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Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1897

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Chronique n° 1573
31 octobre 1897


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 octobre.


Les regards aujourd’hui se portent de préférence du côté de l’Autriche-Hongrie et du côté de l’Espagne. C’est là que se passent, ou que se préparent et s’élaborent les événemens les plus graves, graves non seulement pour ces pays eux-mêmes, mais peut-être pour le reste du monde. Nous ne parlerons pas ici de l’Autriche, puisqu’un de nos collaborateurs a entamé dans une autre partie de la Revue une série d’études sur la situation où elle se trouve. Quant à l’Espagne, elle traverse la crise la plus redoutable qu’elle ait eue à subir depuis longtemps, et c’est avec une sympathie sincère que nous en suivons les phases diverses. Nous n’avons pas à prendre parti entre elle et les États-Unis. Nous sommes et nous désirons rester également en bons termes avec l’une et avec l’autre de ces deux puissances. Il nous est pourtant impossible d’oublier que l’Espagne est aussi rapprochée de nous que l’Amérique en est éloignée. Voilà de longues années que nous vivons avec elle dans les rapports du meilleur voisinage, au point qu’il nous devient difficile de comprendre ce qui a pu nous diviser dans le passé. Que ne nous a-t-il été donné d’avoir avec tous nos voisins une frontière naturelle aussi fortement déterminée et accentuée qu’avec l’Espagne ? Il nous est arrivé quelquefois de la dépasser, mais nous avons presque toujours eu tort de le faire, et cela n’a jamais été pour longtemps. Le mot de Louis XIV n’est pas vrai : il y a des Pyrénées, et elles nous aident à vivre amicalement avec l’Espagne. Il n’existe naturellement entre celle-ci et nous aucune opposition d’intérêts sur aucun point du monde, et si la conformité de ces intérêts n’est pas assez complète pour que nous unissions notre fortune à la sienne, nous nous réjouissons du moins de tout ce qui lui arrive d’heureux, comme nous nous affligeons de tout ce qui lui arrive de malheureux.

C’est dire que nous avons, depuis quelque temps, d’assez nombreuses raisons de nous affliger pour nos voisins. La double insurrection de Cuba et des Philippines, — la première surtout, à cause des complications internationales qu’elle peut amener, — est un événement historique d’une très haute portée. Ce n’est pas, on le sait, la première fois que Cuba tente de secouer le joug métropolitain. A diverses reprises, la lutte qui s’est renouvelée et qui se poursuit dans la grande Antille l’avait déjà ensanglantée. L’Espagne y a triomphé jusqu’à ce jour des difficultés qu’elle y a rencontrées ; mais à chaque fois elle y est restée un peu affaiblie, et le parti cubain qui rêve l’autonomie absolue de l’île, ou son intime rapprochement avec les États-Unis, loin de perdre l’espérance à la suite de ses insuccès antérieurs, a poursuivi son but avec une confiance que rien n’a encore abattue. Ce parti qui se compose, comme il arrive d’ordinaire en pareil cas, d’élémens très mélangés, a trouvé un point d’appui au dehors. Le gouvernement des Étafs-Unis a gardé dans la forme une attitude réservée. Mais il n’est pas douteux qu’un parti très puissant, ou du moins très remuant, réclame en Amérique l’annexion de Cuba, et que ce parti tient le gouvernement, sinon en échec, au moins en respect. Pendant la dernière élection présidentielle, il a eu une importance qu’aucun des candidats en présence n’a méconnue, et même qu’ils ont tous un peu exagérée. Sans s’expliquer nettement sur ce qu’ils feraient s’ils arrivaient au pouvoir, M. Mac Kinley et M. Bryan ont promis de faire quelque chose à Cuba, et ils ont à qui mieux mieux taxé de faiblesse l’administration de M. Cleveland. La question cubaine a joué un rôle très important au cours de la campagne. Il serait difficile de dire à quel point cette effervescence correspondait, dans le pays, à un sentiment plus ou moins profond. Les périodes électorales sont particulièrement propres à ces feux de paille qui flambent beaucoup et dont, bientôt après, il ne reste rien. Cette fois pourtant, il devait en rester quelque chose, et cela pour plusieurs motifs.

Depuis quelques années, la doctrine de Monroe s’est peu à peu emparée de l’âme américaine. Il est probable que Monroe, quand il l’a formulée pour la première fois, un peu en tâtonnant, ne se doutait pas de l’amplification qu’elle était destinée à prendre avec ses successeurs. Un germe de cette nature, jeté dans l’imagination d’une nation jeune, ambitieuse et forte, devait s’y développer démesurément. La plupart des Américains nous regardent tous aujourd’hui comme des intrus sur l’immense continent qui commence, au nord, au détroit de Behring, pour finir, au sud, au détroit de Magellan ou au cap Horn. Ils supportent avec impatience tout établissement politique européen, soit sur le continent lui-même, soit sur les îles ciui l’avoisinent et qui sont dans sa dépendance géographique. Pour être encore un peu vague, au point de vue de ses applications immédiates, ce sentiment n’en est que plus général et peut-être plus dangereux. Un jour ou l’autre, les vieilles puissances du vieux continent, toutes celles du moins à qui leur histoire a laissé un héritage colonial disséminé sur la surface du globe, celles qui ont beaucoup travaillé, beaucoup souffert, beaucoup risqué et finalement beaucoup fait pour la cause de la civilisation, sont appelées à se heurter à cet instinct d’accaparement et d’élimination qui devient de plus en plus âpre en Amérique, et qui ne l’est nulle part ailleurs plus qu’aux États-Unis. Il y a peut-être là, pour l’avenir, de fâcheux conflits en perspective. Le gouvernement de Washington a toujours été et il est encore trop sage pour les provoquer, ou même pour s’y exposer à la légère ; mais, comme nous l’avons dit, il n’est pas absolument libre de son action, ou de son inaction.

S’il existe, dans presque tous les pays européens, un parti, ou plus modestement un groupe colonial, remuant, exigeant, ardent, qui pousse le gouvernement aux aventures et qui l’y entraîne quelquefois, on peut bien penser que les États-Unis ne sont pas dépourvus de quelque chose d’analogue. Des hommes hardis, habiles, énergiques, pas toujours désintéressés, — et ils n’en sont que plus entreprenans, — exploitent avec adresse le sentiment national dont nous venons de parler. Ils lui donnent plus de consistance ; ils s’en font les interprètes, et, en son nom, ils parlent de très haut. Ils ne se contentent pas de parler, ils agissent : il leur arrive alors quelquefois de sortir des règles que le droit des gens a essayé d’établir. L’insurrection cubaine a dû sa prolongation anormale aux appuis qu’elle a trouvés chez eux. Il s’est passé, entre l’Amérique et l’île de Cuba, quelque chose de comparable à ce qui a eu lieu entre la Grèce et la Crète, — avec la différence que la Grèce est petite, faible et pauvre, tandis que les États-Unis sont grands, forts et opulens ; avec la difïérence aussi que la Grèce, en soutenant contre la Porte la révolte d’une de ses antiques possessions, s’exposait aux représailles qui ont fondu sur elle avec une violence cruelle, tandis que les États-Unis ont peu de chose à redouter de la part de l’Espagne. — Pour le reste, la ressemblance est frappante entre l’allilude des États-Unis à l’égard de Cuba et celle de la Grèce à l’égard de la Crète. Tous les encouragemens matériels et moraux sont venus d’Amérique ; l’insurrection cubaine. Le gouvernement y est resté étranger, nous l’accordons ; il les a même désavoués toutes les fois qu’on le lui a demandé ; il serait exagéré et peut-être injuste de l’accuser de connivence ; mais il ne l’est certainement pas de constater l’extrême tolérance avec laquelle il a tout laissé faire et tout laissé passer, fermant les yeux aux entreprises qui se préparaient et s’organisaient sur son territoire, et ne les ouvrant que pour regarder avec une attention curieuse et parfois impatiente les effets qui en résultaient dans l’île révoltée.

Le gouvernement de Washington paraît s’étonner et s’inquiéter de plus en plus de la durée de l’insurrection. Il a pourtant, — on s’en doute d’après ce qui précède, — de bonnes raisons de ne pas en être surpris : il en a de meilleures d’en éprouver quelque inquiétude. Incontestablement, la prolongation de l’état de guerre porte atteinte aux intérêts de beaucoup de ses nationaux ; mais on n’a pas encore admis jusqu’à ce jour que des inconvéniens, ou même des souffrances de ce genre, donnent à un gouvernement étranger le droit d’intervenir dans la politique intérieure d’un autre pays. C’est là un acte incorrect. En Europe, on le regarderait comme l’avant-coureur des complications les plus redoutables ; mais peut-être, de l’autre côté de l’Atlantique, n’en est-il pas tout à fait de même, la cause et l’effet n’y ayant pas une corrélation aussi étroite et aussi brève que chez nous. L’Amérique, à beaucoup d’égards, semble destinée à innover dans le droit des gens et dans les coutumes diplomatiques : elle n’est pas faite à nos mœurs, et nous ne sommes pas faits aux siennes. L’Espagne devra s’en rendre compte pour ne pas se laisser entraîner à ses premiers mouvemens en présence de démarches qui n’ont peut-être pas, dans la pensée des Américains, la même signification et la même portée qu’elles pourraient avoir chez nous. Quoi qu’il en soit, le gouvernement des États-Unis a pris, il y a quelques semaines, une initiative qui, pour n’être pas imprévue, n’en est pas moins peu ordinaire. Il a envoyé à Madrid un nouvel ambassadeur, le général Woodford, dont le premier acte a été de remettre au gouvernement espagnol une note sur le caractère de laquelle on n’est pas encore bien fixé, car elle a été tenue secrète, mais qui est, à coup sûr, de nature à causer de sérieuses préoccupations. Que demande le général Woodford ? On ne le sait pas au juste, car il a suffisamment observé à l’égard des journalistes la discrétion diplomatique. Il s’est seulement défendu d’avoir présenté un ultimatum, assurant que le gouvernement espagnol ne l’aurait pas souffert, et rien, en effet, n’est plus certain. Mais il y a beaucoup de manières de tourner une communication inquiétante, et même si on admet, conformément aux vraisemblances, que le cabinet de Washington ait employé la plus édulcorée de toutes, le fait n’en garde pas moins une importance sur laquelle on ne peut se méprendre, et une signification qui certainement a été comprise. En somme, si les bruits qui ont couru sont exacts, les États-Unis ont demandé une réponse catégorique à cette question de savoir à quel moment l’insurrection de Cuba prendrait fin. Le cabinet de Madrid serait sans doute très heureux de le savoir lui-même. Il a peut-être à ce sujet des présomptions plus ou moins fondées ; mais comment aurait-il une certitude ? Au reste, quand même il en aurait une, serait-il obligé d’en faire part à un gouvernement étranger ? Les États-Unis n’ayant aucun droit à lui poser une semblable interrogation, il n’a lui-même aucun devoir d’y répondre. Il l’a fait pourtant, et personne ne le lui reprochera, car, dans l’état de tension où sont les choses, la moindre faute pourrait amener une rupture, et on ne peut que lui conseiller de pousser la condescendance aussi loin que sa dignité le lui permettra.

A peine la note du général Woodford était-elle remise, que le ministère Azcarraga a donné sa démission. Il y a eu là une coïncidence regrettable, mais une simple coïncidence. On aurait sans doute tort de croire, et encore plus de dire, que la note américaine a précipité la chute du cabinet conservateur. En réalité ce cabinet était mort avec M. Canovas del Castillo. Le système ne pouvait pas survivre à l’homme qui à lui tout seul en avait été l’âme. Jamais on n’a mieux mesuré la force et l’influence d’un caractère bien trempé qu’après l’assassinat de M. Canovas. Son parti se résumait dans sa personne : lui disparu, on s’est aperçu tout de suite que ce parti n’existait plus. Trop de divisions s’y étaient introduites. L’autorité d’un chef respecté pouvait seule y maintenir une certaine unité ; encore n’était-ce qu’une apparence ; et du vivant même de M. Canovas, on n’ignorait pas ce qu’il fallait en penser. On le laissait aller, on le laissait faire, parce que c’était lui. Il maintenait ses amis dans l’ordre et dans une soumission au moins provisoire. Quant aux dissidens, comme M. Silvela, il avait dû accepter avec eux une scission inévitable, et il tâchait de vivre quand même, tirant de lui toutes ses ressources, faisant face à tous ses adversaires, soit au dedans, soit au dehors, et jetant sur les uns et sur les autres ces « tristes et intrépides regards » dont a parlé Bossuet. Il soutenait avec une résolution indomptable la rc-volte de Cuba et des Philippines. On savait qu’il ne céderait pas, qu’il irait jusqu’au bout de ses forces, et la question vrainiont tragique qui se posait, dans ce duel où les deux adversaires combattaient à mort, était de savoir lequel périrait le premier.

Qui aurait pu le dire ? S’il faut en croire le général Weyler, le succès final était assuré à brève échéance. C’est possible ; mais faut-il croire le général Weyler ? Il n’est malheureusement permis ni d’accepter, ni de repousser son témoignage. Bien qu’il ne se soit pas montré un militaire de premier ordre, on ne saurait nier qu’il n’ait procédé d’une manière méthodique, suivant le plan qu’il s’était assigné dès l’origine, et qu’il avait fait accepter par le cabinet conservateur. Il avait demandé deux ans pour mener sa tâche à bon terme : ces deux ans ne sont pas encore révolus. Les journaux de Madrid ont publié un rapport adressé par lui au gouvernement, et dans lequel il a établi un contraste saisissant entre ce qu’était l’île de Cuba lorsqu’il y est arrivé et ce qu’elle est maintenant. S’il n’a pas trop noirci les couleurs du premier tableau, peut-être a-t-il adouci, pour les rendre plus satisfaisantes aux yeux, celles du second. Il y a du vrai toutefois dans ses allégations. L’insurrection n’est pas encore vaincue, mais est très affaiblie, au moins dans les quatre provinces occidentales. Le général se faisait fort de l’abattre définitivement au printemps prochain. Ce qui est fâcheux, c’est qu’on ne saura jamais, puisqu’il est rappelé, s’il disait vrai, ou s’il se faisait illusion. En attendant, l’opinion publique a trouvé jusqu’ici les opérations bien longues ; elle a traversé des alternatives d’espérance et d’abattement ; M. Canovas seul semblait y échapper, et restait impassible. Il y a quelques mois, le parti libéral a cru l’occasion propice pour reprendre le pouvoir et il a fait, dans ce sens, une tentative à laquelle M. Canovas s’est prêté, ou a paru se prêter. Il a remis sa démission entre les mains de la régente. La reine Christine lui a demandé de rester aux affaires et l’a assuré de toute sa confiance. Elle a sans doute obéi à une opinion intime ; mais quand même cette opinion n’aurait pas été chez elle aussi ferme, que pouvait faire la reine ? Pouvait-elle provoquer elle-même les événemens qui se sont déroulés depuis lors et en assumer l’écrasante responsabilité ? Pouvait-elle, en remerciant M. Canovas de ses services, ouvrir la porte à toutes les complications que sa disparition devait faire naître ? La reine a eu raison de ne pas désavouer une politique qui avait un tel champion ; mais elle a eu raison aussi d’y renoncer par la suite. Bonne ou mauvaise, cette politique ne pouvait se soutenir que par l’homme qui l’incarnait ; elle ne valait quelque chose que par lui. Comment aurait-elle pu lui survivre ? Deux conditions auraient été pour cela indispensables, et elles ne se sont rencontrées ni l’une ni l’autre : un parti parfaitement uni dans une conviction inébranlable, et un chef capable d’en devenir le représentant incontesté. Or les conservateurs, dès le lendemain de l’assassinat de M. Canovas, ont présenté le plus triste spectacle de désorganisation, et les tentatives faites pour les grouper autour du général Azcarraga ont échoué misérablement. Il fallait s’y attendre. La dissidence de M. Silvela avait déjà fortement entamé la cohésion du parti. Aussitôt après la mort de M. Canovas, ses lieutenans ont pris les uns à l’égard des autres une attitude indépendante. Le groupe de M. Pidal a marqué des tendances à se séparer de celui de M. Romero Robledo, et tous les efforts qu’on a multipliés pour arrêter le mal n’ont réussi qu’aie propager et à l’aggraver. Le désarroi des conservateurs devait avoir, dans le pays lui-même, des conséquences immédiates. Les carlistes, dont l’agitation devenait de jour en jour plus sensible, ont fait excommunier le ministre des finances par l’évêque de Majorque, à propos de la mainmise de l’État sur des propriétés ecclésiastiques. Les républicains, voyant les carhstes prendre les devans, ont commencé, eux aussi, à se remuer. Ces symptômes n’ont eu encore rien de bien inquiétant en eux-mêmes ; mais il importait d’y couper court, et le ministère conservateur, ne reposant plus sur aucune base solide, semblait de plus en plus incapable de remplir cette tâche. La crise a été brusquée beaucoup moins par l’attitude des États-Unis et par la note du général Woodford, que par ces dissensions intestines. M. Silvela se refusait à toute conciliation. Il croyait, à tort ou à raison, que le parti conservateur s’était irrémédiablement usé au pouvoir, et ne pouvait se reformer que dans l’opposition. Il aspirait à en prendre alors la direction. Le maréchal Martinez Gampos et le général Polavieja, qui lui sont dévoués, parlaient ouvertement, et le premier même par écrit, de la nécessité pour les conservateurs de se retirer et d’abandonner la place aux libéraux. Comment la reine aurait-elle pu s’appuyer plus longtemps sur un parti en miettes, qui se désavouait, se reniait, s’excommuniait, se condamnait lui-même par la bouche ou par la plume de ses principaux représentans ? Il fallait d’autres hommes, et par conséquent une autre politique. Nous disions, il y a quelques mois, lorsque M. Canovas, après avoir donné sa démission, l’a reprise à la demande de la reine, qu’il ne faut pas changer les chevaux en passant un gué ; néanmoins, quand les chevaux sont morts, le changement s’impose, et c’est l’obligation en présence de laquelle on s’est trouvé.

M. Sagasta ne ressemble en rien à M. Canovas ; il n’a ni les mêmes qualités, ni les mêmes défauts ; mais ses qualités se prêtent admirablement aux circonstances que l’Espagne traverse aujourd’hui. Nul n’a jtlus d’habileté exercée, de souplesse, de finesse, et c’est par là qu’il i)Ourra être très utile à son pays. S’il essayait de suIatc la politique de son prédécesseur, il faudrait l’en détourner ; en effet, s’il n’est pas sûr que M. Canovas y aurait finalement réussi, il est tout à fait certain que M. Sagasta y échouerait. En acceptant le pouvoir, il a fait acte de bon et de courageux citoyen, — d’autant plus qu’il n’apeut-être pas trouvé tous les concours sur lesquels il était en droit de compter. Nous en jugeons par la composition de son ministère, où il n’a fait entrer que des élémens d’une seule nuance. Tous les ministres, à l’exception du ministre d’État qui est un indépendant, appartiennent au groupe de M. Moret. Ce sont des personnages considérables, ayant déjà figuré dans diverses combinaisons antérieures. Quant au groupe de M. Gamazo, le rival éventuel de M. Moret dans la direction du parti libéral, il a préféré rester à l’écart, sous sa tente. Il y a là, sinon pour aujourd’hui même, au moins pour plus tard, une cause de faiblesse. M. Moret est bien connu en Europe. Il a été plusieurs fois ministre. Il a dirigé les affaires étrangères de l’Espagne sous le gouvernement libéral. Il a jugé à propos, cette fois, de prendre le ministère de Ultramar, c’est-à-dire des colonies, auquel la gravité de la question cubaine donne une importance si considérable. L’indisposition que M. Sagasta a ressentie dans les premiers jours de son gouvernement, et dont il n’est pas encore tout à fait rétabli, a permis à M. Moret d’exercer toute l’activité dont il est capable, très grande en vérité, et c’est lui, dit-on, qui dirige la politique espagnole dans les circonstances présentes. Les questions intérieures y occupent le second plan. La situation financière n’est pas brillante, mais elle offre des ressources encore pour assez longtemps. Un mouvement carliste ou républicain ne peut être considéré comme une éventualité immédiatement menaçante. Beaucoup plus grave au contraire, et même uniquement grave est la question des rapports de l’Espagne avec les États-Unis, — et aussi avec l’Europe. Quelles sont sur tous ces points les idées personnelles de M. Moret ?

Il les a exposées trop souvent pour qu’on les ignore. Dans ses entretiens, dans ses écrits, dans ses discours, car il est à la fois un causeur brillant, un publiciste abondant, un orateur entraînant, il n’a négligé aucune manière de les faire connaître et de les propager alors qu’il était dans l’opposition : on va maintenant le voir à l’œuvre pour les réaliser. En ce qui concerne la question cubaine, les libéraux, et notamment M. Moret, ont toujours été d’avis qu’elle ne pouvait pas être résolue seulement par la guerre. Ils étaient sur ce point en pleine contradiction avec M. Canovas. Ils ne croyaient pas que l’effort militaire pût venir à bout de toutes les difficultés en présence desquelles on se trouvait. Les conditions géographiques de l’île rendent la campagne très difficile. Les troupes espagnoles peuvent toujours tenir dans les villes et dans les territoires défrichés ; mais les insurgés sont insaisissables dans la manigua, et dès lors la situation actuelle, immobile et stagnante, se prolongera indéfiniment, si, après avoir suffisamment usé de la force, on ne fait pas intervenir la diplomatie et la conciliation. Telle est la thèse des libéraux. Ils aiment à dire que la guerre, poussée au point où elle l’a été jusqu’ici, met désormais deux impuissances en face l’une de l’autre. Dans ces conditions, le problème serait insoluble Le moment est venu, d’après eux, d’affaiblir l’insurrection en détachant d’elle le plus possible d’élémens flottans. Tous ne sont pas également irréductibles : il y a des insurgés que l’on peut très bien amener à déposer les armes en leur faisant quelques concessions, et c’est pourquoi M. Moret, allant plus loin dans les réformes que ne se proposait de le faire M. Canovas, a prononcé à plusieurs reprises le mot d’autonomie. Il est donc à croire que le gouvernement libéral va donner à l’ile l’autonomie ; mais que sera exactement cette autonomie, car ce mot, qui paraît simple, a des acceptions assez variées ? S’agit-il de doter Cuba de l’autonomie politique, à l’exemple du Canada ou du Cap ? L’opinion espagnole verrait là un pas trop considérable et trop rapide fait dans la voie de la séparation. S’agit-il seulement de lui concéder l’autonomie administrative et économique ? Si l’on ne regarde pas comme impossible que M. Moret et M. Sagasla parviennent à réaliser une entente sur ces bases, ils ont à concilier des objets naturellement divergens : d’une part, les exigences des autonomistes cubains, dont les limites ne sont pas encore bien connues ; de l’autre, beaucoup d’intérêts qui seront froissés dans la péninsule, où l’on perdra de précieux et de nombreux débouchés de fonctionnaires ; — réforme inévitable, mais qui sera ressentie douloureusement, dans les mœurs politiques et parlementaires de nos voisins. Ils avaient pris riiabitude d’user très largement de Cuba comme d’un déversoir commode pour le trop-plein de candidats aux fonctions publiques qu’ils ne réussissaient pas à pourvoir dans la mère patrie. Ce qui est plus grave, ou du moins plus sérieusement regrettable, c’est la perte probalde d’un marché important pour les industriels de Catalogne et de Biscaye.

A l’égard des États-Unis, la question est plus complexe encore. On ne saurait nier leurs intérêts à Cuba : ils sont considérables, et ils souffrent. Les capitaux et le travail américains étaient employés abondamment dans les plantations, les chemins de fer et les mines. Le marché cubain est maintenant fermé. Enfin l’Amérique ne trouve plus à Cuba le sucre dont elle avait besoin pour sa consommation. M. Canovas ne méconnaissait pas ces intérêts ; il leur faisait même toutes les concessions possibles ; mais il n’admettait pas qu’ils créassent en faveur des États-Unis un droit d’intervention dans les affaires cubaines. On savait à Washington que l’altitude des conservateurs serait toujours, sur ce point, intransigeante ; en revanche, on y espérait trouver chez les libéraux des dispositions plus conciliantes, et on y désirait ardemment leur arrivée au pouvoir. Ils y sont aujourd’hui, et tout porte à croire que les espérances des États-Unis seront déçues. L’Espagne peut bien faire des concessions dans la voie de l’autonomie ; elle peut en faire dans le domaine économique ; elle agit alors dans la plénitude de sa souveraineté. Mais elle repousse une intervention étrangère sous quelque forme qu’elle se déguise. On ne connaît pas encore le texte de la note que le nouveau ministère vient d’arrêter pour répondre à celle du général Woodford : cependant les journaux en ont publié un résumé qui doit être exact. La note explique le rappel du général Weyler par des motifs d’ordre politique et par une résolution spontanée. Cela donne à croire que le gouvernement des États-Unis avait demandé ce rappel, ou du moins avait fait entendre qu’il serait désirable. S’il l’avait obtenu du ministère conservateur, il aurait pu se flatter de l’avoir imposé ; mais il n’en est pas de même avec le cabinet libéral. Le rappel du général Weyler devait être, en effet, son premier acte ; tout le monde le savait d’avance, et le général lui-même s’y attendait si bien qu’il est allé au-devant de la décision du gouvernement et qu’il l’a presque provoquée. Le second point traité dans la note espagnole se rapporte à l’autonomie de l’île : c’est là que le gouvernement des États-Unis, s’il est de bonne foi, comme nous aimons à le croire, pourra trouver des satisfactions sérieuses, sans qu’elles aient pourtant la forme de concessions qui lui auraient été faites. Enfin, sur un troisième point, le ministère libéral aborde avec franchise et courage la question qui est au fond même de toute cette controverse. Il n’hésite pas à dire que, si l’insurrection cubaine a duré aussi longtemps, c’est parce qu’elle a trouvé encouragement et concours de la part des flibustiers américains. Cessante causa, cessat effectus : le jour où des actes aussi contraires au droit des gens prendront fin, et cela arrivera lorsque le gouvernement des États-Unis le voudra avec quelque fermeté, l’insurrection sera, elle aussi, bien près de son terme.

Si la réponse du gouvernement espagnol a été vraiment conforme à ce que disent les résumés télégraphiques, elle lui fait honneur, car elle est à la fois ferme et digne, et elle obtiendra l’assentiment de l’opinion européenne. L’Espagne devait marquer tout de suite ce qu’elle pouvait faire, ce qu’elle avait pris d’elle-même la résolution de faire, et indiquer en même temps ce qu’elle ne pouvait pas accepter. Elle devait établir le partage des responsabilités ; et sans doute elle en a encouru, mais elle n’est pas la seule qui soit dans ce cas ; les États-Unis en ont leur part. Elle devait enfin revendiquer pour elle seule les droits que lui donne sa souveraineté sur Cuba. L’Espagne ne pouvait pas agir ici comme l’a fait l’Angleterre au Venezuela. L’Angleterre, on s’en souvient, a paru admettre le droit d’ingérence des États-Unis dans toutes les affaires américaines. Cette extrême condescendance a causé d’abord quelque surprise ; puis on s’est rendu compte que l’Angleterre, nation sensée, volontiers réaliste, assez indifférente aux théories et aux doctrines, fût-ce même à celles de Monroe, conformait exactement son attitude et la mesurait à l’importance que pouvait avoir pour elle le conflit qui s’était élevé sur les bords de l’Orénoque. Les intérêts de sa politique générale lui ont paru très supérieurs à cet intérêt particulier. Elle pouvait facilement renoncer à un rêve d’empire à peine ébauché. Une fois la question d’arbitrage réglée, et les limites contestées définitivement établies, elle était sûre de se retrouver chez elle, dans son domaine un peu amoindri peut-être, mais qu’importe ? Elle y restait maîtresse et souveraine, dégagée pour l’avenir de toute intervention américaine. Il n’en serait pas de même pour l’Espagne à Cuba. L’ingérence des États-Unis, si elle venait à s’introduire dans l’administration intérieure de l’île, serait de toutes les heures. Elle y prendrait un caractère permanent, et constituerait bientôt pour le patriotisme espagnol une gêne insupportable. M. Sagasta l’a senti tout aussi bien que M. Canovas, et nous ne disons pas qu’il y ait eu plus de mérite : tous les Espagnols, à ce sujet, sentent et pensent de même. Seulement la situation des libéraux était peut-être plus difficile que celle des conservateurs, parce que le gouvernement des États-Unis n’attendait rien de ces derniers, et qu’il s’était accoutumé à croire qu’il pouvait attendre beaucoup des autres. La vérité est que les libéraux exécutent leur programme, tel qu’ils l’avaient conçu et défini pendant qu’ils étaient dans l’opposition, mais qu’ils n’en sortent pas. Réussiront-ils ? Les insurgés cubains se contenteront-ils de l’autonomie qu’on leur donne ? N’essaieront-ils pas d’obtenir, ou d’arracher davantage ? Comme récompense de l’immense effort qu’ils ont fait, accepteront-ils de se reposer quelque temps à l’étape qu’ils ont atteinte ? Ne tenteront-ils pas d’aller plus loin encore ? Le parti qui, en Amérique, les a jusqu’à ce jour encouragés et soutenus se tiendra-t-il pour satisfait des résultats acquis ? Nous n’en savons rien. On commence à voir se dessiner l’attitude du gouvernement espagnol ; celle du gouvernement des États-Unis reste encore confuse, et même un peu équivoque. Aussi tout danger ne nous paraît-il pas encore écarté. Il le serait sans doute si les deux gouvernemens restaient en tête à tête, et pouvaient causer amicalement de leurs intérêts qui ne sont pas inconciliables ; mais il faut toujours compter, d’un côté comme de l’autre, avec les passions de partis, avec les intrigues de coteries, et malheureusement tous les nuages que ces passions et ces intrigues avaient accumulés ne sont pas encore complètement évanouis.

Il y a un autre danger, moins grand, mais sur lequel nous n’hésitons pas à nous expliquer en toute franchise. Au surplus, nous avons déjà fait allusion à la manière dont M. Moret, le ministre le plus important du cabinet actuel à côté de M. Sagasta, comprend les rapports que doit avoir l’Espagne, non seulement avec le nouveau, mais avec l’ancien monde. On est peut-être surpris, au premier abord, que les partis espagnols, qu’ils s’appellent conservateur ou libéral, puissent avoir des idées différentes sur l’attitude que doit observer leur pays à l’égard de l’Europe. M. Canovas avait à cet égard une opinion très simple, simple comme le bon sens, simple comme le véritable esprit politique. Il estimait que l’Espagne devait conserver une attitude de réserve à l’égard de toutes les puissances, persuadé qu’elle trouverait partout des sympathies très sincères, mais nulle part un appui effectif. M. Moret, dans ses discours d’opposition, a paru croire le contraire. Très préoccupé de la politique générale de l’Europe, où il a essayé quelquefois de jouer un rôle, il a dit très haut que l’Espagne devait profiter des circonstances actuelles pour se rapprocher de telles ou telles puissances, ou de tel groupe d’entre elles. C’est une tendance fâcheuse chez quelques hommes d’État espagnols de croire que leur pays peut avoir avantage à exploiter les rivalités continentales, et à user de coquetterie avec les groupemens opposés. D’autres en Europe ont essayé de le faire, et ne s’en sont pas toujours très bien trouvés : peut-être en est-il qui regrettent aujourd’hui l’imprudence avec laquelle ils ont pris certains engagemens. Il en est aussi qui ont cru rencontrer des encouragemens formels là où il n’y avait que des marques de bienveillance, quelquefois, il est vrai, assez mal mesurées, et qui, après s’être lancés dans des aventures, s’y sont trouvés cruellement isolés. Ce sont là des exemples sur lesquels nous ne voulons pas insister. Dans le jugement à porter sur les rapports qu’il convient à l’Espagne de conserver avec l’Europe, M. Canovas avait raison : il a pu se tromper sur d’autres points, non pas sur celui-là. Peut-être le langage que toutes les puissances tiennent à l’Espagne n’est-il pas absolument le même, mais leur sentiment à son égard est identique. Elles ont toutes un intérêt, sinon égal, au moins semblable, à la stabilité, à la prospérité, à la tranquillité que lui garantissent ses institutions présentes. Les souhaits qu’elles forment à son sujet ne sauraient varier de l’une à l’autre, car pourquoi varieraient-ils ? Tout le monde veut du bien à l’Espagne, et si elle a elle-même un intérêt incontestable, c’est d’être également bien avec tout le monde. Ayant l’heureuse fortune de pouvoir se tenir à part de tous les conflits continentaux, elle aurait tort de ne pas en profiter, aujourd’hui surtout où les divergences de vue entre les groupemens européens sont aussi réduites que possible, et où la seule vue commune aux uns et aux autres est d’écarter résolument ce qui pourrait compromettre la sécurité générale. Mais c’est peut-être trop insister sur des discours que M. Moret a prononcés dans l’opposition : il est au pouvoir aujourd’hui, et le pouvoir assagit. Les circonstances que traverse l’Espagne sont graves et délicates. Parmi toutes les puissances, aucune à coup sur n’en suit les phases successives avec plus de sympathie que nous. Ce n’est pas sans anxiété qu’on voit un pays, qui a été si grand dans le monde, menacé de perdre les derniers et les plus glorieux débris de son vieil et glorieux empire colonial, et ce n’est pas non plus sans admiration qu’on assiste au prodigieux et héroïque effort qu’il continue de faire pour les conserver. M. Canovas a compris son œuvre d’une manière, M. Sagasta comprend la sienne autrement : l’un et l’autre ont mérité de réussir. Quoi qu’il arrive, l’histoire est toujours bienveillante pour ceux qui, n’ayant pas commis les fautes, se sacrifient pour les réparer.

Francis Charmes.
Le Directeur-gérant,
F. Brunetière.

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