Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1878

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Chronique n° 1116
14 octobre 1878


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 octobre 1878.

Doux questions qui résument la situation, la politique du moment, ont été depuis quelques jours livrées à toutes les polémiques, — l’une incidente, secondaire et déjà résolue, l’autre d’un ordre plus grave et destinée à peser quelque temps encore sur l’opinion. A quelle date précise pouvaient et devaient se faire les premières élections sénatoriales prévues par la loi organique qui a constitué les pouvoirs publics ? Quel sera en fin de compte l’esprit qui prévaudra dans ce scrutin peut-être décisif pour l’affermissement des institutions nouvelles, pour l’avenir de la république en France ? A la veille de la rentrée des chambres à Versailles, tout est là.

La question préliminaire de date et de procédure est désormais tranchée par le décret présidentiel qui fixe au 27 de ce mois la réunion des conseils municipaux appelés à choisir leurs délégués, et au 5 janvier prochain la réunion des délégués appelés à coopérer à la nomination des nouveaux sénateurs. 27 octobre, 5 janvier, voilà la campagne ouverte pour plus de deux mois dans plus de trente départemens ! Le ministère l’a décidé ainsi sous sa responsabilité, sans s’arrêter aux consultations d’un comité de légistes conservateurs qui refusaient au gouvernement le droit de convoquer les conseils municipaux avant la rentrée des chambres et d’ouvrir le scrutin sénatorial aux premiers jours de janvier. A l’interprétation du comité de la droite, le gouvernement a opposé sa propre interprétation ; il a eu sans doute ses raisons, il a dû peser tous les intérêts comme toutes les convenances. A vrai dire cependant, on ne voit pas bien pourquoi il a tenu à tout brusquer, à faire élire les délégués municipaux plus de deux mois avant le scrutin, au risque de laisser ces malheureux délégués livrés à toutes les obsessions, à toutes les intrigues qui ne manqueront pas de se nouer autour d’eux. Le gouvernement était dans son droit : sa convocation n’a rien d’irrégulier ; elle semble un peu prématurée, et si on n’avait choisi une date si prochaine que pour permettre aux députés et aux sénateurs d’assister aux opérations municipales avant de revenir à Versailles, la raison ne serait pas absolument décisive. L’avantage de la présence des sénateurs et des députés dans leurs départemens ne compense pas l’inconvénient d’un délai trop prolongé entre les deux actes du drame électoral. D’un autre côté il y a un point de légalité constitutionnelle qui reste assez obscur. La constitution de 1875, appliquée pour la première fois en 1876, décrète le principe du renouvellement partiel du sénat tous les trois ans, c’est parfaitement clair. Les séries désignées dès l’origine par le sort doivent être renouvelées « à l’expiration de chaque période triennale, » c’est encore clair. A quel moment précis finit la période triennale et expirent les pouvoirs de la série soumise au renouvellement électif, c’est ici que commence l’obscurité. Les juristes de la droite, qui se sont prononcés pour le 8 mars parce que c’est le jour où la session de 1876 a été ouverte et où le sénat nouveau est entré en fonction, ces juristes ont adopté une date visiblement arbitraire qui, à leurs ypux, avait l’avantage de prolonger un peu l’existence d’une majorité qui leur est chère. La date du 5 janvier choisie par le gouvernement n’est point, il est vrai, moins arbitraire. Par le fait, il n’y a qu’une chose certaine, positive, c’est la date de la naissance légale du sénat, dont une fraction va être pour la première fois soumise à la réélection. Le sénat a été élu, il est né réellement le 30 janvier 1876 ; les pouvoirs de la série sénatoriale renouvelable aujourd’hui n’expirent ni le 5 janvier, ni le 8 mars, ils expirent le 30 janvier 1879. Tout le reste peut passer pour arbitraire.

Il faut se rendre compte des choses. Quelle va être la situation à partir du 5 janvier ? Nous ne le voyons pas bien. Si les nouveaux élus entrent au sénat dès l’ouverture de la session, on aura donc enlevé par un simple décret près d’un mois d’existence légale aux anciens sénateurs ! Si les élus du 5 janvier sont obligés d’attendre le 30 pour prendre possession de leur mandat, il y aura donc pendant quelques semaines deux classes de sénateurs, les uns n’ayant entre les mains que des pouvoirs énervés, les autres impatiens de pénétrer dans l’enceinte ! Supposez dans l’intervalle un accident, à qui appartiendrait l’autorité légale ? Mieux eût valu peut-être éviter ces anomalies en restant le plus possible dans la vérité constitutionnelle, en rapprochant autant qu’on l’aurait pu la date des élections du jour où expirent réellement les pouvoirs des sénateurs désignés pour sortir et probablement destinés en partie à ne pas revenir. Ce qu’il y a de plus clair, c’est que le gouvernement, mis en présence d’une échéance inévitable, assailli de contradictions, a voulu en finir, et, profitant de la circonstance, il a pris sur lui d’adopter une combinaison qui dans sa pensée ferait coïncider désormais les élections partielles et périodiques du sénat avec l’ouverture régulière des sessions parlementaires. Il n’a pas violé la constitution, il l’a interprétée comme ses adversaires eux-mêmes l’interprétaient dans leurs consultations. Il s’est inspiré de l’esprit de la loi, de la situation tout entière, des nécessités du moment, et entre des solutions différentes il a choisi celle qui, sans être exempte d’inconvéniens, lui a paru encore la plus plausible, la mieux faite pour établir une certaine régularité dans le jeu des institutions. Dans tous les cas, quel que soit le jour fixé pour la réunion des conseils municipaux ou du collège sénatorial, ce n’est plus la difficulté, ce n’est pas ce qui changera le résultat et ce qui décidera de l’issue du scrutin. Toutes les controverses plus ou moins vives sur une date, sur un point de légalité constitutionnelle n’ont que peu d’importance ; ce sont des escarmouches avant la bataille. La question préliminaire est résolue ; la vraie et sérieuse question reste tout entière désormais dans les élections elles-mêmes, dans le caractère de la majorité qui triomphera dans la situation politique qui sera créée par le vote du 5 janvier. C’est l’affaire de tout le monde, des partis qui vont se trouver en présence, du gouvernement qui a sa conduite à régler dans cette mêlée, de ceux qui veulent aider sans arrière-pensée à l’affermissement des institutions, et avant tout de la France elle-même qui est la première intéressée à voir la paix et la sécurité sortir de cette urne mystérieuse où sont cachées ses plus prochaines destinées.

L’épreuve va être décisive, cela n’est pas douteux ; elle est attendue partout avec quelque anxiété, comme le signe de ce qui se passe réellement dans l’âme de la France. De ce que produira le scrutin du 5 janvier dépend en grande partie l’avenir de l’ordre nouveau créé, organisé par la constitution de 1875. Évidemment pour que cet avenir se réalise avec profit pour le pays, pour que les institutions nouvelles prospèrent, il n’y a qu’une chance aujourd’hui, c’est que le vote qui se prépare envoie au sénat des hommes sensés, éclairés, sincèrement disposés à maintenir la république, mais en même temps fermement résolus à la pratiquer avec prévoyance, avec modération, en respectant les instincts, les intérêts, les mœurs, les traditions de la France. C’est là, pour ainsi dire, le programme nécessaire des élections prochaines, et il ne peut être efficace que s’il garde jusqu’au bout le caractère le plus sérieux, s’il n’est pas une vaine promesse. Les républicains qui ont l’expérience de la politique sont assurément les premiers à le sentir. Il en est malheureusement parmi eux qui ont une étrange manière de servir leur cause et qui se croient bien habiles en déployant une diplomatie qui ne trompe personne. Ils répriment autant que possible leurs instincts d’agitation ; ils rendent au pays cet hommage de le croire modéré, et ils sentent le besoin de le respecter, tout au moins de ne pas l’effrayer ; mais pour eux, on le sent, la modération est une tactique, la sagesse est un expédient de circonstance. Ils se contiennent parce qu’il le faut, en ayant toujours l’air de jouer la comédie, et tandis que d’un côté ils mesurent leur langage, ils semblent d’un autre côté dire sans cesse à leurs adhérens prêts à s’emporter, à leurs amis impatiens : « Attendez ! n’allez pas compromettre tout ce que nous avons gagné. La modération, c’est pour avoir un bon sénat comme nous le désirons. Quand nous aurons une majorité républicaine au sénat, alors nous serons libres, notre parti régnera et gouvernera. Nous pourrons réaliser nos idées et déployer notre drapeau, le drapeau de la vraie république ! » — Eh bien ! non, si l’on faisait ces calculs, la tactique serait vaine. Ceux qui se croiraient assez habiles pour dominer le pays après l’avoir abusé, et pour entraîner à leur suite les modérés dont ils auraient un moment exploité l’alliance, ceux-là seraient certainement trompés dans leurs calculs équivoques. Il n’y a pas une sagesse de nécessité avant les élections, et la liberté de tout faire après les élections. La modération est une loi de vie ou de mort le lendemain comme la veille. La politique qui a aidé à créer la république est la seule qui puisse la faire durer, et puisqu’on invoque si souvent M. Thiers, non-seulement comme le patriotique libérateur du territoire, mais comme le fondateur des institutions nouvelles, qu’on l’accepte tout entier avec sa raison et sa prévoyance, avec ce programme si profondément médité auquel il a attaché son nom, qu’il a laissé comme un héritage à ceux qui prétendent le continuer.

C’est par M. Thiers et ses premiers collaborateurs de 1871, en effet, c’est par M. Casimir Perier, par M. Dufaure, encore aujourd’hui président du conseil, c’est par tous ces hommes patriotes dévoués et libéraux expérimentés que le régime nouveau a conquis son crédit, que les conditions de la seule république possible ont été tracées dès la première heure. Que disait M. Thiers dans ce message du 11 novembre 1872, qui reste comme le lumineux exposé d’une situation, comme le programme de tout ce qui s’est accompli depuis ? « La république sera conservatrice ou elle ne sera pas ;… la république n’est qu’un contresens si, au lieu d’être le gouvernement de tous, elle est le gouvernement d’un parti quel qu’il soit. Si, par exemple, on veut la représenter comme le triomphe d’une classe sur une autre, à l’instant on éloigne d’elle une partie du pays d’abord, et le reste ensuite… » Et dans une de ces phrases un peu longues où il se plaisait quelquefois, où il promenait sa pensée à travers toutes les évolutions, il ajoutait : « Je ne comprends, je n’admets la république qu’en la prenant comme elle doit être, comme le gouvernement de la nation qui, ayant voulu longtemps et de bonne foi laisser à un pouvoir héréditaire la direction partagée de ses destinées, mais n’y ayant pas réussi par des fautes impossibles à juger aujourd’hui, prend enfin le parti de se régir elle-même, elle seule, par ses élus librement, sagement désignés, sans acception de parti, de classe, d’origine, ne les cherchant ni en haut, ni en bas, ni à droite, ni à gauche, mais dans cette lumière de l’est-me publique où les caractères se dessinent en traits impossibles à méconnaître, et les choisissant avec cette liberté dont on ne jouit qu’au sein de l’ordre, du calme et de la sécurité… » La phrase est un peu longue, elle contient tout dans ses savantes nuances, elle résume l’idéal d’un gouvernement de libérale sagesse, de prudente expérience dans un vieux pays éprouvé par toutes les révolutions, attristé par le malheur, où il s’agit de rassurer, de concilier, non de diviser et d’opprimer.

Et bien peu après, que disait à son tour le garde des sceaux de M. Thiers, M. Dufaure lui-même, dans des circonstances qui ne différaient pas beaucoup de la circonstance où nous sommes, dans une situation où il rencontrait aussi devant lui M. Gambetta, après un autre discours de Grenoble ? M. Dufaure mettait autant de soin que le chef du gouvernement à préserver la république de ses dangereux amis, de ceux qui semblent n’aspirera conquérir une majorité que pour exercer une domination « xclusive de parti, pour déchahier des agitations qu’ils ne seraient pas toujours maîtres de contenir, u Je me permets, disait-il, de reprocher à mes honorables contradicteurs de trop identifier avec eux, dans leurs discours, le pays d’un côté, la république de l’autre… Je me permettrai de leur dire un seul mot : savez-vous ce qui nous crée une difficulté pour le gouvernement que nous exerçons sous le nom de la république française ? Le voici, ce n’est pas la forme de gouvernement, c’est le mot de république. Dans notre longue histoire, il a toujours paru accompagné d’agitations permanentes, de prétentions toujours nouvelles, d’ambitions sans cesse croissantes, comme si toute république était un état turbulent, aspirant à passer des belles et grandes institutions de 1789 à celles de 1792, et de celles de 1792 à celles de 1793 pour se perdre ensuite dans le sang. Voilà le malheur attaché à ce nom, et je dis que tout homme politique qui a l’honneur, même un moment, de participer à un gouvernement auquel vous avez donné le nom de république française, doit s’attacher à montrer la république absolument étrangère aux agitations auxquelles on la croit destinée… »

Voilà les conditions que rien ne peut changer ni obscurcir, qui resteront impérieusement vraies après les élections comme elles le sont avant, comme elles l’étaient à l’époque où M. Thiers et M. Dufaure faisaient entendre dans la dernière assemblée le langage de l’expérience, du patriotisme prévoyant. Voilà le programme qui s’impose au prochain scrutin et dont on ne pourrait se départir le lendemain, dans une ivresse de succès, sans remettre immédiatement en doute tout ce qui a été conquis depuis huit ans par des efforts incessans de modération et de sagesse. Qu’on ne laisse donc pas entendre, par une tactique dangereuse, qu’il ne s’agit que d’avoir un peu de patience jusqu’aux élections, que la république, émancipée par le vote du 5 janvier, pourra se déployer alors dans sa vérité. Si cette république-là apparaissait, elle suivrait bientôt le chemin où M. le garde des sceaux de 1872 la montrait roulant vers l’abîme. Il n’y a de république possible, de république sérieuse, que celle dont M. Thiers traçait l’image, la seule à laquelle se rallient les esprits modérés et dont le sénat renouvelé doit rester le gardien. La faiblesse de M. Gambetta est de ne pas savoir choisir entre ces deux républiques qui sont perpétuellement en présence, d’encourager souvent des passions auxquelles il ne peut donner que des paroles et de se faire ou se laisser faire une position assez étrange où il semble par instans perdre le sens de la réalité.

M. Gambetta aurait pu, sans nul doute, avoir une action utile, surtout dans les circonstances décisives que nous traversons ; il paraît se contenter de jouer un rôle bruyant partout où il passe. Il est allé, il y a quelques semaines, prononcer un discours retentissant à Romans dans la Drôme ; il était hier à Grenoble prononçant des harangues nouvelles. Il voyage à travers les triomphes. Chemin faisant il est reçu par les conseillers municipaux ; il donne audience aux autorités publiques, aux maires, aux préfets, aux ingénieurs, aux jeunes filles qui lui portent des bouquets et aux commis-voyageurs. Il prophétise, il raconte complaisamment ses grandes actions dans les banquets publics ou privés. Tout ce qu’il dit est recueilli par la sténographie, revu, remanié, expédié par le télégraphe comme parole de prince. M. Gambetta devient en vérité un personnage difficile à définir, et, s’il n’y prend garde, s’il ne se défend pas des fumées du triomphe, il ne sera plus bientôt à l’abri d’un certain ridicule. Qu’on se figure M. Gambetta, dans son voyage de Grenoble, assistant en gala, selon les historiographes, à la représentation de la Grande-Duchesse, se faisant, dans l’entr’acte, chanter la Marseillaise, fraternisant avec les commis-voyageurs et, dans un banquet, recevant d’un de ses amis, à bout portant, ce compliment renouvelé d’un vaudeville fameux d’autrefois : « grand homme, homme de génie, la destinée de la république est liée à la tienne ! » Si ce n’est pas le discours textuel, c’est à coup sûr le sens, tout y est ! Le tableau est certes curieux, et malheureusement au milieu de tout cela l’orateur de la gauche ne peut retenir une certaine intempérance de langage. Il justifie une fois de plus ce que M. Dufaure disait en 1872 à propos de ce premier voyage de Grenoble, qui ne fit pas moins de bruit que celui d’aujourd’hui : « Nous faisions à Versailles le beau rêve de conduire paisiblement les affaires du pays jusqu’au jour où nous les remettrions à l’assemblée de retour, lorsqu’au milieu de ce rêve nous avons été tout à coup réveillés et troublés par le bruit des discours éloquens prononcés en Savoie et en Dauphiné ! » Le fait est qu’avec toute son éloquence M. Gambetta n’aide pas aux rêves paisibles et ne simplifie pas toujours la tâche des gouvernemens sensés. En cela, il n’est point un parfait opportuniste !

Ce n’est pas assurément que M. Gambetta ait dit à Grenoble beaucoup plus qu’il n’avait dit à Romans. C’est toujours la même chaleur d’imagination, le même torrent d’éloquence, le même thème, le même tissu d’amplifications mêlées parfois de vues fortes et justes. Au fond, ce nouveau discours ne manque pas d’une certaine modération, il est plus bruyant que sérieusement menaçant ; mais M. Gambetta a beau faire, il ne peut se défendre de l’esprit d’exagération. Au même instant où il exprime des idées qui révèlent sa portée politique, qui seraient parfaitement acceptables, il se répand en agressions violentes, en déclarations de guerre à tout ce qui n’est pas de son parti, en intempérances grossières, en paroles de mauvais goût sur les « aristocrates, » sur les oligarchies. C’est peut-être d’un tribun, ce n’est point assurément d’un homme public aspirant à jouer un rôle sérieux parmi ses contemporains. Et puis quelle préoccupation étrange pousse donc M. Gambetta à reprendre sans cesse cette expression baroque de a nouvelles couches sociales, » qu’il a trouvée un jour, il y a six ans, à Grenoble même, et à laquelle il paraît tenir comme on tient à une invention malvenue ? Quelle est sa pensée réelle ? S’il veut dire que les générations nouvelles doivent s’ouvrir un chemin et prendre place à leur tour sur la scène, ce n’est point là vraiment un aperçu d’une extrême nouveauté. S’il prétend que les enfans du peuple, des classes laborieuses, des ouvriers de la terre aussi bien que de l’atelier, ont comme les autres le droit de s’élever par le travail, d’entrer dans les conseils publics, dans l’administration des affaires, dans les fonctio’is, est-ce que ce droit n’est pas reconnu partout et partout exercé ? D’où vient-il lui-même ? Est-ce qu’avec les dons de son esprit et de son éloquence il a rencontré des obstacles ou même des préventions sur son chemin ? Est-ce que depuis longtemps notre monde n’est pas peuplé d’hommes qui se sont élevés de la condition la plus humble à la fortune et aux positions les plus considérables ? Où donc aperçoit-on désormais dans notre société française des privilèges de caste, des démarcations blessantes ? Si M. Gambetta ne veut que ce que la révolution française a donné à tout le monde, il n’a pas besoin d’entrer en guerre, la conquête est faite et irrévocable. En insisiant encore dans son dernier discours sur ces fameuses » nouvelles couches, » qu’il flatte, qu’il évoque comme si à elles seules elles représentaient l’avenir, il laisserait supposer qu’il a quelque autre idée, une vague arrière-pensée de revendication exclusive et révolutionnaire. C’est l’inconvénient de ces banalités retentissantes qui ne sont le plus souvent après tout que des banalités et qui prêtent toujours néanmoins à des interprétations dangereuses, compromettantes pour un homme public.

Que se propose M. Gambetta avec ces procédés et ces allures de politique en représentation ? Il recueille des succès qui peuvent flatter son orgueil, il fanatise quelques séides empressés à le suivre, il a les bénéfices et les plaisirs de l’ostentation personnelle, c’est possible : franchement, avec sa position, avec fon talent et son esprit, il pourrait aspirer à un autre rôle, à un rôle plus sérieusement utile pour lui-même et pour la république. Il passe malheureusement un peu trop comme un ouragan d’éloquence à travers les villes, gagnant ceux qui n’ont plus besoin d’être conquis, troublant les indécis qu’il devrait rassurer, inquiéiant les modérés, qui ne savent plus ce qu’ils doivent croire de ses idées, de ses projets ou de ses ambitions. M. Gambetta ne se fait pas sans doute l’illusion d’avoir tracé à Grenoble ou à Romans un programme de politique saisissable et réalisable à la veille des élections sénatoriales et de la session parlementaire. Il a voulu bien plutôt apparemment, au risque des difficultés qu’il pouvait créer, faire sentir son influence et maintenir sa position par un coup d’éclat. Il a les ovations, il laisse au gouvernement le soin de sauvegarder la paix générale, de maintenir cette situation favorable où toutes les manifestations sont possibles, de se mesurer avec les embarras de tous les jours, d’avoir une opinion sensée et pratique sur les questions qui émeuvent le pays, d’assurer enfin la marche de tous ces intérêts dont l’ensemble compose la vie nationale.

C’est le rôle du gouvernement, et pour lui, à la veille de la session, aux approches des éleciions sénatoriales, c’est évidemment plus que jamais l’heure de se tracer à lui-même un plan de conduite, de préciser ses idées et ses intentions, de fixer les limites de ce qu’il veut et de ce qu’il peut faire, de ce qu’il accepte et de ce qu’il combat. La politique que le ministère se propose de suivre n’a certainement rien de mystérieux. Elle est tout entière dans les traditions de la grande carrière de M. le garde des sceaux, dans les opinions universellement connues de M. Dufaure ; elle est aussi dans toutes ces déclarations que M. le ministre des travaux publics a multipliées depuis quelques mois, qui résument toutes un programme d’habile et profitable conciliation ; elle est dans la prudente direction des ministres qui président aux finances, aux affaires intérieures comme aux affaires étrangères, dans le zèle chaleureux de M. le ministre de l’instruction publique pour les progrès de renseignement sous toutes les formes. Ce que représente, ce que doit représenter le ministère, c’est cette politique de ferme et persévérante modération, qui consiste à gouverner sans exclusion, sans esprit de parti, à défendre pied à pied les droits de l’état, les institutions nouvelles contre toutes les hostilités aussi bien que contre toutes les impatiences, à proposer en un mot à la sanction du pays cette république conservatrice et libérale, qui est la seule possible. Que le ministère ne craigne pas de porter cette politique devant le parlement, de la suivre dans toutes les affaires, de l’affirmer dans toutes les circonstances. Et qu’on nous entende bien : il ne s’agit nullement de provoquer ou d’engager des conflits personnels, des luttes d’influences pour la satisfaction des ennemis du régime nouveau, d’ouvrir, par exemple, des controverses avec M. Gambetta au sujet de ce qu’il a pu dire en dehors des chambres. M. Gambetta a beau être un personnage de marque et de crédit, il n’est après tout qu’un député éminent, il ne dispose ni de la France, ni de la politique du gouvernement, ni même peut-être des chambres, au moins autant qu’on le dit ; il a seul la responsabilité de ses discours et de ses actions.

Le gouvernement, quant à lui, n’a qu’une chose à faire : marcher d’un pas ferme sans se détourner de son chemin, avouer sans affectation comme sans subterfuge la politique de modération qu’il est décidé à suivre jusqu’au bout, éviter les questions ou les conflits inutiles, les emportemens et les représailles, faire appel à tous les appuis sincères et éclairés pour le bien du pays, dans l’intérêt des institutions elles-mêmes. C’est au gouvernement de rester le guide, il ne peut sans abdiquer subordonner son rôle à personne, il ne doit céder ni aux prétentions de prépotence, ni à l’entraînement des zèles compromettans, ni à l’effervescence des initiatives individuelles. Gouverner avec les chambres, oui, c’est la loi, rien de mieux : attendre toujours le mot d’ordre, ce n’est plus gouverner, c’est livrer à tous les hasards le crédit des institutions elles-mêmes ; — mais avec tout cela, direz-vous, trouvera-t-on une majorité ? Ne rencontrera-t-on pas sur son chemin des hostihtés, des défiances, des intérêts froissés ou des ressentimens qui un jour ou l’autre se coaliseront et rendront tout impossible ? Il est bien certain d’abord que, si on doute, si on se divise, si on veut tout ménager, si on se met à chercher la sécurité dans des transactions incessantes, il est bien certain que, si on procède ainsi, on n’arrivera à rien, on perdra l’autorité sans sauver l’existence. Si on marche résolument et d’un même pas, si M. le garde des sceaux, M. le ministre de l’intérieur, M. le ministre des travaux publics et leurs collègues s’adressent à la raison et au patriotisme des chambres en les intéressant au succès de la politique qu’ils ont défendue, si enfin on sait choisir son terrain pour les luttes où le gouvernement est en jeu, — que peut-il arriver de pire ? Le ministère tomberait sur le terrain qu’il aurait choisi ! Il serait la victime de ces puérils et inconséquens mauvais vouloirs qui provoquaient il y a deux ans la première retraite de M. Dufaure ! Ceux qui auraient renversé le cabinet seraient peut-être les premiers embarrassés de leur victoire, et ils seraient responsables de la crise nouvelle que leur imprévoyance aurait ouverte. Le ministère, lui, tomberait avec ce programme de modération qui a rendu la république possible sous ce gouvernement de M. Thiers dont M. Jules Simon vient de raviver les souvenirs dans un livre écrit avec quelque diplomatie par instans, mais toujours avec talent, avec bonne grâce et avec une séduisante habileté.

Est-ce là, à proprement parler, une histoire du gouvernement de M. Thiers ? C’est plutôt une série d’impressions, de souvenirs et de jugemens sur une époque de l’histoire contemporaine où l’auteur a eu lui-même son rôle d’acteur et de témoin à côté d’un chef aimé et respecté. C’est le récit animé, attachant, de ces premières années qui ont suivi les événemens de 1870-1871, années pleines de péripéties, d’épreuves et d’angoisses patriotiques. Le livre de M. Jules Simon, en remettant sous les yeux cette période émouvante, où la raison d’un homme aide une nation à se relever à travers tous les obstacles, ce livre a le mérite d’être profondément instructif pour tous les partis qui sont encore en lutte, non pas tout à fait dans les mêmes conditions, mais pour les mêmes causes et surtout avec les mêmes passions.

Il est certes instructif pour les conservateurs qui peuvent retrouver dans ces pages l’histoire de leur imprévoyance, de leurs illusions et de leurs impuissans efforts. Que de fois n’ont-ils pas harcelé M. Thiers et pour ce qu’il faisait et pour ce qu’il ne faisait pas ! Ils lui ont disputé par instans jusqu’aux plus simples prérogatives, et celui qu’ils accusaient puérilement de connivence avec le radicalisme était obligé d’arracher à ces conservateurs habiles le droit inhérent à tout gouvernement de nommer quelques maires ou les membres du conseil d’état. Impuissans à faire la monarchie, ils ont refusé d’aider M. Thiers à organiser une république conservatrice, et par une sorte d’expiation, après avoir renversé M. Thiers, ils ont été obligés d’assister au succès de ce qu’ils n’avaient pas pu empêcher, d’un régime dont ils auraient pu être les conseillers écoutés, les modérateurs acceptés. Voilà la moralité de cette histoire pour les conservateurs qui en sont encore à chercher la cause de leurs déceptions ! La moralité de ce passé d’hier ravivé par M. Jules Simon n’est pas moins saisissante pour les républicains, qui peuvent voir une fois de plus dans ce livre à quelles conditions, au prix de quels efforts de prudence et de sagacité la république est arrivée à être un régime régulier. Elle est devenue possible par le gouvernement de M. Thiers ; elle touche maintenant à cette épreuve nouvelle d’élections décisives, et M. Jules Simon a eu certes raison de rappeler à tous ceux qui l’oublient dans les circonstances où nous sommes, le conseil impérieux d’une expérience si récente encore.

Bien des considérations qui tiennent à la situation intérieure de la France font une nécessité permanente de cette politique de modération sans laquelle on retomberait dans les éternelles crises qui conduisent toujours au même dénoûment ; mais s’il fallait une autre raison supérieure et pressante, d’un ordre patriotique et national, cette raison, elle serait dans l’état de l’Europe, dans le mouvement extérieur des choses. Depuis quelque temps en effet, l’Europe semble agitée d’un singulier malaise ; elle n’est pas seulement troublée par toutes ces questions qui touchent à l’Orient, que le congrès de Berlin a peut-être compliquées encore plus qu’il ne les a résolues ; elle n’est pas seulement inquiète de cette paix qui n’est qu’un mot, qui n’est réelle ni dans les provinces ottomanes où les Russes sont toujours, ni en Bosnie où les Autrichiens sont réduits à déployer toutes leurs forces militaires, ni en Asie où les Anglais semblent disposés à envahir l’Afghanistan, au risque de rallumer une autre guerre d’Orient. En dehors même de ces questions d’un ordre général, il y a d’autres faits, d’autres symptômes assez significatifs. Il est certain que depuis quelque temps en Europe, dans de grands pays, il s’élève un souffle de réaction à la suite d’une traînée d’incidens révolutionnaires. En Russie le gouvernement est occupé à concentrer ses moyens de répression sous prétexte de poursuivre le nihilisme. En Autriche, à Pesth et à Vienne, il y a pour le moment des crises ministérielles qui sont la conséquence des événemens de la Bosnie, mais qui pourraient facilement conduire à des réactions. En Allemagne, à Berlin, le parlement est tout entier à la discussion de la loi contre les propagandes socialistes et révolutionnaires. Le gouvernement finit par triompher de toutes les hésitations comme de toutes les résistances. Il a retrouvé une majorité, il enlève à la loi article par article ; il n’a cependant pas réussi sans une intervention nouvelle de M. de Bismarck, qui, avec sa brutalité humoristique, a cru devoir cette fois mettre en scène la France et le gouvernement français. M. de Bismarck s’exagère, nous en sommes convaincus, les relations de la France et de notre gouvernement avec des Allemands au sujet des affaires allemandes ou de nos propres affaires ; mais s’il a parlé ainsi, s’il s’est plu à évoquer le spectre de l’étranger, c’est qu’il y avait quelque intérêt, et dans tous les cas il est clair qu’à l’heure qu’il est, il n’est pas en bonne humeur de libéralisme. Jusqu’à quel point cela ira-t-il ? Ce n’est pas à coup sur le moment de se livrer en France à des fantaisies révolutionnaires ou à des expériences nouvelles.

Ainsi marche le monde d’aujourd’hui, et au milieu de tout ce mouvement des choses, les hommes qui ont grandi avec le siècle disparaissent de la scène. M. l’évêque d’Orléans vient à son tour de mourir en Dauphiné, où il aimait à aller se reposer, comme il aimait à aller presque tous les automnes reprendre des forces dans son pays natal de Savoie. Mgr  Dupanloup touchait à sa soixante-dix-septième année. Il était depuis trente ans évêque d’Orléans. Il a été mêlé à toutes les luttes contemporaines comme évêque, comme écrivain, comme polémiste religieux, comme membre de l'assemblée de 1871, comme sénateur, et même comme académicien. C'était une nature supérieure de prêtre militant, alliant l'intégrité au talent, l'ardeur de la foi à l'éclat de l'esprit, la générosité du cœur à l'impétuosité de l'imagination, et il aimait trop le combat pour n'avoir pas ce degré de libéralisme qui se concilie avec le caractère sacerdotal. C'était un des grands évêques français, et sa mort est une perte pour le pays comme pour l'église. CH. DE MAZADE.



ESSAIS ET NOTICES.
LE CHEMIN DE FER DE LA VALLÉE DE l’EUPHRATE.
India and her neighbours, by W. P. Andrew. London, 1878. Allen.

Pendant trois mille ans, l'Inde a été en communication avec les peuples riverains de la Méditerranée par les routes du golfe Persique, et des villes dont il ne reste plus que le nom sont nées, ont ébloui le monde, puis sont retombées dans le néant, sous l'influence des fluctuations incessantes qui déplaçaient le lit de ce fécondant courant commercial. Puis, la navigation ayant découvert d'autres voies, la vie a pour longtemps abandonné ces contrées autrefois si riches de l'Asie-Mineure, où le commerce des Indes avait eu ses florissans entrepôts. Aujourd'hui que la route de la Mer-Rouge, enfin frayée à travers l'obstacle qui semblait devoir éternellement la barrer, nous a rapprochés du monde asiatique, les souvenirs lointains des splendeurs de ces villes disparues et du mouvement dont ces contrées ont été le théâtre se réveillent peu à peu. On se demande si l'ancienne prospérité pourrait être ressuscitée sous une forme et dans des conditions nouvelles. Des projets se forment, et ce qui était un rêve hier encore pourrait demain être une réalité.

Il y a plus de quarante ans que l'idée d'établir une communication entre l'Inde et la côte de l'Asie-Mineure, par la vallée de l'Euphrate et le golfe Persique, ocupe sérieusement les hommes d'état anglais. Depuis l'expédition du colonel Chesney, qui en 1835 entreprit une reconnaissance complète de la vallée de l'Euphrate et des contrées riveraines, ce projet n'a cessé d'être à l'étude, et l'ouverture du canal de Suez ne l'a nullement fait tomber en oubli. L'importance commerciale et stratégique d'une route continentale entre la Méditerranée et le golfe Persique n'a pas en effet besoin d'être démontrée; elle frappe les yeux les moins clairvoyans depuis que le danger d’un conflit entre les deux puissances qui se disputent la domination de l’Asie semble imminent.

Une commission spéciale, nommée par la chambre des communes et présidée par sir Stafford Northcote, avait dès 1872 discuté les avantages relatifs de cinq tracés différens, dont quatre ont pour point de départ le port d’Alexandrette, sur la côte syrienne, et qui suivent, les uns la vallée de l’Euphrate, les autres celle du Tigre, pour aboutir au littoral du golfe Persique, dans le voisinage de Bassora[1]. Il existe déjà, entre Bassora et Bombay, une ligne de bateaux à vapeur; mais on pourrait aussi continuer la voie ferrée le long du littoral jusqu’au port de Karrachi, où elle rejoindrait le réseau des chemins de fer indiens. D’un autre côté, un embranchement qui partirait de Scutari (Constantinople) et qui rejoindrait la ligne de l’Euphrate à Alep ou à Diarbekir la relierait aux réseaux de l’Europe.

La longueur de la ligne à construire à travers l’Asie-Mineure ne dépasserait guère 2,000 kilomètres. Comparée à la route de la Mer-Rouge, la voie du golfe Persique abrégerait le trajet de Londres à Bombay de quatre, peut-être même de sept ou huit jours, au moins pour la malle des Indes. En temps de paix, elle serait utilisée concurremment avec le canal de Suez, qui ne perdrait rien de son utilité, chacune des deux voies ayant ses avantages particuliers suivant les saisons et la nature des transports à opérer. En temps de guerre, comme le canal pourrait être aisément obstrué, la voie de terre, qui permettrait aux Anglais de rester en communication avec leur empire asiatique, prendrait une importance capitale. M. Andrew, qui compte parmi les promoteurs les plus ardens du chemin de fer de l’Euphrate, y voit le rempart qui arrêtera les Russes dans leur marche vers le sud.

Depuis que la Grande-Bretagne s’est chargée ostensiblement du protectorat de l’Asie-Mineure et de la tutelle de l’empire des Ottomans, le projet en question est sorti tout à coup des limbes du rêve et a pris corps sous la forme d’une société qui se constitue sous les auspices du duc de Sutherland. Il s’agit maintenant de poser les premiers jalons d’un réseau de routes qui mettra l’Europe en communication régulière et facile avec l’extrême Orient, et qui sera peut-être le commencement d’une résurrection économique de la Turquie. Pourquoi la prospérité de ces contrées si longtemps laissées en friche ne renaîtrait-elle pas sous l’action vivifiante de l’initiative européenne, sous l’impulsion féconde des capitaux dont l’emploi serait dirigé et contrôlé cette fois par les gouvernemens associés pour la grande entreprise? L’idée d’une telle résurrection hante depuis longtemps les esprits nourris de souvenirs classiques. « Les révolutions suspendues sur l’Orient de l’Europe, dit quelque part M. Villemain, conduiront à la plus grande œuvre que puisse se proposer l’esprit moderne, à la renaissance de ces belles contrées, de ces riches cultures, qui du golfe de Clazomène au mont Olympe d’Asie, et des sept villes de l’Apôtre aux murs d’Antioche et de Nicomédie, formaient, sous le nom de province d’Asie, un si fertile empire. Les ruines désertes et les pierres brisées des inscriptions nous apprennent ce que cette terre admirable pourrait redevenir, non plus seulement sous la domination active d’une race d’Europe, mais sous la puissance électrique des arts nouveaux et de la science moderne. » C’était, ajoute M. Villemain, le rêve de Fourier, l’illustre secrétaire de l’Académie des sciences. « La Syrie, disait-il, l’Ionie, la Cilicie, la Troade ! la tête tourne de songer ce que deviendrait ce pays, travaillé par nos machines, et sous les eaux et les feux dont nous disposons. Il y aurait là pour nous à volonté, avec les produits de nos plus belles contrées méridionales, toutes les richesses des tropiques. L’Asie-Mineure est une autre Amérique à la porte de l’Europe. »

Ce rêve n’a plus rien de chimérique aujourd’hui. Un réseau de voies ferrées qui, rattachant la Turquie d’Asie à l’Europe d’une part et de l’autre à l’Inde anglaise, en ferait un anneau de la chaîne du commerce oriental, la forcerait en quelque sorte à prendre une part active dans les évolutions économiques du monde moderne. Ce n’est pas la fertilité qui manque au sol, ce ne sont pas les ressources naturelles qui font défaut, mais les énergies dormantes de la population attendent, pour se réveiller, une vigoureuse impulsion venant du dehors : il faut qu’elles soient entraînées de force dans l’engrenage de la civilisation.

Un homme qui par sa position est à même d’apprécier la portée d’une pareille entreprise et de juger des moyens d’exécution qu’elle réclame, M. W.-P. Andrew, président d’une des grandes compagnies qui exploitent les chemins de fer anglo-indiens, avait dès 1863, à la demande de Musurus-Pacha, fait le devis d’une ligne qui devait relier Belgrade à Bassora, en passant par Constantinople, franchissant ainsi une distance d’environ 3,000 kilomètres; il pensait que les frais d’établissement de cette route ne dépasseraient pas en moyenne 10,000 livres sterling par mille anglais (150,000 francs par kilomètre), en la construisant avec une voie simple et en ménageant le terrain et disposant les travaux d’art pour la pose ultérieure d’une seconde voie. Plus récemment (en 1872), un ingénieur autrichien, M. Pressel, avait élaboré un projet détaillé d’un réseau de chemins de fer qui devait sillonner toute la Turquie d’Asie, et qui comportait une longueur totale d’environ 5,000 kilomètres de rails; les frais d’établissement devaient être d’environ 96,000 francs par kilomètre pour une voie simple, avec un écartement de 1m, 10, et de 225,000 francs, avec un écartement de 1m, 44. En se fondant sur ces estimations, on voit que l’établissement d’un chemin de fer entre le Bosphore et le golfe Persique exigerait une dépense qui pourrait varier depuis 200 jusqu’à 400 millions de francs, suivant la largeur de la voie et la nature des travaux d’art à exécuter.

Pour le moment, la Turquie d’Asie ne possède encore que deux ou trois tronçons de lignes dont la longueur ne dépasse pas quelques centaines de kilomètres, et l’on voit qu’avec de pareils élémens tout est à faire. Mais il ne faut pas perdre de vue que, le réseau de l’Asie-Mineure une fois construit, on rencontrera les 10,000 kilomètres de rails de l’Inde anglaise[2], qui se trouveront ainsi tout à coup annexés aux réseaux de l’Europe. Ce sera, en même temps, une population de 240 millions d’âmes qui se trouvera mise en rapport direct avec l’Europe et effleurée par le tourbillon de la vie moderne. Le commerce de l’Inde a dès à présent une importance considérable : dans ces derniers temps les importations atteignaient en moyenne 43 millions sterling (plus d’un milliard de francs), et les exportations 60 millions sterling (1,500 millions de francs) par an, ce qui représente un mouvement total de 2 milliards 1/2 de francs, dont les sept dixièmes doivent être portés au compte de l’Europe. On peut juger par ces chiffres de ce que pourrait être le trafic avec l’Inde, si la ligne projetée venait compléter les moyens de communication des possessions anglaises avec les pays civilisés.

M. Andrew, dans l’intéressant ouvrage qu’il vient de publier sous ce titre : l’Inde et les pays voisins, nous retrace à grands traits l’histoire du développement primitif de l’empire indien sous la domination britannique ; il s’efforce de mettre en lumière les ressources pour ainsi dire inépuisables que cette région privilégiée du globe offre au génie scientifique et commercial de la race anglo-saxonne, qui désormais en « charge, « À cette heure, où de graves événemens en Europe sont attendus avec anxiété par nos lointains co-sujets de l’Inde et par les tribus qui demeurent parmi nous, où le chef des croyans se débat dans les terribles serres du tsar, où l’Angleterre, qui cette fois n’a pas négligé d’être prête, met lentement, mais résolument, ses légions en branle, où leurs frères à peau brune volent aux armes à l’appel de leur souveraine, — à cette heure, dit M. Andrew, un tableau fidèle du passé et du présent de l’Inde ne paraîtra pas inopportun. »

Ce que M. Andrew s’attache à faire ressortir, c’est d’abord ce fait indiscutable, que l’Angleterre n’est pas seulement une « grande puissance orientale, » mais qu’elle a plus de sujets musulmans que n’en ont, à eux deux, le sultan des Turcs et le shah de Perse ensemble[3]. Or cette situation entraîne des devoirs et des nécessités faciles à comprendre. « Le grave problème qui marche vers sa solution en Turquie, dit M. Andrew, touche de la manière la plus immédiate à notre prestige et à notre prospérité dans l’Inde. » Comme lors de la guerre de Crimée, les populations indigènes ont suivi avec un intérêt des plus vifs la fortune changeante des armes russes pendant la dernière campagne. « Chaque péripétie du grand drame a eu son contre-coup chez les populations de l’Asie centrale et a produit une agitation inquiétante à notre frontière du nord-ouest, tandis que dans les provinces soumises et tranquilles l’appel aux armes contre le tsar a été accueilli avec enthousiasme. Les Sikhs et les Gourkas, les plus rudes soldats de l’Asie, qui ne respirent que guerre et batailles, rivalisent d’ardeur avec les musulmans qui brûlent de venger l’affront du chef des croyans. »

L’armée anglo-indienne ne comprend qu’environ 190,000 hommes de troupes régulières (65,000 Anglais et 125,000 soldats indigènes, commandés par des officiers anglais) ; mais les princes tributaires entretiennent, de fait sinon de plein droit, une armée de 300,000 hommes et disposent de plus de 500 canons. Cette force, qui à certains momens pourrait constituer un péril assez sérieux, ne serait cependant pas sans utilité dans le cas d’une guerre contre un ennemi étranger, car on pourrait l’employer à la protection des territoires qu’on se verrait obligé de dégarnir de troupes.

Malgré toutes les concessions qu’on a faites ou qu’on pourra faire encore, le conflit entre l’Angleterre et la Russie éclatera tôt ou tard: lutte suprême dont le prix sera l’hégémonie de l’Asie. Dans cette éventualité, le canal de Suez suffira-t-il à assurer les communications de l’Angleterre avec ses possessions asiatiques? M. Andrew ne le croit pas, et il cite, pour justifier ses doutes à ce sujet, l’opinion exprimée par sir Garnet Wolseley, qui pense qu’il serait facile à un ennemi tant soit peu avisé de rendre la voie de la Mer-Rouge impraticable : quelques torpilles, ou un navire coulé dans tel endroit bien connu du gouvernement anglais, feraient l’affaire. C’est alors qu’on regretterait d’avoir négligé de se ménager une autre route à travers le continent. Et ce n’est pas tout : cette route qu’on négligerait de s’assurer, la Russie songe à s’en emparer. On ne peut douter qu’elle n’ait à cœur de prolonger un jour le réseau méridional de ses chemins de fer de manière à déboucher dans le golfe Persique, et de se donner ainsi un port sur l’Océan. Comme Ta dit, il y a vingt ans, une haute autorité militaire de l’Autriche, le feld-maréchal baron Kuhn de Kuhnenfeld, « la Russie n’arrivera pas au littoral du golfe Persique d’une traite, ou par une seule campagne; mais, profitant de complications continentales et guettant les momens où l’attention et l’énergie des puissances européennes seront absorbées par des querelles qui les toucheront de plus près, elle s’efforcera d’atteindre le golfe à petites journées, en s’annexant des parcelles du territoire arménien... Quelle que soit l’importance du canal de Suez pour le commerce de l’Europe, cette voie n’a qu’une valeur secondaire à côté du chemin de fer de l’Euphrate, qui fournit le seul moyen d’arrêter les progrès de la Russie dans l’Asie centrale, et qui d’ailleurs couvre directement le canal de Suez. « Il est certain que, si ce chemin de fer eût été déjà construit, la guerre d’Orient aurait eu des résultats bien différens de ceux qui ont été consacrés par les derniers traités.

Il y a quelques années, l’Angleterre semblait avoir renoncé provisoirement à toute entreprise qui aurait eu pour objet la création d’une route continentale vers ses possessions asiatiques; l’achat d’une partie des actions du canal de Suez par le gouvernement britannique paraissait confirmer sa résolution de se contenter de la voie maritime. D’un autre côté, la route des Indes par la Perse et l’Afghanistan avait et a encore beaucoup de partisans convaincus, qui la jugent d’une exécution plus facile que le chemin de l’Euphrate, surtout s’il s’agit de continuer ce dernier, comme le veut M. Andrew, le long du littoral, depuis Bassora jusqu’à Karrachi, pour le relier directement au chemin de fer de la vallée de l’Indus. Mais les événemens politiques ont changé la face des choses, et les chances de la route de l’Euphrate ont singulièrement augmenté. On en parle comme d’un projet dont l’exécution pourrait commencer demain, si le gouvernement de la reine consentait à garantir l’intérêt des capitaux qui seraient engagés dans l’entreprise. Dans une période de douze années, la longueur du réseau des chemins de fer anglo-indiens s’est accrue en moyenne de 500 kilomètres par an; mais la marche des travaux a été souvent plus rapide; ainsi en 1870, on a pu livrer près de 900 kilomètres à la circulation. D’un autre côté, les Russes ont exécuté en quinze ans 17,000 kilomètres de voies ferrées, soit en moyenne plus de 1,000 kilomètres par an. Il est donc permis de supposer que la construction du chemin de fer de l’Euphrate pourrait être achevée en deux ou trois ans. C’est alors qu’on verrait renaître ces relations intimes que les peuples de la Méditerranée entretenaient avec l’Inde avant la découverte de la route du Cap par les Portugais. L’existence de ces relations est un fait qui ne se comprend pas aussi bien en Europe qu’il est compris aux Indes. « D’Europe, dit M. Birdwood, l’Inde paraît fort éloignée; mais l’Europe paraît beaucoup plus près quand on est aux Indes, puisqu’elle est par le fait la première presqu’île au-delà de l’Arabie. »



Le grand péril de l’église de France au dix-neuvième siècle, par M. l’abbé Bougaud, vicaire général d’Orléans. Paris, 1878, Poussielgue.


Nous qui vivons dans le monde, nous avions cru jusqu’alors que les vocations ecclésiastiques ne demandaient pas pour se faire connaître d’être assurées d’une carrière facile à parcourir et agrémentée de plantureuses prébendes. M. L’abbé Bougaud vient d’écrire tout un livre pour prouver que la pauvreté dans laquelle l’état laisse les prêtres est un des plus grands obstacles au bon renouvellement du clergé en France. Maintenant, dit-il, les diocèses qui ont quatorze cures vacantes ne sont pas rares, et les plus favorisés ne peuvent envoyer dans les diocèses voisins des prêtres en assez grand nombre pour remplir les vacances. Cela tient à ce que dans les familles autrefois sacerdotales on étouffe les vocations pour diriger les enfans vers des carrières plus lucratives et moins exposées dans certaines convulsions aux haines des partis extrêmes. — Nous ne saurions être d’accord avec M. L’abbé Bougaud; non, nos prêtres ne recherchent pas une vie facile, et ils nous ont donné souvent de trop bons exemples pour nous permettre de croire que, si les jeunes gens désertent les fonctions sacerdotales, c’est dans l’intérêt de leur fortune et de la sécurité de leur vie. On ne trouve plus autant de vocations véritables parce que les classes dirigeantes se sont peu à peu éloignées de l’église, et cela parce que l’église gallicane a cessé d’exister, parce que nos prêtres n’osent plus se dire libéraux dans une certaine mesure. Aujourd’hui le peu d’hommes marquans qui se rencontrent dans les ordres font partie de tel ou tel couvent : ils sont jésuites, oratoriens etc., et il est difficile de rencontrer un curé de campagne ayant un esprit large et ouvert aux choses de son temps. L’ultramontanisme a étouffé en France, plus peut-être que l’athéisme, les sentimens religieux, aussi bien que les exagérations politiques étoufferaient la liberté elle-même. Reconstituez notre ancienne église, soyez gallicans comme l’ont été la plupart des grands prélats français, et vous verrez renaître un sentiment qui est loin d’être perdu chez nous. Osez ne plus parler du syllabus, de l’immaculée conception, ne sacrifiez plus aux miracles de la Salette et de Lourdes, et alors vous verrez nos églises envahies pour écouter de nouveau votre parole de paix, rendue à la véritable doctrine gallicane. M. L’abbé Bougaud n’aime pas et avec grande raison les journaux qui s’érigent en défenseurs de la religion; il dit qu’ils sont trop violens, qu’ils se laissent aller à des polémiques, excusables parfois, mais qui nuisent à la religion. Il voudrait voir se fonder une revue dogmatique chargée de combattre scientifiquement l’irréligion sans verser dans les personnalités blessantes; il propose même comme exemple la Revue des deux Mondes, et nous donne des louanges que nous ne sommes pas accoutumés à rencontrer dans un livre écrit par un abbé. Ce vœu nous paraît difficile à réaliser, et une pareille revue rencontrerait malaisément le succès.

Si l’auteur du Grand péril de l’église de France n’aime pas les journalistes religieux, il n’aime pas non plus les prédicateurs civils que nous voyons s’agiter aujourd’hui, fonder œuvre sur œuvre et détourner l’attention des catholiques des véritables besoins de l’église. Malheureusement, dans cette partie de son travail il prêche un peu trop pour son saint, et laisse voir qu’il serait de beaucoup préférable de fonder une œuvre pour la création de bourses dans les petits et grands séminaires pour forcer les vocations religieuses à se manifester plus souvent. C’est décidément la question d’argent et le moyen de se procurer des fonds qui préoccupe le plus l’abbé Bougaud, et il ne paraît pas avoir songé que l’abandon de l’ultramontanisme pour donner à notre ancienne église gallicane la prépondérance qu’elle avait autrefois serait peut-être le moyen le plus efficace de rendre à l’église un nombre suffisant de serviteurs. Que M. L’abbé Bougaud y songe, et nous croyons qu’il n’est pas éloigné du gallicanisme; là est le salut des idées religieuses en France, et nous devons espérer qu’un jour notre clergé national entrera définitivement dans cette voie qui lui rendra l’absolue confiance d’un grand nombre d’âmes aujourd’hui dévoyées.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.

  1. Le point qu’on choisirait comme tête de ligne serait le village de Koreïn (Grane des Anglais).
  2. D’après M. Andrew (India and lier neighbours), la longueur totale des voies ferrées livrées à la circulation était, en 1877, de 8,142 milles (13,000 kilomètres). D’après le Manuel de la section des Indes britanniques, publié à l’occasion de l’exposition universelle, la longueur des chemins de fer en exploitation dans l’Inde anglaise aurait été, au 1er  janvier 1877, de 6, 500 milles (10,400 kilomètres). Nous ne savons à quoi tient le désaccord de ces chiffres.
  3. La population de l’Inde comprend aujourd’hui, en nombres ronds, 210 millions d’habitans, dont 48 millions appartiennent aux «états indigènes, » tandis que 191 millions sont placés directement sous l’administration anglaise. Dans ce dernier nombre, les Hindous figurent pour 150 millions et les mahométans pour 40 millions. La population adulte mâle de l’Inde anglaise s’élève à 62 millions d’âmes, dont les deux tiers, c’est-à-dire près de 40 millions, sont agriculteurs.