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Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1897

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Chronique no 1572
14 octobre 1897


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 octobre.


L’abondance des discours sur divers points de la province annonce la reprise prochaine des travaux parlementaires : c’est le galop d’essai des orateurs. Voilà trois mois que les Chambres sont en vacances. On se serait peut-être passé d’elles plus longtemps encore si le budget de 1898 était voté ; mais il ne l’est pas. Une session d’automne est donc indispensable : c’est cette session qu’on a pris l’habitude d’appeler extraordinaire, sans doute par antiphrase, puisqu’elle se renouvelle tous les ans avec la plus parfaite régularité. Elle est consacrée à ce qui devrait être le travail le plus ordinaire de la Chambre, c’est-à-dire au budget ; mais il semble bien, d’après les discours qu’ils ont prononcés à Bordeaux et ailleurs, que les radicaux et les socialistes se préoccupent infiniment peu de son objet spécial. Toute la question pour eux, à l’approche des élections, est de savoir s’ils parviendront à renverser le ministère Méline : des réformes à faire, ils ne disent presque plus rien. M. Doumer a emporté avec lui en Extrême-Orient le secret d’agiter le pays avec ce mot à plusieurs ententes de l’impôt sur le revenu. Ses successeurs ne savent plus s’en servir, et ils n’en ont pas trouvé un autre à mettre à la place. Ils se bornent à continuer contre le ministère actuel les attaques, les accusations, les excommunications, qu’ils avaient commencé à diriger contre lui dès le premier jour, et qui ont médiocrement réussi jusqu’ici. Ils comptent sans doute sur la toute-puissance de cette figure de rhétorique qu’on appelle la répétition. C’est chose singulière et remarquable que, depuis près de dix-huit mois que le ministère existe, ils n’aient pas trouvé d’autre reproche à lui adresser que d’être clérical et de gouverner avec la droite ; et quoi de plus facile à réfuter ? Nous avons fait nous-même cette réfutation trop souvent pour y revenir aujourd’hui. A dire vrai, les discours échangés de part et d’autre n’ont en eux-mêmes qu’un intérêt de second ordre. On les a entendus si souvent ! Ils contiennent et ils dégagent si peu d’imprévu ! Ils ont déjà servi à tant de reprises différentes ! Cela ne diminue pas leur mérite intrinsèque, auquel nous rendons volontiers justice, ni leur efficacité, qui peut être considérable à la veille des élections. Ils établissent le bilan de la situation, et c’est un travail qu’il est utile de faire périodiquement. Mais on aurait tort d’y chercher quelque chose de nouveau.

Les orateurs sont plus intéressans que leurs discours. Entendons-nous, pourtant : nous ne voulons pas faire croire que M. Mesureur l’est plus que ce qu’il dit. Mais ce qui est curieux comme symptôme, c’est que ce soit précisément lui qui porte la bonne parole en province au nom de son parti. Bien qu’il ait de la méthode dans sa manière de s’exprimer, il n’est pas orateur ; le grand souffle de l’éloquence n’est jamais passé par sa bouche ; il est dépourvu des dons extérieurs qui font de l’effet sur les foules ; et il ne rachète pas par des qualités exceptionnelles d’habileté et de finesse ce qui lui manque du côté de la puissance électrique. Il est seulement un homme de très bonne volonté, ce qui n’est peut-être pas assez dans les circonstances où se trouve aujourd’hui le parti radical socialiste. Ce parti vaincu, battu, qui cherche à se reformer dans l’opposition, qui court après ce que les Anglais appellent une plate-forme et ne l’a pas encore trouvé, aurait évidemment besoin de mettre en ligne ses premiers sujets. Que sont-ils donc devenus ? Que font-ils ? Qu’attendent-ils ? Comment expliquer leur réserve et leur abstention ? Il y a quelques mois encore, nous admirions leur prodigieuse activité. On ne voyait, on n’entendait qu’eux, et tout en réprouvant leurs doctrines, nous proposions leur conduite comme excellente à imiter. Mais les temps sont changés. M. Bourgeois se tait. Lui qui était parti si vaillamment, si bruyamment en guerre après la chute de son ministère, il est à peu près rentré sous la tente, il s’est cantonné dans une réserve d’où il ne sort plus. L’infatigable M. Jaurès, dont les immenses discours à la Chambre avaient paru exciter la verve, bien loin de l’épuiser, semble plongé à son tour dans des réflexions profondes. Il poursuit sans doute sur la vie paysanne une enquête qui s’est trouvée un peu insuffisante à côté de celle de M. Paul Deschanel. Quoi qu’il en soit, lui aussi garde le silence ! Il a laissé la parole à M. Millerand, qui n’en a pas abusé, et s’est contenté d’énoncer quelques règles de conduite en matière électorale, où l’on a retrouvé toute l’obscurité des oracles. Jamais le parti radical socialiste n’avait fait moins de bruit. On n’entend que le léger susurrement de la voix de M. Mesureur, qui passe pour un tribun farouche aux yeux de ceux qui ne le connaissent pas, mais qui, lorsqu’on l’approche, frappe au contraire par sa douceur extrême et l’air de mélancolie répandu sur toute sa personne. C’est une singulière image du parti radical à montrer aux populations : il s’en dégage ne effet, comme d’un discret symbole, une impression de découragement.

Cela ne veut pas dire que les radicaux et les socialistes renoncent à la lutte. Loin de là ! M. Méline, dans son discours de Remiremont, a annoncé que les élections prochaines ne ressembleraient pas à celles qui ont précédé. Elles seront encore plus passionnées, plus âpres, plus violentes peut-être. En revanche, elles porteront sur les principes encore plus que sur les hommes. Les questions de personnes y tiendront toujours une grande place : comment pourrait-il en être autrement ? M. Méline annonce pourtant que cette place sera moindre que dans le passé. Le scrutin d’arrondissement aura cette fois, s’il faut l’en croire, les mêmes mérites que le scrutin de liste, sans en avoir les inconvéniens. Puisse-t-il ne pas se tromper ! Mais d’où lui vient l’espoir qu’il exprime ? Est-ce seulement d’un désir ardent chez lui comme chez nous, ou bien de l’analyse attentive des faits récens qui ont modifié la physionomie du monde politique ? Il semble bien que ce soit à cette seconde source qu’il ait puisé sa confiance. Le fait nouveau, depuis quelques mois, était indiqué déjà dans le discours de M. Barthou à Bayonne, avant de l’être dans celui de M. Méline à Remiremont. M. le ministre de l’intérieur avait annoncé la mort de la concentration républicaine. Ils en ont fait l’un et l’autre l’oraison funèbre sans lui témoigner grand regret. M. Méline a cru toutefois devoir se défendre de l’avoir tuée lui-même, et il en a laissé toute la responsabilité à ses adversaires. Quand même elle serait retombée sur lui, il aurait pu la porter légèrement. Il est bien vrai que c’est M. Bourgeois qui, le premier, a fait un ministère homogène, un ministère purement radical, et si nous n’avons pas pu le louer d’autre chose, nous l’avons du moins loué de cela. C’est lui qui a rompu avec la concentration d’autrefois, grand service que, peut-être involontairement, il a rendu au pays. Combien de fois n’avons-nous pas répété que la concentration républicaine avait été sans doute, pendant que la république luttait pour l’existence, un très bon instrument de bataille, mais qu’elle devenait, le lendemain, un très mauvais instrument de gouvernement ! On pouvait combattre avec les radicaux contre les partis réactionnaires, mais non pas gouverner longtemps avec eux. Leurs programmes, leurs idées, leurs tendances les éloignaient trop du parti modéré. Par la force de l’habitude, la concentration a survécu pendant quelques années encore aux circonstances qui l’avaient fait naître ; mais, comme il fallait s’y attendre, la vie commune, la vie de ménage entre des républicains de nuances aussi diverses devait devenir de plus en plus difficile, et finalement aboutir au divorce. Il a été réclamé par les radicaux, probablement parce qu’ils avaient le caractère plus exigeant. M. Méline, après avoir exprimé, par un dernier respect des convenances, quelques condoléances au sujet de cette rupture, n’a pas tardé à s’en féliciter par sincérité et par loyauté politiques. La concentration, comme il l’a dit, a toujours été un leurre pour les modérés : elle les a conduits à faire les affaires des radicaux, et si elle recommençait ou se prolongeait aujourd’hui, elle les conduirait à faire, par l’entremise des radicaux, les affaires des socialistes. Il était temps de s’arrêter dans cette voie, où le pays s’habituait à la confusion des idées, des choses, des personnes même, et ne savait plus distinguer entre un modéré et un radical, entre un radical et un socialiste. Rendons grâce à M. Bourgeois : il a fait ce que les modérés n’auraient peut-être jamais osé, mais il l’a fait une fois pour toutes, et il a si bien brisé la concentration républicaine que, de l’avis commun, il est devenu impossible d’en recoller les morceaux. Dès lors, le pays a été mis en demeure de choisir entre deux politiques. Il a recommencé à voir clair. A travers les hommes, il a aperçu les choses, et il en a reconnu l’importance. Il saura, aux élections prochaines, pour qui et pour quoi il vote, et le caractère de la lutte électorale en sera sensiblement modifié.

Nous avons dit qu’il n’y avait et qu’il ne pouvait y avoir rien de bien neuf dans les discours qui viennent d’être prononcés, et cela est vrai : toutefois, à défaut d’observations tout à fait originales, il y en a de sensées, d’intéressantes, de judicieuses, dans celui de M. Méline. M. le président du Conseil a fort bien montré pourquoi la concentration républicaine ne pouvait pas durer davantage, et aussi pourquoi ce sont les radicaux qui l’ont dénoncée. Pendant quinze ans, les radicaux, s’ils n’ont pas directement gouverné la France, ont pesé sur son gouvernement de la manière la plus efficace, la plus utile pour eux, par le jeu combiné et alternatif de leur concentration avec les autres républicains et de leur coalition avec la droite. Toutes les fois qu’un ministère se formait, ils exigeaient qu’on leur fit leur part, qu’on leur donnât leur place. Ils réclamaient et obtenaient trois, quatre, cinq portefeuilles. Représentés dans les conseils du gouvernement, et sachant dès lors tout ce qui s’y passait d’essentiel, ils profitaient de toutes les occasions pour imposer leurs exigences. On leur cédait souvent, on leur cédait longtemps. Le jour venait cependant où les modérés, effrayés de toute la route qu’on les avait obligés à parcourir, un peu honteux du présent et préoccupés de l’avenir, éprouvaient le besoin, sinon de reculer, au moins de s’arrêter. Quand les radicaux s’en apercevaient, ils ne tardaient pas à se rendre compte qu’ils avaient tiré d’un ministère animé de pareils scrupules tout ce qu’ils pouvaient en attendre, et ils changeaient aussitôt d’attitude à son égard. La pompe aspirante devenait refoulante. Pour cela, le procédé était des plus simples. Les radicaux s’entendaient avec la droite pour renverser le cabinet, et ils la trouvaient toujours prête à cette besogne. Elle ne demandait d’ailleurs aucun salaire pour l’accomplir. Quelquefois même elle avait à en pâtir, et les radicaux, afin de montrer l’indépendance de leur cœur, exigeaient un redoublement de persécution, soit contre elle, soit contre les intérêts qui lui étaient chers. N’importe : elle avait La satisfaction d’avoir démoli quelque chose. Elle espérait qu’à force de changer, on reviendrait peut-être à des combinaisons qui lui plairaient davantage. En tout cas elle entretenait dans la république, avec une extrême mobilité gouvernementale, le sentiment que rien n’y était durable, et par conséquent que le régime lui-même ne pouvait inspirer aucune sécurité. Il est surprenant qu’on ait pu vivre de la sorte pendant un si grand nombre d’années, et que la république soit sortie fortifiée de tant d’épreuves au lieu d’en sortir affaiblie.

Enfin, un double phénomène s’est produit dans le monde politique. La droite est revenue à des idées plus sages, à des sentimens plus apaisés. M. Méline constate le fait sans rechercher les causes multiples d’où il dérive ; mais il en relève une, qui n’a certainement pas été des moins actives, et qui a dû agir sur la droite comme elle l’a fait sur tous les autres groupes politiques. Aux élections dernières, les socialistes sont entrés à la Chambre.

Ce parti, qui n’existait pas dans les anciennes législatures, ou qui n’osait pas s’avouer parce qu’il avait conscience de sa faiblesse, s’est trouvé être presque subitement un des facteurs parlementaires avec lesquels il a fallu compter. Le talent de parole de quelques-uns de ses chefs a ajouté à son importance. Dès lors, les radicaux se sont demandé s’il n’y avait pas pour eux un autre rôle à jouer que par le passé. Ils s’étaient contentés jusqu’alors d’influer sur le pouvoir, et d’en détenir une partie. Pourquoi leur tour ne serait-il pas venu de s’en emparer et de l’exercer intégralement ? Aussi longtemps qu’ils ne pouvaient former avec la droite que des majorités provisoires, des coalitions de hasard et de rencontre, ils n’avaient pas les moyens de soutenir une pareille prétention. Renverser un ministère avec la droite, soit ; mais gouverner avec elle leur était difficile, ou pour mieux dire impossible. Ils n’avaient pas les mêmes répugnances à gouverner avec les socialistes, et ils espéraient, grâce à la docilité qu’ils avaient constamment rencontrée dans le centre, conserver à leur suite assez de républicains pour former une majorité. Ils comptaient sur l’influence magique et si souvent éprouvée de certains mots, tels que ceux de péril clérical et d’alliance avec la réaction, pour maintenir fortement embrigadés avec eux les hésitans et les timides, toujours nombreux dans les assemblées. C’est sur des calculs, sur des espérances, sur des illusions de ce genre, que s’est formé le ministère radical de M. Bourgeois ; mais il n’a pu durer que six mois, et encore n’a-t-il duré aussi longtemps que grâce à la tolérance un peu naïve des modérés qui avaient voulu en l’aire une sorte d’essai loyal. C’est ce que M. Deschanel avait dit à la tribune le lendemain même de son installation, et ce que M. Méline a répété l’autre jour à Remiremont. M. Méline n’a pas voté de parti pris contre le ministère radical ; il n’était pas sans quelque confiance dans le caractère sympathique de son chef ; il espérait que M. Bourgeois saurait résister à certains entraînemens. Mais comment M. Bourgeois aurait-il pu le faire ? N’avait-il pas, par la force même des choses, partie liée avec les socialistes ? N’avait-il pas besoin d’eux ? N’était-il pas, dès lors, leur prisonnier ? On l’a bien vu lorsqu’il a présenté le projet d’impôt général et progressif sur le revenu, la première concession considérable qui leur ait été faite. A partir de ce moment, tous les nuages qui, pour quelques esprits, obscurcissaient encore la situation se sont dissipés. La scission entre les républicains radicaux désormais alliés des socialistes, et les républicains modérés heureusement rendus à eux-mêmes, s’est accomplie sans retour. Il n’était plus possible de les faire se rencontrer les uns et les autres dans une même combinaison ministérielle, parce qu’ils ne devraient plus se rencontrer dans une même majorité. Le fait était si évident qu’après leur chute du pouvoir les radicaux n’ont rien fait, au moins pendant les premiers temps, pour revenir à la concentration républicaine. Ils ont continué de la dénoncer et de la désavouer. Aujourd’hui, à la vérité, ils changent de langage à son égard ; ils en parlent de nouveau avec une certaine complaisance ; mais cela tient à deux motifs : le premier est qu’ils ont échoué dans leur entreprise et qu’ils se rendent de plus en plus, de mieux en mieux compte de la profondeur de leur échec ; le second est que les élections approchent, et qu’ils sentent fort bien l’inconvénient qu’il y aurait pour eux, après une campagne manquée ou avortée, à se présenter devant le pays la main dans la main des socialistes. Malgré tout le mal qu’on a dit, et qu’ils ont dit eux-mêmes, de la concentration républicaine, ils espèrent que ce vieux cliché produira encore un bon effet sur le pays, et ils cherchent à en couvrir leur déroute. Telle est l’histoire du parti radical socialiste pendant cette législature. C’est ainsi que M. Méline l’a racontée, et chacun n’a qu’à faire appel à ses souvenirs pour en constater l’exactitude.

La droite devait évoluer, elle aussi, dans un monde où tout évoluait. Son intelligence politique et son patriotisme ne lui permettaient pas de méconnaître l’importance des questions nouvelles qui étaient posées. Il ne s’agissait plus seulement de la forme et du nom à donner au gouvernement du pays, problème très grave à coup sûr, mais qui semblait, même à ses yeux, résolu pour assez longtemps. La lutte était portée sur un autre terrain, où l’ordre social lui-même était mis en cause, et où la propriété était menacée à la fois dans son principe et dans l’organisation que les siècles lui ont donnée. Il s’agissait de savoir si elle resterait individuelle ou deviendrait collective, c’est-à-dire si on s’engagerait dans une révolution infiniment plus redoutable que toutes celles du passé, et cela au milieu des provocations à la haine des classes et des passions qu’elles devaient inévitablement déchaîner. Nous avons eu à déplorer trop souvent que des hommes qui se disent conservateurs s’alliassent avec les radicaux pour renverser un ministère insuffisamment docile, ou insuffisamment faible devant les prétentions de ces derniers ; mais l’esprit de parti a des bornes, et s’il a pu permettre à la droite de donner quelquefois son concours aux radicaux, il ne pouvait jamais lui permettre de le donner aux socialistes. Or, il n’y a plus aujourd’hui d’autre concentration républicaine que celle des radicaux et des socialistes, et c’est en face de cette alliance que la droite se trouvait placée. Elle n’hésitait pas, il y a quelques années, à se joindre à M. Clemenceau pour donner quelque bonne leçon aux modérés. Elle s’amusait à ce jeu, qui lui semblait innocent. Mais aujourd’hui le danger serait tout autre, et la responsabilité deviendrait plus lourde, si la droite continuait les mêmes exercices avec M. Jaurès, doublé de M. Bourgeois. Elle l’a compris, et c’est un des motifs, sinon même le principal, qui l’ont déterminée à donner assez généralement son appui au ministère actuel. Il n’y a aucune entente préalable, il n’y a aucun contrat entre le ministère, et la droite. Une situation politique aussi profondément modifiée a naturellement amené une autre attitude de la part de tous les partis. Cela s’est fait spontanément, librement, sans que nul d’entre eux ait aliéné la moindre fraction de son indépendance. Le gouvernement garde la sienne, et il en use ; la droite garde la sienne, et elle s’en sert comme il lui convient. M. Méline a déclaré qu’on ne lui avait rien demandé, qu’il n’avait rien promis, qu’il n’avait fait aucune concession ; et cela est si vrai que les membres les plus ardens de la droite, ceux qui se souviennent encore des anciennes batailles et qui continuent d’en respirer l’ardeur, reprochent volontiers à leurs amis de n’avoir pas su faire valoir leur concours, de l’avoir donné sans condition, de n’avoir rien obtenu en échange. Mais était-ce bien l’occasion de marchander ? Était-ce bien le moment d’élever des prétentions qui n’auraient probablement pas pu être admises ? Etait-il opportun de rechercher dans le passé ce qui pouvait encore diviser, au lieu de voir dans le présent ce qui devait rapprocher ? La droite de la Chambre ne l’a pas cru, et il faut l’en féliciter.

M. Méline rappelle qu’au moment où il a formé son ministère, il a proposé aux partis une trêve jusqu’aux élections prochaines. Peut-être n’avait-il pas une confiance exagérée dans le succès de sa proposition. Quoi qu’il en soit, les radicaux et les socialistes lui ont répondu par un redoublement de colère et par une déclaration de guerre immédiate, sans répit, sans merci. La droite, au contraire, a accepté cette trêve, qui a été observée vis-à-vis d’elle comme elle l’observait pour sa part. Sur le terrain religieux, celui où ses susceptibilités sont en ce moment les plus vives, le gouvernement, quoi qu’en disent les radicaux et les socialistes, n’a eu aucune défaillance ; mais il s’est sagement abstenu de tout ce qui pouvait être taxé d’hostilité. « Nous défendons, a dit M. Méline, avec la même énergie que les cabinets précédens, les prérogatives et les droits de la société civile, et nous n’hésitons pas à arrêter les membres du clergé quand ils les méconnaissent, ou quand ils compromettent leur autorité et leur caractère en sortant de leur domaine pour faire invasion dans la politique. La seule chose que nous nous refusions à faire, c’est de déclarer la guerre à l’idée religieuse, parce que, si la France n’est pas cléricale, elle est dans sa grande majorité très tolérante : nous témoignons pour la religion d’un respect sincère, et c’est là ce qui offusque le plus certain parti qui la considère comme un reste de servitude qu’il faut extirper. Au lieu de la guerre, nous poursuivons l’apaisement dans le domaine religieux. L’histoire ne nous apprend-elle pas que les querelles religieuses sont toujours, à l’intérieur et à l’extérieur, une cause d’affaiblissement ? » Ces déclarations sont importantes. Sans doute les gouvernemens antérieurs n’en avaient point fait de contraires ; ils n’avaient point dit qu’ils n’avaient aucun respect pour la religion, mais ils avaient quelquefois donné à le croire ; ils n’avaient point dit qu’il fallait l’extirper comme un reste de servitude, mais on avait pu conclure d’après leur conduite que tel était leur sentiment secret ; ils se seraient défendus avec indignation si on les avait accusés d’être des persécuteurs, mais il leur arrivait assez souvent de manquer de cette tolérance que M. Méline déclare, avec raison, être dans l’esprit, dans le caractère et dans la volonté du pays. Cela veut-il dire que, comparativement à eux, le gouvernement d’aujourd’hui soit clérical ? Non, à coup sûr. Il n’y a pas un mot dans les déclarations de M. Méline qui le laisse supposer, et, ce qui est plus important, il n’y a rien dans ses actes qui permette de le soutenir ; les paroles et les actes sont parfaitement d’accord ; mais jamais encore un ministre n’avait dit d’une manière aussi nette qu’il poursuivait l’apaisement des consciences, qu’il respectait sincèrement l’idée religieuse, et qu’il reconnaissait, dans les querelles que cette idée soulève, une cause d’affaiblissement au dedans et au dehors. Si la droite éprouve quelque satisfaction à entendre ce langage, tant mieux ; évidemment il n’est pas fait pour lui déplaire ; mais, évidemment aussi, il n’y a pas un républicain modéré et tolérant qui puisse s’en offusquer.

La situation, telle que M. Méline l’a décrite, paraît établie sur des bases assez solides pour résister longtemps encore aux entreprises des partis avancés. Les vacances parlementaires ont été bonnes pour le gouvernement. Nous ne parlons pas seulement de la joie générale qu’a fait naître la proclamation de l’alliance franco-russe ; M. le président du conseil s’est défendu de se servir de la politique extérieure pour influer sur la politique intérieure ; pourtant, il y a entre l’une et l’autre un lien étroit qui ne saurait échapper même aux yeux les moins perspicaces. La satisfaction que le pays a éprouvée en recueillant l’écho des toasts de Saint-Pétersbourg et de Cronstadt est assurément de nature à le disposer à la bienveillance envers ceux qui la lui ont procurée. Mais ce qui consolide encore plus le ministère, c’est sa durée déjà acquise. D’autres s’affaiblissaient à mesure qu’ils se prolongeaient ; celui-ci, au contraire, s’est fortifié. Il a eu la bonne fortune de trouver, de démêler, de grouper autour de lui la vraie majorité parlementaire, cette majorité dont on avait longtemps nié l’existence et dont on avait fini par désespérer. Elle existait pourtant ; il n’est plus possible de le contester. La démonstration en est faite avec une telle clarté, que le ministère pourrait tomber maintenant sans qu’elle en fût absolument détruite. A Dieu ne plaise que cette hypothèse se réalise ! Le ministère paraît solide ; mais enfin les hasards parlementaires sont grands, et tous les ministères finissent par succomber. Mais celui-ci succomberait demain, qu’il n’en aurait pas moins duré trois fois plus longtemps que le cabinet radical, et dépassé dans des proportions très sensibles la moyenne d’existence de presque tous ses devanciers. C’est là un phénomène d’autant plus remarquable, qu’à l’origine, personne ne l’avait prévu, même les plus optimistes parmi les modérés. Quant aux radicaux, ils se croyaient tellement sûrs de rentrer au pouvoir à bref délai, qu’ils le racontaient à tout venant, avec une sincérité qui n’était pas jouée. Leur conviction était entière ; elle se faisait même volontiers agressive. Ils mettaient les modérés au défi de pouvoir faire durer leur ministère au-delà d’un très petit nombre de mois, peut-être de semaines, et M. Bourgeois se tenait prêt à recueillir sa succession. Si leurs prédictions s’étaient réalisées, la situation des modérés aurait été extrêmement faible. Les radicaux et les socialistes seraient revenus avec une puissance considérablement augmentée. L’impossibilité de vivre, dont ils accusaient tout gouvernement qui ne serait pas le leur, aurait paru manifeste. Un incident parlementaire, un vote inconsidéré, une minute de distraction, auraient suffi pour produire ce résultat. Mais les choses ne se sont point passées ainsi, et désormais, quoi qu’il advienne, on ne pourra pas dire qu’un ministère modéré n’est pas viable avec la Chambre actuelle, puisque c’est celui que cette même Chambre aura laissé, ou plutôt qu’elle a fait vivre le plus longtemps. A supposer qu’il disparaisse, le cabinet Méline devra être remplacé par un autre qui lui ressemblera et sera composé d’élémens analogues, car la surprise d’un moment ne peut pas faire oublier dix-huit mois de confiance réfléchie et résolue donnée par une majorité à un gouvernement. C’est la leçon qui ressort de l’expérience accomplie ; elle ressemble bien peu aux horoscopes que les ennemis du ministère et que ses amis eux-mêmes tiraient à propos de lui, lorsqu’il s’est constitué. Tout porte à croire aujourd’hui ce que personne n’aurait pu soupçonner et n’aurait osé annoncer alors, à savoir qu’il présidera aux élections prochaines. Notre vue ne s’étend pas plus loin : qui pourrait prédire ce que seront ces élections ? Mais il est permis de croire, avec M. Méline, qu’elles auront un caractère vraiment politique et que, pour la première fois peut-être, grâce à la rupture définitive de la concentration républicaine, le pays aura à se prononcer entre deux programmes parfaitement définis.

Ces deux programmes, M. Poincaré les a mis en opposition dans un récent discours qu’il a prononcé au Havre. Il y a beaucoup de très bonnes choses dans ce discours, comme dans celui de M. Méline, comme dans celui de M. Barthou ; mais ce qui nous y frappe surtout, c’est l’affirmation de la doctrine libérale en matière sociale, comme en matière politique. Les républicains modérés, aux élections prochaines, se reconnaîtront à ce signe. Autour de lui se formera peut-être une concentration d’un nouveau genre, où l’apaisement des querelles d’autrefois, désormais sans objet immédiat, permettra à des préoccupations plus urgentes de se faire jour. Ce n’est plus aujourd’hui la république qui est sérieusement attaquée et menacée, mais la propriété, et c’est de celle-ci qu’il convient de défendre les approches. La suppression de la propriété individuelle conduirait à la fois au ralentissement de l’initiative privée et à l’établissement du despotisme social. M. Poincaré proteste contre ces conséquences, et contre les principes qui y conduisent. « Si nous interrogeons l’histoire, dit-il, que nous apprend-elle ? Qu’un système social fondé sur la toute-puissance de l’État, loin d’être une heureuse nouveauté, serait un effroyable recul ; que l’évolution des sociétés civilisées s’est toujours faite au profit de la liberté individuelle ; que la propriété privée, forme tangible de cette liberté, est, comme elle, une condition du progrès moral et matériel ; qu’à moins, par conséquent, de vouloir violenter la nature et défier la raison, les démocraties modernes doivent chercher leur développement normal dans le complet épanouissement de la liberté humaine. »

Nous citons ce passage de M. Poincaré, nous parlons de tous ces discours, parce qu’on y voit se dessiner les grandes lignes de la bataille qui commencera dès demain à la Chambre, pour continuer bientôt devant le pays. C’est au pays que s’adressent déjà tous les orateurs, et qu’ils continueront de s’adresser, de la tribune du Palais-Bourbon. En somme, la période électorale est ouverte. Les radicaux et les socialistes savent bien qu’ils ont peu de chance de renverser le ministère ; ils en conviennent même ; aussi en appellent-ils de la Chambre aux électeurs. C’est pour ces derniers qu’ils parlent. Nous doutons que la voix de M. Mesureur ait pénétré bien profondément dans leurs esprits, et qu’elle y ait couvert celles de M. Barthou, de M. Poincaré, de M. Méline. Mais il est probable que les radicaux et les socialistes tiennent encore d’autres orateurs en réserve. Le moment est venu pour eux de faire connaître leur programme commun, s’ils en ont un ; leurs programmes distincts, s’ils préfèrent combattre chacun de leur côté. Attaquer le ministère, l’accuser d’alliance cléricale, ou de collusion avec la droite, est faire une œuvre purement négative ; cela peut être bon à la Chambre, comme manœuvre parlementaire ; mais, devant le pays, il convient de prendre les questions d’un peu plus haut, d’oublier pour un moment les hommes et d’envisager les choses en elles-mêmes. Ni les radicaux, ni les socialistes, au cours des quatre années qui viennent de s’écouler et qui ont apporté tant de changemens autour de nous et en nous, ne sont parvenus à dire clairement ce qu’ils veulent. Le plus grand effort des premiers a été de demander la révision de la Constitution ; soit ! mais après ? Le plus grand effort des seconds a été de faire de longs discours, dont quelques-uns étaient Tort éloquens ; mais après ? Ni les uns ni les autres n’ont encore révélé, sous une forme vive et précise, propre à frapper l’imagination du pays, le but qu’ils poursuivent à travers ce labyrinthe oratoire. Il est temps de déchirer tous les voiles, afin que chacun se montre tel qu’il est véritablement. Nous avons vu au pouvoir les radicaux alliés des socialistes ; ils ont déposé alors, à la vérité, le projet d’impôt sur le revenu ; mais depuis, qu’ont-ils fait ? Rien. Ils n’ont même pas profité de la liberté que donne l’opposition, en dehors des responsabilités du gouvernement, pour arrêter leurs idées en un programme définitif, ni pour combiner leurs efforts vers un but saisissable à l’esprit. Le seul objet qu’ils paraissent poursuivre est le pouvoir ; mais ils ne disent pas ce qu’ils en feraient, s’ils parvenaient à s’en assurer. On sent chez eux de la gêne, de l’embarras, de la défiance. S’ils comptent se présenter ainsi au pays, ce n’est pas nous, en somme, qui devrons nous en plaindre : et pourtant, dans l’intérêt de la grande consultation qui se prépare, on voudrait de leur part des allures plus résolues, une audace plus franche, une politique mieux définie.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIERE.