chez les voisins. L’habitude de tuer les filles nouveau-nées aurait été dès lors une conséquence plutôt que la cause de l’exogamie, comme le voudrait Mac-Lennan.

Quelle que soit au reste l’origine de la coutume de l’exogamie, ce qui est certain, c’est qu’elle est encore très générale. Chez les peuplades exogames, aucun homme ne peut épouser une femme portant le même nom de famille. Les tribus sont divisées en clans, et les hommes d’un clan ne peuvent choisir leurs femmes que dans un clan différent. Un Kalmouck de la horde Derbet par exemple peut épouser une femme de la horde Torgot, mais non une femme de sa propre horde. La coutume est fort répandue parmi les peuples de l’Inde, de la Sibérie, de la Tartarie et de la Chine, chez les sauvages de l’Amérique et les peuplades africaines. Les membres des différens dans sont dispersés dans toute la nation, et la défense des unions entre individus du même nom crée souvent des difficultés. C’est ainsi que les Indiens de la Colombie anglaise se divisent en tribus et en totems (blasons) communs à toutes les tribus. Ces blasons sont la baleine, la tortue, l’aigle, le loup, la grenouille. Les membres de la même tribu peuvent se marier entre eux, mais jamais ceux du même totem : une baleine ne peut épouser une baleine, elle a le choix entre une grenouille, une tortue, un loup, un aigle. Chez les Indiens de l’Amérique et beaucoup d’autres sauvages, ces dans sont constitués exclusivement par la descendance dans la ligne féminine : l’enfant appartient au clan de la mère. Il en résulte parfois que les clans changent de place : si les Chitsang épousent beaucoup de femmes nahtsing, les enfans portent ce dernier nom, et, à mesure que les pères meurent, le pays des Chitsang se trouve occupé par des Nahtsing.

L’idée de la parenté telle qu’elle existe chez les peuples civilisés nous semble tellement nécessaire et naturelle que la constitution juridique de la famille sur la base du droit de la mère et de la filiation dans la ligne féminine nous paraît le monde renversé. On en rencontre pourtant des vestiges dans tous les pays du globe. Chez les races inférieures, la généalogie se trace par la mère, les biens d’un homme se transmettent aux neveux. Plus tard le principe de la paternité prévaut au moins chez les races les mieux douées. Dans certains cas, la parenté du père se substitua si complètement à celle de la mère que celle-ci fut pour ainsi dire exclue. C’est ce qui explique, d’après M. Lubbock, une curieuse coutume que l’on rencontre chez les Indiens de l’Amérique, en Asie et jusque dans le midi de l’Europe : à la naissance de l’enfant, c’est le père qui se met au lit et qu’on soigne. C’est ce qui s’appelle en Béarn faire la couvade. M. Giraud-Teulon veut voir dans ces bizarres pratiques un symbole d’adoption par lequel le père est en quelque sorte investi de droits égaux à ceux de la mère.

Afin de rendre visible le progrès dans le développement des systèmes de parenté, M. Lubbock compare les termes employés par les différens peuples pour désigner les mêmes degrés d’affinité, il distingue par exemple six phases successives dans les dénominations de la descendance d’une tante paternelle. Dans la première, celle des îles Sandwich et des Iroquois, la tante se confond avec la mère ; dans la seconde, celle des Micmacs, elle a déjà un nom à part, mais sa descendance est encore confondue avec celle de la mère : le cousin s’appelle frère. Chez les Vitiens, qui représentent la quatrième phase, on voit paraître le titre de cousin. Enfin, les arrière-petits-fils de la tante sont distingués des petits-fils ; c’est la dernière phase, celle que l’on rencontre en Europe. La signification de ces nomenclatures est d’ailleurs confirmée par des lois et des coutumes qui prouvent qu’elles ont une portée toute pratique. « De même que les valves indiquent la marche du sang dans nos veines, dit M. Lubbock, de même les termes employés pour désigner les parens indiquent l’histoire des temps passés. »

Il faut dire pourtant que l’ordre de succession des différentes phases par lesquelles on suppose que l’institution du mariage a passé n’est rien moins que prouvé. Ces divergences mêmes qui se manifestent entre les opinions des divers auteurs qui ont abordé ce problème sont une preuve suffisante qu’il y a dans leurs théories beaucoup d’arbitraire. On veut généraliser à toute force des faits qui dépendent de certaines conditions de race ou de climat, et on oublie que les phénomènes de la vie morale sont bien plus complexes que ceux de la nature physique. D’une part les lumières du progrès intellectuel ou l’influence d’un législateur de génie, de l’autre la contagion morale ou la servitude peuvent bouleverser le développement régulier d’une nation. Il faut aussi reconnaître que les mêmes lois ethnologiques ne sont pas applicables indifféremment à toutes les races. Les races aryennes par exemple paraissent avoir eu sur le rôle de la femme des idées fort différentes de celles qui dominent encore chez quelques nations barbares ; on ne rencontre chez elles rien de pareil, à moins de remonter par hypothèse jusqu’à ces âges reculés où l’homme, selon Darwin, se dégageait de la souche simienne ! Ainsi dans les Védas, la femme est déjà la compagne respectée de l’homme, son égale ; elle choisit librement son époux.

En somme, les faits, qu’on entasse pour démontrer l’évolution progressive de la famille à partir d’un état originel de promiscuité absolue n’offrent pas, ce nous semble, les caractères de généralité et de cohérence qui constituent ce qu’on peut appeler une loi. Aussi faut-il louer la prudence avec laquelle M. Giraud-Teulon s’engage à la suite de ses devanciers dans ces voies encore si peu frayées. Lui aussi présente la famille comme une conquête de l’homme. Le premier aspect sous lequel s’offrent les sociétés primitives, dit-il, est celui de grandes masses où la parenté individuelle est inconnue ; puis les masses se scindent, de petits groupes commencent à s’isoler, la tribu s’organise d’abord autour de la mère, en vertu de la filiation par les femmes, plus tard seulement autour du père, par la descendance masculine. Le régime patriarcal ne se rencontre pas au seuil de l’histoire de l’humanité, il est dû au progrès de la civilisation ; il s’aperçoit d’abord chez les classes riches d’une population, puis devient le patrimoine des races supérieures, qui l’imposent par la conquête. A l’avènement de la famille patriarcale, fondée sur le principe du mariage, un vieux monde s’écroule, et sur les ruines s’élèvent ces sociétés qui nous paraissent déjà vieilles lorsque commence l’histoire proprement dite ; Voilà la conclusion à laquelle M. Giraud-Teulon arrive en groupant savamment les faits et en cherchant à les relier par un lien logique. Il ne la présente pourtant que comme une probabilité, et nous imiterons cette sage réserve en nous bornant à signaler son curieux ouvrage et celui de M. Lubbock à tous ceux qu’intéresse l’histoire philosophique de l’humanité.


Le directeur-gérant, C. B ULOZ.